Vivian
Gornick, The New York Review of Books, 18/8/2022
Traduit
par Fausto
Giudice, Tlaxcala
- Attachement féroce, Rivages, 2017, trad. Laetitia Devaux, 221 p. (ISBN 978-2-743-63867-2)
- La femme à part, Rivages, 2018, trad. Laetitia Devaux, 200 p. (ISBN 978-2743644819)
- Inépuisables, Payot & Rivages, 2020, trad. Laetitia Devaux, 200 p. (ISBN 978-2-7436-4481-9)
Créé à Greenwich Village en 1912 pour « les femmes qui faisaient des choses - et les faisaient ouvertement », l'Heterodoxy Club a jeté les bases d'un siècle de féminisme usaméricain.
Recension de :
Hotbed: Bohemian Greenwich Village and the Secret Club That
Sparked Modern Feminism
by Joanna Scutts, Seal, 405
pp., $30.00
Au début du vingtième siècle, quelques centaines de femmes et d'hommes vivaient à Greenwich Village, déterminés à faire une révolution non pas tant dans la politique que dans la conscience. Parmi eux se trouvaient des artistes, des intellectuels et des théoriciens sociaux pour qui les mots "libre" et "nouveau" avaient acquis un statut vénérable. « Liberté de parole, liberté de pensée, liberté d'amour, nouvelles morales, nouvelles idées, nouvelles femmes » : ces phrases étaient devenues des catéchismes, des slogans de croisade parmi ceux qui affluaient au Village au début des années 1900, dont beaucoup de noms - Eugene O'Neill, Mabel Dodge, John Reed, Edna St. Vincent Millay, Max Eastman et sa sœur Crystal – sont désormais inscrits dans l'histoire de l'époque. Faire l'expérience de soi par le biais d'une sexualité ouverte, d'une conversation irrévérencieuse, d'une excentricité vestimentaire ; se déclarer régulièrement libre de ne pas se marier ou d'avoir des enfants, libre de ne pas gagner sa vie ou de ne pas voter - telles étaient les conventions extravagantes des modernistes usaméricains qui vivaient alors dans le centre de New York.
La plupart de ces personnes se considéraient comme des sympathisants socialistes en même temps qu'elles plaçaient la conscience individuelle au centre de leurs préoccupations. Ils ne lisaient pas Marx autant que Freud, mais une différence majeure entre eux et les modernistes européens était l'espoir qu'en USAmérique, le changement social se produirait autant par le biais de la politique progressiste que par celui des arts. La pression en faveur de la réforme du travail, en particulier, était suffisamment dramatique pour que les radicaux de Greenwich Village aient le sentiment de vivre une vie urgente à son service. Ces années-là, des grèves ont fait la une des journaux : la grève des tailleurs de chemises à New York en 1909, la grève du textile de Lawrence à Lowell, dans le Massachusetts, en 1912, la grève des ouvriers de la soie de Paterson, dans le New Jersey, en 1913. Dans tous ces cas, les théoriciens du Village étaient présents sur le piquet de grève, les peintres du Village produisaient des œuvres de propagande, les journalistes du Village nourrissaient les enfants des grévistes - et parmi eux se trouvait toujours un nombre important de femmes membres de l'Heterodoxy Club. La vie et l'époque de ce club sont le sujet de la nouvelle histoire sociale vivante et captivante de Joanna Scutts, Hotbed (Pépinière).
Un samedi après-midi de 1912, un groupe de vingt-cinq femmes - toutes blanches, toutes instruites et principalement aisées - se réunit au restaurant Polly's, situé au 135 MacDougal Street, afin de créer un club pour les féministes autoproclamées qui ont envie de discuter. Le restaurant Polly's était situé au sous-sol de l'immeuble, tandis qu'à l'étage se trouvait l'énergique Liberal Club - qui soutenait une troupe de théâtre d'avant-garde et organisait des bals costumés pour collecter des fonds - et à côté se trouvait bientôt la Provincetown Playhouse, où l'œuvre d'Eugene O'Neill choquait régulièrement quelqu'un ou quelque chose. En bref, c'était le cœur du Greenwich Village bohème, le lieu de la relation intime entre l'art et la politique : exactement là où, en 1912, ces femmes se sentaient à leur place.
