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20/09/2023

L’histoire de la statue en bronze de Pinochet (coulée à Bagnolet) et des petits soldats de plomb à son effigie

La seule statue existante d’Augusto Pinochet, haute de 3 mètres et coulée chez Blanchet-Landowski à Bagnolet (France), n’a jamais été exposée en public. Elle est cachée dans un dépôt de l’armée chilienne. En revanche, les petits soldats de plomb à l’effigie du “Tata” (le Papy) ont connu un certain succès. La correspondante principale du quotidien espagnol El País à Santiago nous raconte ces deux histoires, emblématiques de la catastrophe anthropologique qui a frappé le pauvre Chili.-FG

 

Augusto Pinochet en bronze : l’histoire occultée de la statue du dictateur

Rocío Montes, El País, 10/9/2023

Avant de quitter La Moneda en mars 1990, le général avait prévu d’ériger un monument à son effigie dans un espace public de Santiago. Œuvre du sculpteur Galvarino Ponce, la sculpture de trois mètres a été coulée à Paris et a voyagé jusqu’au Chili, mais n’a jamais été installée : elle est cachée.

Photographies d’un buste et de la statue d’Augusto Pinochet conçus par le sculpteur Galvarino Ponce.Photo Rocío Montes

Peu avant de quitter La Moneda en mars 1990, après 17 ans de dictature militaire, Augusto Pinochet avait un projet monumental : une grande statue de lui-même qu’il léguerait à la postérité.

L’histoire commence à la fin des années 1980, lorsque l’armée de terre contacte le sculpteur Galvarino Ponce, l’un des grands génies chiliens du portrait sculptural.

Le sculpteur : réaliste, mais pas royaliste

Né en 1921 - il avait six ans de moins que Pinochet - Ponce est un artiste à la biographie curieuse et au talent exceptionnel. En regardant simplement des photographies ou en observant directement un homme ou une femme pendant quelques instants, il pouvait faire en quelques heures ce que d’autres artistes mettaient des jours ou des semaines à faire : réaliser des têtes qui ressemblaient de façon frappante à celles des personnes représentées. On dit qu’il utilisait la technique russe de modelage : avec des boules d’argile. Il travaillait d’abord le profil, le front, puis le volume. Il était talentueux, mais aussi rapide et prolifique. Ses œuvres sont présentes dans tout le Chili, dans les espaces publics et privés, comme celles de peu de ses confrères.

Teté - comme l’appellaient sa famille et ses amis - a commencé à sculpter avant l’âge de 20 ans. Mais avant de se consacrer pleinement à la sculpture, il a porté un uniforme. Avec des oncles et des parents liés à l’armée, il avait environ 14 ou 15 ans lorsqu’il est entré à l’école militaire de Santiago.

Il y est un élève lucide, brillant, remarquable, un artiste : tout à fait particulier. Cadet de l’école, il fonde la revue satirique El tiburón [Le Requin], où il exploite son côté journaliste. Il écrit des chroniques et dessine des caricatures de ses camarades de classe et de ses professeurs. Ponce réussit même à imprimer la publication qui, sur ordre des autorités, est supervisée et dirigée par un lieutenant d’artillerie : Carlos Prats, un militaire intellectuel, un peu plus âgé, qui supervise le travail de l’équipe d’El tiburón. C’est ainsi qu’est née la profonde amitié entre Ponce et Prats, commandant en chef de l’armée de terre sous le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973). Lorsque la dictature de Pinochet l’assassine avec son épouse à Buenos Aires en 1974, Ponce est attristé par sa mort. Il le considérait comme un officier brillant, très distingué et un bon ami.

Il fait partie de la génération d’officiers de 1940 et, après avoir obtenu son diplôme, il commence à travailler à l’école d’infanterie de San Bernardo, dans le sud de Santiago, où il a passé une grande partie de son enfance et de son adolescence. Sans abandonner sa carrière militaire, Ponce commence à travailler comme sculpteur et, grâce au bouche-à-oreille, il reçoit ses premières commandes. Mais ce n’est que dans les années 1950 qu’il décide de se consacrer à l’art et de partir étudier en Italie. Il y parvient grâce à l’armée elle-même, qui l’envoie avec une bourse à l’école d’infanterie de Turin. Lorsqu’il rentre au Chili à l’âge de 32 ans, l’art est entré dans ses veines et il ne se voit pas reprendre les armes. Malgré lopposition de sa femme Chita, il décide de changer de vie et quitte l’armée. Il pensait avoir été bon et distingué en tant qu’officier et voulait devenir un bon civil. « Nous, les militaires, avons une tête très différente de celle des civils, et pour être un bon civil, il faut apprendre. Et pour apprendre à être un bon civil, il faut interagir avec les civils », dira-t-il bien plus tard.

Il tisse des réseaux parmi les radicaux et les francs-maçons. Il devient candidat à la députation pour le parti radical à San Bernardo et participe à la loge d’hommes politiques connus de l’époque. Des entrailles du pouvoir militaire - il a été le compagnon de nombreux commandants de l’armée - Ponce a ensuite circulé parmi le pouvoir politique et, dans les années 1950, il a produit des dizaines de sculptures de tailles et de matériaux différents : des figures universelles comme Homère aux intellectuels chiliens et aux héros de toutes les époques. L’armée, qui reste son univers d’origine, lui commande un grand nombre d’œuvres.

