Amira Hass, Haaretz, 9/8/2021
Traduit par Fausto Giudice
Arrêtez de dire "Les soldats ont tiré sans raison" ou "un garçon palestinien a été tué sans raison". D'abord parce qu'il y a une raison, ensuite parce que ce genre de formulation ne fait qu'ancrer la représentation de la réalité que le gouvernement veut faire adopter aux gens.
Des soldats israéliens et des manifestants palestiniens s'affrontent dans le village de Beita, en Cisjordanie, le 28 juillet 2021. Photo : Jaafar Ashtiyeh / AFP
Commençons par le deuxième point. Quand on dit que "les soldats ont tiré sans raison" sur la voiture dans laquelle se trouvaient Muayad al-Alami et ses enfants Mohammed, Anan et Ahmed, cela revient à dire que tout est normal et qu'il n'y a aucun problème à ce que des soldats étrangers armés soient stationnés 24 heures sur 24 au cœur d'une population civile.
C'est ce que les FDI et le gouvernement veulent que nous pensions, c'est ce que les pelotons de colons nous disent et c'est ce que les Israéliens juifs qui font une visite rapide au Yeshastan [yesha, »salut » en hébreu, est l’acronyme par lequel les sionistes désignent la Cisjordanie et Gaza, NdT] en viennent à penser. L'expression "a tiré sur/a été tué(e) sans raison" contient en elle la prémisse que c'est le comportement d'un certain Palestinien ou de la population palestinienne dans son ensemble qui doit être scruté, car ce sont certainement eux qui ont dévié des règles que les soldats attendent d'eux. Et pour chaque nouveau peloton, les Palestiniens sont comme de nouvelles recrues qui ont été amenées dans une installation militaire israélienne et qui doivent apprendre ses règles.
Cette prémisse signifie que si Mohammed, âgé de moins de 12 ans, n'a pas donné aux soldats une raison de le tuer, son père Muayad doit leur en avoir donné une. Comment a-t-il eu l'audace de conduire en marche arrière sous les yeux des soldats ? Et lorsqu'il s'avère également que la marche arrière n'est pas une raison suffisante pour tuer un enfant, il reste toutes les autres personnes tuées avec toutes les raisons qu'elles ont données aux soldats pour les tuer, et qui permettent au peuple israélien de soutenir le meurtre : les habitants de Beita qui protestent contre le vol de leurs terres ; les habitants de Gaza qui protestent contre leur emprisonnement à vie ; les agriculteurs qui ont le culot de vivre pendant des décennies à côté d'avant-postes flambant neufs et de résister à la violence des voyous qui y vivent.
Mais il n'y a rien de normal à ce qu'une force d'occupation militaire contrôle une population civile pendant 54 ans et plus. Il est donc regrettable que, sans même s'en rendre compte, B'Tselem et le site d'information Siha Mekomit aient normalisé la présence de l'armée en écrivant que les images des caméras de surveillance prouvent que "les coups de feu" qui ont tué Mohammed al-Alami n'avaient aucune raison d'être. Les mots reflètent une perception de la réalité et façonnent également la manière dont les gens voient la réalité. Les gauchistes profondément enracinés et cohérents ne devraient pas utiliser des mots et des formulations qui participent à la distorsion.
Et maintenant, revenons au premier point. Les soldats et les policiers de Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) ont une raison permanente de tirer et de tuer des Palestiniens, qui découle de leur rôle de protecteurs du bien-être des colonies. C'est le premier (et le seul) commandement qui leur a été donné lors de leur enrôlement. Le moindre mouvement qui suscite l'inquiétude que quelque chose puisse perturber l'accaparement et la prise de contrôle continus de la terre et des sources d'eau est une raison de tirer. Chaque Palestinien, homme ou femme, qui mène sa vie sur sa terre et dans sa maison, est donc jugé coupable dès le départ, jusqu'à ce qu'il soit prouvé qu'il n'avait pas l'intention de faire du mal à un colon. Ou au soldat qui le protège.
La raison pour laquelle les soldats ont tiré sur les trois enfants Al-Alami et leur père est que le travail immédiat des soldats est de défendre la colonie de Karmei Tzur au sud et la colonie de Beit Bracha au nord, et de s'assurer qu'elles continuent à prospérer aux dépens de Beit Umar et Al-Arub. La mission des soldats consiste à surveiller les banlieues huppées et les routes qui les relient, qui incarnent le succès de la politique israélienne de division et de destruction de la géographie palestinienne.
En protégeant les colonies et les colons, conformément au premier et unique commandement, les FDI s'assurent que davantage de Juifs s'installeront en Cisjordanie, en violation du droit international, et augmenteront ainsi le nombre de personnes directement impliquées dans le vol gouvernemental et privatisé. Plus le nombre de voleurs est important, plus la légitimité est forte, pensent-ils, pour continuer à entasser les Palestiniens dans des enclaves cachées et exiguës, en quête désespérée de terre et d'eau.
Les soldats ont tiré sur une camionnette transportant un père et trois enfants qui se rendaient à un pique-nique parce que leurs commandants, leurs enseignants et leurs parents les ont formés à considérer la vie des Palestiniens comme une note de bas de page de la réussite du colonialisme juif.
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