La seule condition pour devenir membre du club était que la candidate ne soit pas une personne d'opinion conventionnelle. En fait, annonçait la fondatrice, la suffragette Marie Jenney Howe, elles appelaient leur club Heterodoxy et elles-mêmes les Hétérodites. Le club n'avait pas de règlement, ne tenait pas de procès-verbal et ne se conformait à aucun ordre du jour. L'Hétérodoxy devait réunir des écrivaines et des avocates, des actrices et des universitaires, des anthropologues et des organisatrices syndicales pour le pur plaisir d'un échange animé, qui ne manquerait pas d'avoir lieu. Il s'agissait de femmes actives, chacune ayant un intérêt prononcé non seulement pour le suffrage des femmes mais aussi pour la justice économique et la liberté d'expression pour tous.
Parmi les premiers membres de l'Heterodoxy Club figuraient Charlotte Perkins Gilman, historienne féministe et autrice du célèbre roman The Yellow Wallpaper ; Mabel Dodge, tenancière de salon bohème ; Elizabeth Gurley Flynn, organisatrice syndicale radicale de l’IWW [qui inspira à Joe Hill sa chanson Rebel Girl, NdT] ; Fannie Hurst, serveuse, vendeuse et plus tard romancière de la Dépression ; la journaliste Mary Heaton Vorse ; la journaliste syndicale et avocate Crystal Eastman ; l'avocate et réformatrice syndicale Inez Milholland ; et la féministe radicale Rose Pastor Stokes. Comme l'a dit Vorse à propos des Hétérodites : « Tout le monde est libéral, sinon radical, et toutes sont pour le mouvement ouvrier et les arts ». Elles avaient une autre chose en commun : une prédilection partagée pour une forme de discussion à bâtons rompus qu'elles ont choisi d'appeler le débat. Ces samedis après-midi alternés où l'Hétérodoxy était en session chez Polly's étaient, dans les années autour de la Première Guerre mondiale, célèbres et mémorables pour l'intelligence bruyante que ces femmes souvent brillantes apportaient à l’examen des causes radicales.
Howe avait du mal à expliquer ce qu'elle entendait par "véritable" amitié, et Scutts elle-même, historienne de la culture, semble à à mi-chemin de la mystique lorsqu'elle décrit l'amitié comme « quelque chose d'organique, de tacite, une connexion qui ne nécessite ni travail ni analyse ». Elle fait mieux quand elle écrit : « Ensemble, les femmes de l'Heterodoxy se poussaient mutuellement vers une nouvelle façon de vivre. Tout, de la façon dont elles s'habillaient à la compagnie qu'elles fréquentaient et aux causes qu'elles défendaient, était consciemment nouveau ». C'est surtout grâce aux causes qu'elles défendaient que les amitiés hétérodoxes se sont épanouies.
Elles étaient, selon les mots de Mabel Dodge, « des femmes qui faisaient des choses - et les faisaient ouvertement », le mot clé étant ici "ouvertement". Elles essayaient toutes de vivre comme les hommes, ce qui signifiait avant tout que chaque femme devait gagner sa propre vie. Cette question de l'indépendance économique était immensément contraignante. Sur ce terrain commun, « une actrice et une psychologue pour enfants, une artiste textile, une organisatrice syndicale et un poète satirique pouvaient se rencontrer et devenir amies ». Cette préoccupation à elle seule distinguait l’Heterodoxy de presque tous les autres types de clubs de femmes que l'on pouvait nommer, qui à l'époque étaient généralement axés sur la nourriture, la mode, les préoccupations domestiques, les conseils sur la façon d'être heureuse, et certainement pas sur les échanges intellectuels. Cela faisait de ses membres un groupe "soudé" qui aidait chaque membre à maintenir son engagement dans la cause qui lui tenait à cœur.
Une autre cause majeure pour de nombreuses membres du club était l'atténuation de la misère endurée par les ouvrières d'usine, en partie à cause des « propres aspirations compliquées des hétérodites à subvenir à leurs besoins par leur travail », mais surtout par sympathie et horreur des conditions dans lesquelles ces femmes vivaient et travaillaient. Inez Milholland, une féministe convaincue (bien que souvent remarquée pour sa beauté plutôt que pour son intelligence), n'a jamais pu surmonter l'ironie de l'argument anti-suffrage selon lequel la place des femmes était à la maison alors que « neuf millions d'entre elles étaient au travail dans les usines ».