Mais l’une des œuvres les plus importantes, en raison de ses dimensions et de son importance, est probablement le monument de l’Abrazo de Maipú, aujourd’hui installé sur la place du temple votif de cette municipalité, à l’ouest de la capitale chilienne, qu’il a remporté à l’issue d’un concours public (il a envoyé quatre projets sous des pseudonymes différents). Il s’agit d’un monument équestre représentant les généraux San Martín et O’Higgins montés sur des chevaux qui lèvent leurs pattes antérieures comme pour initier un saut dans l’infini. Il en achève le modelage en 1961, ce qui lui permet d’acquérir une certaine notoriété en tant qu’artiste. Grâce aux efforts de ses amis radicaux, le gouvernement de Jorge Alessandri (1958-1964) le nomme attaché culturel du Chili à Rome.

Le sculpteur Galvarino Ponce travaillant sur un buste. Photo Rocío Montes

Pendant 20 ans, Ponce a poursuivi une carrière diplomatique : tout au long des années 1960 et 1970. Il commence par la capitale italienne, où il bénéficie d’un décret du président Alessandri qui lui permet d’entrer au ministère des Affaires étrangères en tant que fonctionnaire. Il travaille ensuite à Rio de Janeiro, Asunción, Neuquén, Amman en Jordanie, Mendoza et Belgrade, la capitale de l’ex-Yougoslavie. Il prend sa retraite de diplomate en 1981 pour se consacrer à nouveau à la sculpture. Ces décennies ont été prolifiques : présidents, généraux, héros nationaux, intellectuels et prêtres ont alimenté les statues de Ponce, un homme qui attirait l’attention par sa sympathie et ses traits d’esprit.

Il a écrit une courte autobiographie à la machine à écrire, dont voici un résumé :

« Il est très fier d’avoir travaillé si dur : ses adversaires pensent qu’il est au mieux de sa forme....

Il a passé sa vie à lire, étudier et travailler, toujours sur des sujets absolument inutiles.

Les artistes pensent qu’il était un bon diplomate ; les diplomates pensent qu’il était un bon artiste....

Ces dernières années, il a essayé de gagner sa vie avec ses mains. Beaucoup considèrent que c’est un paradoxe... parce qu’il s’appelle Galvarino [héros mapuche dont les mains ont été coupées].

Il est tout à fait réaliste, sans être royaliste.

C’est un sybarite, par construction, mais diverses affections, dont l’âge, le limitent de façon alarmante et progressive.

Sa monomanie est de fabriquer des singes [monos en espagnol]. Il pense qu’il peut devenir un vieil homme heureux. Il a un tempérament très joyeux et ne prend rien au sérieux, sauf le whisky... »

Un “secret d’État”

La commande que l’armée de Pinochet lui a confiée à la fin des années 1980 - et que Ponce a acceptée - consistait en une grande statue et des dizaines de bustes du général à installer dans tous les régiments et garnisons militaires du pays.

Ponce a commencé à le modeler. « C’était des photos, rien que des photos. Les militaires ont envoyé des photos des chaussures, des uniformes, des décorations. Vous savez comment sont les militaires », a-t-il expliqué à la soussignée en mars 2012, lors d’un entretien à son domicile de San Bernardo, dans la partie sud de Santiago, qui conserve une certaine culture rurale.

Pour Ponce, Pinochet était une vieille connaissance : c’est le sculpteur qui a présenté Pinochet à son ancienne épouse, Lucía Hiriart.

« Nous étions lieutenants à l’école d’infanterie et je l’ai présenté à cette femme. J’ai présenté Augusto à Lucía [Hiriart], parce que ma sœur a étudié au Liceo de Niñas, ici à San Bernardo, et qu’elle était une camarade de classe de Lucía. Une fois, Lucía a parlé à ma sœur et lui a dit : “Regarde, Teté se promenait par ici, avec un lieutenant qui avait de très beaux yeux, très grand. Je veux le rencontrer”. J’ai donc dit à Pinochet : “Écoute, mon lieutenant, il y a une fille du lycée qui veut te rencontrer. Viens prendre le thé chez moi mercredi”. J’ai dit à ma sœur que le lieutenant serait là mercredi et d’inviter Lucía, qui est venue chez moi, qui était à l’époque la résidence du gouverneur, parce que mon père était gouverneur. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ont commencé à se fréquenter et se sont mariés en 1943 ».

Question : Étiez-vous ami avec Pinochet ?

Réponse. Nous étions des amis très proches. J’étais la seule personne à être sur un pied d’égalité avec lui lorsqu’il était président de la République. Je le tutoyais et il m’appelait Teté.

Sculpture en plâtre de la tête et des bras d’Augusto Pinochet. Photo Rocío Montes

Les sculptures commandées par l’armée étant déjà modelées, Ponce a cherché à les faire fondre au Chili, mais sans succès. D’une part, parce que personne ne voulait se lancer dans la glorification de la figure du dictateur et, d’autre part, parce qu’à la fin des années 1980, il n’existait pas d’ateliers capables de garantir ce que l’armée exigeait : que l’œuvre soit “un secret d’État”, réalisée dans le plus grand secret et dans un laps de temps très court, moins d’un an. Des raisons sous-jacentes expliquent cette discrétion totale : en 1986, quelques années auparavant, le Front patriotique Manuel Rodríguez - une organisation de lutte armée de gauche - avait perpétré un attentat manqué contre Pinochet dans le cadre de l’opération dite “Vingtième siècle”.

