Philippe Marlière, Open Democracy, 9/12/2021
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
À la différence de Marine Le Pen, le candidat d'extrême-droite à la présidentielle, Zemmour, n'a aucun lien avec la tradition fasciste française. Son ascension fulgurante provient du courant dominant.
Éric Zemmour, l'animateur de télévision devenu candidat à la présidentielle, est-il un fasciste ? Ses idées sur l'immigration, l'islam et le genre sont sans doute extrêmes. À ce jour, il a été condamné à deux reprises pour incitation à la haine raciale ou religieuse.
En novembre dernier, l'homme de 63 ans a été rejugé pour des motifs similaires, suite à une remarque faite à la télévision en septembre 2020, selon laquelle les mineurs étrangers non accompagnés étaient « des voleurs et des violeurs » et que la France « devait les renvoyer ». Le procès est en cours, l'avocat de Zemmour affirmant que les accusations sont « infondées ».
Son premier meeting électoral, qui s'est tenu dans la banlieue parisienne de Villepinte en début de semaine, a été entaché de scènes de violence : les partisans de Zemmour, dont certains appartiennent à des groupes d'extrême droite et néo-nazis, ont des militants antiracistes qui manifestaient pacifiquement.
Pourtant, coller l'étiquette de « fasciste » à Zemmour est paresseux et inutile : cela n'éclaire pas les raisons de son ascension politique fulgurante, ni n'explique ce que cette percée actuelle représente pour la politique française.
Promu par les médias
Zemmour ressemble effectivement à un fasciste et a les
idées d'un fasciste, mais contrairement à son adversaire électorale
Marine Le Pen, la lideure du parti Rassemblement national, il n'a
pas de lien direct avec la
tradition fasciste française.
Il est issu
du courant dominant de
la politique française,
ayant passé les 35 dernières années dans
le journalisme conservateur. Il a
successivement travaillé pour des journaux et des médias
tels que Le Quotidien de Paris et Le Figaro, des stations de radio familiales
comme RTL et a eu un talk-show
populaire sur France
2, la principale
chaîne de télévision publique.
Entre 2019 et 2021, il a été le rédacteur et le chroniqueur d'une émission quotidienne diffusée sur CNews, une chaîne d'information en clair qui est sous le contrôle de Vincent Bolloré, un propriétaire de médias et magnat des affaires. Vincent Bolloré, un catholique traditionaliste convaincu, s'est brouillé avec Emmanuel Macron. Le président a reproché à l'homme d'affaires d'utiliser ses médias pour établir un programme réactionnaire. Aujourd'hui, hostile à la réélection de Macron, Bolloré est largement considéré comme un promoteur des idées d'extrême droite et a fait de CNews une sorte de pendant français de Fox News aux USA. Bolloré s'est servi de Zemmour pour faire avancer son programme « loi et ordre » et islamophobe.
Né en Algérie de parents juifs algériens et élevé dans la banlieue de Paris, Zemmour incarne la vacuité des médias français, ce qui a sans aucun doute fait de lui une star politique. Diverses chaînes de télévision et stations de radio grand public ainsi que des journaux lui ont donné une tribune pour exercer son style au vitriol et exprimer ses idées racistes. Zemmour n'a pas été confronté à un environnement hostile. Au contraire, il est la créature de l'establishment politique, médiatique et économique français, qui l'a protégé et promu au fil des années.
Comme celles de Donald Trump, les
opinions de Zemmour sur la « race », le genre et la classe
sociale sont extrémistes et
vulgaires. Il existe cependant
des distinctions entre les deux hommes. L'ancien président des USA ne fait pas
semblant d'être cultivé et suit volontiers la culture pop. Zemmour, diplômé de
l'université d'élite Sciences Po, se vante de (sa) haute culture et semble
obsédé par l'histoire de France, qu'il déforme constamment en fonction de son
agenda politique.
Lors de l'annonce de sa candidature à la présidence française la semaine dernière, Zemmour a passé beaucoup de temps à énumérer les noms de personnalités françaises du passé. Tous étaient blancs et la plupart étaient des hommes. Sa France est bloquée dans le passé : au XIXème siècle en ce qui concerne la littérature, et dans les années 60-70, en ce qui concerne la culture populaire et la politique.
Le racisme gravé dans l'universalisme républicain
Comment peut-on avoir des idées d'extrême droite, voire fascistes, sans être à proprement parler un fasciste ? Zemmour aime à dire que ses deux principaux points de référence politiques sont Napoléon Bonaparte et Charles de Gaulle. Il est révélateur que les deux hommes, à des degrés divers, soient issus de l'aile autoritaire du conservatisme français. Qui plus est, cet autoritarisme (plus flagrant dans le cas de Napoléon) est compatible avec le discours républicain français traditionnel. Cette idéologie fédère aujourd'hui la droite et une grande partie de la gauche dans un récit patriotique qui érige l' « universalisme » en valeur suprême.
Le républicanisme universel est un élément clé des idées extrêmes de Zemmour - qui, paradoxalement, sont ancrées dans le courant dominant de la politique française. Selon la conception universaliste de la citoyenneté, la nation française est une construction politique plutôt qu'une communauté ethnique ou culturelle prédéterminée. Tous les citoyens français sont considérés comme égaux, indépendamment de leur « rac »e, de leur culture, de leur religion ou de leur sexe. Le républicanisme français est dit « daltonien ».
Cette philosophie est l'héritage de la révolution française et est aujourd'hui soutenue avec force par de larges pans de l'échiquier politique, de la gauche populiste de Jean-Luc Mélenchon à l'extrême droite de Marine Le Pen. Zemmour est également un partisan convaincu d'une idéologie dont le « daltonisme » permet aux racistes - comme lui - d'être également aveugles au racisme. Si le racisme de Zemmour (notamment son islamophobie obsessionnelle) emprunte à cette conception universaliste de la citoyenneté, il le fait à partir d'un point de vue particulier : sa judéité.