Le même problème a à plusieurs reprises plongé dans le désespoir sa grande amie et sœur hétérodite, Crystal Eastman. Deux semaines après l'incendie de la Triangle Shirtwaist Factory en 1911, Eastman a prononcé un discours à l'Académie américaine des sciences sociales et politiques dans lequel elle a déclaré que lorsque nous savons qu'une catastrophe s'est produite parce que la loi de l'État a permis l'absence de mesures de sécurité, « ce que nous voulons, c'est mettre quelqu'un en prison », mais « lorsque les cadavres de jeunes filles sont retrouvés empilés contre les portes verrouillées menant aux sorties après l'incendie d'une usine... ce que nous voulons, c'est déclencher une révolution ». Ensemble, Milholland et Eastman ont travaillé passionnément au fil des ans pour le suffrage, la législation du travail et ce que nous appelons aujourd'hui les droits civils. Finalement, Eastman a cofondé l' ACLU (Union américaine pour les libertés civiles).
La grève des ouvrier·ères de l'usine de Lawrence en 1912 a réuni un autre couple quelque peu improbable. Pour Mary Heaton Vorse et Elizabeth Gurley Flynn, la grève a changé leur vie. Flynn, âgée de vingt et un ans en 1912, était déjà une sorte de phénomène d'organisation. Fille d'une Irlandaise passionnée dont la triple haine - les Britanniques en Irlande, l'avilissement de la classe ouvrière, le statut de seconde classe des femmes - avait été entièrement avalée par sa fille réactive, Elizabeth avait quitté l'école à dix-sept ans pour travailler à plein temps pour des causes radicales et s'était découvert un don pour l'organisation qui rendait sa présence à la tribune magnétique. À l'instar d'Emma Goldman, elle avait la capacité de faire en sorte que ses auditeurs de la classe ouvrière ressentent de façon dramatique les circonstances qui façonnent leur vie et aient envie d'agir. Plus tard, elle est devenue une communiste très discréditée, mais à l'époque de la grève de Lawrence, son éloquence ressemblant à un appel aux armes, elle était souvent considérée comme la Jeanne d'Arc du monde ouvrier.
Vorse, en revanche, âgée de trente-sept ans en 1912, était une journaliste expérimentée qui avait grandi dans une famille de la classe moyenne prospère. Mariée et mère de deux enfants, elle a vécu à Provincetown, dans le Massachusetts, puis à Venise, en Italie ; à la mort de son mari, en 1912, elle s'est remariée, puis s'est réfugiée à Greenwich Village, où elle est devenue une écrivaine qui a réussi à se situer entre libérale et radicale. Elle a écrit pour des journaux de l'establishment tels que le New York World, le Washington Post, Harper's Weekly, The Atlantic Monthly et The New Republic, mais aussi pour The Masses.
Les problèmes du travail la poussaient à s'y consacrer professionnellement, mais j'ai l'impression qu'à la fin de la journée de travail, elle pouvait plus ou moins les mettre de côté. Pendant la grève de Lawrence, cependant, elle et Flynn ont souvent été réunies et, en fait, la douceur de la femme plus âgée a rapidement cédé la place à l'urgence de la jeune femme. Sous la tutelle de la bouillante Flynn, Vorse s'est retrouvée saisie par la signification de la lutte des classes et n'a plus jamais mis celle-ci de côté. Cette révélation la transforma en l'une des journalistes usaméricaines les plus radicalement à gauche. Plus tard dans sa vie, écrivant sur la grève de Lawrence, elle a déclaré : « Nous savions maintenant à quoi nous appartenions. Du côté des travailleurs, et non avec les personnes confortables parmi lesquelles nous étions nées. Je voulais voir les salaires augmenter et le taux de mortalité des bébés diminuer ». Elle disait aussi souvent, à propos de l'éducation politique qu'elle devait à son amitié avec Flynn : « Il doit y avoir des milliers de personnes comme moi qui ne sont pas indifférentes, mais seulement ignorantes ».
Il y avait aussi l'anthropologue Elsie Clews Parson, l'une des plus audacieuses des Hétérodites sur les questions d'amour, de sexe et de mariage. Elle voulait que les mariages à l'essai, le divorce par consentement mutuel et une contraception fiable deviennent la loi du pays. Le sexe devrait être une pratique séparée par la loi du mariage, disait-elle, qui avait à voir avec l'éducation des enfants, tandis que le sexe avait à voir avec l'activité agitée et toujours changeante de la vie intime.
Elle a écrit un jour dans son journal : « Ce matin, je me sentirai peut-être comme un homme ; laissez-moi agir comme tel. Cet après-midi, je me sentirai peut-être comme une femme. Laissez-moi agir comme telle. À midi ou à minuit, je peux me sentir asexuée ; laissez-moi donc agir de manière asexuée ».
