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21/03/2023

MATTHEW DESMOND
Le coût élevé de la pauvreté aux USA

Matthew Desmond, The New York Review of Books, 21/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Matthew Desmond est professeur de sociologie à la chaire Maurice P. During de l’Université de Princeton et le chercheur principal de The Eviction Lab, un laboratoire de suivi, de collecte de données et de cartographie sur les expulsions de logements aux USA (plus de 3 millions en moyenne par an). Son nouveau livre s’intitule Poverty, by America (Crown, Penguin Random House, mars 2023).

Auteur de On the Fireline : Living and Dying with WIldland Firefighters (2007), Race in America (avec Mustafa Emirbayer, 2015), The Racial Order (avec Mustafa Emirbayer, 2015), et Evicted : Poverty and Profit in the American City (2016). CV. @just_shelter


 Cet essai figure, sous une forme quelque peu différente, dans l’ouvrage de Matthew Desmond intitulé
Poverty, by America, publié ce printemps par Crown, une collection de Penguin Random House LLC. Photos Magnum

Le gouvernement usaméricain aide le plus ceux qui en ont le moins besoin. Telle est la véritable nature de notre État-providence.

 Il y a trois ans, la pandémie de Covid-19 frappait les USA et l’économie s’effondrait. Les protocoles de distanciation sociale ont entraîné la fermeture d’entreprises et des millions d’USAméricains ont perdu leur emploi. Entre février et avril 2020, le taux de chômage a doublé, puis encore doublé. Au cours de la pire semaine de la Grande Récession de la fin des années 80, 661 000 USAméricains avaient demandé à bénéficier de l’assurance chômage. Au cours de la semaine du 16 mars 2020, ce sont plus de 3,3 millions d’USAméricains qui l’ont fait.

Le gouvernement fédéral a réagi à cette chute libre en apportant une aide audacieuse et immédiate. Il a élargi la période pendant laquelle les travailleurs licenciés pouvaient percevoir des allocations de chômage et, dans une rare reconnaissance de l’inadéquation de l’allocation, a ajouté des paiements supplémentaires. Pendant quatre mois, les chômeurs usaméricains ont reçu 600 dollars [=550€] par semaine en plus de leur allocation normale, ce qui a presque triplé le montant moyen de l’allocation. (En août 2020, le gouvernement a ramené les primes à 300 dollars par semaine).

Distribution d’eau à Denmark, en Caroline du Sud, où plus de 20 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Les habitants disent que l’eau du robinet les a rendus malades. Photographie de Matt Black, 2019.

Grâce aux généreuses allocations de chômage, aux chèques de relance, à l’aide au logement, à l’élargissement du crédit d’impôt pour les enfants et à d’autres formes d’aide, la pauvreté n’a pas augmenté pendant la pire récession économique depuis près d’un siècle. Elle a diminué, et ce dans des proportions considérables. L’économie usaméricaine a perdu des millions d’emplois pendant la pandémie, mais il y avait environ 16 millions d’USAméricains de moins dans la pauvreté en 2021 qu’en 2018. La pauvreté a reculé dans tous les groupes raciaux et ethniques. Elle a reculé pour les citadins et les ruraux. Elle a diminué pour les jeunes et les personnes âgées. C’est chez les enfants qu’elle a le plus diminué. L’action rapide du gouvernement n’a pas seulement permis d’éviter un désastre économique : elle a aussi contribué à réduire de plus de moitié la pauvreté des enfants.

