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26/11/2022

JORGE MAJFUD
Onze problèmes de notre temps

Jorge Majfud, Escritos Críticos, 22/11/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Intervention au VIIe Congrès Interocéanique d'Études Latinoaméricaines. Faculté de philosophie et de littérature. Université nationale de Cuyo, Argentine, 17 novembre 2022

Le besoin réel d'une pensée latino-américaine propre continue d'être une vieille utopie, non pas parce qu'il n'y a pas matière à penser dans notre continent, mais parce que toutes les formes propres ont été réprimées et diabolisées depuis 1492. Depuis lors, le continent est passé de main en main jusqu'à aujourd'hui, où l'idéologie dominante et néocoloniale du marché étouffe toute alternative, sous l'antique et efficace ressource de la diabolisation, payée par les sociétés financières et propagée par les médias qui la servent et par les fanatiques qui la subissent.

Même si cela l’a été dans des proportions variables, le pouvoir a toujours été entre les mains d'une minorité. Si nous considérons comme un progrès social la répartition égale du pouvoir dans une société, nous pouvons constater que, au moins au cours des cinq cents dernières années en Occident, tous les progrès politiques, sociaux et économiques ont été la conséquence du maintien des autres minorités à l'écart du pouvoir. Ces minorités ont été criminalisées, diabolisées, discréditées et ont subi des menaces, des exécutions, des massacres ou simplement le silence des majorités complices du pouvoir. Ainsi, alors que ces minorités critiquaient et résistaient à la brutalité du système esclavagiste, pas mal de Noirs, d'Indiens, de femmes et de pauvres ont appris à d'autres Noirs, Indiens, femmes et pauvres à être de bons Noirs, Indiens, femmes et pauvres.


"Des fois le diable apparaît sur mon écran et je ne sais pas si je dois appeler un technicien ou un exorciste". El Roto, España

Aujourd'hui, non sans paradoxe, les islamophobes entraînent l'Occident dans le même processus que celui produit par les puissances occidentales dans le monde arabo-persan, transformant des pays laïques et socialistes en paradigmes du fanatisme religieux ("El lento suicidio de Occidente", 2002). La théocratisation de la politique aujourd'hui ne se réduit pas à se vanter que Dieu vote pour notre parti politique et nous aide à gagner des championnats de football, mais à une formation culturelle (le produit d'un endoctrinement qui commence dès l'enfance) selon laquelle le plus grand mérite intellectuel est d'avoir la foi à tout prix. Si cela est indiscutable au sein de toute religion, cela perd tout son sens lorsque ces mêmes individus sortent de leurs gonds et confondent leur religion avec leur idéologie et leur église avec leur pays.

Pour toute science, même un élément de preuve est conditionné par de nouvelles données issues de la réalité qui le corrigent. Dans une religion, c'est le contraire qui est vrai : si la réalité contredit nos souhaits, tant pis pour la réalité. Il n'y a pas d'institution ou de philosophie plus radicalement négationniste qu'une religion. Je dis cela d'un point de vue technique du mot, en principe sans jugement d'appréciation. Si ce négationnisme est acceptable dans le cadre d'un dogme ou d'un credo religieux, il n'en va pas de même dans le monde factuel.

D'où, par exemple, la nouvelle mode consistant à nier les élections sans preuve à l'appui et uniquement lorsque les fanatiques les perdent. Cela se passe partout dans le monde où cette culture religieuse mûrie dans le sud esclavagiste des USA s'est répandue, prouvant une fois de plus la nature néocoloniale d'un centre hégémonique, décadent mais toujours avec des dents.

11 exigences à prendre en compte :

1. Un nouveau paradigme démocratique et écologiste, dépassant le consumérisme et le dogme du marché. À cette fin, il est urgent de limiter les dons des entreprises aux politiciens.

2.     Un droit universel à la vérité et à la transparence. Les entreprises qui dépassent une limite disproportionnée de pouvoir politique et social devraient être limitées de différentes manières, comme l'inclusion de représentants du peuple ayant une expertise dans le domaine pour surveiller les actions de l'entreprise. Ces comités devraient être de nature internationale.

-Je dois tout au peuple !
-Alors, restitue-le !

3.      Réduction radicale de la concentration du pouvoir accumulé par les entreprises  privées et transnationales. Il n'y a aucune démocratie et aucune transparence dans leurs actions face à un pouvoir débordé.

4.      Démarchandisation de l'information. Presque toutes les grandes inventions technologiques, comme les découvertes scientifiques et les progrès sociaux, ont été réalisées par des personnes qui ne pensaient pas aux gains économiques de leurs efforts. Quand elles n'étaient pas développées par des États. La radio et l'internet n'ont pas été développés par l'investissement d'une entreprise privée. Tous deux ont été détournés (privatisés) à leur pleine maturité : la radio dans les années 1930 et l'internet dans les années 1990. L'information se corrompt lorsqu'elle devient un produit, surtout un produit au service du pouvoir en place sous couvert de liberté et de pragmatisme. Comme au temps de l'esclavage, la liberté du propriétaire de l'argent et du fouet. Sans tomber dans la tentation de la censure d'État (c'est à cela que servent les commissions de contrôle mentionnées plus haut), les gouvernements du monde peuvent faire beaucoup s'ils décident de réguler (c'est-à-dire d'inverser) le puissant marché de l'opinion publique. Beaucoup plus s'ils coordonnent leurs efforts et parviennent, par exemple, à une union des nations d'Amérique latine.