Dans un discours prononcé devant l'Assemblée nationale française en décembre 1789, le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre résumait de manière célèbre la position universelle vis-à-vis des Juifs émancipés : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ». En d'autres termes, les Juifs sont français, non pas parce que l'État reconnaît qu'ils sont juifs, mais parce que, en tant qu'individus et citoyens, ils font partie de la communauté nationale. Une telle conception de la citoyenneté peut être considérée comme hautement assimilationniste, et hostile aux politiques multiculturelles de type britannique ou usaméricain.
On dit parfois en France que Zemmour est inconscient de ses propres origines juives. Il a critiqué les familles juives qui ont enterré leurs proches en Israël après une attaque terroriste contre une école juive à Toulouse, et a affirmé à tort que le régime de Vichy protégeait les Juifs français. Certains critiques décrivent Zemmour comme voulant être l'archétype du « bon juif » : celui qui veut être « plus goy que le goyim ». En fait, Zemmour agit comme un « Français israélite » typique ; une expression qui résume la judéité en tant que religion, et non en tant qu'identité culturelle plus large.
À partir de la Révolution française, de nombreux Juifs ont voulu être considérés comme des républicains irréprochables. Aux XIXème et XXème siècles, ils ont été des patriotes dévoués, ont servi leur pays en tant que fonctionnaires et ont fait la guerre pour défendre la nation. Être juif - ou israélite - était une affaire purement privée. L’essentiel était d’être un citoyen français. Zemmour est peut-être raciste, mais son racisme découle d'un assimilationnisme intransigeant. Il se comporte comme un républicain zélé d'extrême droite. Cela ne signifie pas que tous les républicains de France sont racistes ou réactionnaires. Cela montre simplement qu'un raciste comme Zemmour peut trouver dans le républicanisme assimilationniste un outil pratique pour exercer sa haine des musulmans et des étrangers.
Une course présidentielle à l'extrême droite
Le racisme de
Zemmour est bien
documenté. Il a récemment déclaré que les parents ne
devraient être autorisés à donner à leurs enfants que des prénoms français
"traditionnels" ; il
a affirmé que les employeurs devraient avoir le droit de refuser des candidats arabes et noirs ; il a exprimé son admiration pour
le général Bugeaud, qui a massacré des musulmans pendant la conquête
coloniale de l’Algérie ; il est favorable à la réintroduction de la peine de
mort ; et il estime que les hommes devraient
exercer le pouvoir politique tandis
que les femmes resteraient à la maison pour élever les enfants. En outre, il
adhère à la théorie du « grand remplacement », selon laquelle
les populations
européennes blanches sont
délibérément remplacées par une
immigration non blanche, théorie qui a été formulée pour la première fois
par l'écrivain français
d'extrême droite Renaud Camus. (Cette même théorie du complot
a motivé un suprémaciste blanc à commettre les
attentats terroristes de
2019 contre deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande,
faisant 51 morts). Le nom du
nouveau parti de
Zemmour, Reconquête, fait
référence à la Reconquista qui
a expulsé les musulmans - et les juifs - d'Espagne.
Zemmour parviendra-t-il à maintenir le cap et à se révéler un concurrent sérieux ? En tant que débutant absolu en politique et avec peu de soutien sur le terrain, il a une tâche colossale sur les bras. Qu’il réussisse ou non sur le plan électoral, il a déjà eu un impact sur cette élection et sur la politique française en général. Ces dernières années, on a assisté à un grand virage à droite. Ce mouvement a commencé pendant la présidence de Sarkozy (2007-
2012), mais il s'est intensifié pendant le mandat de Macron. Le vote combiné pour tous les candidats de la droite (Macron et Valérie Pécresse, la candidate récemment désignée pour Les Républicains) et de l'extrême droite (Zemmour et Le Pen) atteint désormais 70-75%, selon les sondages. La gauche fragmentée est historiquement faible et n'a aucune influence sur les principaux débats politiques.
En effet, les politiciens
français passent peu de temps à discuter des questions socio-économiques. Les
débats les plus polarisés tournent autour des guerres culturelles. En France, elles se concentrent sur l'immigration,
l'islam et sa prétendue menace pour la
laïcité et les valeurs républicaines françaises, la culture et l'éducation. Les attaques contre l’islamo-gauchisme et la « culture woke ». Celles-ci renforcent la
main de l'extrême droite, qui prospère traditionnellement sur ces
questions.
En février 2021, Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur, lors d'un débat avec Le Pen, a affirmé qu'elle n'était « pas assez ferme sur l'islam ». Le Pen, en retour, a complimenté Darmanin sur son dernier livre, Le séparatisme islamiste, en disant qu'elle aurait pu l'écrire. Au premier tour de la sélection de leurs candidats, les membres de Les Républicains ont placé Éric Ciotti, qui se situe dans l'aile d'extrême droite du parti, devant tous les autres. Ciotti, qui est une copie conforme de Zemmour sur l'immigration et l'islam, a déclaré qu'il serait heureux de le soutenir, si Zemmour se qualifiait pour le second tour et affrontait Macron. Le virage radical à droite des Républicains pourrait inciter les électeurs conservateurs à soutenir Zemmour et, ironiquement, faire passer Le Pen pour une figure plutôt modérée - ce qu'elle n'est pas, bien sûr. Éric Zemmour a peut-être une chance historique de rallier de larges pans de l'électorat conservateur et d'extrême droite. S'il y parvient, cela provoquerait un réalignement cataclysmique de la politique française, encore plus dramatique que celui provoqué par Macron en 2017.
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