Après des années d’inaction, les USA ont enfin réussi à réduire considérablement le taux de pauvreté. Cependant, un groupe d’USAméricains semblait troublé par le fait que le gouvernement en fasse autant pour les aider. Ils reprochent notamment aux chèques de chômage majorés d’être à l’origine de la lenteur de la reprise économique du pays. David Rouzer, membre républicain du Congrès de Caroline du Nord, a tweeté une photo d’un Hardee’s [chaîne de malbouffe] fermé avec la légende suivante : « Voilà ce qui arrive quand on prolonge trop longtemps les allocations de chômage et qu’on y ajoute un paiement de 1 400 dollars pour la relance ». Kevin McCarthy, alors chef de la minorité à la Chambre des représentants, a écrit que les démocrates « ont diabolisé le travail pour que les Américains deviennent dépendants d’un Grand gouvernement ». Les journalistes ont parcouru le pays et interrogé des propriétaires de petites entreprises qui ont attribué leurs problèmes d’embauche à l’aide fédérale. « Nous avons eu des employés qui ont choisi de toucher le chômage et de ne pas rester, ce qui m’a semblé incroyable », a déclaré Colin Davis, propriétaire du Chico Hot Springs Resort, dans le Montana. « Depuis quand tout le monde est-il devenu si paresseux ? » Cela semblait évident : l’Amérique ne se remettait pas au travail parce que nous payions les gens pour qu’ils restent chez eux.

Il s’est avéré que cette hypothèse était erronée. En juin et juillet 2021, vingt-cinq États ont interrompu tout ou partie des prestations d’urgence mises en place pendant la pandémie, y compris l’extension de l’assurance chômage. Il était donc possible de voir si ces États avaient bénéficié d’une hausse significative de leur taux d’emploi. Mais lorsque le département du travail a publié les données du mois d’août, nous avons appris que les cinq États ayant connu la plus forte croissance de l’emploi (Alaska, Hawaï, Caroline du Nord, Rhode Island et Vermont) avaient conservé tout ou partie des allocations. Les États qui ont réduit les allocations de chômage n’ont pas connu de croissance significative de l’emploi.

Pourquoi avons-nous adhéré si facilement à une histoire qui attribuait le taux de chômage élevé à l’aide gouvernementale, alors que nous disposions de tant d’autres explications ? Pourquoi n’avons-nous pas pensé que les gens ne retournaient pas au travail parce qu’ils ne voulaient pas tomber malades et mourir ? Ou parce que leur emploi n’était pas bon au départ ? Ou parce que les écoles de leurs enfants avaient fermé et qu’ils ne disposaient pas de services de garde fiables ? Lorsqu’on leur a demandé pourquoi de nombreux USAméricains ne retournaient pas au travail aussi vite que certains l’auraient souhaité, pourquoi avons-nous répondu Parce qu’ils touchent 300 dollars de plus par semaine ?

C’est peut-être parce que, depuis les premiers jours du capitalisme, nous avons été formés à considérer les pauvres comme des personnes oisives et démotivées. Les premiers capitalistes du monde ont été confrontés à un problème auquel les titans de l’industrie sont toujours confrontés : comment amener les masses à se rendre dans leurs usines et leurs abattoirs pour travailler pour un salaire aussi bas que le permettent la loi et le marché. Dans son traité de 1786, A Dissertation on the Poor Laws : By a Well-Wisher to Mankind [Dissertation sur les lois d’assistance publique, par un ami de l’humanité] , le médecin et ecclésiastique anglais Joseph Townsend propose une réponse. « Les pauvres ne connaissent guère les motifs qui poussent les plus hauts placés à agir - la fierté, l’honneur et l’ambition », écrit-il. « En général, seule la faim les incite à travailler. »

Mais une fois que les pauvres sont entrés dans les usines, il faut des lois pour protéger la propriété, des hommes de loi pour arrêter les intrus, des tribunaux pour les poursuivre et des prisons pour les détenir. Pour avoir beaucoup d’argent, il faut un grand gouvernement. Mais un grand gouvernement peut aussi distribuer du pain. Les premiers convertis au capitalisme considéraient l’aide aux pauvres non seulement comme une mauvaise politique, mais aussi comme une menace existentielle, susceptible de rompre la dépendance des travailleurs à l’égard des propriétaires. Conscients de cette réalité, les premiers capitalistes ont dénoncé les effets corrosifs de l’aide publique. En 1704, l’écrivain anglais Daniel Defoe a publié un pamphlet affirmant que les pauvres ne travailleraient pas pour un salaire si on leur donnait des aumônes. Cet argument a été répété à maintes reprises par d’éminents penseurs, dont Thomas Malthus dans son célèbre traité de 1798, An Essay on the Principle of Population (Essai sur le principe de population).

