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01/02/2022

EVA MENASSE
La querelle d’Allemands sur « l‘antisémitisme » : un bataclan hystérique sans rime ni raison

Pourquoi il faut enfin mettre un terme à une politique symbolique qui détourne l'attention de la lutte contre la haine et les crimes réels

Une tribune d’ Eva Menasse, Die Zeit Nr. 5/2022, 27/1/2022 

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L'écrivaine Eva Menasse. Photo Andreas Arnold/dpa

Eva Menasse, née en 1970 à Vienne, est l'une des plus grandes écrivaines de langue allemande. Elle a reçu le prix Bruno Kreisky en 2021 pour son dernier roman "Dunkelblum". Elle vit à Berlin. Son seul livre en français, « Vienna », est paru en 2008 aux éditions Folies d’Encres, étrangement rangé dans la catégorie « Fictions -Allemagne-Domaine juif », dans une traduction d’Éva Perrot.

Le débat allemand sur l'antisémitisme est plein d'excités qui se livrent à une surenchère de politique symbolique. Tous les autres - l'opinion publique tout à fait sensibilisée à la question ainsi que les juifs lambda qui ne sont pas des fonctionnaires ou des leaders d'opinion – lui ont depuis belle lurette tourné le dos, frustrés. Peut-être que l'un ou l'autre a déjà été touché par l'antisémitisme, cela peut aussi arriver aux Juifs. Les politiciens symboliques, quand ils passent l'arène au kärcher, ne sont pas très précautionneux.

L'antisémitisme (cru, brutal, dangereux pour la vie) existe-t-il ? Oui, et pas qu’un peu. Comme toute haine, il s'est développé de manière exponentielle grâce aux médias asociaux. Si nous n'étions pas si accro aux applications gratuites qui volent des données, nous devrions nous demander pourquoi nous acceptons une flambée de violence physique et psychique comme aucune invention n'en a provoqué à elle seule depuis la poudre noire. Outre les cartels numériques, ce sont surtout les gardes du corps qui en profitent : des politiciens locaux aux professeurs d'université en passant par les cabarettistes et les virologues, le groupe de personnes qui se font accompagner par des tontons flingueurs et qui doivent garder leur adresse secrète croît rapidement.

Mais ce n'est pas seulement la haine démultipliée (qui mène directement à des crimes comme ceux de Kassel, Hanau, Halle) qui nous explose à la figure, c'est aussi un moralisme complètement déréglé provenant de sources numériques tout aussi troubles. De petits groupes d’agitpropistes intransigeants ont pris le contrôle d'une grande partie du discours et infecté leur public, qui adopte désormais un comportement excessif, irréconciliable et menaçant, y compris au nom de nobles concepts tels que « l'égalité », « la diversité » ou justement « la lutte contre l'antisémitisme ».

Le groupuscule (6 personnes) pompeusement nommé Alliance contre l’antisémitisme (Bündnis gegen Antisemitismus) met l’image suivante en tête de console de son blog, surmontée par ce texte :
« -Dis donc, j’ai écrit récemment un essai contre le Hamas
-Super ! Mais nous, on préfère l’Air Force ». No comment [NdT]

L'« Alliance de Kassel contre l'antisémitisme », qui a déclenché le scandale bidon  de la Documenta concernant des attitudes prétendument antisémites parmi les artistes invités à la 15ème Documenta, en fait partie. Ses « recherches » ont été reprises par des médias de qualité comme la ZEIT et largement discutées (ZEIT n° 3/22). Comme ça vise des antisémites, ça doit être plus ou moins vrai, non ?

Partout, y compris chez MeToo et Black Lives Matter, les débats ont entre-temps complètement dérapé. De nombreux participants sont passés d'une approche pragmatique (« où est le problème, et comment le résoudre ? ») à un délire religieux. C'est la thèse convaincante du linguiste usaméricain John McWhorter, qui a écrit le livre de l'heure, Die Erwählten - Wie der neue Antirassismus die Gesellschaft spaltet [Les élus : comment le nouvel antiracisme divise la société] (Hoffmann und Campe, 23€) [original : Woke Racism: How a New Religion Has Betrayed Black America].

Ses analyses peuvent être transposées telles quelles à l'Allemagne : il décrit les croyants et les hérétiques, les professions de foi, les inquisiteurs et les bûchers de sorcières. Selon McWhorter, rien de tout cela ne contribue à améliorer la vie des Noirs usaméricains (voir également l'interview avec lui dans la ZEIT de ce numéro). Il en va de même pour les juifs en Allemagne.