5.      Décentralisation du pouvoir, tant des entreprises que des pays qui les protègent avec leur gigantesque puissance militaire.

6.      Élimination des agences secrètes en tant qu'organes exécutifs de gouvernements parallèles.

7.      Récupération de néo-Lumières, où le paradigme de l'individu éduqué, de la lutte pour une liberté égale, est à nouveau pris en compte comme un élément fondamental dans la lutte pour la vérité et contre le fanatisme néo-médiéval actuel.

8.      La nécessité d'une démocratisation effective. Au début de la Renaissance européenne, le capitalisme a représenté une forme de démocratisation, remplaçant dans une certaine mesure les privilèges héréditaires de la noblesse par la valeur plus impersonnelle de l'argent. Mais le capitalisme n'a pas inventé la démocratie, ni même la démocratie moderne. Au contraire, il l'a utilisée quand elle ne pouvait pas la détruire. Le processus de démocratisation en Europe a commencé avec les humanistes au milieu du XVe siècle, et il y a très probablement eu une forme de proto-démocratie au cours des trois premiers siècles du christianisme, lorsque ses membres étaient des immigrants persécutés et que leur forme de subsistance communautaire avait stimulé pour la première fois l'idée d'égalité. Les Amérindiens, quant à eux, étaient non seulement moins sexistes que les Européens, mais pratiquaient différentes formes de démocratie, de tolérance et de diversité, comme les Iroquois en Amérique du Nord, avant même l'arrivée des conquistadors qui les ont massacrés et corrompus avec une arrogance raciste démesurée qui perdure encore aujourd'hui. Le capitalisme d'entreprise des derniers siècles est une reproduction du système esclavagiste américain et du féodalisme européen auquel il s'est opposé à ses débuts.

9.      L'internationalisation des droits fondamentaux, non seulement dans leurs déclarations mais aussi dans leur exécution. L'ONU est un chien sans dents, avec l'absurdité que, par exemple, pendant des décennies, presque toutes les nations du monde ont voté contre le blocus de Cuba, et le blocus est maintenu par le vote de deux pays. C'est un organe nécessaire, mais anachronique dans son architecture, qui devrait être restructuré, par exemple en augmentant le nombre de pays disposant du droit de veto au Conseil de sécurité. Ou en éliminant complètement le droit de veto discriminatoire.

-J'ai faim
-Faites-moi le plaisir de ne pas politiser ma digestion
Hermano Lobo, Espagne, 1975

10.  Salaire universel. La critique de cette proposition arguant qu’elle ferait la promotion de la paresse est arbitraire. Les fainéants ont toujours existé dans toutes les classes sociales. Bien que l'on répète que les pauvres sont pauvres parce qu'ils ne font pas assez d'efforts, nous pouvons comprendre que les riches ne sont pas riches parce qu'ils font plus d'efforts que les autres. Au-delà des mérites, qui existent dans des cas exemplaires et exceptionnels, ils n'expliquent pas la réalité : le système capitaliste accumule les profits de manière pathologique, et une fois que ce processus s'enclenche de manière quasi aléatoire, il n'y a plus de place pour une quelconque concurrence. Un milliardaire et ancien président comme Trump a lancé son propre réseau social pour concurrencer Twitter et a échoué. Les super entreprises grandissent et monopolisent un marché jusqu'à ce qu'elles soient tuées par de nouvelles inventions, dont aucune n'est le produit de leurs propriétaires, applaudis comme des génies par les masses obéissantes. Le salaire universel n'éliminera pas le salaire traditionnel ou les nouvelles entreprises ; au contraire, il les renforcera. La plupart des activités créatives ont toujours été réalisées gratuitement ou sans penser directement au profit. Non seulement le salaire universel renforcera les forces créatives des individus mais, en ne faisant pas dépendre leur existence d'un salaire conditionné à leur obéissance, il les libérera également de leur peur d'exiger la vérité, la justice et plus de démocratie, ce que la minorité au pouvoir craint comme la mort.

11.  Investissement dans l'enseignement public et démarchandisation de l'enseignement. Rétablir un équilibre entre les sciences humaines et les matières techniques. Considérer l'étudiant comme un apprenant et non comme un client. La (1) marchandisation de l'éducation, comme celle de (2) la santé et (3) des médias, a produit une marchandisation de la vie. C'est-à-dire une nouvelle forme d'esclavage volontaire, ce que l'on appelait jusqu'au XIXe siècle l'indenture et la servitude.

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