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03/02/2024

GIDEON LEVY
Dans cette “zone folle” de Cisjordanie, ils tirent aussi sur des USAméricains


Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 3/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Des colons israéliens et/ou des forces de sécurité ont tiré sur une voiture en Cisjordanie, tuant un jeune USAméricain d'origine palestinienne qui était sur le point de commencer des études d'ingénieur dans sa ville natale, la Nouvelle-Orléans, et qui rêvait de travailler à la NASA.

Hafeth Abdeljabbar avec la photo de son fils, Taoufik, cette semaine. « D'autres générations grandiront et se battront pour la liberté. Je veux que votre gouvernement le sache »

Taoufik Abdeljabbar rêvait d'étudier l'ingénierie aéronautique dans une université de Louisiane, où il était né. Il y a neuf mois, sa famille a décidé de retourner en Palestine et s'est installée à Al-Mazra’a ash-Sharqiya, la ville natale du père, au nord-est de Ramallah, pour permettre à ses enfants de connaître leur culture et leurs racines palestiniennes. La maison familiale du village, où les ancêtres du jeune défunt sont nés il y a plus de quatre générations, a été construite en 1870. Aujourd'hui, la vieille structure en pierre est abandonnée, mais la famille envisage de la rénover et de la transformer en maison d'hôtes.

Taoufik était un garçon usaméricain, sa langue maternelle était l'anglais, mais il parlait aussi l'arabe, la langue de ses ancêtres. Son père, Hafeth Abdeljabbar, et le frère de Hafeth, Rami, l'oncle de Taoufik, possèdent une chaîne de magasins de chaussures de sport en Louisiane ; les deux hommes font constamment la liaison Al-Mazra’a ash-Sharqiya-Nouvelle-Orléans. Au printemps 2023, le père a laissé l'un de ses fils gérer l'entreprise familiale et s'est installé avec sa femme et leurs quatre autres fils dans le village de ses ancêtres en Cisjordanie. Personne n'imaginait que la décision de retourner en Palestine coûterait la vie à l'un de leurs fils.

Al-Mazra’a ash-Sharqiya - dont certains des 10 000 originaires sont dispersés aux USA et en Amérique du Sud - est un village aisé d'environ 4 500 habitants, avec de belles et spacieuses maisons en pierre. Elles se dressent au sommet d'une colline qui domine la route 60, le principal axe de circulation de Cisjordanie, et offrent une vue splendide.

En contrebas, accessible par un sentier serpentin escarpé qui descend du village, se trouve l'endroit que la population locale appelle Wadi al-Baqar (la vallée du bétail) - l'endroit d'où, au fil des ans, trois jeunes hommes de la région ne sont jamais revenus vivants. Le 13 mai 2010, Aysar al-Zaban, 15 ans, a été abattu par des colons ; le 5 novembre 2022, Musab Nafal, 18 ans, a été tué et son ami grièvement blessé par des soldats en embuscade qui ont ouvert le feu sur eux ; et le 19 janvier 2024, il y a deux semaines, Taoufik Abdeljabbar - un adolescent à lunettes, un gentil garçon de l'État du Bayou - est devenu la dernière victime en date. Des colons et des soldats étaient présents sur les lieux, et l'on ne sait pas exactement qui a tiré au moins 10 balles sur la voiture qui passait. Selon un témoin oculaire, c'était les deux.

Lundi dernier, alors que nous nous rendions à Al-Mazra’a ash-Sharqiya, peu après avoir traversé Silwad, nous avons appris que les soldats d'un convoi qui passait juste après nous, avaient abattu un adolescent qui avait peut-être jeté des pierres sur les véhicules. Cet après-midi-là, lorsque nous sommes repassés par Silwad pour retourner à Tel Aviv, tous les magasins étaient fermés en signe de deuil et de protestation. Le même jour, cinq jeunes Palestiniens ont été tués de la même manière en Cisjordanie, dans des incidents qui n'ont pratiquement pas été couverts par les médias israéliens.