De nos jours, on entend toujours les mêmes arguments névrotiques. Lorsque le président Franklin Roosevelt, à l’origine du filet de sécurité usaméricain, qualifiait en 1935 l’aide sociale de drogue et de “destructeur subtil de l’esprit humain”, ou lorsque le sénateur de l’Arizona Barry Goldwater se plaignait en 1961 des “escrocs professionnels qui marchent dans les rues, qui ne travaillent pas et n’ont pas l’intention de travailler” ; ou lorsque Ronald Reagan, en campagne pour l’investiture présidentielle à la fin des années 1970, n’a cessé de parler d’un complexe de logements sociaux à New York où “vous pouvez obtenir un appartement avec des plafonds de 3 mètres et demi et un balcon de 6 mètres“ ; ou lorsque, en 1980, l’American Psychiatric Association a fait du “trouble de la personnalité dépendante” une catégorie diagnostique officielle ; ou lorsque l’écrivain conservateur Charles Murray a écrit dans son livre influent de 1984, Losing Ground [Perte de terrain], que « nous avons essayé de fournir plus aux pauvres et avons produit plus de pauvres à la place » ; ou lorsque le président Bill Clinton a annoncé en 1996 son plan pour “mettre fin à l’aide sociale telle que nous la connaissons” parce que le programme a créé un « cycle de dépendance qui a existé pour des millions et des millions de nos concitoyens, les exilant du monde du travail » ; ou lorsque le Conseil des conseillers économiques du président Donald Trump a publié un rapport approuvant les exigences de travail pour les plus grands programmes d’aide sociale du pays et affirmant que les politiques d’aide sociale de l’USAmérique ont entraîné un “déclin de l’autosuffisance”, ils ne faisaient que ressasser une vieille histoire - appelez-la la propagande du capitalisme - qui a été transmise d’une génération à l’autre : notre médicament (l’aide aux pauvres) est un poison.

L’idée que nous nous faisons des bénéficiaires de cette aide influe aussi profondément sur notre opinion. Les USAméricains ont tendance à croire (à tort) que la plupart des bénéficiaires de l’aide sociale sont noirs. Et de nombreux USAméricains continuent de penser que les Noirs ont une mauvaise éthique de travail. Le racisme antinoir renforce l’antagonisme des USAméricains à l’égard des prestations sociales.

Lorsque la dépendance à l’égard de l’aide sociale a dominé le débat public dans les années 1980 et 1990, des chercheurs ont entrepris d’étudier la question. Ils ont constaté que la plupart des jeunes mères bénéficiant de l’aide sociale cessaient d’en dépendre dans les deux ans qui suivaient leur entrée dans le programme. La plupart de ces mères sont revenues à l’aide sociale un jour ou l’autre, en y recourant pour des périodes limitées entre deux emplois ou après un divorce. Celles qui sont restées longtemps sur les listes sont l’exception à la règle. Une revue de la recherche parue dans Science a conclu que « le système d’aide sociale n’encourage pas tant la dépendance à l’égard de l’aide sociale qu’il n’agit comme une assurance contre les malheurs temporaires ».

