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06/08/2022

ANSHEL PFEFFER
De quoi ça a l’air, un·e Juif·ve ? Les Britanniques ne semblent pas le savoir
Note de lecture

Anshel Pfeffer, Haaretz, 5/8/2022. Photos de Robert Stothard
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Le nouveau livre du sociologue Keith Kahn-Harris prend à partie les médias britanniques pour l’image qu’ils donnent des Juifs. Mais les Juifs qui n’ont pas l’air de Juifs auront-ils une place dans une future Grande-Bretagne et ailleurs ?

Nous quittions une charmante petite osteria sur la côte italienne de la Ligurie lorsque mon fils de 16 ans m'a demandé : « Aba, pourquoi ils ont une photo de l'Holocauste ? » Je me suis précipité à l'intérieur. Je n'avais pas entendu dire qu'il y eût jamais eu une communauté juive dans la petite ville que nous visitions, mais je suis toujours à l'affût. La photo à laquelle il faisait référence était bien accrochée au mur. Il s'agissait d'un portrait de groupe en noir et blanc d'hommes italiens vêtus de leurs plus beaux habits du dimanche, fixant gravement le photographe il y a une centaine d'années. Mon fils de 16 ans est mieux éduqué sur l'histoire et le judaïsme que la plupart de ses pairs israéliens, du moins c'est ce que j'aimerais penser. Et pourtant, il a automatiquement pris un groupe de messieurs italiens pour juifs dans l'Holocauste simplement à cause de l'air sévère sur leurs visages et des longs costumes noirs et des chapeaux qu'ils portaient. Parce que c'est à ça que ressemblent les Juifs - et pas seulement dans son esprit. 

Keith Kahn-Harris : on comprend son look quand on sait qu'il a écrit sa thèse de doctorat en sociologie sur la musique "Metal extrême" au Royaume-Uni, aux USA, en Suède et en Israël, parue en 2006 sous le titre Extreme Metal: Music and Culture on the Edge

Keith Kahn-Harris est un homme aux multiples intérêts. Il semble presque injuste de l'appeler un sociologue juif, car il est tellement plus que cela. Il porte une large barbe luxuriante, mais si vous le voyiez à Londres, vous ne penseriez pas automatiquement qu'il est juif. Ce n'est pas ce genre de barbe et elle ne vient pas avec les autres accessoires. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un excellent sociologue qui possède certaines des idées les plus novatrices sur la société juive moderne, en particulier sur les Juifs de Grande-Bretagne.

Le dernier livre de Kahn-Harris, What Does a Jew Look Like ? [De quoi ça a l’air, un Juif ?], est l'exemple rare d'un livre né d'une frustration à l'égard des médias et qui en vaut la peine.

Cette photo d'hommes juifs marchant à Londres, le 17 janvier 2015, est ce que Keith Kahn-Harris a commencé à voir dans plusieurs articles sur les Juifs britanniques.

La frustration de Kahn-Harris vient des médias britanniques qui utilisent, dans chaque reportage sur les Juifs, quelle que soit leur appartenance ou leur conviction, les mêmes photos standard d'agence représentant des Juifs ultra-orthodoxes avec leurs longs manteaux et leurs chapeaux. C'est une frustration que beaucoup d'entre nous partagent en insistant sur le fait que la plupart d'entre nous ne sommes pas des Haredim et qu'en fait la plupart des Juifs ne ressemblent pas à cela. 

Rio, de Leeds

Non pas qu'il y ait quelque chose de mal à s'habiller comme un gentleman européen du 19ème siècle, mais il y a une raison pour laquelle seule une minorité de juifs a adopté ce look et s'y est tenue laborieusement jusqu'à ce jour.

Pour De quoi ça a l’air, un Juif ?, Kahn-Harris a fait équipe avec Robert Stothard, un photographe professionnel qui a pris l'une de ces photos d'archives d'hommes haredi qui ont été si souvent utilisées pour représenter les Juifs en général. Tous deux ont parcouru les îles britanniques, littéralement, pour photographier des Juifs de tous types et de toutes couleurs dans leur habitat naturel.

