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20/09/2022

BENCH ANSFIELD
Un théâtre de panique d’État : Riotsville, USA, un film de Sierra Pettengill

 Bench Ansfield, The New York Review of Books, 16/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Bench Ansfield est un·e historien·ne du capitalisme racial et des villes usaméricaines du XXe siècle. Iel est titulaire d'un doctorat en études américaines de l'Université de Yale et est actuellement postdoctorand·e avec une bourse de l’ ACLS (American Council of Learned Societies) à la Dartmouth Society of Fellows. À l'automne 2024, iel commencera comme professeur adjoint d'histoire à l'Université Temple (Philadelphie). Son livre Born in Flames, basé sur sa thèse de doctorat, doit paraître chez Liveright/Norton. Iel y examine la vague d'incendies criminels à but lucratif qui a ravagé le Bronx et des dizaines de villes usaméricaines dans les années 1970. CV. @benchansfield

À partir de 1967, l'armée a construit de fausses villes pour former les policiers et les militaires à la contre-insurrection. Le nouveau documentaire de Sierra Pettengill met à nu les craintes et les fausses promesses de cette entreprise. 


Un quartier d'affaires de petite ville glisse à travers l'écran dans un technicolor granuleux des années 1960. La prise de vue montre un prêteur sur gages, une pharmacie et des publicités pour du fromage blanc et des patates blanches. La ville se fait passer pour Anywhere [N’importe où], USA, mais quelque chose ne va pas. Les façades aux couleurs vives sont fabriquées et fragiles. Au sommet du magasin d'alcool, un sniper en uniforme est accroupi. Deux voitures renversées gisent devant Joe’s Place. Une voix off demande : « Qu'est-ce qu'on est en train de regarder ? »

L'endroit capturé dans cette séquence de Riotsville, USA [riot = émeute, NdT] - un documentaire envoûtant de Sierra Pettengill, avec un récit écrit par Tobi Haslett - n'est pas une rue principale ordinaire ; c'est une scène de combat mise en scène. « Riotsville » est le nom que l'armée a donné aux terrains d'entraînement qu'elle a construits, à partir de 1967, pour former les services de police et le personnel militaire à l'art de la contre-insurrection domestique. Alors qu'une foule de hauts gradés regardait depuis les gradins, la police et les cadets militaires jouaient à divers scénarios de désordre civil dans les deux blocs de cette ville de diorama.

Riotsville a été construit avec un but singulier : perfectionner des formes politiquement acceptables de répression étatique. Elle a vu le jour à la suite de la réponse hasardeuse de la Garde nationale et des forces de l'ordre locales aux soulèvements de Watts, Newark et de nombreuses autres villes. Trente-trois habitants noirs ont été tués pendant le seul soulèvement de Detroit. « Si on voyait quelqu'un bouger », avait déclaré un garde national  au New York Times,« on tirait d’abord et on posait des questions après » Une violence de l'État à ce point excessive a fait l'objet d'une censure généralisée - même le comité de rédaction du Times a publié une tribune intitulée « Trigger-Happy Guard » [La gâchette facile de la Garde nationale]- et en 1967, les forces de l'ordre avaient adopté la formation anti-émeute formelle comme mesure corrective privilégiée. Les exercices de Riotsville, organisés d'abord au fort Belvoir de Virginie, puis au fort Gordon de Géorgie (deux bases de l'armée nommées en hommage à l'esclavagisme et à la Confédération), ont donné aux forces de l'ordre une arène simulée dans laquelle répéter des tactiques sans balles pour désamorcer la rébellion noire et le militantisme anti-guerre.

Dans une reconstitution supposée de la rébellion de Watts, une grosse bande multiraciale d'acteurs - policiers et soldats vêtus de vêtements de rue et de perruques - se transforme en foule frénétique après avoir été témoin d'un barrage routier anodin de la police. Le pillage commence, la horde de faux radicaux mime l'insurrection, et un régiment anti-émeute se livre à une embuscade non létale. Une fois arrêté, un manifestant noir crie : « Je vais vous avoir ! » aux policiers blancs qui l’arrêtent. Dans les gradins, les commandants se marrent.

Pettengill a découvert les images des Archives nationales, et dans ses mains, elles deviennent la matière d'une sorte de moqumentaire [documenteur] inversé. Les simulations, filmées par les journalistes et les militaires eux-mêmes, sont imprégnées de parodie, de caricature et de bouffonnerie involontaires ; l'une des scènes présente un char de style Zamboni [surfaceuse] qui grince sans cesse, attirant des gloussements involontaires des journalistes. Il y a là un élément de burlesque sécuritaire. Mais toute envie de rigoler passe quand on comprend qu’on assiste à une répétition en costumes pour la militarisation rapide de la police qui aura lieu au cours des cinq décennies suivantes. Ce n'est pas seulement une fantaisie de l'État, c'est la préfiguration d'un nouveau mode de gouvernance urbaine. De notre point de vue en 2022, Riotsville peut être trouvé dans toute municipalité des USA.