Aujourd’hui, le problème n’est pas la dépendance à l’égard de l’aide sociale, mais l’évitement de l’aide sociale. En d’autres termes, de nombreuses familles pauvres ne profitent pas de l’aide qui leur est offerte. Seul un quart des familles qui remplissent les conditions requises pour bénéficier de l’aide temporaire aux familles nécessiteuses en font la demande. Moins de la moitié (48 %) des USAméricains âgés qui ont droit à des bons d’alimentation s’inscrivent pour les recevoir. Un parent sur cinq ayant droit à l’assurance maladie publique (sous la forme de Medicaid et du Children’s Health Insurance Program) ne s’y inscrit pas, tout comme un travailleur sur cinq ayant droit au crédit d’impôt sur les revenus gagnés ne le demande pas. Au plus fort de la grande récession, un USAméricain sur dix était sans emploi, mais seul un sur trois touchait le chômage.

Il n’existe pas d’estimation officielle du montant total des aides publiques non réclamées par les USAméricains à faibles revenus, mais ce chiffre se chiffre en centaines de milliards de dollars par an. Environ sept millions de personnes qui pourraient bénéficier du crédit d’impôt sur les revenus gagnés ne le réclament pas, passant collectivement à côté de 17,3 milliards de dollars par an. Si l’on ajoute à cela les sommes non réclamées chaque année par les personnes qui se privent de bons alimentaires (13,4 milliards de dollars), de l’assurance maladie gouvernementale (62,2 milliards de dollars), de l’assurance chômage lorsqu’elles sont entre deux emplois (9,9 milliards de dollars) et du revenu de sécurité complémentaire (38,9 milliards de dollars), on arrive déjà à près de 142 milliards de dollars d’aides inutilisées.

Nous avions l’habitude de croire que l’évitement de l’aide sociale se résumait à la stigmatisation, que les gens ne s’inscrivaient pas à l’aide parce qu’ils trouvaient l’expérience trop honteuse. Mais la recherche a commencé à ébranler cette théorie. Les taux de participation à des programmes soumis à conditions de ressources, tels que les bons d’alimentation, sont similaires à ceux de certains programmes d’assurance sociale plus universels (et moins stigmatisés), tels que le chômage. Lorsque le gouvernement est passé des bons alimentaires sous la forme de véritables timbres que l’on tendait ostensiblement à la caissière de l’épicerie à de discrètes cartes de transfert de prestations électroniques ressemblant à n’importe quelle autre carte de débit, il n’y a pas eu d’augmentation significative du nombre de demandes.

Si la réponse n’est pas la stigmatisation, que se passe-t-il ? Les faits montrent que les USAméricains à faibles revenus ne profitent pas pleinement des programmes gouvernementaux pour une raison beaucoup plus banale : on a rendu les choses difficiles et confuses. Les gens ignorent souvent l’existence des aides qui leur sont destinées ou sont accablés par le processus de demande. Lorsqu’il s’agit d’augmenter le nombre d’inscriptions aux programmes sociaux, les ajustements comportementaux les plus réussis ont été ceux qui ont simplement permis de sensibiliser les gens et de réduire les formalités administratives et les tracasseries.

Une intervention a permis de tripler le taux d’obtention de bons alimentaires par les personnes âgées en leur fournissant des informations sur le programme et en les aidant à s’inscrire. Les ménages âgés ont reçu une lettre les informant qu’ils pouvaient demander des bons d’alimentation, ainsi qu’un numéro à composer. Les personnes qui composaient ce numéro étaient mises en relation avec un spécialiste des prestations sociales qui les aidait à remplir le formulaire de demande et à rassembler les documents nécessaires.

Une autre initiative a permis d’augmenter considérablement le nombre de travailleurs qui ont demandé le crédit d’impôt sur le revenu gagné, simplement en envoyant des courriers, en réduisant la quantité de texte sur le formulaire de demande et en utilisant une police plus lisible. Sans blague : l’utilisation de la police Frutiger - cette police de caractères robuste et sûre d’elle qui orne les panneaux routiers et les étiquettes d’ordonnance en Suisse - a permis d’apporter des millions de dollars supplémentaires aux familles de travailleurs à faible revenu.

