Caroline Dupuy à Tanger, Maroc
Middle East Eye, 1/7/2025
Traduit par SOLIDMAR
Malgré les protestations publiques, les expéditions de matériel militaire à destination d’Israël via les ports marocains se poursuivent, facilitant les attaques contre les Palestiniens.
Une femme brandit les drapeaux palestinien, marocain et libanais alors que des manifestants marchent vers le port de Tanger Med pour protester contre l’arrivée prévue d’un navire censé transporter des pièces de chasseurs à réaction à destination d’Israël, à Tanger, Maroc, le 20 avril Photo Abdel Majid Bziouat/AFP
Il est impossible de passer à
côté de l’omniprésence de Maersk dans les ports marocains, tant la société
danoise domine les conteneurs maritimes. Cette forte présence ne serait pas si
intrigante en soi, si ce géant mondial de la logistique n’était pas connu pour
le transport de matériel militaire vers Israël en pleine guerre contre Gaza.
Le Maroc est devenu un maillon
essentiel dans la route des armes facilitant les expéditions de matériel
militaire vers Israël, notamment via Maersk. Cela inclut des composants de jets
F-35, qui alimentent les attaques israéliennes contre les Palestiniens.
Un rapport récent de Declassified UK et du média d’enquête irlandais The Ditch a examiné le rôle du Maroc dans le transfert de pièces des avions de chasse F-35 via Maersk.
Le rapport évoque en particulier
une expédition en avril : le matériel pour jets a quitté le port de Houston, aux USA. Deux semaines plus tard, le Maersk
Detroit battant pavillon usaméricain
arrivait à Tanger, Maroc, où la cargaison était
transférée sur un
autre navire, le Nexoe Maersk [battant pavillon de Hong Kong].
L’expédition a traversé la Méditerranée avant d’arriver au port israélien de Haïfa. La cargaison militaire a ensuite été acheminée vers la base aérienne de Nevatim, point clé de décollage de l’armée de l’air israélienne pour bombarder Gaza.
Lorsque ces révélations ont été faites en avril, l’indignation publique a éclaté au Maroc. Des milliers de manifestants se sont mobilisés dans les ports de Casablanca et Tanger Med, tandis qu’au moins huit dockers ont démissionné en protestation contre les expéditions controversées de Maersk.
Les rapports divergent quant au
début de l’accostage de telles cargaisons dans le royaume, mais les ports
marocains sont devenus une option attrayante sur la route de transfert après
qu’en novembre, deux cargos Maersk ont été empêchés d’accoster en Espagne,
soupçonnés de transporter des armes vers Israël.
Ils se sont donc arrêtés à Tanger
Med, déclenchant de nouvelles protestations locales.
Alejandro Pozo, spécialiste des
conflits armés et du désarmement au Centre Delas, a déclaré à MEE
que les transferts d’armes via la route Espagne–Maroc sont considérés comme « un trafic
régulier et n’ont pas
cessé », d’après les
bases de données que le centre de
recherche catalan a pu consulter.
Face à la polémique, Maersk a
publié en mars un communiqué affirmant qu’elle « observe
une politique stricte de non-acheminement d’armes ou
de munitions vers les zones de conflit actif, dans le respect des réglementations internationales ».
Un représentant a également affirmé à Declassified UK que le Maersk Detroit et le Nexoe Maersk « transportent des conteneurs contenant des pièces de F-35. Cependant, ces cargaisons sont destinées à d’autres pays participants au programme F-35 ». Le programme des F-35 « dépend d’un réseau complexe de partenaires et fournisseurs à travers plusieurs pays », a précisé le groupe danois en juin.
Se cacher
derrière les mots
L’entreprise reconnaît cependant
ses contrats avec le gouvernement usaméricain via sa filiale usaméricaine,
Maersk Line Limited (MLL), engagée dans le Maritime Security Programme (MSP).
Ce programme, auquel Maersk
participe depuis 1996, impose de mettre des navires à disposition des autorités
usaméricaines moyennant des sommes importantes pour transporter du matériel
destiné à la guerre. Ainsi, la société devient un acteur clé de la facilitation
des transferts d’armes.
De par ce soutien à la politique usaméricaine,
Maersk expédie des cargaisons vers plus de 180 pays « dans le
cadre de programmes de coopération en
matière de sécurité, incluant le transport de marchandises
civiles et à usage militaire vers Israël », selon le communiqué de mars.
Maersk a assuré au site ouèbe Danwatch
que les trajets de ses bateaux vers Israël « ne font
pas partie du MSP », mais
sont liés à un autre
programme militaire usaméricain.
Pourtant, un
rapport du Centre Delas a repéré que des navires de la route faisaient partie
du MSP. L’annexe liste ces expéditions pour permettre d’identifier les navires
susceptibles de transporter des armes vers Israël.
Selon le centre, les transports
MSP qui passent fréquemment par le Maroc et l’Espagne du Sud signalent un
trajet vers Israël. Pour Pozo, les protestations ont eu lieu sur certains
transports parce que l’information était publique, pas parce qu’elles étaient
les seules occasions.
Le Maroc reste muet sur sa
participation à ces transferts d’armes. Ce silence est suspect pour nombre
d’observateurs.
« Évidemment, un gouvernement peut savoir ce qu’il y a dans un conteneur – s’il le
veut vraiment », dit
Pozo à MEE.