Ponce a cherché des alternatives en Europe. Plus précisément, à Paris.

Pinochet regarde Fidel

Contrairement à d’autres dictateurs, Pinochet n’a pas rempli les espaces publics chiliens de figures à son effigie. Il n’y a pas de sculptures de Pinochet dans les rues chiliennes, non pas parce qu’elles ont été enlevées avec l’arrivée de la démocratie en 1990, mais parce que la dictature ne les a pas installées. Il n’y a pas non plus de grands monuments, comme celui de Saddam Hussein, l’un des grands symboles d’un régime obsédé par les symboles, qui a été renversé en 2003 en pleine occupation de Bagdad. La chute de la statue de 12 mètres - la hauteur de la sculpture et de son socle - a été l’une des images emblématiques de cette guerre.

C’est étrange compte tenu de l’admiration de Pinochet pour Francisco Franco, qui a très tôt utilisé sa propre image comme instrument de propagande dans toute l’Espagne.

Dans son livre ¡Viva la verdadera amistad !, l’historienne chilienne María José Henríquez évoque la relation entre les deux régimes : « Le dictateur espagnol n’était pas seulement une référence idéologique et un modèle politique pour les militaires chiliens, mais l’évolution historique des deux pays était assimilée et permettait de croire en une certaine communauté d’aspirations et d’intérêts ».

L’artiste visuel espagnol Fernando Sánchez Castillo a utilisé des images de Franco ou des objets liés à lui pour réfléchir au poids du passé, à la censure et à la liberté. Il n’est pas partisan de cacher ou de détruire les vestiges liés au dictateur ou aux dictatures, bien au contraire : l’un de ses thèmes centraux est la mémoire et nombre de ses œuvres suggèrent de revisiter l’histoire avec la pioche d’un archéologue. Le bateau de plaisance de Franco, l’Azor, est le sujet de l’une des œuvres les plus populaires de Sánchez Castillo. Il l’a acheté à la casse et, fragmenté et compressé, l’a transformé en une œuvre minimaliste.

Il raconte que dans la première phase de la dictature en Espagne, de nombreux bustes ont été réalisés à l’effigie de Franco, qui était considéré comme un héros populaire. À partir des années 1950, la statuaire équestre s’est développée, rendant hommage au caudillo en tant que grand-père et héros sur les places et dans les rues. « Franco a plusieurs phases. Du dictateur cruel au père de tous les Espagnols, en passant par le papy Franco, selon l’image que le régime voulait projeter ». Aujourd’hui, il représente le fantôme omniprésent.

Q. Et dans le cas du Chili, pourquoi pensez-vous qu’il n’y a pas de représentations de Pinochet ?

R. C’est ce que Pinochet a appris de Fidel Castro.

Q. C’est-à-dire ?

R. Bien que Pinochet ait eu Franco et Napoléon pour héros, il n’a peut-être pas voulu personnaliser le régime. Le pouvoir de Pinochet était plus efficace que symbolique. Comme à Cuba, où il n’y a pas non plus de statues de Castro. Le héros de la révolution cubaine est José Martí, une figure du XIXe siècle. Pour Pinochet, le héros est Bernardo O’Higgins, une autre figure du XIXe siècle. L’esprit du passé fait chair. Une affaire religieuse, comme lorsque l’Église parle au nom du Christ. C’est le même système : parler par la bouche du héros. Pinochet était une réincarnation de l’esprit d’O’Higgins. Avec O’Higgins, il n’y avait pas besoin de Pinochet.

Avec O’Higgins et Diego Portales, l’une des figures fondamentales de la consolidation de l’État chilien, qui a servi de fondement idéologique à la première partie du régime en incarnant l’idée d’ordre, pourquoi Pinochet - contrairement à Franco, par exemple, son chef - n’a-t-il pas laissé de monuments à son effigie dans les espaces publics ? Le co-auteur de Golpe estético. Dictadura militar en Chile 1973-1989, Gonzalo Leiva Quijada : « Cela faisait partie du concept d’héritage, sur les recommandations de son conseiller culturel Enrique Campos Menéndez et du directeur de la culture du ministère de l’Éducation, Germán Domínguez, qui étaient d’une droite traditionnelle et austère », explique-t-il. Au lieu d’un grand monument – “il savait, d’après l’expérience de tous les gouvernements militaires, que ces monuments finissaient par être oubliés, vilipendés ou détruits” - Pinochet a fait installer un espace central et symbolique devant La Moneda et à côté du ministère de la Défense pour honorer la mémoire héroïque. Il l’a baptisé Altar de la Patria [Autel de la Patrie] et, comme l’explique Leiva Quijada, il a été reproduit dans tout le pays, sur chaque place.

Pendant la dictature, les Chiliens avaient l’habitude d’organiser des parades et des célébrations autour de ces petits autels.

En 2004, le président socialiste Ricardo Lagos a ordonné le démantèlement de l’Altar de la Patria. À sa place, devant La Moneda, se trouve désormais la Plaza de la Ciudadanía [Place de la Citoyenneté].

Le gouvernement suivant, celui de Michelle Bachelet, également socialiste, a appelé à une proposition publique pour décider du sort du bâtiment Diego Portales. Construit sous le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973), le bâtiment de l’UNCTAD était un symbole de la démocratisation de la culture et de la jeunesse avant le coup d’État, où la junte militaire a opéré dans les premières années de la dictature, après le bombardement de La Moneda.

