Annamaria Rivera, Comune-Info, 8/1/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le fait que l'Union européenne cultive une sorte de supranationalisme armé pour défendre ses frontières n'est pas seulement la cause d'une hécatombe de migrants et de réfugié·es potentiel·les aux proportions monstrueuses, mais a aussi contribué indirectement, à mon avis, à encourager les nationalismes « nationalitaires » ou ethniques, et donc au succès des droites, y compris extrêmes, partout en Europe. Outre la crise économique, la crise européenne est également politique et idéologique, comme nous le rappelle depuis de nombreuses années le philosophe, sociologue et politologue Slavoj Žižek.
Ce n'est pas un hasard si, sur tout le continent, les Rroms, Sinti et Voyageurs occupent la première place dans l'échelle du rejet et du mépris, étant les populations qui, plus que d'autres, incarnent, du moins symboliquement, le rejet des démarcations et des frontières. Selon de nombreuses enquêtes sur les attitudes à l'égard des « Tsiganes », l'Italie, suivie de la France, est en tête de liste pour ce qui est de l’antitsiganisme. La grande majorité des échantillons interrogés au fil du temps expriment une hostilité ou une crainte à l'égard de la présence de Rroms, Sintis et Voyageurs, qui ne sont pas plus de 140 000 et dont la moitié sont des citoyen·nes italien·nes.
En réalité, ils continuent à jouer un rôle victimaire très similaire à celui historiquement attribué aux Juifs, au point que des rumeurs, des légendes et des « fausses nouvelles », selon les termes de Marc Bloch, y compris les plus archaïques, continuent à fleurir et à être diffusées sur les « Gitans », comme celle de la propension à enlever des enfants, pourtant démentie par des données et des travaux scientifiques.
Bref, il existe un lien étroit entre les politiques de militarisation des frontières et la diffusion de la rhétorique du rejet, voire un cercle vicieux. Dans la plupart des pays européens, l'utilisation politique et idéologique de cette rhétorique est de plus en plus répandue : les clichés de « l'invasion », des migrants comme source d'insécurité et d'appauvrissement des « nationaux », de la « clandestinité » comme synonyme de criminalité, sont largement utilisés, même par les institutions, parfois même par les partis dits de centre-gauche, mais surtout par les formations populistes, de droite et d'extrême-droite, qui connaissent actuellement un essor important en Europe. En particulier, celle de l’ « invasion » et de la « marée montante » est une fausse preuve typique : comme on le sait, la part prépondérante des « flux migratoires » part des pays du Sud et va vers d'autres pays du Sud.
Du côté institutionnel, une approche « urgentiste » prévaut dans certains pays de l'Union européenne, conséquence, entre autres, du fait qu'en réalité, la migration et l'exode n'ont pas été intégrés - et encore moins élaborés - comme des tendances structurelles de notre époque. Cela explique aussi pourquoi le racisme tend à devenir une idéologie répandue, un sens commun, une forme de politique, comme l'a dit Alberto Burgio. Et il ne s'agit pas d'une résurgence de l'archaïque, mais d'une des phases de la réémergence récurrente de la face obscure de la modernité européenne.
La discrimination institutionnelle, l'alarmisme médiatique ainsi que la mauvaise gestion de l'accueil, du moins dans certains États membres, ne font que produire des vagues récurrentes de panique morale, alimentant également la violence raciste "populaire" contre les indésirables, souvent utilisés comme boucs émissaires, surtout dans la phase actuelle.
Dans de nombreux pays européens, la crise économique, aggravée par les effets de la pandémie, se conjugue à une crise tout aussi grave de la démocratie et de la représentation, de sorte que la distance entre les citoyens et le pouvoir devient criante et que la citoyenneté se transforme de plus en plus en sujétion, selon l'expression d'Étienne Balibar. Il n'est donc pas surprenant que les effets sociaux de la crise, combinés à la condition et au sentiment subjectif de sujétion, alimentent la frustration, la désorientation, le ressentiment social et la recherche conséquente de boucs émissaires. Une grande partie des citoyen·nes pénalisé·es par la crise finissent ainsi par identifier comme ennemis les immigrés « qui leur volent leur boulot » ou les Rroms qui dégraderaient leur quartier de banlieue déjà dégradé. On pourrait donc dire que le racisme "populaire" est surtout un ressentiment socialisé.