Les acteurs
impliqués « se cachent derrière le vocabulaire », ajoute-t-il, parlant par
exemple « d’équipement militaire ou de composants ». Ce vocabulaire est
semblable à celui employé par Maersk dans ses communications.
Pozo souligne aussi qu’alors que
le gouvernement espagnol a bloqué trois cargaisons sous la pression populaire,
« l’Espagne n’a pas
appliqué d’autre
mesure administrative, y compris des sanctions contre les transferts d’armes à Israël ».
MEE a contacté Maersk,
l’Agence nationale des ports du Maroc et le ministère marocain des Affaires
étrangères pour connaître leur position morale, compte tenu des conséquences
dévastatrices de ces armes à Gaza.
MEE voulait
aussi savoir la quantité exacte d’armes transportées via le Maroc, pourquoi le
royaume est devenu un maillon clé, et depuis quand Maersk passe par cette
route.
Aucune réponse n’avait été donnée
au moment de la publication.
Interdépendance maroco-israélienne
Le Mouvement de la jeunesse
palestinienne a affirmé, en novembre 2024, que Maersk a « expédié des
millions de livres (lb) d’équipements
militaires vers l’armée israélienne
depuis les USA, à travers plus de 2000 expéditions » sur 12 mois à partir
de septembre 2023.
La capacité militaire israélienne
découle en majorité des importations, notamment des USA, selon Zain Hussain,
chercheur au SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute).
Depuis son
arrivée au pouvoir, l’administration Trump a approuvé près de 12 milliards de $US de ventes
militaires majeures à Israël.
« Israël dépend
largement des importations d’armes
pour sa guerre à Gaza et
ses opérations militaires ailleurs dans la région », explique Hussain à MEE.
« Disposer
de routes d’acheminement fiables et sûres pour le transfert de ces armes et
composants est crucial pour Israël, et le
soutien de certains États est
essentiel pour le permettre »,
ajoute-t-il.
Pozo avance qu’une des raisons
pour lesquelles le Maroc est devenu une plateforme stable sur la route des
transferts, via le détroit de Gibraltar, est avant tout géographique.
« J’imagine que la proximité permet une logistique efficace et des économies en coût énergétique », indique-t-il.
Sinon, il faudrait passer par
l’Afrique et la mer Rouge, une route plus longue, coûteuse et dangereuse,
rappelle le Centre Delas.
Autre facteur : la dépendance du Maroc vis-à-vis d’Israël pour son équipement
militaire, comme en témoigne le
choix récent du royaume de faire d’Elbit Systems l’un de ses
principaux fournisseurs d’armes.
Le Maroc a normalisé ses
relations avec Israël en décembre 2020, rejoignant les Accords d’Abraham du
président Trump, en échange d’une reconnaissance par les USA et Israël de la
souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.
Depuis, la coopération entre les
deux pays n’a fait que se renforcer, y compris militairement. Le Maroc est
accusé d’utiliser des armes pour soutenir son conflit contre le Front
Polisario, mouvement indépendantiste sahraoui soutenu par l’Algérie voisine.
« Israël et les USA savent que le Maroc collaborera ; il y a
aussi la dimension politique : les USA ont reconnu le Sahara occidental comme
marocain, ce qui ajoute une autre dimension à cette
coopération », analyse Pozo.
« Trahison »
Contrairement à l’Espagne, le
Maroc n’a pas stoppé certaines livraisons malgré les manifestations publiques.
Une militante marocaine d’Amnesty
International, qui souhaite garder l’anonymat, confie à MEE combien il
lui est « douloureux » de « voir
[son] pays connecté à la machine du génocide en Palestine ».
Pour elle, la résistance dépasse
la politique : « Il s’agit de notre humanité et de notre responsabilité morale… Chaque
bombe larguée, chaque enfant enterré sous les décombres,
devrait nous bouleverser au plus profond de nous-mêmes ».
« La
population veut que le Maroc rompe ses liens avec Israël et adopte une position ferme et sans
concessions contre l’occupation
et l’apartheid », poursuit-elle.
« À Amnesty, nous travaillons à exposer ces violations et exiger des
comptes. Je dis cela par amour pour mon pays mais aussi avec le courage de le
critiquer. Nous devons demander la transparence. Nous devons parler. Car le
silence face au génocide n’est pas de la neutralité, c’est de la
trahison. »
Elle souligne également qu’il
existe une « menace constante de répression » contre le militantisme propalestinien au
Maroc, bien que le royaume publie régulièrement des déclarations
de soutien à la cause palestinienne.
Selon le Front marocain de
soutien à la Palestine et contre la normalisation, qui rassemble une vingtaine
d’associations, syndicats et partis politiques, 20 militants ont été arrêtés et
emprisonnés depuis 2021, un phénomène qui s’accélère depuis le début de la
guerre israélienne contre Gaza en octobre 2023.
Un expert du Carnegie, sous couvert d’anonymat, déclare à MEE que « malgré l’ampleur et la visibilité des protestations, elles n’ont pas encore abouti à un changement politique significatif ».
Cependant, citant une récente
déclaration du parti d’opposition Justice et Développement (PJD), qui réaffirme
« sa
critique de la normalisation » et la nécessité d’un « réalignement » du royaume sur la position massivement propalestinienne
des Marocains, l’expert
envisage la possibilité d’un changement.
« Le sentiment populaire
peut avoir un effet contraignant ou cumulatif, surtout lorsqu’il rejoint des questions
de légitimité intérieure, alimente le discours d’opposition et la
mobilisation », conclut-il.
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