Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Michael Sfard (Jérusalem, 1972) se définit comme « avocat israélien des droits de l’homme, et pourtant, optimiste ». Fils de dissidents polonais chassés de Pologne en 1968, petit-fils du sociologue Zygmunt Bauman, il travaille principalement à la défense des droits humains dans les territoires occupés par Israël depuis 1967. Il contribue aussi à divers journaux, dont Haaretz et le New York Times, qui l’a appelé en 2012 “le principal avocat de la gauche en Israël”. On peut lire de lui en français Le dernier espion (avec Marcus Klingberg, Nouveau monde 2015) et Le mur et la porte — Israël, Palestine, 50 ans de bataille judiciaire pour les droits de l’homme (Zulma 2020).
Cette semaine marque la fin de la 56e année d’occupation. Le fait que tant de temps se soit écoulé signifie que la grande majorité des millions d’êtres humains qui vivent sous l’occupation israélienne ont grandi sous celle-ci.
Ils n’ont jamais vécu un seul jour sans répression ni dépossession, et ne connaissent pas une réalité dans laquelle ils seraient des citoyens participant à la prise des décisions qui affectent leur vie.
Certains d’entre eux ont déjà des petits-enfants, qui sont eux aussi nés dans un monde où un Israélien armé décide de tout : s’ils pourront aller à l’étranger, s’ils seront autorisés à accéder au verger familial, s’ils pourront aller prier à Jérusalem, si le fils de Gaza sera autorisé à dire au revoir à sa mère mourante qui vit en Cisjordanie.
Mais le soldat n’est pas le seul problème pour les personnes vivant sous l’occupation. Car à côté de l’Israélien armé en uniforme, il y a aussi un Juif armé d’un fusil, d’un gourdin ou d’une pierre, qui ne porte pas d’uniforme. Et le Juif sans uniforme vole leurs terres, déracine ce qu’ils ont planté, s’en prend à leurs troupeaux, brûle leurs maisons, les blesse et même les tue. Le Juif sans uniforme mène une guerre totale pour anéantir la vie des Palestiniens dans les zones ouvertes de la Cisjordanie.
Mais contrairement aux films de science-fiction, dans la vie réelle, l’effacement de cette entrée ne ramènera pas les habitants d’Aïn Samia dans leur village, n’enlèvera pas la balle du corps du blessé, ne replantera pas les dizaines de milliers d’oliviers que les colons ont déracinés au fil des ans et ne remettra pas les voitures, les maisons et les magasins de Huwara dans l’état où ils se trouvaient avant cette orgie nocturne de violence raciste et fasciste, en février dernier.
C’est peut-être un cliché, mais on ne peut résister à la tentation de dire que les éditeurs de wikipédia en hébreu sont comme ce bébé qui se cache les yeux et qui est certain que le monde n’existe plus. Sauf que le bébé est innocent, et qu’eux ne le sont pas. Il ne fait que se voiler les yeux, alors que les éditeurs de wikipédia essaient de voiler les yeux de tout le monde.
En fin de compte, ce ne sont que d’autres juifs israéliens, cette fois avec des claviers, qui participent à l’effacement de la vie des Palestiniens. Non pas avec des gourdins ou des bidons d’essence, mais avec un acte politique offensif d’effacement - et donc de négation - du statut de victime de ceux-ci.
Néanmoins, il y a une part de vérité qui se cache derrière la suppression de l’entrée sur la “violence des colons”, même si ce n’est pas pour les raisons invoquées par ces rédacteurs nationalistes. Car ce n’est pas seulement la suppression, mais aussi l’accent excessif mis sur les colons en tant que source de la violence à l’égard de la nation occupée qui déforme une caractérisation correcte du mal de l’occupation.
La violence israélienne à l’égard des peuples vivant sous notre domination est une violence d’État. Il s’agit d’un projet national - une entreprise commune à toutes les composantes de la nation, chacune selon ses capacités et ses talents.
Les centaines de colons qui ont incendié Huwara l’ont fait avec l’aide des milliers de policiers qui n’étaient pas là et des bataillons de soldats qui étaient là mais n’ont rien fait. Le vol des champs d’Aïn Samia s’est produit grâce à une armée et à une police qui n’ont ni empêché le vol, ni arrêté les coupables par la suite, et qui, par principe, ne jugent pas les voleurs juifs.
Mais fermer les yeux n’est que le petit péché des autorités. La quantité de terres volées aux Palestiniens et transférées aux colons par le biais des mécanismes officiels d’expropriation et d’attribution est mille fois supérieure à la quantité volée par le biais de la violence “privatisée”. Les ressources pillées dans le territoire occupé par les entreprises israéliennes sont mille fois plus importantes que celles pillées par les avant-postes agricoles violents. Les avocats et les juges, tant militaires que civils, ont davantage contribué à l’élimination des droits fondamentaux de millions de personnes que tous les abus des “jeunes des collines” réunis.
Les Juifs israéliens armés de fusils, de gourdins, de claviers, de stylos et de portefeuilles sont les occupants ultimes. Et même si nombre d’entre eux se retrouvent parmi les manifestants qui protestent contre le bouleversement juridique prévu par le gouvernement dans la rue Kaplan à Tel-Aviv, là-bas, dans le royaume de l’occupation, ils ne sont pas vraiment en faveur de la “démocratie”, comme ils le scandent à Tel-Aviv. Là-bas, ils pérennisent, renforcent et appliquent l’apartheid.
Bienvenue dans la 57e année.
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