Le film de Pettengill est donc une méditation sur les perversions de la réaction. « Une porte s’est ouverte à la fin des années soixante, et quelqu'un - quelque chose – l’a fermée », dit la narratrice, l'actrice Charlene Modeste, sur les images d'un hélicoptère aspergeant des gaz lacrymogènes. Depuis Citizenfour de Laura Poitras (2014) je n’avais pas regardé une mise en accusation aussi accablante de l’État sécuritaire.

Le documentaire fonctionne si bien en partie parce que Pettengill permet à l'État de parler avec ses propres mots, qui sont hérissés de mépris froid et technocratique. Les images proviennent entièrement d’archives, et seules les images de l'État et des actualités sont utilisées (avec la médiation du récit percutant de Haslett). Riotsville offre une visualisation soutenue de la panique de l'État, un théâtre dans lequel les autorités jouent leur paranoïa : des radicaux noirs incitant à une émeute parmi les manifestants blancs anti-guerre ; des snipers se cachant sur les toits ; des policiers et des soldats apprenant quoi craindre et comment gérer leur peur.

L'horreur du film réside dans la prise de conscience que toute cette opération est menée au nom d'une police plus humaine. La leçon sanglante de cette époque, à l'aube de l'incarcération massive, est que la réforme de la police engendre le pouvoir de la police.1 Riotsville, USA présente une enquête kaléidoscopique sur les nombreuses apparences de la réforme, de la professionnalisation promise par la cartographie de la criminalité basée sur les données à la croyance indue que la formation de la police peut endiguer sa violence.

Nulle part cette dynamique n'est plus évidente que dans les nuages de gaz lacrymogènes qui traversent le film. Comme l'a écrit le chercheur (et consultant de Riotsville) Stuart Schrader, les gaz lacrymogènes et d'autres « armes dites non létales ont racheté la police usaméricaine après les ripostes désastreusement violentes de la police et des soldats aux manifestations de la Libération noire dans les années 1960 ».2 Le film capture le moment précis où les forces de police ont adopté le gaz lacrymogène, inaugurant, en particulier pour les communautés noires et brunes, l'âge présent de l'asphyxie.

Les cinéastes nous emmènent à la chaîne de montage des gaz lacrymogènes aux Laboratoires fédéraux de Saltsburg, en Pennsylvanie, où des femmes civiles emballent les bouteilles de gaz pour les expédier à Cleveland et Khe Sanh [Vietnam]. Lorsque le Pentagone a été accusé de violer les interdictions d'armes chimiques pour son utilisation de gaz lacrymogènes (entre autres agents) au Vietnam, il a cité de telles utilisations domestiques pour sa défense. « C'est une méthode humaine pour gérer des situations difficiles », insiste un porte-parole de l'entreprise, « tout comme le dentiste vous donne un coup de novocaïne avant de vous arracher la dent. » Les gaz lacrymogènes ont eu la bénédiction de la Commission Kerner, le principal comité d’experts de la décennie, rassemblé en 1967 par Lyndon B. Johnson alors que Detroit était encore en feu.

Composée de responsables politiques, de dirigeants syndicaux et de défenseurs des droits civils, d'un chef de police et d'un entrepreneur en défense, la Commission Kerner est restée dans les mémoires pour avoir répondu aux soulèvements par un ensemble de recommandations improbablement progressistes, y compris des politiques redistributives et déségrégationnistes, dont peu sont jamais devenues loi. Mais le rapport contient en annexe des recommandations visant à accroître le financement de la police et à approuver les armes censées être non létales. Ces propositions, à la différence de l'orientation du rapport, furent bientôt promulguées par un Congrès quelques années après la « guerre contre le crime » fédérale, alors que les appels à l'ordre public prenaient une tournure de cantiques. En soulignant la dissonance entre les recommandations plus progressistes de Kerner, aussi limitées soient-elles, et les panaches de gaz âcres de Riotsville, le film révèle à quel point le projet de l'État était contradictoire au cours de ces années. L’« État carcéral des droits civils », comme l'appelle la politologue Naomi Murakawa, pouvait dire tout et son contraire.3

La raison d'être de Riotsville était la menace de désordre civil, mais ses techniques - gaz lacrymogène, détentions préventives par la police, services de police gonflés - se ramifiaient rapidement bien au-delà de cette mission originale. L'historienne Elizabeth Hinton a raconté comment ces stratégies, bien que destinées à la prévention des émeutes, se sont rapidement institutionnalisées dans les pratiques quotidiennes des commissariats de police. Une fois que la police a été encouragée « à initier des interactions avec les résidents dans les zones ciblées comme moyen de trouver des potentiels criminels ou émeutiers avant qu'ils ne se livrent à des actes de violence », écrit-elle, « les flics et les habitants noirs ont été mis en contact beaucoup plus fréquemment. »4