L’ironie de la chose, c’est que pendant que les politiciens et les experts s’inquiètent de la dépendance à long terme des pauvres à l’égard de l’aide sociale, les membres des classes protégées sont devenus de plus en plus dépendants de leurs programmes d’aide sociale. Si l’on tient compte de toutes les prestations offertes, l’État-providence usaméricain (en pourcentage du produit intérieur brut) est le deuxième au monde, après celui de la France. Mais cela n’est vrai que si l’on inclut les prestations de retraite subventionnées par l’État et fournies par les employeurs, les prêts étudiants et les plans 529 d’épargne-études, les crédits d’impôt pour les enfants et les aides à l’accession à la propriété : des prestations qui profitent de manière disproportionnée aux USAméricains se situant bien au-dessus du seuil de pauvreté. Si l’on met de côté ces avantages fiscaux et que l’on juge les USA uniquement en fonction de la part de leur PIB allouée aux programmes destinés aux citoyens à faible revenu, notre investissement dans la réduction de la pauvreté est bien inférieur à celui d’autres pays riches. L’État-providence usaméricain est déséquilibré.

Dans son livre The Government-Citizen Disconnect (2018), la politologue Suzanne Mettler rapporte que 96 % des adultes usaméricains ont eu recours à un programme gouvernemental majeur à un moment ou à un autre de leur vie. Les familles riches, de classe moyenne et pauvres dépendent de différents types de programmes, mais la famille moyenne riche et de classe moyenne bénéficie du même nombre de prestations gouvernementales que la famille moyenne pauvre.

Les prêts étudiants ont l’air d’avoir été émis par une banque, mais la seule raison pour laquelle les banques distribuent de l’argent à des jeunes de dix-huit ans sans emploi, sans crédit et sans garantie est que le gouvernement fédéral garantit les prêts et paie la moitié des intérêts. Les conseillers financiers peuvent vous aider à souscrire à des plans 529, mais les généreux avantages fiscaux de ces plans coûteront au gouvernement fédéral un montant estimé à 28,5 milliards de dollars entre 2017 et 2026. En 2020, le gouvernement fédéral a dépensé plus de 193 milliards de dollars en subventions aux propriétaires, un chiffre qui dépasse de loin les 53 milliards de dollars alloués à l’aide au logement pour les familles à faible revenu. Pour la plupart des USAméricains âgés de moins de 65 ans, l’assurance maladie semble provenir de leur emploi, mais cet arrangement est soutenu par l’un des plus importants allègements fiscaux accordés par le gouvernement fédéral, qui exonère le coût de l’assurance maladie parrainée par l’employeur des revenus imposables. On estime qu’en 2022, cet avantage a coûté 316 milliards de dollars au gouvernement.

Aujourd’hui, les plus grands bénéficiaires de l’aide fédérale sont les familles aisées. Au total, les USA ont dépensé 1 800 milliards de dollars en allégements fiscaux en 2021. Je ne saurais dire combien de fois on m’a dit qu’il fallait réduire les dépenses militaires et réorienter les économies réalisées vers les pauvres. J’ai rencontré beaucoup moins de personnes qui ont suggéré d’augmenter l’aide aux pauvres en réduisant les avantages fiscaux qui profitent principalement à la classe supérieure, même si nous dépensons plus de deux fois plus pour eux que pour l’armée et la défense nationale.

Selon des données récentes compilant les dépenses en matière d’assurance sociale, de programmes sous condition de ressources, d’avantages fiscaux et d’aides financières à l’enseignement supérieur, le ménage moyen situé dans les 20 % inférieurs de la distribution des revenus reçoit environ 25 733 dollars de prestations publiques par an, tandis que le ménage moyen situé dans les 20 % supérieurs reçoit environ 35 363 dollars. Chaque année, les familles usaméricaines les plus riches reçoivent près de 40 % de plus en subventions publiques que les familles usaméricaines les plus pauvres.