Regardons l'équipe de nos officiants de messes contre l'antisémitisme. Ces dernières années, elle s'est agrandie comme les chandeliers de Hanoukka dans l'espace public, et elle est pour le moins d'une diversité politique exemplaire. Les joueurs vont de l'extrême droite, de la presse islamophobe de Springer avec son préambule rédactionnel qui mélange si mal Israël et « les Juifs », en passant par la section Culture de la Frankfurter Allgemeine Zeitung qui, sur un ton inquisiteur, tente apparemment encore de se laver de la querelle des historiens des années quatre-vingt, en passant par les gauchistes et ex-gauchistes furieux de la ZEIT, de la taz (die Tageszeitung), du Spiegel (qui veulent tous s'acquitter de la dette allemande) jusqu'aux soi-disant Anti-allemands répartis dans de nombreuses rédactions en ligne (comme « Perlentaucher » et les « Ruhrbarone » [les barons de la Ruhr] - ces derniers font des blagues sur l'anéantissement de Gaza). Ce sont d'anciens gauchistes radicaux qui, partant d’un désaccord honorable avec l'antisémitisme/antiimpérialisme de gauche, rejettent depuis la réunification le « nationalisme allemand » - au profit d'une vénération aveugle du nationalisme israélien. Ils fustigent tous l'antisémitisme en termes très vifs là où ils le découvrent, c'est-à-dire presque partout.

En raison de son histoire, l'Allemagne a sans aucun doute une obligation particulière. Mais celle-ci exige sans doute aussi de faire preuve de bon sens et d'entendre toutes les parties. Ce n'est pas le cas. Cela ressemble à une blague, mais c'est vrai : la presse israélienne est plus diversifiée, la presse usaméricaine de toute façon. Les voix juives qui critiquent la politique israélienne de colonisation ou d'occupation sont immédiatement diffamées en Allemagne (« haine de soi juive », « antisioniste connu », « pas assez juif »). De même, à part dans certaines pages de politique étrangère factuelles, la souffrance pathétique des Palestiniens n'est pas abordée. Lorsque des écrivains juifs et israéliens ont présenté à Cologne une anthologie (avec entre autres des textes de Michael Chabon, Assaf Gavron, Arnon Grünberg) sur la vie sous l'occupation israélienne, des militants allemands indignés ont distribué des tracts contre cette « manifestation antisémite et antisioniste ». Il y a là quelque chose qui ne tourne pas rond.

En revanche, dans la lutte contre l'antisémitisme pénalement répréhensible, l'Allemagne ne fait guère preuve jusqu'à présent de la volonté politique dont Herbert Reul, ministre de l'Intérieur de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, a fait preuve de manière si impressionnante contre la pornographie enfantine : un travail policier en bonne et due forme, des poursuites pénales déterminées, des procès rapides. Aucun blogueur antisémite, aucun groupe anti-juif sur Telegram ne devrait se sentir en sécurité. Et un parquet comme celui de Cottbus, qui ne fait rien depuis des mois contre un agitateur comme Attila Hildmann malgré les plaintes, devrait être remplacé.

Le mouvement BDS n'est pas pertinent pour le débat allemand

On préfère garder cette énergie pour un Kulturkampf [« combat civilisationel », NdT] plein de passion et de provincialisme. Lorsqu'en mars 2021, la « Déclaration de Jérusalem », élaborée par des érudits de différents pays a été présentée avec sa nouvelle définition de l'antisémitisme (elle veut le distinguer plus précisément de la critique politique légitime), un chef de service Culture allemand a raillé les trois signataires locaux [allemands] et demi - il ne semblait même pas connaître l'illustre équipe de rédacteurs de renommée internationale. Il y a ici des commentateurs qui hurlent, qui ne sont jamais allés dans les territoires occupés et qui ne veulent pas y aller (il y a des années, la militante allemande juive des droits humains Nirit Sommerfeld et moi-même avons tenté en vain d'organiser une sorte de voyage éducatif pour les principaux services Culture de journaux allemands) et qui n'ont aucune idée de l'étendue du débat international. Ils passeraient sans doute des nuits blanches s'ils apprenaient que Trump et ses chrétiens évangéliques sont des financiers du mouvement radical des colons ou que 25 pour cent des Juifs usaméricains considèrent Israël comme un « État d'apartheid » - les Juifs usaméricains n'ont pas forcément raison, mais cela mettrait un peu de piment dans l'hystérie allemande autour du terme « apartheid », n'est-ce pas ? Ou s'ils savaient que la plupart des Palestiniens modérés sympathisent avec le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), quand les moins modérés sont pour le Hamas.

Enfin, il y a les responsables de l'antisémitisme, des politiciens symboliques par excellence. L'un d'entre eux demande que le yiddish soit reconnu comme langue minoritaire (le nombre de locuteurs tend vers zéro) et insulte ses adversaires juifs sur Twitter (s'il le faisait au moins en yiddish !), un deuxième poste des photos de lui en uniforme de police israélien, un troisième dresse de longues listes de noms de rues de Berlin prétendument contaminés par l'antisémitisme, ce qui lui a valu les moqueries méritées du directeur de l'Opéra comique, Barrie Kosky. Mais cela l'empêchera-t-il de renommer l'Olof-Palme-Platz et la Fontanestraße ? Enfin, un quatrième, commissaire fédéral du dernier gouvernement, s'est immortalisé avec une phrase spasmodique typiquement allemande : « Que les Israéliens politiquement plutôt à gauche » aient, s'il vous plaît, « une certaine sensibilité pour la responsabilité historique allemande ».