Les cinéastes résistent à juste titre à la tentation de présenter cet épisode comme une histoire d'origine pour l'État carcéral enflé d'aujourd' hui, qui traverse trop de sites et d'échelles pour être réduit à une seule genèse. Mais Riotsville a eu un effet marqué sur l'application de la loi dans tout le pays. Rien qu'en 1968 et 1969, dix mille cadets suivirent la formation. Dans son histoire du programme, Schrader estime qu'il « a touché jusqu'à un demi-million de policiers usaméricains, ce qui signifie presque toute la police usaméricaine, d'une manière ou d’une autre ».

*

Une absence palpable dans Riotsville, USA. C'est un film sur la réaction qui ne nous montre pas l'action à laquelle il répond - c'est-à-dire, la révolte noire réelle et sans retenue - jusqu'à son troisième tiers final. Pas un seul extrait des soulèvements abondants de la décennie n'est montré dans la première heure du long métrage de quatre-vingt-onze minutes. Néanmoins, la puissance de ces éruptions collectives sature chaque cadre, leur éclat s'amplifie en quelque sorte : une éclipse avouant la chaleur du soleil. En expliquant ce choix éditorial, les cinéastes affirment que la circulation massive des images de soulèvement les a désarmées de leur potentiel radical, comme « tous ces instantanés de chaos qui essaiment et perdent leur sens ».

Ce sont les paroles de Haslett (lues par Modeste), et c'est sa narration qui nous montre le chemin pour sortir de Riotsville. La prose de Haslett insuffle la vie au film, accentuant ses ambiguïtés et ses horreurs, et déchirant ses coutures. Pettengill et lui n'ont jamais oublié que le drame de Riotsville était une mesure de la grande menace que les soulèvements des années 1960 faisaient peser sur l'ordre des choses. Dans la sévérité de la réponse de l'État, nous percevons le pouvoir détenu par les gens dans les rues. « Les émeutes ont fait sauter le toit de la vie quotidienne », raconte Modeste. « Rien de si grand, de si lumineux, de si soudain ne s'était jamais produit, et dans tant de villes usaméricaines. Rien d'aussi féroce ou difficile à saisir. »

Ces lignes auraient pu être retirées de l'essai « Magic Actions » de Haslett en 2021 sur la rébellion pour George Floyd et ses réverbérations mondiales, et à certains égards Riotsville est son prologue cinématographique. « La lutte noire a craqué l’allumette », écrivait-il à propos de la rupture provoquée par les soulèvements de Floyd. Et il en est de même pour Riotsville : l'excès et la paranoïa de la fin des années 1960 vous disent tout ce que vous devez savoir sur ce qui a motivé l'action en premier lieu.

Riotsville, USA met à nu l'état carcéral des droits civils : ses peurs, ses réformes, ses miasmes, ses fausses promesses. « Les émeutiers ne se contentent peut-être pas de réviser leur rôle dans le drame social - ils essayaient de brûler tout le scénario », dit le narrateur. C'est le travail de l'abolition, et Riotsville, à son tour, pourrait être appelé un travail d’abolittérature.5 Comme les écrits de James Baldwin, June Jordan et James Boggs, les auteurs que Haslett cite dans le film et l'essai dont le travail a influencé le mouvement contemporain d'abolition des prisons, le film trouve la liberté dans l'éclatement du pouvoir policier. Il suggère que la sortie de Riotsville ne passe pas par de nouvelles réformes, mais par le brûlage de tout le scénario carcéral.

Dans les dernières minutes du film, le narrateur observe que les images que nous venons de voir ont « vieilli étrangement ». « Que faire d’elles maintenant, demande-t-elle, intégrés comme nous le sommes dans l'avenir qu'elles étaient censées assurer ? » Une question à laquelle seule l’abolittérature peut répondre.


Notes

1.      Maya Schenwar et Victoria Law, Prison by Any Other Name : The Harmful Consequences of Popular Reforms (The New Press, 2021).

2.     Badges sans frontières : Comment la contre-insurrection mondiale a transformé les services de police américains, Californie, 2019.

3.     The First Civil Right : How Liberals Built Prison America, Oxford, 2014.

4.    America on Fire : The Untold History of Police Violence and Black Rebellion Since the 1960s, Liveright, 2021.

5.     Ce travail est en cours depuis des décennies grâce à des groupes tels que Critical Resistance. Pour en savoir plus sur cette organisation, voir criticalresistance.org.

Riotsville, USA” est actuellement projeté au Film Forum à New-York

http://www.magpictures.com/riotsvilleusa/

https://www.facebook.com/riotsvilleusa

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