Mais les riches paient plus d’impôts, pourrait-on dire. C’est vrai, mais ce n’est pas la même chose que de payer une plus grande part d’impôts. L’impôt fédéral sur le revenu est progressif, ce qui signifie que la charge fiscale augmente avec les revenus, mais d’autres impôts sont régressifs, obligeant les pauvres à céder une part plus importante de leurs revenus. Prenons l’exemple des taxes sur les ventes. Celles-ci frappent le plus durement les pauvres, pour deux raisons exposées par les économistes Emmanuel Saez et Gabriel Zucman dans leur livre The Triumph of Injustice (2019). Premièrement, les familles pauvres ne peuvent pas se permettre d’épargner, alors que les familles riches le peuvent et le font. Les familles qui dépensent tout leur argent chaque année consacreront automatiquement une part plus importante de leur revenu à la taxe sur les ventes que les familles qui ne dépensent qu’une partie du leur. Deuxièmement, lorsque les familles riches dépensent de l’argent, elles consomment plus de services que les familles pauvres, qui dépensent leur argent en biens (essence, nourriture), lesquels sont soumis à une plus grande taxe sur les ventes. La progressivité de l’impôt fédéral sur le revenu est compensée par la nature régressive d’autres impôts, notamment le fait que la richesse (sous la forme de gains en capital) est imposée à un taux inférieur à celui des salaires.

Saez et Zucman montrent que lorsque tous les impôts sont pris en compte, nous sommes tous imposés au même taux. En moyenne, les USAméricains pauvres consacrent environ 25 % de leurs revenus aux impôts, tandis que les familles riches sont imposées à un taux effectif de 28 %, soit à peine plus.

Le gouvernement usaméricain aide le plus ceux qui en ont le moins besoin. Telle est la véritable nature de notre État-providence.

Les conséquences se font sentir sur nos comptes bancaires, mais plus profondément dans notre psychologie et notre esprit civique. Des études ont montré que les USAméricains qui demandaient le crédit d’impôt sur les revenus gagnés n’étaient pas plus susceptibles de se considérer comme des bénéficiaires de l’aide publique que ceux qui, avec un parcours similaire, ne demandaient pas ou ne pouvaient pas demander cette aide. En revanche, les personnes bénéficiant d’une aide sociale en espèces dans le cadre de programmes tels que l’assistance temporaire aux familles nécessiteuses se considéraient comme des bénéficiaires de l’aide gouvernementale. De même, les personnes qui ont eu recours à des prêts étudiants ou à des plans 529 ne sont pas plus susceptibles de reconnaître le rôle du gouvernement dans leur vie que les personnes d’origine similaire qui n’ont pas eu recours à ces programmes. En revanche, les USAméricains qui ont bénéficié du GI Bill [loi promulguée en 1944, instituant diverses aides et prestations pour les soldats démobilisés] avaient clairement le sentiment que de nouvelles opportunités leur avaient été offertes grâce à l’action de l’État. Les USAméricains qui bénéficient des programmes sociaux les plus visibles (comme les logements sociaux ou les bons d’alimentation) sont également les plus enclins à reconnaître que le gouvernement a joué un rôle positif dans leur vie, mais les USAméricains qui bénéficient des programmes les plus invisibles (à savoir les allègements fiscaux) sont les moins enclins à penser que le gouvernement leur a donné un coup de pouce.


Réduction d’impôt: Ave Maria, par Pat Bagley, The Salt Lake Tribune, 19/12/2017

Les familles qui bénéficient le plus des largesses de l’État sous la forme d’allègements fiscaux sont celles qui nourrissent les sentiments antigouvernementaux les plus forts. Les électeurs qui réclament des allègements fiscaux sont, dans leur grande majorité, ceux-là mêmes qui s’opposent à des investissements plus importants dans des programmes tels que le logement abordable, tout comme ceux qui bénéficient d’une assurance maladie parrainée par leur employeur sont ceux qui poussent à l’abrogation de la loi sur les soins abordables (Affordable Care Act). C’est l’un des paradoxes les plus exaspérants de la vie politique.

