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06/11/2025

Comment Dick Cheney a fait de moi un meilleur journaliste

 NdT

Il avait commencé sa longue carrière en 1969, chez Nixon. Richard Bruce alias Dick Cheney a été  successivement chef de cabinet de la Maison-Blanche sous l'administration Ford de 1975 à 1977, secrétaire à la Défense sous l'administration H. W. Bush de 1989 à 1993, représentant fédéral pour le Wyoming de 1979 à 1989, PDG de la multinationale pétrolière Halliburton, et enfin vice-président des USA entre 2001 et 2009 sous l'administration de George W. Bush, exerçant de fait le pouvoir et dictant ses consignes à Bush. Dans le cadre de la seconde guerre du Golfe, il a soutenu l'invasion de l'Irak, les écoutes téléphoniques et l'usage de la torture. Il a réchappé miraculeusement à un attentat suicide taliban en 2007, à quatre pontages coronariens et à une greffe de cœur. Le 3 novembre, il a enfin rejoint en enfer Donald Rumsfeld (2021), Henry Kissinger (2023) et le reste de la bande, échappant comme eux à la justice des hommes. Le grand journaliste Seymour Hersh lui a consacré le témoignage ci-dessous.

 Les mensonges et les violations de la Constitution de l’ancien vice-président ont poussé ceux qui l’entouraient à dire la vérité


Seymour Hersh, 5/11/2025
Traduit par Tlaxcala

 


Richard B. Cheney à son bureau à la Maison-Blanche après être devenu chef de cabinet du président Gerald R. Ford en 1975. Photo Bettmann via Getty Images

Je lisais tard dans la nuit, ici à Washington, un nouveau livre sur les horreurs de la vie en prison à Guantánamo Bay — l’une des contributions de George W. Bush et Dick Cheney à la vie après le 11 septembre. Hier matin, je me suis réveillé pour apprendre que Cheney, le vice-président le plus marquant de l’histoire usaméricaine récente, avait fini par passer l’arme à gauche. J’ai longtemps rendu compte de Cheney de manière critique pour The New Yorker, avec l’aide de personnes à l’intérieur du système qui pensaient qu’il existait de meilleures façons de répondre aux attaques du 11 septembre que d’en engendrer d’autres horreurs.

Au minimum, Cheney fut l’égal de Bush et est largement considéré comme peut-être le vice-président le plus efficace de l’histoire. Les historiens en jugeront un jour. Pour l’instant, je peux livrer mes impressions en tant que témoin ayant eu un certain aperçu du fonctionnement interne de son bureau, même si je ne l’ai jamais rencontré ni parlé avec lui. Nous nous sommes croisés une décennie ou plus après le 11 septembre, mais Cheney ignora ostensiblement la main que je lui tendais et passa devant moi. On savait qu’il avait un cœur défaillant, mais grâce à un nouveau traitement, il vécut une décennie de plus que prévu, continuant à chasser et à pêcher dans le Wyoming. Il disait à ses amis que son nouveau cœur à pompe électronique fonctionnait parfaitement, sauf que chaque fois qu’il entrait dans la cuisine, il déclenchait la cafetière.

Peu après le 11 septembre, j’appris d’un haut responsable — un agent vétéran brillant, bien au fait du Moyen-Orient — que les talibans, alors dirigés par le mollah Omar, avaient fait savoir à la Maison-Blanche, par l’intermédiaire de la CIA, qu’ils ne considéraient pas Oussama ben Laden, le chef d’Al-Qaïda, comme un invité intouchable après les attentats. L’USAmérique pouvait donc se venger de lui et renoncer à une opération prévue contre les talibans ainsi que contre Ben Laden, qui deviendrait bientôt introuvable. Bush et Cheney ignorèrent cette offre, et la guerre commença. Ben Laden ne serait retrouvé et assassiné que près d’une décennie plus tard, lorsqu’une unité de Navy SEAL reçut l’ordre de le tuer à vue de la part du président Barack Obama, dont l’usage des assassinats ciblés de terroristes présumés à l’étranger n’a jamais été pleinement exploré par les médias.