C’est là qu’a été inauguré, en décembre 2010, le nouveau centre culturel Gabriela Mistral, le GAM.

Prochaine étape : Paris

Le monument de Pinochet a été coulé dans un atelier parisien. Plus précisément, à la fonderie Blanchet-Landowski de Bagnolet, dans le Neuf-Trois [93, Seine-Saint-Denis]. En témoigne une photographie dédicacée par le propriétaire de la fonderie à Ponce : « Pour Monsieur Ponce sculpteur avec toute l’admiration de D. Landowski fonderie ».

Voici l’image de la statue achevée de Pinochet. Un homme tourne le dos à l’appareil photo et la taille de la statue est évidente : trois mètres. La photographie a été prise au 57, avenue Gambetta, adresse de la fonderie Blanchet, comme j’ai pu le vérifier lors d’une visite du site en février 2013. Située à la périphérie du quartier de La Dhuys, il s’agissait à la fin du 19ème  et au début du 20ème  siècle d’une zone rurale quasiment vierge de constructions, la fonderie a donc dû être l’un des premiers bâtiments. Les habitants du coin se retrouvent souvent au Jardin-Guinguette de La Dhuys, où les différentes générations partagent, pique-niquent et discutent au milieu des plantes.

D. Landowski - qui signe la photo - est Monsieur Didier Landowski, propriétaire de la très ancienne fonderie Blanchet. Elle avait ouvert ses portes en 1870 - exactement à cet endroit - pour devenir une fonderie de cloches. L’atelier s’est transmis de génération en génération dans la même famille. « Je n’ai pas les archives de la fonderie, seule ma vieille mémoire est disponible ! », répondait très gentiment Landowski en 2018. Le 19 juin de la même année, il a cependant envoyé par courriel une photographie du monument de Pinochet, semblable à l’image qu’il avait autrefois dédicacée au sculpteur Ponce.

Version à l’échelle de la statue de Pinochet. Photo Rocío Montes

Artiste spécialisé dans l’espace public, le Chilien Luis Montes Rojas, analyse la sculpture en bronze présentée sur la photo. « Le monument à Pinochet est un symbole univoque d’autorité. Tous les signes qui le composent collaborent pour constituer un ensemble solide et homogène ». Selon le vice-doyen de la Faculté des Arts de l’université du Chili, la statue a été conçue pour durer : « Le matériau, le bronze, se comporte extraordinairement bien face aux intempéries. Son oxydation est stabilisée, ce qui évite une corrosion active et dommageable. Il s’agit donc d’un matériau qui résiste extraordinairement bien au passage du temps et qui est conçu pour collaborer à l’éternité symbolique que requiert l’immortalité d’un personnage historique ».

Que pense-t-il de la fonte réalisée par la fonderie Blanchet : « Techniquement, elle est extraordinaire. Il a une définition impeccable et une patine homogène, tout à fait conforme à la technique française. Je ne m’attendais pas à un moulage de moindre qualité ».

Q. Que révèle la taille ?

R. Il s’agit d’une sculpture qui dépasse l’échelle 1:1, atteignant au moins trois mètres de hauteur. Ces dimensions, ainsi que le piédestal, déterminent une relation de subordination pour le spectateur, qui doit diriger son regard vers le haut lorsqu’il regarde la statue.

Q. Que nous apprend la position dans laquelle Pinochet a été dépeint ?

R. Il apparaît les jambes légèrement ouvertes et appuyées sur son épée, ce qui donne une perception de galanterie, de hiératisme et de stabilité. Il en va de même pour le regard : il n’est pas dirigé vers l’avant mais vers l’horizon, se projetant dans le futur. Tout dans cette sculpture est symbole d’autorité : l’uniforme, la cape, les médailles, l’épée elle-même. Ce sont tous des signes de pouvoir ».

« Elle est cachée »

Patricio Aylwin a été le premier président de la transition démocratique qui a débuté en 1990. Ponce et Aylwin se sont connus lorsqu’ils étaient enfants à San Bernardo. Lors d’une visite à son bureau de Providencia en 2012 pour une interview avec EL PAÍS, il a été interrogé sur la statue. « Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire, mais cela ne me surprend pas : Pinochet avait une haute opinion de lui-même et se considérait comme le sauveur, un homme de la République. Son ego était nourri par tous ses partisans », a répondu Aylwin, décédé en 2016.

Il n’y a pas de vérité définitive sur le sort de la statue, mais il y a des indices. Ponce lui-même les a donnés en septembre 2012, lors d’une nouvelle visite à son domicile de San Bernardo.

Q. Où se trouve la sculpture ?

R. Ils l’ont cachée.

Q. Qui ?

R. L’armée.

Q. Où ?

R. Dans les arsenaux de guerre. Cachée dans des caisses, comme s’il s’agissait d’armements.

Q. Pourquoi a-t-elle été cachée ?

R. Les militaires regrettent d’avoir construit le monument, car Pinochet s’est mal comporté, comme vous le savez. Ils s’étaient fait des illusions en pensant qu’ils allaient l’installer à l’Alameda. Ils ne m’ont jamais dit l’endroit, mais ils allaient l’installer dans un endroit bien en vue. L’Alameda ou la Plaza de Armas. Sur la colline de San Cristóbal, juste à côté de la Virgen del Carmen.