Comment concilier cela ? Comment concilier le fait que d’énormes avantages fiscaux accordés par le gouvernement passent inaperçus aux yeux des familles des classes moyennes et supérieures qui en bénéficient, ce qui nourrit le ressentiment de ces familles à l’égard d’un gouvernement perçu comme faisant l’aumône aux familles pauvres, et conduit les électeurs aisés à se mobiliser contre les dépenses publiques en faveur des pauvres tout en protégeant leurs propres avantages fiscaux qui, soi-disant, ne sont même pas remarqués en premier lieu ?

À mon avis, il y a trois possibilités. La première est que beaucoup d’entre nous, et c’est compréhensible, ont du mal à considérer un allègement fiscal comme un chèque de l’État. Nous considérons l’impôt comme une charge et les allégements fiscaux comme le fait que l’État nous permet de conserver une plus grande partie de ce qui nous revient de droit. Les psychologues ont montré que nous avons tendance à ressentir les pertes plus intensément que les gains. La douleur de perdre 1 000 dollars est plus forte que la satisfaction de gagner la même somme. Il en va de même pour les impôts. Nous avons tendance à penser beaucoup plus aux impôts que nous devons payer qu’à l’argent que nous recevons sous forme d’allègements fiscaux.

C’est le résultat de la volonté des USA de rendre la déclaration d’impôts exaspérante et fastidieuse. Au Japon, en Grande-Bretagne, en Estonie, aux Pays-Bas et dans plusieurs autres pays, les citoyens ne déclarent pas leurs impôts : le gouvernement le fait automatiquement. Les contribuables vérifient les calculs du gouvernement, signent le formulaire et le renvoient par la poste. Le processus peut être achevé en quelques minutes et, plus important encore, il permet de mieux garantir que les citoyens paient les impôts qu’ils doivent et reçoivent les prestations qui leur sont dues. Si les contribuables japonais estiment que leur gouvernement leur a réclamé trop d’argent, ils peuvent faire appel de leur facture, mais la plupart d’entre eux ne le font pas. Il n’y a aucune raison pour que les impôts des USAméricains ne soient pas collectés de cette manière, si ce n’est que les lobbyistes des entreprises et de nombreux législateurs républicains souhaitent que le processus soit douloureux. « Les impôts doivent faire mal », selon la phrase célèbre du président Reagan.

Dans ce cas, l’emballage est tout aussi important que le cadeau. Mais les aides sociales et les allègements fiscaux augmentent les revenus des ménages, contribuent au déficit et sont conçus pour encourager certains comportements, comme consulter un médecin (Medicaid) ou épargner pour l’université (plans 529). On pourrait inverser le système de distribution pour parvenir aux mêmes fins, en étendant l’aide sociale aux pauvres en réduisant les charges sociales pour les travailleurs à faible revenu (comme l’a fait la France) tout en remplaçant la déduction des intérêts hypothécaires par un chèque envoyé par la poste aux propriétaires chaque mois. Même différence.

Dans ces conditions, je soupçonne qu’il existe une autre raison à notre réticence à reconnaître l’invisibilité de l’État-providence : le droit à l’aide. Peut-être que les USAméricains des classes moyennes et supérieures pensent qu’ils méritent l’aide du gouvernement, mais pas les pauvres. Les penseurs libéraux l’expliquent depuis longtemps : la croyance innée des USAméricains en la méritocratie les pousse à faire l’amalgame entre réussite matérielle et mérite. Je n’y crois pas. Nous sommes bombardés de trop de preuves évidentes du contraire. Croyons-nous vraiment que les 1 % les plus riches sont plus méritants que le reste du pays ? Avons-nous l’audace de montrer du doigt les femmes de ménage dont la peau pèle à cause des produits chimiques, les cueilleurs de baies qui ne peuvent plus se tenir droits ou les millions d’autres travailleurs usaméricains pauvres et de prétendre qu’ils sont coincés au bas de l’échelle parce qu’ils sont paresseux ?