Comme Parson, qui a réussi à vivre séparée de son mari, Eastman a essayé un arrangement similaire, mais l'expérience a échoué lamentablement et le couple s'est séparé. Elle gardait cependant l'espoir que le mariage à temps partiel serait une convention de l'avenir. Elle pensait cela parce qu'elle voyait en elle-même - et certainement chez ses sœurs Hétérodites - une soif de cette séparation de soi qu'elle avait fini par comprendre comme étant nécessaire à une véritable connexion avec l'autre.
Je faisais partie de ces féministes de la deuxième vague qui adoraient les suffragettes du XIXe siècle. Je leur enviais leur intelligence politique, leur capacité d'organisation, leur endurance. En étudiant leurs lettres et leurs journaux, leurs notes de congrès, leurs témoignages, leurs pétitions annuelles au gouvernement, j'ai ressenti viscéralement ce que cela signifiait de s'identifier à la Cause. Et puis, j'ai été impressionnée par les amitiés qu'elles ont entretenues tout au long de leurs trente, quarante ou cinquante années de militantisme sur la route, forgées par un sens pénétrant de la condition humaine, illustré par la lutte pour les droits des femmes. Mais ce n'est qu'après avoir lu Hotbed que j'ai réalisé que le type d'amitié féministe dont je suis plus directement issue était celui des Hétérodites. Je parle ici des relations qui ont fleuri dans les années 1970 et 1980 dans le cadre de la pratique féministe de la « conscientisation » [consciousness raising, CR], qui, comme l'Hétérodoxie, faisait appel à des échanges intellectuels influencés par un amalgame de Marx et de Freud, le tout enfilé dans une rhétorique libératrice appropriée à l'époque.
La "conscientisation" était ce que les féministes de la deuxième vague appelaient l'examen de son expérience personnelle à la lumière du sexisme, l'explication théorique utilisée pour justifier la subordination sociale et politique des femmes depuis des siècles. Suivant un ensemble de règles établies par les féministes radicales de New York, les groupes CR se composaient principalement de dix ou douze femmes qui se réunissaient une fois par semaine, s'asseyaient en cercle et parlaient, chacune à leur tour, d'un sujet prédéterminé qui semblait pertinent pour l'idée que le personnel est politique. Le résultat ressemblait à une secousse du kaléidoscope de l'histoire : les pièces restaient les mêmes, mais le dessin qui émergeait était étonnamment nouveau. La durée de vie moyenne d'un groupe de sensibilisation, ai-je noté à l'époque, était d'un an à dix-huit mois. En 1971, 100 000 femmes aux USA étaient inscrites dans ces groupes. Pour les libératrices de la femme, la CR était devenu une technique puissante de conversion féministe.
L'aspect le plus frappant de cette pratique a été la reconnaissance finale, parmi des femmes dont les positions dans la vie variaient considérablement, qu'une certaine similitude fondamentale de la manière d'être déterminait la façon dont leurs vies avaient pris forme. Par exemple, lors d'une réunion de CR dans la banlieue de New York, la question "Pourquoi avez-vous épousé l'homme que vous avez épousé ?" a été posée, et une chef de bureau d'âge moyen a été stupéfaite quand « nous avons fait le tour de la salle, [et] le mot amour n'a pas été mentionné une seule fois ». Puis une actrice a déclaré : « J'ai été mariée trois fois et je suis étonnée, voire honteuse, de dire que ces trois mariages se sont en quelque sorte fondus l'un dans l'autre ». Une divorcée de la classe ouvrière m'a confié : « Je suis entrée dans la pièce en me disant : "Aucune de ces femmes n'a vécu ce que j'ai vécu", mais à la fin de la séance, je me suis dit : "Elles ont toutes vécu ce que j'ai vécu" ».
Doris Stevens, Alison Turnbull Hopkins et Eunice Dana Brannan, membres de l'Heterodoxy Club et du Parti national des femmes, en détention à l’ Occoquan Workhouse, Lorton, Virginie, 1917. Photo Bibliothèque du Congrès
Chaque femme a parlé avec un sentiment d'émerveillement dans la voix, comme si elle voyait quelque chose d'immense valeur qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Ce quelque chose, c'était elle-même qui pensait à sa vie comme s'il s'agissait d'une construction digne d'un examen intellectuel. Non seulement digne, mais nécessaire. J'ai récemment rencontré une femme de cinquante ans qui venait d'obtenir un doctorat en biologie. Quand je lui ai demandé pourquoi elle était retournée à l'école à l'âge mûr, et pourquoi la biologie, elle a répondu : « Toute ma vie, quand on me demandait mon opinion sur quelque chose, je disais : "Je ressens..." Je suis retournée à l'école parce que je voulais dire : "Je pense..." ». Je me suis souvent souvenue de cette femme, notamment lors des sessions CR où toutes les femmes, interrogées sur leur vie, avaient d'abord répondu par un élan émotionnel plutôt que par une analyse, renforçant ainsi l'idée reçue que les femmes sont par nature des participantes passives, et non des autorités agissantes en charge de leur propre développement.
