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21/08/2023

JOSÉ ANTONIO GONZÁLEZ ALCANTUD
La gauche marocaine et le Makhzen : indépendance et allégeance

José Antonio González Alcantud, Viento Sur nº 189, 17/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

José Antonio González Alcantud (Grenade, 1956), anthropologue et historien espagnol, est professeur d’anthropologie sociale à l’université de Grenade. Auteur entre autres de Historia colonial de Marruecos, 1894-1962 (2019) et Qué es el orientalismo. L’Orient imaginé dans la culture mondiale (2021).  Bio-bibliographie

Les observateurs extérieurs sont frappés par la mansuétude de la gauche marocaine à l’égard du régime politique actuel, autoritaire, policier et expansionniste, et en particulier à l’égard de son sommet, le Makhzen. Avant d’aborder les raisons de cette soumission de la gauche marocaine, il convient de s’interroger sur ce qu’est le Makhzen, une formulation singulière de l’État, spécifique au Maroc, avec des profils historiques propres.

Allah, El Watan, El Malik : Dieu, la Patrie, le Roi, devise officielle du royaume depuis 1962. Ici, au-dessus d’Agadir

Le Makhzen est souvent désigné dans la presse quotidienne comme un État parallèle, dans l’ombre, dont il est difficile d’interpréter les intentions ultimes. Le mot makhzen est accepté depuis des années par l’Académie royale de la langue espagnole, avec le sens littéral de “au Maroc, anciennement, gouvernement ou autorité suprême”. Mais on sent bien que cette définition n’est pas très claire, car la question n’est pas seulement historique, mais surtout politiquement actuelle.

En réalité, le Makhzen est littéralement le Dar El Makhzen, au sens de maison-entrepôt. C’est l’espace palatial et défensif où se trouve le siège du pouvoir, la sultaniya, du sultan lui-même - en réalité, ou au figuré, puisque de nombreux palais royaux sont vides de sa présence - qui remplit les fonctions de citadelle, en termes de construction, et de cour en termes de politique. Espace urbain séparé des médinas, siège des corporations d’artisans et de marchands, toujours ouvert à la fronde, au soulèvement. A Fès, par exemple, entre Fès El Jdid [Nouvelle Fès], où se trouve Dar El Makhzen, et aussi le mellah ou ghetto juif qui lui est annexé, et Fès El Bali [Vieille Fès], la médina, il y a une distance topographique et sociale : la première est l’espace fermé, le centre névralgique du pouvoir ; la seconde, la ville labyrinthique, mais ouverte, dans laquelle le visiteur peut déambuler à sa guise. Un exemple de dar-al-Makhzen historique dans la péninsule ibérique est l’Alhambra de Grenade, conçu par les Nasrides d’après leurs parents, les Marinides de Fès, au XVe siècle.

En plus d’être le siège du gouvernement, du sultan et des diwans, présidés par des vizirs, le makhzen historique a également servi de silo dans une économie de subsistance, un lieu pour fournir des ressources alimentaires à la population dans les années de mauvaises récoltes. La relation entre la ville-médina, avec ses élites urbaines, ses centres de culte et de savoir, et le Makhzen a été problématique tout au long de l’histoire. Le pouvoir des sultans exigeait pour être légitimé l’allégeance (bayâa) des habitants du bourg, et ces derniers étaient attentifs aux mouvements de la cour dans le complexe du Makhzen. La ritualité de la bayâa, rituel d’allégeance, renouvelle le pacte sacral entre la monarchie divine et ses sujets (Tozy, 2008:75-102). Cependant, le Makhzen n’était pas une structure despotique, comme on l’imagine parfois avec une mentalité orientaliste, mais plutôt un système clientéliste, à l’image du nôtre.

Ainsi, dans la structure du makhzen, une grande importance est accordée aux figures intermédiaires telles que le secrétaire privé du sultan, le hajib, qui est un élément fondamental de médiation entre le cercle intérieur du sultan et le reste des courtisans. Le makhzen fait partie d’une structure d’autorité socialement apprise, à travers l’assujettissement clientéliste, qui repose sur la dyade maître/disciple, de telle sorte qu’il s’agit d’un mécanisme d’acquiescement et de coercition qui pénètre tous les pores de la société (Hammoudi, 2007).

Le Makhzen a cependant subi des transformations. Mohammed V (1909-1961), le seul sultan alaouite à avoir réellement tenu tête à la puissance coloniale française, a aboli le titre de sultan après l’indépendance en 1956 dans une tentative de modernisation du Makhzen, le transformant en malik ou roi. Il a également supprimé les diwans et leurs vizirs, les remplaçant par des ministères et des ministres de style occidental. Mais il n’a pas renoncé au leadership religieux (amir al mu’minin, commandeur des croyants) (Waterbury, 1975) ni à l’allélgeance ou bayâa, fondamentaux dans la structure makhzénienne. Il n’a pas non plus supprimé un lieu essentiel des intrigues du palais, qui conditionnait l’héritage du trône : le harem. C’est ce qu’a fait plus tard son petit-fils, Mohammed VI, l’actuel roi depuis 1999.

Le Makhzen n’a pas non plus cessé d’évoluer en fonction de l’époque. En effet, après l’indépendance en 1956, les bases du Makhzen ont été modifiées en fonction du degré de collaboration avec le régime du protectorat. La question de parler l’arabe, le français ou seulement le tamazight (berbère) a été fondamentale dans la réorganisation. Les notables d’origine rurale, dont le pouvoir reposait presque exclusivement sur l’entretien de réseaux tribaux et clientélistes, furent remplacés par des fonctionnaires qui, tout en maintenant les mêmes relations hiérarchiques, les rendaient plus opaques au nom de la modernisation de l’État (Leveau, 1985 : 217-219).

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