Ponce n’a pas perdu son sens de l’humour, mais après quelques secondes, il a repris un visage sérieux pour évoquer ce qu’il ressentait à propos de sa sculpture. « Le monument de Pinochet est comme un mauvais fils », a-t-il déclaré.

Q. Pourquoi ?

R. Parce que je regrette d’avoir été ami avec ce salaud.

Ponce a déclaré que la statue était une décision de l’armée – « à l’époque, l’armée, c’était Pinochet » -, qu’elle a été arrangée par l’intermédiaire d’un officier militaire qui avait déjà un certain rang en 2012 et qui ne voulait pas que cette histoire soit connue – “c’est un secret” - et que Pinochet voulait que sa sculpture montre une image de dureté.

Q. Pourquoi une personne vivante ferait-elle faire une statue ? Les statues ne sont-elles pas censées être faites pour les morts ?

Le sculpteur Galvarino Ponce. Photo Rocío Montes

R. Parce que nous avons tous un instinct de permanence. Nous ne voulons pas disparaître sans laisser de traces. Par exemple, je vais laisser ma marque grâce à mon métier. Il y a beaucoup de mes œuvres dans tout le pays. Dans 100 ans, quelqu’un verra une de mes sculptures et dira certainement : elle a été faite par Galvarino Ponce. Mais comme tout le monde n’a pas la chance de laisser une œuvre matérielle, ils veulent se laisser eux-mêmes. Au plus profond de son instinct, on ne veut pas disparaître. Je sais qu’il me reste un an ou deux à vivre, au plus. Mais je veux mourir, pas disparaître.

C’était une histoire tragique et comique : Pinochet voulait se perpétuer dans le temps au moyen d’une sculpture monumentale dans laquelle on pourrait le voir avec une image dure, mais à cause de divers inconvénients, il a dû la faire réaliser à Paris, dans le plus grand secret, pour que la mission soit avortée et que, selon Ponce, l’armée camoufle la statue pendant des années dans des caisses, comme s’il s’agissait d’un armement. Le dictateur escroqué, la sculpture comme symbole de la honte.

Ponce a autorisé la publication de cette histoire, mais à une condition : qu’elle soit racontée après sa mort.

Le sculpteur est décédé deux mois plus tard, début novembre 2012, à l’âge de 91 ans.

Quelques jours avant la publication de ce rapport, Monsieur Landowski a rapporté par courriel : « Dans ma mémoire, j’ai le souvenir d’un transport de la statue par avion militaire. Et je crois que c’est le gendre du général Pinochet qui s’est occupé de toute l’affaire et qui a veillé à ce qu’il y ait un suivi ».

L’armée chilienne a été contactée par El País pour ce rapport. Il n’y a pas eu de réponse.

 

Un petit soldat de plomb nommé Pinochet

Rocío Montes, El País, 11/9/2023

L’histoire insolite du sculpteur chilien Juan Antonio Santis qui, au milieu des années 1990, a réalisé une figurine du dictateur qui s’est vendue “comme des petits pains”.


Les figurines à l’effigie d’Augusto Pinochet. Photo Cristobal Venegas

Il était compliqué de se frotter à la figure d’Augusto Pinochet. Pendant la dictature, bien sûr, mais aussi à l’arrivée de la démocratie. Dans les années 1990, en pleine transition, le général était encore intouchable. Il n’était plus président, mais il était toujours commandant en chef de l’armée, ce qui n’était pas rien.

Juan Antonio Santis, sculpteur, a alors eu l’idée de travailler sur la figure de Pinochet. Ce qui lui est arrivé il y a 27 ans, c’est de la folie :

En octobre 1996, Santis avait 32 ans et traversait une mauvaise passe économique. Diplômé en art et en sculpture de l’Université du Chili, il n’arrivait même pas à payer son loyer. Il vivait seul et son loyer s’élevait à 80 000 pesos [équivalent de 150 €] par mois. Il devait trois mois de loyer. C’est alors qu’il pense à une entreprise pour gagner de l’argent : la fabrication de soldats de plomb. Lors d’un voyage en Italie, il avait été impressionné par le professionnalisme avec lequel ces figurines étaient fabriquées en Europe et décida d’en modeler en s’inspirant de thèmes nationaux, comme la guerre du Pacifique. Il réussit à se procurer des pneus pour fabriquer les moules et commence à travailler chez lui, dans la commune populaire de La Granja, au sud de la capitale chilienne.

Mais, comme c’est souvent le cas, un petit détail - une pensée, un souvenir, une intuition - a changé le cours de cette histoire.

Il était en train de sculpter les cinq petits soldats lorsqu’il s’est souvenu que, début 1996, dans un club de modélisme, il avait rencontré un militaire qui lui avait demandé une miniature de Pinochet. Santis avait réalisé la commande en pâte époxy, mais ne l’avait jamais livrée. Pour réaliser la figurine, il avait regardé de nombreuses photos et les avait conservées dans certains de ses tiroirs à la maison.

Juan Antonio Santis devant les figurines de Pinochet qu’il a conçues en 1996. Photo Cristobal Venegas

“Vais-je mouler Pinochet ?”, se demande le sculpteur alors qu’il travaille sur les figurines de la guerre du Pacifique.

