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03/05/2023

PATRICIA YANELLI GUERRERO
Fritz Glockner : au Mexique, la réalité subordonne la fiction

 Patricia Yanelli Guerrero, La Jornada, 1/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Mexico- « Les individus qui ne connaissent pas leur passé, qui n’embrassent pas leur nostalgie, sont condamnés à cultiver leurs cauchemars », affirme l’historien Fritz Glockner (Puebla, 1961), qui prépare son prochain roman sur Manuel Buendía (1926-1984), l’un des journalistes les plus influents du Mexique, auteur de la chronique populaire “Red Privada” [Réseau Privé], assassiné par le chef de la Direction fédérale de la sécurité (DFS) pendant la guerre de basse intensité [aussi appelée Guerre sale, 1965-1990, NdT]. [voir le documentaire “Red Privada” sur Netflix, NdT].

Fritz Glockner, directeur d’Educal

Fritz Glockner, directeur d’Educal [organisme paraétatique d’édition et de distribution de livres, NdT], a passé plus de 30 ans à faire des recherches sur la guérilla, qui reste une “entité historique vivante”. Par son travail d’écrivain et de journaliste, il a pu traverser les sous-sols de l’oubli, de la répression, de la torture et de la clandestinité, mais aussi, chemin faisant, trouver l’espoir, le pardon et la manière d’honorer la mémoire.

« Je suis convaincu que nous sommes les seuls propriétaires de notre passé, ni notre volonté, ni nos décisions, ni nos regrets ne vous appartiennent. Vous ne possédez que votre mémoire, votre belle nostalgie et vos souvenirs », dit Glockner.

« Dans l’histoire, il y a un processus cyclique des passions humaines qui prend parfois conscience de l’incongruité de la réalité. Et alors, que vous le vouliez ou non, vous agissez. L’accumulation de la répression, de l’offense, de l’horreur, fait que les gens se radicalisent et choisissent alors d’agir différemment de ce qui est légalement établi. Chaque groupe armé radical au Mexique, qu’il soit rural ou urbain, trouve d’abord son origine dans l’autodéfenses.

Glockner souligne que « l’histoire doit être racontée ». Dans Los años heridos. La historia de la guerrilla en México 1968-1985 (Planeta, 2019), l’auteur retrace le parcours des organisations de guérilla à travers des récits et des personnages et leurs actions face au pouvoir et aux forces de l’ordre. Il a fait de même dans Memoria Roja : historia de la guerrilla en México 1943-1968 (Ediciones B, 2008), un livre qui est le fruit de vingt-cinq ans de recherches.

Pour le romancier, l’histoire des mouvements armés au Mexique est intrinsèquement liée à sa mémoire personnelle, à son âme, à son sang familial. « En tant qu’êtres humains, nous avons des traces de douleur, qui vous provoquent et vous construisent en tant qu’individu, en tant que société et en tant que mémoire collective », explique-t-il. La sienne est née lorsque son père Napoleón Glockner Carreto (médecin et directeur d’un hôpital à Puebla) l’a quitté en 1971, lorsqu’il avait neuf ans, pour rejoindre la guérilla des Fuerzas de Liberación Nacional (FLN). « En février 1974, mon père est devenu un invité de marque au Palais Noir de Lecumberri [sinistre prison de 1900 à 1976, aujourd’hui siège des Archives nationales, NdT] et je suis devenu un visiteur régulier à l’âge de 13 ans, lorsque je suis allé le voir (torturé) en compagnie de ma mère. Après sa sortie de prison, il a été assassiné le 5 novembre 1976, atteint par une balle rue de Medellín* ».

Le meurtre a été ordonné par Fernando Gutiérrez Barrios (1927-2000), ancien secrétaire à l’intérieur et chef de la défunte Direction fédérale de la sécurité (DFS), un appareil d’État chargé de contrôler, réprimer et exterminer les groupes et mouvements dissidents.

« À cette époque, j’ai commencé à creuser mes angoisses, car je ne pouvais pas élever la voix, le spectre de la répression continuant à me hanter. Après la mort de mon père, la famille Glockner Corte a transformé sa nostalgie, sa mémoire, en un murmure. Nous avions l’habitude de nous réunir lors des repas pour partager notre nostalgie et souffler sur les aspirations du passé. Mais le murmure commence à grandir et n’appartient plus au noyau familial. On en parle aux proches, aux amis, on commence à enquêter, à parcourir les archives de journaux, les librairies pour essayer de comprendre, et nulle part on ne m’a donné de réponse au traumatisme nostalgique de l’abandon à 9 ans, des retrouvailles adolescentes à 13 ans à Lecumberri, de l’assassinat du père à 15 ans. Mais ce n’était pas le père, c’était le pays. On essaie alors de renouer avec le passé collectif de ce qui s’est passé dans le microcosme familial et on ne trouve pas de réponses ».

Pour parcourir ces artères de la tragédie collective, l’auteur a écrit son premier roman, Veinte de Cobre : memoria de la clandestinidad (publié en 1996 dans une édition unique aux éditions J. Mortiz dans la série Volador et en 2021 dans sa deuxième édition), où il plonge dans la mémoire personnelle, familiale et historique de la guerre de basse intensité, mais surtout il raconte l’histoire émouvante de son père qui a été torturé, emprisonné, libéré et finalement assassiné.

