Jacques Le Goff est professeur émérite des Universités, membre de l’Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste (ASPDH), chroniqueur au quotidien Ouest-France.
« Dans la théorie républicaine, seul trouve droit de cité le « peuple » souverain constitutif de la « nation » en tant que réalité sociologique de l’ordinaire des jours convertie en ensemble politique formé de citoyens raisonnables, socle de la démocratie représentative opposée à l’ochlocratie, pouvoir de la foule. »
La foule n’a pas de légitimité
tranchait récemment Emmanuel Macron
en vue de remettre les choses à leur juste place. C’est peu dire qu’il
n’a pas convaincu. Car s’il avait juridiquement raison, il avait non
moins politiquement tort.
Le droit, en effet, ne connaît la foule
autrement
que comme facteur de désordre et creuset de violences potentielles. Ses
agissements relèvent du droit pénal plus que du droit constitutionnel.
Identifiée à la populace
, elle nourrit un imaginaire
fantasmatique de feu et de sang dans un débordement de passions sans
retenue. Les eaux paisibles des défilés peuvent à tout instant s’enfler
et se transformer en impétueux torrents dévastateurs. C’est Belleville
et Montreuil déferlant sur Paris au XIXe siècle, c’est le 6 février 1934
avec ses trente morts et mai 1968. Telle est la représentation qu’en a
le droit qui a pourtant constitutionnalisé celui de manifester. Par le seul fait qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation
écrivait, fin XIXe, Gustave Lebon dans sa Psychologie des foules. Bref, à ses yeux, l’état de nature.
Dans la théorie républicaine, seul trouve droit de cité le peuple
souverain constitutif de la nation
en tant que réalité sociologique de l’ordinaire des jours convertie en
ensemble politique formé de citoyens raisonnables, socle de la
démocratie représentative opposée à l’ochlocratie, pouvoir de la foule.
Deux images viennent à l’esprit : celle du volcan dont la lave
initialement ravageuse ne devient fertile qu’au prix de son
refroidissement et de sa régénération par le cratère tonnant ; ou encore
l’image d’un lac de barrage hydroélectrique impassible (peuple) bien
qu’alimenté par des torrents (foules) et producteur d’énergie
démocratique pérenne.
Repenser le logiciel de la démocratie
Mais c’est une vue théorique qui est mise en défaut par une évolution insensible des esprits à l’origine de l’intégration, à la vie politique, de la société prise comme telle dans toute l’épaisseur sociale de sa concrétude. C’est le peuple des places et des marchés, des rues et des chemins de campagne, de la capitale et des provinces…. La foule des individus de tous les jours économiquement, socialement, culturellement situés, est au cœur de ce nouvel imaginaire en rupture avec le jacobinisme exclusivement politique.
Tel est l’âge des foules dont procède un système démocratique mixte caractéristique de ce que Pierre Rosanvallon a nommé contre-démocratie
en rien opposée à la démocratie mais réservée sur un fonctionnement révélant l’écart entre le peuple-principe
qui élit ses représentants et le peuple-société
qui, dans l’intervalle des scrutins, veut continuer d’influer sur la
décision politique. D’où une tension permanente entre la légitimité des
élus et celle, instituante, de ceux dont ils tiennent leur mandat. Mais
n’est-ce pas ce qui caractérise la démocratie continue
(O.
Jacob, 2022) appelée de ses vœux par Dominique Rousseau, ou la
démocratie d’opinion, opinion qui, nous explique Jacques Julliard, est
pour la société son identité dont elle prend conscience pour parvenir progressivement à la maîtrise de soi
(La reine du monde, Flammarion) ?
Ce qui nous oblige à repenser le logiciel de la démocratie
devenue plus effervescente que jamais mais sans perdre de vue
l’avertissement de Le Bon : Les individus réunis en foule perdant toute volonté se tournent d’instinct vers qui en possède une
allant dans le sens de leurs désirs.
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