La décision n’a pas été facile à prendre : jusqu’alors, aucune image de Pinochet e circulait dans les rues du Chili, à l’exception d’un masque en latex fabriqué à l’étranger et utilisé comme déguisement. Santis a hésité à reproduire Pinochet en plomb, parce qu’il n’y avait pas de précédent connu et parce qu’il n’était pas un pinochétiste. Il n’était pas non plus de gauche, bien que sa famille d’origine - de tradition communiste et anarchiste - ait été une admiratrice avouée du gouvernement de l’Unité populaire de Salvador Allende.

Santis a réfléchi et s’est décidé :

- “Je n’ai pas de conflit avec l’histoire. L’histoire est”.

Il a sorti du tiroir le Pinochet en pâte époxy - avec sa cape et ses mains entrelacées, l’image emblématique de l’uniforme - et en a fait un moule. Il en a fait deux ou trois reproductions.

Son œuvre prête, le jeudi 10 octobre 1996, il prend un bus pour le centre de Santiago. Il voulait proposer ses petits soldats à la Juguetería Alemana, dans la galerie España de la Calle Huérfanos, mais il n’en a même pas eu le temps : le propriétaire n’était pas du tout intéressé. Franchement désabusé, il s’apprête à rentrer chez lui lorsqu’il s’aperçoit qu’à quelques mètres du magasin de jouets, dans la boutique 15 de la même galerie, le magasin Hobbycenter, consacré aux jeux, est ouvert. Sans grand espoir, il entre dans le magasin, montre son travail et, à la surprise de Santis, les dames de l’autre côté du comptoir achètent tout le jeu : sept ou huit figurines de 54 millimètres - dont deux ou trois figurines de Pinochet - pour lesquelles elles le paient 37 500 pesos (75 €).

L’une des figures conçues par Santis. Photo Cristobal Venegas

Il était vraiment content - presque un demi-mois de loyer - même s’il s’inquiétait de la réaction du commandant en chef et de son peuple. Pour éviter tout problème, il s’est rendu dans les bureaux de l’armée de terre, rue Zenteno, au centre de la ville, où il a laissé un échantillon du petit soldat Pinochet et une lettre à l’accueil. Il ne voulait pas que son bonheur soit terni par d’éventuels ennuis judiciaires ou par la colère du général figuré en petit soldat de plomb.

À une époque où Santis dormait le jour et travaillait la nuit, le matin du samedi 12 octobre 1996, il a été réveillé par un appel téléphonique. C’était un ami : “Lève-toi et achète le journal”, a-t-il ordonné à Santis, qui, à contrecœur et mal réveillé, s’est rendu au coin de la rue pour prendre le journal.

Las Últimas Noticias, page 5 : “Le général Pinochet en plomb”. Une petite chronique rapporte qu’un sculpteur chilien a créé “une figurine du commandant en chef de l’armée”. « Mêlée aux figurines du sergent Candelaria Pérez, du capitaine Arturo Prat et d’autres héros de la guerre du Pacifique, l’immanquable figurine du commandant en chef de l’armée, le général Augusto Pinochet, émerge de la vitrine d’un magasin du centre-ville. La figurine de plomb, œuvre du sculpteur Juan Antonio Santis M., se vend littéralement comme des petits pains ».

Il trouvait ce qui lui arrivait très amusant. Mais le lundi suivant, à huit heures du matin, un deuxième coup de téléphone le tire du lit. Cette fois, il est moins amusé : il s’agit de Juan Miguel Fuente-Alba, responsable des communications de l’armée.

Santis raconte :

« La secrétaire m’a d’abord parlé, puis le colonel s’est adressé directement à moi. D’un ton vraiment désagréable et arrogant, il m’a demandé comment j’avais eu l’audace de faire une figurine de son général sans autorisation, que c’était un crime et qu’il pouvait m’envoyer en prison. Il a exigé que je la retire immédiatement du magasin ».

Juan Antonio Santis présente quelques-unes des figurines qu’il a conçues. Photo Cristobal Venegas

Mais Santis a réfléchi rapidement et... a menti.

« Comme Pinochet n’était pas dans le pays à ce moment-là, j’ai dit à Fuente-Alba que je m’engageais à ne pas vendre la figurine jusqu’à ce que le général revienne de son voyage, mais que ce que j’avais déjà vendu ne pouvait pas être retiré du magasin ».

D’un ton menaçant, le colonel répond : « Je l’espère ».

Santis se sentait guetté par la dépression : « J’apparais une fois dans le journal et me voilà dans le pétrin ».

Mais à peine deux heures s’étaient-elles écoulées ce lundi-là que la bonne nouvelle emplissait à nouveau son âme : les dames du magasin Hobbycenter lui passaient une commande urgente. « Juan Antonio, apporte tout ce que tu as, car nous avons des files d’attente à l’extérieur. Nous avons déjà vendu ceux que nous avions et nous sommes en train d’inscrire des gens qui en veulent d’autres ».

L’artiste avait réussi à fabriquer une quinzaine de figurines de Pinochet à l’époque et les avait immédiatement apportées au magasin du centre : « Heureux comme tout », dit Santis.

Le refus de l’armée d’utiliser la figurine de Pinochet avait fait grand bruit. Le 23 octobre 1996, le journal La Tercera publie un article intitulé : « L’amée demande de ne pas vendre la figurine de Pinochet » : « Le chef du service de communication de l’institution s’est entretenu avec le sculpteur. La figurine en plomb a été vendue entre 5 900 et 12 000 pesos, avec un grand succès auprès des collectionneurs et des partisans du général. La distribution est actuellement interrompue... ».