La maison de la famille à Al-Mazra’a ash-Sharqiya

De retour dans la maison endeuillée des Abdeljabbar, Hafeth, 41 ans, et son frère Rami, 47 ans, parlent couramment l'anglais usaméricain. Rami a été le premier à quitter la Cisjordanie pour s'installer aux USA y a 30 ans. Deux ans plus tard, ses deux frères et leurs familles l'ont rejoint. Hafeth et Rami ont ouvert leur chaîne de magasins et ont prospéré. Tous les deux ou trois ans, Hafeth et sa femme ramenaient leurs cinq enfants au pays, à Al-Mazra’a ash-Sharqiya,. En mai dernier, ils ont décidé de rentrer pour de bon. « Je voulais donner à mes fils ce que j'ai : des racines », explique le père.

Hafeth avait d'abord espéré que Taoufik resterait à la Nouvelle-Orléans pour y terminer ses études secondaires, mais le jeune homme, qui avait eu 17 ans en août, a insisté pour rentrer avec le reste de la famille. Le moment venu, a-t-il dit, il irait à l'université aux USA : son rêve était de travailler à la NASA. En attendant, il prévoyait de suivre des cours d'ingénierie à l'université voisine de Bir Zeit, afin de découvrir la vie en Palestine. Il poursuivrait ensuite ses études à la Nouvelle-Orléans.

Le vendredi, il y a deux semaines, la famille s'est réveillée comme d'habitude et a prié à la mosquée locale, après quoi Taoufik et un ami de 16 ans, Mohammed Salameh, également un USAméricain dont les parents sont originaires du village, sont sortis. La famille raconte que les deux adolescents partaient souvent en pique-nique dans la nature le vendredi. Ce jour-là, il était prévu de faire cuire sur le feu une marmite de sajiyeh, un ragoût palestinien composé de viande et de légumes.

Avec le pick-up Mitsubishi Magnum de la famille, ils ont commencé à descendre le chemin de terre menant à l'oued en contrebas, jusqu'à un endroit proche de l'intersection avec la route 60. Nous avons rencontré le témoin oculaire de l'incident mortel qui s'est produit par la suite cette semaine à Al-Mazra’a ash-Sharqiya. Dumar Zaban, 58 ans, travaille dans la construction ; son fils Nishan, 18 ans, a été blessé au même endroit lors de l'incident au cours duquel Musa Abu Nafal a été tué en novembre dernier. Le vendredi 19 janvier, Dumar s'occupait de l'oliveraie familiale, située non loin de là, afin de vérifier s'il était temps d'y labourer le sol.

Rami, l'oncle de Taoufik

Zaban raconte qu'il a vu une voiture blanche avec des plaques d'immatriculation israéliennes, qu'il pensait appartenir à des colons, garée sur le bas-côté de la route 60, face au sud. Le conducteur, vêtu d'une chemise blanche, est sorti et a traversé la route pour se tenir sur le bas-côté, face au nord. Le passager du siège avant de la voiture blanche en est sorti et s’est tenu à côté, un pied sur la route, l'autre sur le pare-chocs. Le conducteur d'en face portait un gros fusil, relate Zaban, qui se trouvait à environ 250 mètres.

Le conducteur a commencé à tirer et le témoin effrayé s'est mis à l'abri. Il se souvient avoir entendu environ six coups de feu. Il a ensuite aperçu deux jeeps de l'armée arrivant sur le site et a entendu d'autres coups de feu, apparemment tirés par des soldats. La Mitsubishi, qui descendait encore le chemin de terre, a fait deux tonneaux et s'est arrêtée. Il s'est avéré par la suite que Taoufik se trouvait à l'intérieur, une balle dans la tête.

Une photographie du pick-up montre des impacts de balles des deux côtés. Iyad Hadad, chercheur sur le terrain dans le district de Ramallah pour l'organisation israélienne de défense des droits humains B'Tselem, qui a lancé une enquête sur l'incident, a compté 10 trous dans la voiture. L'ami de Taoufik, qui s'est réfugié sur le plancher du véhicule après son immobilisation, est en état de choc.