 
Tilla, d'East London

Il ne s'agit pas d'un livre typique sur les Juifs britanniques. Il ne célèbre pas le succès incontestable d'une communauté qui est représentée si fièrement dans tous les domaines de la vie publique britannique. Ce n'est même pas le portrait d'une communauté au sens propre. Certains des 29 Juifs photographiés dans le livre ne sont membres d'aucun segment de la communauté juive ; certains ne seraient même pas considérés comme de "vrais" Juifs par certaines de ces sections, en particulier celle si souvent utilisée dans ces photographies médiatiques comme représentative de tous les Juifs britanniques. 

Kenneth, de Sheffield

D'une certaine manière, Kahn-Harris, qui a écrit de manière incisive sur des questions controversées telles que l'antisémitisme et les mariages mixtes, a produit avec Stothard son livre le plus subversif à ce jour. Il ratisse large pour inclure les exclus. Il y a la militante solitaire qui se bat pour sensibiliser à la violence sexuelle, insistant sur le fait qu'elle est toujours membre de la communauté haredi dans laquelle elle est née mais qui la rejette aujourd'hui. Il y a le détenu qui ne se souciait pas particulièrement de sa judéité jusqu'à ce qu'une visite d'un aumônier l'amène à s'intéresser aux racines de son grand-père. 


Charley, une juive religieuse d'un autre genre : rabbin(e) originaire du Hertfordshire
 
Dans une communauté juive si obsédée par sa représentation à travers ses exemples les plus brillants, ces choix sont subversifs, mais Kahn-Harris met le doigt sur un problème plus important que le simple fait d'admettre qu'il existe toutes sortes de Juifs et que tous ne sont pas du genre à être invités à des garden-parties au palais de Buckingham. 

Sanjoy, d'Edgware

 Très peu de Juifs aujourd'hui se souviennent de l'époque où les Juifs ressemblaient à des Juifs parce que le monde extérieur nous a imposé une certaine apparence et nous a forcés à vivre dans des ghettos. Nous vivons dans un monde où même le mot "ghetto" n'est plus utilisé dans son sens premier, la partie d'une ville où les Juifs étaient autorisés à vivre, souvent derrière des murs. Aujourd'hui, il est utilisé pour décrire les quartiers des groupes minoritaires non juifs.

Certains Juifs décident encore de s'habiller de manière distincte, dans le cadre d'un code qui régit leurs croyances et leur vie. Certains juifs choisissent de vivre ensemble dans des quartiers séparés ou même dans leur propre pays. Mais tout cela est fait par choix. 

Adrian

En tant que peuple, nous ne nous sommes pas encore totalement habitués au fait que les ghettos et les mellahs - ou tout autre nom donné aux quartiers juifs en Europe, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient - sont aujourd'hui des attractions touristiques, comme à Casablanca et à Cracovie. À Rome et à Milan, il existe même des restaurants casher appelés Ba'Ghetto - Dans le ghetto. Un concept qui, à l'origine, était destiné à opprimer les Juifs, voire à les concentrer en vue de leur déportation et de leur extermination, est devenu un élément de nostalgie.

Mais au-delà de la nostalgie, de réelles questions se posent sur l'avenir des Juifs. La vie et les communautés juives peuvent-elles se maintenir lorsque les Juifs n'ont plus besoin d’avoir l’air de Juifs ? Les prévisions selon lesquelles les Haredim deviendront la majorité juive dans quelques décennies prouvent-elles que les rabbins avaient raison de défier les Lumières et l'émancipation et d'ordonner à leurs fidèles de s'habiller différemment, même si les goyim ne les y obligeaient plus ?

Kahn-Harris a démontré ce qu'il avait entrepris de prouver, à savoir que de nombreux Juifs ne ressemblent pas à ce que les médias pensent qu'ils sont. Mais les Juifs qui ne ressemblent pas à des Juifs auront-ils leur place dans la Grande-Bretagne de demain et ailleurs dans le monde ? À quoi ressembleront les Juifs dans une prochaine édition de ce livre ?


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