Coupures de presse contenant des informations sur les statuettes de Pinochet conçues par Santis. Photo Cristobal Venegas

La presse nationale et étrangère se rend à la maison du sculpteur à La Granja. Son histoire est même racontée au Japon et, pendant les trois mois qui suivent, Santis gagne ce qu’il n’a jamais gagné de sa vie : entre 100 000 et 120 000 pesos chiliens par jour. Il a dû embaucher trois peintres pour l’aider dans son atelier, a moulé des petits soldats de Pinochet toute la nuit et a commencé à explorer de nouvelles versions du dictateur : avec écharpe présidentielle, sans écharpe présidentielle, avec bâton de commandement, en uniforme de campagne, une de 75 millimètres avec uniforme de ville et sans cape, une grande de 220 millimètres et même un buste en résine avec une base en bois, de 70 millimètres.

Mais le harcèlement s’est poursuivi.

Un soir du printemps 1996, le sculpteur rentre chez lui lorsqu’il s’aperçoit que deux jeeps de la police militaire l’attendent. Sur ordre du colonel Fuente-Alba - vexé que Santis n’ait pas dit la vérité - un lieutenant autoritaire descend du véhicule et l’informe qu’il va réquisitionner la production des figurines de Pinochet. «I l ne m’a pas vraiment expliqué où était le problème, si la figurine était belle », pensait l’auteur. Mais comme ils n’étaient pas munis d’un mandat ou de documents, Santis ne les a pas laissés entrer. « Je suis entré dans ma maison, j’ai laissé les soldats dehors, mais je me sentais vulnérable. Comme quelqu’un qui est persécuté ».

Quelques jours plus tard, nouvelle visite. C’est un colonel des services de renseignements - dont Santis a promis de ne pas révéler le nom - qui arrive le matin à la première heure avec une attitude totalement différente de celle de ses collègues. « Je viens au nom du général Pinochet », se présente-t-il cordialement. « Je dois préparer un rapport sur votre figurine ».

Face à cette gentillesse inhabituelle, Santis lui offre un café et lui montre les petits Pinochet. En les voyant, l’invité s’est demandé : « Qu’est-ce que mon colonel Fuente-Alba a bien pu leur reprocher si la petite figurine est si jolie ? Qui n’aimerait pas être transformé en petit soldat ? » Il se retire et promet de lui dire ce que Pinochet a décidé à ce sujet à son retour au Chili.

Quelques jours plus tard, il tient parole et recontacte le sculpteur pour lui raconter ce qui s’est passé quelques heures plus tôt lors d’une réunion à l’armée : Pinochet est rentré de voyage et a eu une réunion de travail avec un groupe de collaborateurs pour discuter de divers sujets. Fuente-Alba avait soudain commencé à parler du petit soldat et en avait montré une copie à Pinochet. Mais il s’est passé quelque chose d’inhabituel : lorsque Pinochet a regardé la figurine, il aurait dit : « Comme c’est beau, qui l’a fait pour le féliciter ? » Cette phrase a été répétée à Santis, en imitant la voix de Pinochet.

Quelques semaines plus tard, raconte le sculpteur, il reçoit une carte de Pinochet le remerciant et l’autorisant à continuer à travailler sur son personnage. Nous sommes en novembre 1996 et Santis se sent totalement libre de continuer à fabriquer ses petits soldats. Il ne représente pas un danger pour l’armée, comme il l’apprend fin 1997, lorsque la secrétaire de Fuente-Alba le recontacte pour une réunion avec le responsable de la communication de l’institution.

Manifestement, les choses se sont améliorées : dans les bureaux de la Calle Zenteno, on l’attend avec du café et des biscuits. La seule fois où Santis avait parlé à Fuente-Alba, cela n’avait pas été agréable, mais cette fois-ci, l’officier l’a presque serré dans ses bras en l’accueillant. Il s’est excusé abondamment, tout en l’informant rapidement de la raison de la rencontre. Pinochet quittait ses fonctions de commandant en chef de l’armée le 10 mars 1998, car il allait devenir sénateur à vie, et l’institution préparait un cadeau spécial pour lui. Il s’agissat d’un grand meuble en acajou - dessiné par Carlos Cruz Correa, précise Santis - qui abriterait 1 106 soldats en plomb de quatre centimètres représentant l’évolution de l’armée chilienne. Il s’agissait des figurines et de quelques jeeps, chars et hélicoptères.

« Pouvez-vous faire ce travail ? », a demandé Fuente-Alba à Santis.

-« Je pourrais, mais j’ai besoin d’environ six mois ».

-« On est mal barrés », répond le colonel. « On n’a que trois mois ».

Malgré les difficultés évidentes, le sculpteur a accepté la commande. Même si le temps joue contre lui et qu’il doit engager un groupe de personnes pour l’aider dans la production, car il lui aurait été impossible de le faire seul. Les conditions de travail sont très particulières : il n’est pas obligé de signer des documents de confidentialité, mais les petits soldats pour Pinochet doivent être réalisés dans le plus grand secret. Au cours des semaines suivantes, l’armée a d’ailleurs enregistré tous les ouvriers de l’atelier de Santis, où ils travaillaient jour et nuit. « J’avais l’impression qu’ils jouaient aux espions », raconte le sculpteur, qui a modelé d’après les centaines de plans et de photographies que l’armée lui a envoyés pour qu’aucun détail ne lui échappe.