Qualifier les nombreux cas de racisme populaire avec la formule abusive de « guerre entre les pauvres » est, à mon avis, l'expression de cette pensée faible qui prétend définir un monde complexe. En fait, même en admettant qu’il est approprié d'utiliser la métaphore de la guerre, celle-ci est loin d'être symétrique : il s'agit plutôt d'une guerre contre les plus vulnérables parmi les pauvres.
En l'absence de routes sûres et légales vers l'Europe, les réfugié·es en quête de protection et les migrant·es aspirant à une vie meilleure sont soumis par l'Union européenne à un véritable test de survie. Tout le monde ne le réussit pas, c'est bien connu.
L'Europe est largement en tête de la liste des zones migranticides, pour utiliser un néologisme. Non seulement pour des raisons géographiques évidentes et l'augmentation vertigineuse des migrant·es et des réfugié·es potentiel·les qui tentent de l'atteindre, mais surtout parce que les politiques prohibitionnistes européennes rendent les voyages de plus en plus dangereux, souvent mortels.
En réalité, les prétendus « trafiquants d'êtres humains » ne sont que les « utilisateurs finaux » du système de frontières et de murs que l'Europe a érigé autour de sa forteresse. Ce sont les politiques prohibitionnistes qui ont créé les conditions du développement d'activités irrégulières et donc une augmentation effroyable du nombre d’hécatombes en mer.
Je voudrais rappeler que le nouveau régime frontalier en Europe a conduit non seulement à un véritable massacre, mais aussi à la prolifération et même à l'externalisation des centres de détention pour migrants, dans lesquels, dans certains cas, même des demandeur·ses d'asile et des mineur·es sont détenu·es, aussi sous la responsabilité de Frontex. Les conditions de ces lager - souvent équipés de cages et de fils barbelés, et contrôlés par des forces policières et militaires armées - ont été condamnées par la Cour de Justice européenne de Strasbourg. Dans certains pays, comme l'Italie, ce sont des institutions totalement abusives, car elles violent la Constitution et l'État de droit.
Ce système a également été renforcé par des accords bilatéraux avec des pays de l'autre côté de la Méditerranée, auxquels une partie du « sale boulot » est déléguée. L'Italie ne fait que perpétuer les accords de coopération, même avec un pays dévasté comme la Libye, qui, en outre, n'a pas de lois sur l'asile, pratique de très graves violations des droits humains et n'a même pas signé la Convention de Genève de 1951.
Comme on le sait, la Libye, étape incontournable notamment pour les migrant·es et les réfugié·es subsaharien·nes, est un véritable enfer. Les arrestations arbitraires, le travail forcé, l'exploitation esclavagiste, les déportations, le racket, la torture, le viol sont encore des pratiques courantes, comme au temps de Kadhafi : des horreurs dont l'apothéose est l'enfer de la prison de Koufra. La seule différence, c'est qu'aujourd'hui, ce sont des milices armées qui « gèrent » les centres de détention et accomplissent les méfaits que j'ai mentionnés.
Il est donc nécessaire de modifier radicalement la législation européenne (pour ne pas dire italienne). Mais surtout, nous devons faire prendre conscience dans nos propres rangs que la bataille contre le racisme et pour les droits des personnes migrantes et réfugiées est décisive. Nous ne pouvons l'ignorer si nous voulons conjurer la face obscure de la modernité européenne, au profit de la perspective d'une Europe de la démocratie, de la justice sociale et de l'égalité des droits.
Photos Abolish Frontex
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