Mon travail de journaliste pendant la guerre du Vietnam à la fin des années 1960 me conduisit d’abord au New Yorker, puis au New York Times, avant de revenir au New Yorker, dont le rédacteur en chef au moment du 11 septembre, David Remnick, me dit, après que le deuxième avion eut percuté le World Trade Center, que je passerais les prochaines années de ma carrière à enquêter sur ce qui deviendrait la guerre usaméricaine contre le terrorisme.

Dès le départ, il était clair que Cheney serait l’homme clé de cette guerre, et j’ai fait tout ce qu’un journaliste d’un hebdomadaire pouvait faire pour pénétrer lentement les cercles internes. Au fil des années, je parvins à obtenir des informations du bureau du vice-président, de la part de ceux dont la loyauté envers la Constitution et le sens de la proportion politique et militaire — et de la vérité — l’emportaient sur tout le reste.

Avec ses apparitions précoces dans les émissions du dimanche matin et ses propos francs sur la nécessité d’aller vers ce qu’il appelait « le côté obscur », Cheney étendit les opérations de la CIA, de la NSA et du renseignement militaire, aux USA comme à l’étranger, déchirant les limites constitutionnelles. Le Congrès, la presse et le public se plièrent et approuvèrent ces violations, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Ce n’était pas mon domaine, selon Remnick et d’autres au New Yorker. Ma mission était de découvrir ce que faisait Cheney. Ce qui me permit finalement d’entrer dans la place, ce ne furent pas mes premiers articles sur les erreurs militaires usaméricaines, mais les mensonges répétés à leur sujet du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld (qui joue, à sa manière, un rôle peu flatteur dans le récent documentaire sur ma carrière, Cover-Up, de Laura Poitras et Mark Obenhaus), de la conseillère à la sécurité nationale Condoleezza Rice et du général Tommy Franks, commandant du US Central Command, dirigeant les opérations militaires de coalition en Afghanistan et en Irak.

Les données les plus secrètes des guerres d’Afghanistan et d’Irak concernaient l’autorisation en constante expansion donnée aux forces spéciales usaméricaines et aux troupes clandestines d’assassiner librement des cibles présumées. Cheney et Rumsfeld étaient directement impliqués dans ces actions illégales, comme je l’ai souvent rapporté dans le New Yorker. La tension au sein de la communauté du renseignement sur ce qui était légal ou non atteignit un tel point qu’en 2007, un ancien haut responsable de la CIA, récemment retraité, m’a dit :

« Le problème, c’était de savoir ce qui constituait une approbation. Mes gars se disputaient sans arrêt à ce sujet. Pourquoi devrions-nous risquer nos hommes ? Si vous voulez que je tue Joe Smith, dites-le clairement.
Si j’étais le vice-président ou le président, je dirais : “Ce type Smith est dangereux, et c’est dans l’intérêt des USA de le tuer.” Mais ça, ils ne le disent pas. À la place, George [Tenet] — le directeur de la CIA avant et après le 11 septembre jusqu’à la mi-2004 — va à la Maison-Blanche et on lui dit : “Vous êtes des professionnels. Vous savez à quel point c’est important. Nous savons que vous obtiendrez les renseignements nécessaires.” George revenait et nous disait : “Faites ce que vous avez à faire.” »

Les mensonges répétés de l’administration sur les informations que je publiais dans le magazine provoquèrent des appels sur mon téléphone personnel de la part de gens de l’intérieur qui connaissaient la vérité. Ceux qui ont de l’intégrité, aiment leur pays et soutiennent l’armée usaméricaine, sont souvent les mêmes qui ne supportent pas les mensonges officiels. J’ai demandé ce matin à une de ces personnes, aujourd’hui retraitée depuis longtemps, ce qu’elle pensait de Cheney, et elle m’a répondu :

« Il était plus intelligent et plus pragmatique que n’importe quel président qu’il ait servi. Il façonnait discrètement la politique étrangère en coulisse et laissait peu de traces. Il ne s’exprimait publiquement que pour défendre les décisions de son chef. »

Et cette personne m’a mis en garde à propos de cet article :

« Impossible de le résumer par une simple formule. »

 

Alan Cavanagh, Irlande

NdT

Chasse à la caille : en février 2006, lors d’une partie de chasse à la caille dans un ranch au Texas, Dick Cheney a grièvement blessé -par erreur -Harry Whittington, un avocat de 78 ans. Cela lui a valu le surnom de Dick-la-Gâchette.