Dans les bons moments, je peux presque trouver cela drôle, surtout le lascar en uniforme israélien. Même que c'est l'AfD qui a déposé une première proposition anti-BDS au Bundestag en 2019. Quelle a dû être la frayeur des autres lorsqu'ils ont appris cette mise en danger massive de la morale allemande, précisément par Beatrix von Storch ! C'est malheureusement à partir de là que l'histoire devient amère. La majorité de la CDU/CSU, du SPD, du FDP et des Verts n'a pas pensé à ce qu'elle a ensuite provoqué avec sa résolution anti-BDS. Au contraire, les députés se sont pris pour des héros.

Cette croque-mitainnade de résolution a détruit les derniers vestiges de la raison ; si j’étais membre de l'AfD, je serais satisfaite du résultat. Bien qu'elle ne soit pas juridiquement contraignante, elle a provoqué la peur et l'effroi chez les organisateurs culturels, comme prévu. Être traité publiquement d'antisémite parce qu'un artiste invité a été autrefois favorable à BDS ou veut en discuter équivaut en Allemagne à être accusé de violer des enfants. Non, je n'exagère pas. L'un crie BDS et tous les autres hurlent, comme cela vient d'être le cas pour la Documenta. Il est vrai qu'à l'époque, les plus grandes et les plus importantes institutions culturelles et scientifiques (Goethe-Institut, Haus der Kulturen der Welt, Moses-Mendelssohn-Zentrum, Wissenschaftskolleg, Zentrum für Antisemitismusforschung, Bundeskulturstiftung et bien d'autres) se sont réunies pour former une « Initiative Weltoffenheit » [« ouverture au monde »]. Elles voulaient ainsi mettre en garde contre les conséquences de cette résolution pernicieuse, fouineuse à la McCarthy, qui complique énormément leur travail culturel mais n'empêche pas un seul délit antisémite. Ce qu’elles ont récolté : l’accusation de faute par amalgame.

Car la Culture est tombée presque unanimement à bras raccourcis sur « l'ouverture au monde » et - c'est la conséquence la plus catastrophique - a ainsi mis hors jeu d'un seul coup tous les experts sérieux que l'Allemagne possède et dont elle aurait justement tant besoin (des médiateurs culturels expérimentés connaissant le Proche-Orient, des chercheurs renommés en matière d'antisémitisme et de racisme). Qui a participé à « Weltoffenheit » est depuis lors considéré·e comme un·e partisan·e convaincu·e du BDS, il suffit de consulter le site du « Kasseler Bündnis » [« l’Alliance de Kassel »]. C'est aussi pour cette raison que des historiens de l'art spécialisés dans la sculpture médiévale peuvent désormais écrire sur des sujets qu'ils ne connaissent pas. La prochaine étape consistera à fouiller dans les archives. Je donne volontiers ce tuyau sardonique : on y trouvera certainement des artistes célèbres ayant des sympathies pour le BDS et qui ont déjà exposé à la Documenta. Qui cela aidera-t-il ?

Le mouvement BDS, certes en partie antisémite (citation d'Eva Illouz : « Le parti travailliste britannique l'est aussi »), n'est absolument pas pertinent pour le débat allemand. Il fonctionne comme un épouvantail auquel il faut renoncer publiquement, ce qui permet d'oublier béatement que, selon toutes les statistiques criminelles, au moins 90 pour cent de tous les crimes antisémites sont commis par des (néo)nazis allemands. Des délits, folks, des agressions et des blessures corporelles, pas des bavardages de maison littéraire ou de vernissage ! Mais comme les poursuivre est tellement plus sale et compliqué, on en reste à des borborygmes vertueux. De nouvelles affiches viennent d'être présentées à Berlin, on y voit un amphithéâtre, le texte dit : « C'est de l'antisémitisme - et pas une thèse ! » Oui, nous avons certainement encore trop peu de dénonciations et de divisions dans les universités secouées par la politique identitaire, merci beaucoup. 

Dans le monde à peu près normal dont je rêve encore parfois, des scientifiques et des artistes discutent comme autrefois, dans des espaces protégés, d'art et de politique, voire de BDS si ça leur chante, mais alors automatiquement aussi de la population civile palestinienne, terrorisée quotidiennement par des colons violents avec lesquels même des anti-allemands ne fraterniseraient pas. Les journalistes enquêtent et pèsent le pour et le contre, sans être bousculés par Internet. Tout l'argent des délégués à l'antisémitisme sera versé à Herbert Reul en tant que nouveau délégué fédéral aux crimes de haine numériques et analogiques. Ainsi, l'important serait enfin séparé de l'insignifiant, le terme « antisémitisme » pourrait à nouveau être rendu plus petit et plus précis, celui de judaïsme plus grand et plus culturel. On peut toujours rêver, bien sûr. Mais au lieu de ça, on a droit à l’acte magique du « haro sur le BDS ».

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