« La littérature est le premier lien qui commence à briser le siège ou qui commence à éclairer les sous-sols de cette assemblée de fous qu’a été l’ignominie de l’État mexicain, qui a torturé, assassiné, fait disparaître, mais qui a aussi donné l’impression qu’au Mexique nous étions les meilleurs, invitant les persécutés des dictatures latino-américaines ; de Lázaro Cárdenas (1895-1970) en 1939 avec les exilés républicains espagnols, puis un peu plus tard avec Adolfo López Mateos (1909-1969), mais surtout avec Luis Echeverría Álvarez (1922-2022). Cela a permis de cacher l’horreur commise à l’encontre des Mexicains.

« Nous sommes un pays où, en tant qu’écrivain, ça vous coûte une couille et la moitié de l’autre, parce qu’écrire de la fiction implique un risque énorme lorsque la réalité subordonne la fiction. Je pense que nous sommes le seul pays où l’écrivain de fiction doit relever de très grands défis, afin que la réalité ne subordonne pas son écriture », ajoute-t-il.

Cementerio de papel (2004) est né lorsqu’en 2002, Fritz Glockner est retourné à Lecumberri pour retrouver son père, mais sous la forme de documents, de papiers conservés dans le château noir, puisque cette année-là, les archives de la DFS (Dirección Federal de Seguridad) ont été ouvertes dans l’Archivo General de la Nación (Archives générales de la nation). « Il a fallu tant de travail à la famille Glockner Corte pour sortir la figure, le corps, l’essence de Napoléon Glockner de Lecumberri en juillet 1974, pour que le système politique mexicain me le rende quelques années plus tard et l’enferme à nouveau à Lecumberri. Et ce n’était pas seulement celle de mon père, mais aussi celle de Heberto Castillo (professeur à l’UNAM et persécuté par le DFS) ou de Salvador Nava (médecin et homme politique connu pour sa lutte extraordinaire en tant que grand leader de l’opposition au Potosí). Comment ont-ils pu penser à cela !

« C’est une bonne chose que nous ayons accès aux archives de la police, mais quels connards de les avoir renvoyés à l’endroit où ils sont morts et où ils ont été battus et torturés. Nous sommes le seul pays à avoir ce genre de parodie qui n’est pas du surréalisme, mais bien une parodie tragicomique. Quel autre pays a enfermé ses opposants dans un centre de torture aussi impressionnant que le Palacio Negro de Lecumberri et les y a renvoyés des années plus tard sous forme de papier ? », dit Fritz Glockner.

Sur les fantômes

« Mes fantômes sont nombreux, mais ils m’accompagnent pour le mieux. Aucun fantôme ne devient un spectre du mal, pour moi ce sont des amis, car ce sont eux qui vous accompagnent dans le présent. Je suis toujours accompagné par la belle image très affectueuse de mon père, l’image de mon grand-père comme une petite mère, je suis toujours accompagné par la gentillesse de Paco Ignacio Taibo I (1924-2008), je suis toujours accompagné par la folie et la fermeté de Carlos Fernández del Real (l’avocat du travail des plus importants prisonniers politiques de la guérilla) et la nostalgie des mots d’Ángel González (un poète espagnol renommé qui a fait partie de la génération de 1950).

« Les spectres, oui, on les enterre dans un cimetière. J’ai enterré Luis Echeverría, Fernando Gutiérrez Barrios et Fernando Yáñez il y a longtemps. Tu ne peux pas garder la compagnie d’un connard dans ta vie actuelle parce que c’est un instantané et dans ta mémoire et ton souvenir, ces cadavres sont là mais ils ne t’accompagnent pas. Pour moi, chaque fantôme est une réconciliation dans le temps et il faut s’enivrer avec lui.

« Les fantômes, la mémoire, la nostalgie sont la meilleure option et la meilleure potion pour éviter le seul ennemi qui est l’oubli. La création de son propre imaginaire individuel et la conscience que l’on n’est que de son passé, parce qu’évidemment, je pense qu’on ne peut pas se permettre de tomber dans la rhétorique du passé sans fantômes, parce que ce serait alors un passé ou un moment historique qui n’agirait pas dans le présent et c’est pourquoi il faut faire appel à Benito Juárez (1806-1872), Máximo Serdán Alatriste (1879-1910), ou bien sûr, comme je l’ai dit dans mon cas, Julio, Napoleón, Paco, Ángel, ma sœur Julieta, ma tante, etc., parce que j’insiste sur le fait qu’il faut embrasser la nostalgie, qu’il faut savoir cultiver ses désirs pour éviter de tomber dans ses propres cauchemars », conclut Fritz Glockner.

Il espère rééditer cette année El Barco de la ilusión (Ediciones B, 2005), qui traite de la vie de Germán Valdéz, Tin Tan.

 NdT

* Selon les sources officielles, Napoleón Glockner Carreto et Nora Rivera Rodríguez ont été exécutés par un commando urbain des FLN à Mexico, pour venger leurs anciens camarades, parce qu’ils n’avaient pas supporté les tortures et avaient révélé l’emplacement de la planque de Nepantla, dans l’État de Mexico et du foyer de guérilla au Chiapas.

Livres de Fritz Glockner [inédits en français]

 

 

 

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