Lorsque l’œuvre a été prête à être expédiée, en mars 1998, un camion de transport de chevaux a été envoyé à son atelier dans la municipalité de La Florida. L’expédition s’est faite à une heure inhabituelle, presque à minuit. Le lendemain, il est convoqué dans un bureau des renseignements militaires, avenue Beauchef, près du parc O’Higgins, pour monter les soldats dans le meuble. Le travail sera réceptionné au même endroit, mais au petit matin, par le brigadier Jaime Lepe. Le soldat et un subordonné attendent Santis dans un hangar de l’enceinte de l’armée, découvrent l’œuvre et Lepe est vraiment stupéfait. Il se réjouit du cadeau que son général allait recevoir et signe volontiers le document qui officialise la réception.

Un buste miniature de Pinochet sculpté par Santis. Photo  Cristobal Venegas

Santis doit cependant faire un dernier geste. Le jour même où Pinochet quittait l’armée, le lundi 10 mars 1998, on lui demanda de se rendre à la résidence du général, Calle Presidente Errázuriz, à Las Condes, pour finaliser les détails du cadeau. C’est alors que se produit la dernière anecdote insolite de cette histoire insolite. Le sculpteur est arrivé avec un assistant qui, en passant sur l’émail d’un soldat orange de l’expédition en Antarctique, a retourné le petit pot de peinture sur le parquet vitrifié impeccable de la maison de Pinochet. « Je n’avais jamais vu des troufions courir dans tous les sens pour nettoyer la tache avec autant de désespoir. Ils étaient très anxieux », se souvient le sculpteur.

C’est le meilleur travail de sa vie. Il lui restait neuf millions de pesos chiliens [= 18 000€] en poche, qu’il a dépensés presque immédiatement pour un voyage en Angleterre. L’argent gagné grâce aux figurines de Pinochet lui a permis de vivre dans d’excellentes conditions entre 1996 et 2002, période au cours de laquelle il a vendu quelque 3 500 reproductions. Il y avait des clients exotiques, comme un Russe qui prenait toutes les versions de Pinochet. Il reçoit des commandes d’autres villes du Chili, comme Concepción, Valparaíso, Iquique et Puerto Montt. Il reçoit même des commandes de l’étranger : le propriétaire d’une boutique de petits soldats à Madrid - aux tendances clairement pro-franquistes - lui en demande une vingtaine par mois. L’intérêt est même monté jusqu’à Paris, où Santis a participé à l’exposition mondiale de miniatures de 2001. L’organisateur, qui sait qu’il est l’auteur de la figurine de Pinochet, lui demande d’en apporter, mais sans les exposer. Ce fut un succès : il en apporta 18 et les vendit toutes le premier jour. Les gens - partisans ou détracteurs déclarés - lui donnent de l’argent pour que Santis puisse ensuite leur en expédier du Chili. Le sculpteur, impressionné, pensait à l’époque que son pays était connu dans le monde pour le vin et Pinochet.

Après 2002, cependant, il s’est passé quelque chose au Chili et la figurine de Pinochet a cessé de se vendre. Santis pense que les gens ont commencé à la trouver trop chère, peut-être, mais le fait est que ce commerce n’a jamais refait surface. De temps en temps, le sculpteur trouve certaines de ses figurines dans des foires d’antiquités, où l’on a essayé de lui faire payer jusqu’à 50 000 pesos [= 56€]. Il connaît des boutiques dans le centre de Santiago et à Valparaíso où l’on vend des copies de ses soldats Pinochet. « Mais ce sont de si mauvaises copies qu’elles ont même des yeux qui ont l’air d’œufs au plat", regrette Santis.

Et aujourd’hui, avec l’essor du Parti républicain, recommenceriez-vous à fabriquer des soldats de Pinochet ?

“Ils me l’ont demandé”, avoue-t-il. Mais non.

Le général Fuente-Alba, qui a été à la tête de l’armée de terre entre 2010 et 2014, fait l’objet d’une enquête judiciaire avec son épouse Anita María Pinochet Ribbeck pour détournement de fonds publics et blanchiment d’argent*. [encore un qui mériterait une marionnette des Guignols, à défaut d'une statue].


Le général et sa señora

NdT
*Le général et sa señora sont inculpés de détourneùent de fonds publics, blanchiment d'argent et corruption dans l’affaire dite du Milicogate ou du Generalgate (impliquant tout l'ancien état-major) : ils sont soupçonnés d’avoir empoché plusieurs milliards de pesos détournés du Fonds de réserve du cuivre créé en 1958, destinant 10% des revenus du cuivre à l’achat d’équipements et d’armements pour l’armée chilienne, soumis au secret défense. Cet argent a servi à acheter des appartements, des parkings, des boutiques, des bijoux, des stylos Mont-Blanc, des voitures (32 pour papa, maman et les rejetons), à financer des voyages d’agrément de Paris à Cancún, au cours desquelles madame opérait des razzias chez les bijoutiers et les boutiques de haute couture.Le couple est aussi accusé d'avoir utilisé 38 fois un avion militaire pour se rendre dans la station balnéaire de Puerto Velero. La justice a saisi une partie des biens mal acquis du couple pour une valeur de 3,5 milliards de pesos [= 3,5 millions d’€]. La procureure dans l'affaire réclame 15 ans de réclusion pour l'ex-général. Les procureurs aussi ont le droit de rêver.

 

 

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