Hafeth Abdeljabbar, le père endeuillé, qualifie ce qui s'est passé - le fait qu'autant de balles aient pénétré la voiture des deux côtés - d'exécution. Pourtant, il a d'abord pensé qu'il s'agissait d'un accident. Il se trouvait dans une station-service près du village lorsque quelqu'un lui a téléphoné pour lui dire que le pick-up s'était retourné. Se précipitant dans l'oued, il a trouvé Taoufik et l'a sorti de là.

« Je l'ai sorti à mains nues », raconte-t-il aujourd'hui, sans larmes, ajoutant qu'il s'est immédiatement rendu compte que Taoufik ne survivrait pas. Lorsqu'il a appelé Rami à la Nouvelle-Orléans pour lui annoncer la sinistre nouvelle, ce dernier lui a demandé où l'accident s'était produit. Après avoir entendu la réponse, il a su qu'il ne s'agissait pas d'un accident, nous dit Rami. L'accident s'était produit dans la « zone de folie », comme il appelle le site, là même où d'autres personnes ont été tuées. Rami est arrivé le lendemain.

Un soldat a demandé à Hafeth sa carte d'identité lorsqu'il est arrivé sur les lieux, raconte-t-il, puis l'a jetée par terre. Lorsqu'il s'est penché pour la récupérer, le soldat l'a menacé de lui faire subir ce qui était arrivé à son fils s'il la ramassait. Une ambulance est arrivée et un secouriste a tenté en vain de réanimer Taoufik. Des soldats postés sur la route menant à Al-Mazra’a ash-Sharqiya ont empêché le chauffeur de prendre le chemin le plus court : il a été contraint d'emprunter un itinéraire détourné jusqu'à l'hôpital gouvernemental de Ramallah, où d'autres tentatives vaines de réanimation ont eu lieu.

Al-Mazra’a ash-Sharqiya

L'unité du porte-parole des FDI a déclaré cette semaine, en réponse à une question de Haaretz : « Un rapport concernant un officier de police qui n'était pas en service et un civil qui ont tiré sur un Palestinien soupçonné de jeter des pierres dans la zone de Al-Mazra’a ash-Sharqiya du [district de] Binyamin a été reçu le vendredi 19 janvier 2024. Un soldat en permission était également présent sur le site. La police israélienne a ouvert une enquête sur les circonstances de l'événement, en coopération avec le département du ministère de la Justice qui enquête sur les officiers de police et avec la police militaire. »

« Maintenant, je veux dire quelque chose, en tant que personne qui a perdu son fils », nous dit le père de Taoufik. « D'autres générations de Palestiniens grandiront, tant que les femmes seront enceintes. Ils grandiront et se battront pour la liberté. Je veux que votre gouvernement le sache. Dieu voit tout. Aujourd'hui, nous n'avons rien, mais un jour nous aurons tout. Les enfants n'oublieront jamais ce que vous nous avez fait. Nous sommes forts. Continuez à mal calculer vos pas jusqu'à ce que vous soyez obligés de quitter cette terre... jusqu'à ce que nous libérions de vous la terre occupée. Nous n'irons nulle part, et nos enfants non plus. Peu importe le nombre d'enfants que vous tuerez, d'autres naîtront ».

Les pères palestiniens endeuillés ne sont pas les seuls à s'exprimer en ces termes aux USA ces derniers temps. Trois jours après l'incident meurtrier, un représentant du consulat des USA à Jérusalem a rendu visite aux Abdeljabbar pour entendre ce qui s'était passé. La famille note également que le sénateur Bernie Sanders a mentionné Taoufik dans une déclaration publique.

Ils nous demandent d'aller voir l'ancienne maison de la famille, située un peu plus loin dans le village. Tout près se trouve l'endroit où l'on gardait autrefois les moutons ; les mules se trouvaient là-bas. C'est ici que vivaient les arrière-arrière-grands-parents, et c'est ici que Rami et Hafeth sont nés. La vieille maison de pierre se dresse, silencieuse et désolée, en face du cimetière du village où repose le jeune Taoufik.

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