Même dans notre vie personnelle, nous voyons des gens progresser non pas grâce à leur courage et à leurs efforts, mais parce qu’ils sont grands ou séduisants, parce qu’ils connaissent quelqu’un ou parce qu’ils ont reçu un gros héritage. Nos vies sont façonnées de façon tangible par des voies innombrables, non seulement par des choses indépendantes de notre volonté, mais aussi par l’irrationalité implacable du monde. Chaque jour, nous sommes confrontés aux caprices de la vie, aux façons injustes et stupides dont notre avenir est déterminé par le contexte ou le hasard.

La plupart d’entre nous croient que travailler dur nous aide à avancer - parce que c’est bien sûr le cas - mais la plupart d’entre nous reconnaissent également que les avantages découlent du fait d’être blanc, d’avoir des parents très instruits ou de connaître les bonnes personnes. Nous sommes conscients que nous ne pouvons remonter nos bretelles que jusqu’à un certain point, que les platitudes sur le courage, la maîtrise de soi et les heures de travail sont de bons conseils pour nos enfants, mais qu’elles ne remplacent pas une théorie sur la façon dont le monde fonctionne. La plupart des démocrates et des républicains pensent aujourd’hui que la pauvreté est due à des circonstances injustes et non à un manque d’éthique du travail.

Cela nous amène à la troisième explication possible de la raison pour laquelle nous acceptons la situation actuelle : nous l’aimons.

C’est l’explication la plus grossière, je sais, et c’est probablement la raison pour laquelle nous la dissimulons derrière toutes sortes de justifications et d’évasions rapides. Mais comme l’a dit un jour la militante des droits civiques Ella Baker, « ceux qui sont bien lotis ne veulent pas être mal lotis », quelle que soit la façon dont ils ont obtenu leur argent. Les allègements fiscaux sont intéressants quand on peut les obtenir. En 2020, la déduction des intérêts hypothécaires a permis à plus de 13 millions d’USAméricains de conserver 24,7 milliards de dollars. Les propriétaires dont le revenu familial annuel est inférieur à 20 000 dollars ont économisé 4 millions de dollars, et ceux dont le revenu annuel est supérieur à 200 000 dollars ont bénéficié de 15,5 milliards de dollars. Toujours en 2020, plus de 11 millions de contribuables ont déduit les intérêts de leurs prêts étudiants, ce qui a permis aux emprunteurs à faibles revenus d’économiser 12 millions de dollars et à ceux dont les revenus se situent entre 100 000 et 200 000 dollars d’économiser 432 millions de dollars. Au total, les 20 % de contribuables les plus aisés bénéficient de six fois plus d’avantages fiscaux que les 20 % les plus modestes.

Nous avons choisi de donner la priorité au subventionnement de la richesse plutôt qu’à la réduction de la pauvreté. Et puis nous avons le culot - l’impudence, en fait - de fabriquer des histoires sur la dépendance des pauvres à l’égard de l’aide gouvernementale et de rejeter les propositions visant à réduire la pauvreté parce qu’elles coûteraient trop cher. En regardant le prix d’un programme qui réduirait de moitié la pauvreté des enfants ou qui permettrait à tous les USAméricains d’avoir accès à un médecin, nous demandons : « Mais comment pouvons-nous nous le permettre ? » Comment pouvons-nous nous le permettre ? Quelle question honteuse ! Quelle question égoïste et malhonnête, posée comme si la réponse ne nous sautait pas aux yeux. Nous pourrions nous le permettre si les plus aisés d’entre nous recevaient moins de l’État. Nous pourrions nous le permettre si nous concevions notre État-providence de manière à élargir les possibilités et non à protéger les fortunes.

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