L'excitation qui caractérisait ces sessions ne s'est jamais démentie. Il s'agissait essentiellement de l'atmosphère créée par le bruit des femmes s'enflammant les unes les autres, toutes déterminées à ce que la conversation arrive : leur donner quelque chose d'utile à ramener chez elles. Voici un exemple de la façon dont une soirée CR pouvait se dérouler :
Une femme raconte que, alors qu'elle marchait dans la rue par une belle journée de printemps, un homme se tenant dans l'entrée d'un magasin lui a dit : "Souris, chérie. Les choses ne peuvent pas être si mauvaises." Perplexe, elle a raconté à ses compagnes de CR, qu'elle a regardé rapidement son reflet dans la vitrine pour voir ce qu'il avait vu dans son visage pour lui faire dire ce qu'il lui avait dit. Elle a haussé les épaules : "C'était juste un visage au repos." Une autre femme du cercle a alors dit : "Peut-être qu'il pensait que tu étais déprimée", et une troisième a rapidement répondu : "Ce n'est pas qu'il imaginait qu'elle était déprimée, c'est qu'il soupçonnait qu'elle pensait." Une quatrième femme a ensuite dit : "Ça les rend anxieux quand tu arrêtes de sourire. Être masculin, c'est agir, être féminine, c'est sourire. Les hommes se souviennent souvent que leur mère était toujours souriante."
Femme 5 : " Ma mère me dit toujours qu'elle n'a vécu que pour la famille [elle sourit en disant cela], et j'ai toujours envie de lui dire : "Pourquoi ne vis-tu pas pour toi-même ?" ".
Femme 6 : "C'était considéré comme une vertu morale, vivre pour la famille. Je suis sûre que beaucoup d'hommes ressentent la même chose."
Femme 7 : "Quand un homme dit qu'il vit pour sa famille, cela me semble tout à fait contre nature. Quand une femme le dit, ça sonne tellement 'bien'. Tellement attendu."
Femme 8 : "Mon Dieu, cette histoire d'identité ! Je la veux dans mon travail, et je ne la cherche pas dans ce que fait mon mari."
Femme 9 : "Savoir où l'on se situe par rapport aux autres... non pas en fonction de ce que les autres veulent de vous mais en fonction de ce que vous voulez pour vous-même." Elle s'arrêta pour absorber ce qu'elle venait de dire. "Savoir ce que l'on veut pour soi" - encore cet émerveillement dans la voix - "c'est tout, n'est-ce pas ?"
Nombre de ces échanges peuvent sembler datés aujourd'hui, mais à l'époque, à cet endroit, ils ont été bouleversants. Dix ans plus tôt, ils étaient impensables. Personne n'aurait eu quelque chose d'utile à dire après "Souris, chérie". Mais dans les années 70 et 80, comme Crystal Eastman et les Heterodites auraient pu le dire, ces mots vous donnaient envie de lancer une révolution.
Il est difficile d'expliquer la nature exacte des amitiés nouées au cours de ces sessions. Elles étaient certainement circonstancielles (je ne sais pas combien de participantes à la CR sont restés en contact après avoir quitté le groupe), mais néanmoins obsédantes. Nous sortions à tâtons de la caverne de Platon, luttant pour parvenir à un sens clair de nous-mêmes, et nous le faisions en présence les unes des autres. Ce dernier point, je pense, était crucial. Quelle que soit la forme que prenaient nos efforts, ils étaient sûrs d'être accueillis avec une sympathie non seulement informée mais sans faille. Il en résultait une atmosphère qui rendait notre connexion à nous- mêmes vitale. Quelque chose d'étrangement tendre dans cette alchimie faisait que nos liens des unes avec les autres semblaient contraignants. Je parierais que les Hétérodites, qui avaient rarement, voire jamais, le langage nécessaire pour exprimer une telle complexité émotionnelle, ressentaient néanmoins la même chose les unes envers les autres.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire