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11/06/2024

De Belgrade à Beersheba : des armes serbes expédiées vers Israël pendant l’assaut sur Gaza
De Srebrenica 1995 à Gaza 2024, une même logique génocidaire

Sasa Dragojlov à Belgrade et Avi Scharf  à Tel Aviv, BIRN, 10 juin 2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une enquête conjointe de BIRN [Balkan Investigative Reporting Network] et Haaretz a identifié six vols militaires israéliens de Belgrade à Beersheba cette année, correspondant à des exportations d’armes serbes vers Israël d’une valeur de 15,7 millions d’euros, armes risquant d’être utilisées en violation du droit humanitaire international à Gaza. Peu après 14 heures le 5 février, un passionné d’aviation filmait depuis un champ à côté de l’aéroport de Belgrade lorsqu’il a repéré ce qu’il a décrit comme un avion "rare" en train d’atterrir.

Illustration : Igor Vujcic

L’enthousiaste de l’aviation a publié la vidéo sur sa chaîne YouTube, identifiant l’avion comme un Boeing 707-300. "J’ai eu le plaisir de filmer ce magnifique oiseau classique aujourd’hui à l’aéroport de Belgrade !" a-t-il écrit en anglais.

Avec le numéro de série 272, l’avion appartient à l’armée israélienne. Après quelques heures de repos, il a décollé à précisément 18h04, dans un ciel d’hiver peint en rose par le coucher du soleil.

Il est peu probable qu’il était vide. Des informations obtenues d’un portail collectant des données commerciales serbes montrent qu’en février, le principal marchand d’armes public serbe, Yugoimport-SDPR, a exporté des armes d’une valeur de 510 000 euros vers Israël.

Alors que l’avion était stationné sur le tarmac de l’aéroport de Belgrade, Philippe Lazzarini, Commissaire général de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, s’est exprimé sur X, anciennement Twitter, pour dire qu’environ 100 000 personnes avaient été tuées, blessées ou portées disparues dans la guerre à Gaza, et que "80 % de la population a été déplacée, la plupart plusieurs fois".

Deux heures après le message de Lazzarini, des sites de suivi des vols en source ouverte montraient le Boeing se dirigeant vers la base aérienne de Nevatim, juste à l’extérieur de la ville de Beersheba, dans le sud-est d’Israël.

Une enquête conjointe de BIRN et Haaretz a révélé que le vol du 5 février était l’un des six vols coïncidant avec des ventes d’armes serbes à Israël depuis octobre 2023, après que le groupe militant Hamas a tué 1 175 personnes, selon des statistiques compilées par Haaretz, et pris 252 otages lors d’une attaque sans précédent contre Israël. Au moins 36 000 Palestiniens ont été tués dans la riposte militaire israélienne à Gaza, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies.

Le Boeing 707-300 israélien, numéro de série 272, a décollé de l’aéroport de Belgrade en direction de la base aérienne de Nevatim en Israël le 5 février 2024, selon ADS-B Exchange


Le Boeing israélien repéré à l’aéroport de Belgrade le même jour. Photo : Bane’s Planes.

Mais si le vol de février a rapporté à la Serbie un demi-million d’euros, deux vols en mars ont correspondu à un contrat d’armement d’une valeur de plus de 14 millions, alors que Belgrade ignorait les appels répétés - y compris celui d’un groupe d’experts de l’ONU le 23 février - demandant aux pays de stopper le flux d’armes vers Israël en raison du risque qu’elles soient utilisées en violation du droit humanitaire international.

Plus récemment, le 26 mai, malgré l’appel du Conseil des droits de l’homme de l’ONU à cesser la vente et le transfert d’armes vers Israël, trois avions militaires israéliens ont atterri à l’aéroport de Belgrade, ont passé plusieurs heures sur le tarmac puis sont repartis vers la base aérienne de Nevatim. Ces vols correspondaient à des exportations d’armes vers Israël en mai d’une valeur de 1,17 million d’euros.

Au total, BIRN et Haaretz ont identifié sept vols militaires israéliens vers la Serbie depuis octobre 2023 et un huitième effectué par un avion privé connu pour transporter divers types de cargaisons, y compris des armes. Six de ces huit vols ont directement coïncidé avec des exportations d’armes.

Mais la Serbie ne le fait pas uniquement pour l’argent, a déclaré le spécialiste de politique étrangère Bosko Jaksic. Le président Aleksandar Vucic utilise les exportations d’armes du pays pour renforcer sa position avec l’Occident, a-t-il déclaré. Mais les expéditions vers Israël risquent de rendre la Serbie "complice du massacre de masse des Palestiniens", a déclaré Jaksic à BIRN et Haaretz.

"Augmenter l’exportation d’armes et de munitions vers Israël en ce moment ne peut pas être une source de fierté," a-t-il ajouté. "Quand Israël est poursuivi pour génocide devant la Cour internationale de justice, être complice des massacres de masse des Palestiniens n’honore personne."



Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou serre la main du président serbe Aleksandar Vucic à Jérusalem, en décembre 2014. Photo : EPA/BAZ RATNER/POOL

 Le soutien de la Serbie à Israël, “en paroles et en actes”

Le 26 février, trois semaines après que le passionné d’aviation a filmé l’arrivée du Boeing 707-300 à Belgrade, Vucic a parlé au téléphone avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou.

Postant ensuite sur Instagram, Vucic a dit qu’ils avaient discuté de "l’avancement des relations bilatérales". Netanyahou semblait plus enthousiaste, décrivant Vucic comme "un véritable ami d’Israël".

"J’ai exprimé ma gratitude pour son soutien indéfectible, tant en paroles qu’en actes," a écrit le dirigeant israélien sur X. C’était le 143ème jour de l’assaut israélien sur Gaza, au cours duquel beaucoup de personnes tuées étaient des femmes et des enfants.

Trois semaines plus tard, le 18 mars, deux avions de l’armée de l’air israélienne ont atterri à l’aéroport de Belgrade en succession rapide. Le premier était le même Boeing que le 5 février. Selon les données des sites de suivi des vols en source ouverte, il a atterri à 16h37 et a décollé à 20h04.

Quarante-deux minutes plus tard, un avion de transport militaire Lockheed C-130 israélien a atterri.

Les deux avions ont ensuite pris la direction de la base aérienne de Nevatim, et les données douanières pour ce mois montrent que Yugoimport-SDPR a exporté des armes d’une valeur d’environ 14 millions d’euros vers Israël, soit les plus grosses livraisons depuis des années.


Données d’ADS-B-Exchange concernant le Lockheed Martin C-1301 israélien le 18 mars 2024.



Boeing 707-300 israélien repéré le 18 mars à l’aéroport de Belgrade. Photo : Viktor Damnjanovic


Données d’ADS-B-Exchange concernant le Boeing 707-300 israélien, numéro de série 272, du 18 mars.

D’autres vols ont suivi. Le 26 mai, trois avions militaires israéliens ont atterri en succession rapide : d’abord, le Boeing 707-300 a atterri peu après 10h20 et est reparti à 14h10 ; ensuite, deux Lockheed C-130 israéliens, dont le même avion qui avait volé vers Belgrade le 18 mars. Ils sont repartis tous les deux dans les heures suivantes.

Les données douanières serbes de mai montrent que ces vols correspondaient à des expéditions d’armes vers Israël d’une valeur de 1,17 million d’euros.

 Trois avions cargo israéliens ont atterri le 26 mai à l’aéroport de Belgrade. D’abord un Boeing 707-300 israélien, numéro de série 272 (à gauche) (photo : Bane’s Planes). Ensuite, les deux autres : un Lockheed Martin C-130J israélien, numéro de série 662 (au centre) et un Lockheed C-130, numéro de série 427 (à droite). Photos : Viktor Damnjanovic.

Depuis le mois de l’attaque du Hamas, la Serbie a exporté des armes vers Israël pour un total de 16,3 millions d’euros. Outre les expéditions de février, mars et mai de cette année, pour un total de 15,7 millions d’euros, la Serbie avait auparavant exporté des armes vers Israël pour une valeur de 540 120 euros en octobre.

Le gouvernement serbe n’a rien dit sur le contenu des expéditions, et le 8 mars, le ministère serbe du Commerce a rejeté une demande d’accès à l’information déposée par BIRN, lui demandant de préciser quand le permis d’exportation a été délivré et quel type d’armes avait été livré, déclarant que l’information était "strictement confidentielle".

Les six vols coïncidant avec les expéditions d’armes ont tous eu lieu après que la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction de l’ONU, a ordonné le 26 janvier à Israël d’empêcher ses forces de commettre ou d’inciter à des actes génocidaires contre les Palestiniens, en réponse à une plainte pour génocide intentée par l’Afrique du Sud contre Israël. Une décision finale sur la question de savoir si Israël a effectivement commis un génocide à Gaza pourrait prendre des années.

Le 5 avril, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a soutenu un appel "à cesser la vente, le transfert et la diversion d’armes, de munitions et d’autres équipements militaires vers Israël... pour prévenir de nouvelles violations du droit humanitaire international et des violations et abus des droits humains".

Et le 20 mai, le procureur en chef de la Cour pénale internationale à La Haye a demandé à la cour de délivrer des mandats d’arrêt contre Netanyahou et le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, ainsi que contre trois dirigeants du Hamas pour crimes d’extermination, de meurtre, de prise d’otages, de viol, d’agression sexuelle et de torture.

Ce que la Serbie a à offrir à Israël

Israël reçoit déjà de nombreuses armes des USA, qui ont effectué un pont aérien d’armes sans précédent vers le pays, impliquant des centaines d’avions cargo militaires et des Boeing 747 affrétés, atterrissant principalement à la base aérienne de Nevatim près de Beersheba. D’autres armes sont arrivées par bateau, dans un contexte de tensions croissantes avec l’Iran et le Hezbollah au Liban.

À un moment donné, avec des stocks s’épuisant, l’armée israélienne a commencé à utiliser des obus d’artillerie marqués "pour l’entraînement uniquement" et des munitions produites en 1953, selon Haaretz. Selon les directives militaires usaméricaines, de tels explosifs ont une durée de vie maximale de 40 ans.

"Les sacs étaient déchirés; ils puaient et se désintégraient lorsque nous les soulevions," a raconté un soldat israélien.

Selon l’expert militaire serbe Vlada Radulovic, Israël a besoin de munitions guidées et non guidées pour avions, en particulier des bombes aériennes pour pénétrer les bunkers et installations souterraines, des roquettes pour les systèmes de défense aérienne, des munitions de calibre moyen, des obus de char et d’artillerie, ainsi que des armes d’infanterie.

"Des quantités supplémentaires de munitions de petit calibre pour armes légères ainsi que des mines de mortier sont également nécessaires," a déclaré Radulovic à BIRN.

Les obus d’artillerie de 155 mm produits par la société d’État Krušik  sont très demandés, a-t-il précisé, et pas seulement au Moyen-Orient.


Extrait du catalogue de
Krušik

"En conséquence, la Serbie est reconnue sur le marché mondial comme un pays qui, entre autres, produit des munitions de haute qualité de petit, moyen et grand calibre, y compris des obus de 155 mm, ainsi que des mines de mortier de différents calibres, ce qui pourrait potentiellement intéresser Israël," a expliqué Radulovic.

Un autre expert en armement, qui a souhaité rester anonyme, a indiqué que la Serbie pourrait également vendre des explosifs à Israël comme composants pour la production domestique.

Les exportations d’armes serbes vers Israël avant octobre 2023 n’étaient pas considérables. Le ministère serbe du Commerce a mentionné Israël pour la dernière fois dans son rapport annuel sur les exportations d’armes en 2020, lorsque la Serbie avait exporté environ 554 000 euros d’armes vers ce pays - "bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs explosifs ; munitions et amorces pour munitions".

Cependant, parmi les utilisateurs finaux, il n’y avait pas seulement Israël, mais aussi le Sénégal et la Slovaquie, d’où les armes étaient réexportées via Israël.

En mars, avril et juin de l’année dernière, l’usine d’État Prvi Partizan à Uzice, dans le sud-ouest de la Serbie, a exporté environ 1,14 million d’euros d’armes vers Israël.

De plus, en mars 2023, un fabricant d’armes serbe à majorité privée, Edepro, a exporté pour environ 285 768 euros vers Israël.

Salon des armes "Partner" à Belgrade, 2023. Photo : Ministère serbe de la Défense

Israël ne vote pas la résolution de l’ONU concernant Srebrenica

Il fut un temps où les armes allaient apparemment dans l’autre sens.

Israël a été à plusieurs reprises lié dans des rapports médiatiques à des livraisons d’armes aux forces serbes de Bosnie pendant la guerre de 1992-95 en Bosnie, en violation de l’embargo sur les armes imposé par l’ONU.

En 2016, la Cour suprême d’Israël a confirmé une décision de justice de l’année précédente rejetant une demande d’information concernant les licences d’exportation de défense et les décisions prises par le ministère israélien de la Défense sur les exportations de défense vers l’ex-Yougoslavie entre 1990 et 1996.

En avril de cette année, l’ambassadeur d’Israël en Serbie, Jahel Vilan, a été cité par la branche serbe du média russe Sputnik, affirmant qu’Israël n’a jamais accepté la caractérisation du massacre de Srebrenica de 1995, où 8 000 hommes et garçons musulmans ont été tués par les forces serbes de Bosnie, comme un génocide - contrairement aux décisions du tribunal des crimes de guerre de l’ONU pour l’ex-Yougoslavie à La Haye et des tribunaux bosniens.

Le 24 mai, Israël faisait partie des 22 pays qui n’ont pas voté à l’Assemblée générale des Nations Unies une résolution établissant une Journée internationale annuelle de réflexion et de commémoration du génocide de 1995 à Srebrenica le 11 juillet.

La résolution a été adoptée, avec 84 pays votant en faveur, 19 contre et 68 s’abstenant. Vucic, président de la Serbie, a condamné la résolution comme étant "hautement politisée".

"Cette résolution ouvrira une boîte de Pandore ; vous allez faire face à des dizaines de ce type de résolution sur la question du génocide", a-t-il déclaré à l’Assemblée générale de l’ONU.

Bosko Jaksic a déclaré que les autorités serbes et leurs médias affiliés aimaient interpréter le refus d’Israël de soutenir la résolution comme un geste de soutien à la Serbie. En fait, a-t-il affirmé, "Israël ne reconnaît pas le génocide en Bosnie afin de se défendre contre les accusations de génocide à Gaza".

Deux autres vols entre la Serbie et Israël

En plus des trois vols identifiés par BIRN et Haaretz vers Belgrade en février et mars, ainsi que des trois vols du 26 mai, il y en avait deux autres vers Niš, dans le sud de la Serbie.

L’un, le 28 décembre de l’année dernière, impliquait un autre C-130 militaire israélien, numéro de série 420, qui a de nouveau volé vers la base aérienne de Nevatim, comme tous les vols israéliens en provenance de Serbie.

L’autre a eu lieu le 15 mai, lorsqu’un avion Antonov AN-12BK immatriculé en Ukraine a volé de Niš à Tel Aviv. Les Antonov de l’époque soviétique sont parfois utilisés pour transporter des armes et d’autres marchandises dangereuses et en 2013, l’Autorité de l’aviation israélienne a autorisé cet Antonov spécifique, immatriculé UR-CGV, à transporter des explosifs de l’Allemagne à Israël.

En juillet 2022, un Antonov AN-12BK transportant 12 tonnes d’armes serbes s’est écrasé en Grèce, tuant huit membres d’équipage ukrainiens. L’avion avait été loué par une entreprise ukrainienne appelée Meridian mais était censé transporter les armes vers Dhaka, au Bangladesh. Près de deux ans plus tard, de nombreuses questions restent sans réponse au sujet de ce vol tragique, notamment l’identité des personnes décédées.

 


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