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25/08/2021

JUDY MALTZ
L’importation de « juifs » du nord-est de l’Inde en Israël : une affaire juteuse pour certains

Demandes de secret et pas d'appels d'offres : au cœur du monopole qui amène une « tribu perdue » en Israël

 Judy Maltz, Haaretz, 22/8/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

 Bien qu'elle fasse l'objet de plaintes de la part de membres de la communauté Bnei Menashe, Shavei Israël continue de bénéficier d'un arrangement unique avec le gouvernement, qui lui rapporte d'importantes sommes d'argent. L'organisation nie les allégations

Des membres de la communauté Bnei Menashe à l'aéroport Ben-Gourion à l'époque pré-COVID. Photo : Ilan Assayag

 Une organisation privée qui fait venir en Israël des membres de "tribus perdues" de Juifs s'est récemment vu attribuer un contrat gouvernemental de près de 10 millions de shekels (presque 3,1 millions de dollars, 2,6 millions d’€), malgré des plaintes pour abus de pouvoir grave de la part de nombreux immigrants potentiels et nouveaux qu'elle était censée aider.

 Shavei Israël a remporté le contrat du ministère de l'Alyah et de l'Intégration sans avoir à   passer par les procédures d'appel d'offres habituelles. Le ministère avait demandé que ses transactions avec Shavei soient tenues secrètes - une demande rejetée par le Trésor public. Un porte-parole du ministère n'a pas répondu à une question sur les raisons de cette demande de secret.

Selon des documents gouvernementaux, le Trésor a approuvé fin juin une demande du ministère de l'Alyah visant à exempter des obligations d'appel d'offres un contrat d'une valeur de 9 890 184 shekels. Ce contrat était destiné à couvrir les coûts de l'arrivée en Israël de 548 membres supplémentaires de la communauté Bnei Menashe du nord-est de l'Inde.


La justification de cette exemption, selon les documents, était que Shavei est la seule organisation en Israël capable de travailler avec cette communauté.

La demande a été approuvée bien que le ministère ait été informé à ce moment-là de dures allégations contre Shavei par des membres de la communauté Bnei Menashe. Des pétitions et des lettres envoyées à la ministre de l'Alya, Pnina Tamano-Shata, et à ses collaborateurs au cours des derniers mois par des membres de la communauté et des organisations qui les représentent - dont Haaretz a obtenu des copies - allèguent que Shavei s'est livré à des tactiques d'intimidation, de discrimination et d'inscription sur liste noire pour faire taire ses détracteurs. L'organisation nie ces allégations.

Selon des témoignages partagés avec le ministère de l'Alyah et l'Agence juive, les membres de la communauté qui osaient critiquer l'organisation voyaient leur nom supprimé des listes de candidats à l'Alya. Dans le cas de ceux qui vivaient déjà en Israël, ils recevaient des menaces selon lesquelles leurs proches ne seraient pas autorisés à les rejoindre.


Tzvi Khaute, coordinateur du département Bnei Menashe chez Shavei, a qualifié ces allégations de "sans fondement" et de "tendancieuses". Dans une déclaration publiée par le consultant en relations publiques de l'organisation, il a déclaré : "Nous les rejetons d'emblée".

Il a insisté sur le fait que Shavei n'est pas autorisé à décider quels membres de la communauté Bnei Menashe sont éligibles pour l'alyah et que de telles décisions relèvent de la "responsabilité exclusive" du Grand Rabbinat et du gouvernement d'Israël.

Pourtant, les membres de la communauté qui ont participé au processus et qui en ont une connaissance intime affirment que Shavei est profondément impliqué. Selon eux, Shavei établit une liste préliminaire de candidats à l'alya. Au cours de l'étape suivante de vérification, il fait passer des entretiens à ces candidats. Le rabbinat n'est impliqué dans aucune de ces étapes.

Ce n'est qu'au stade final du processus de sélection, lorsque les entretiens de suivi sont menés, que les représentants du rabbinat entrent en scène. Selon les membres de la communauté, ces entretiens de suivi sont menés par des traducteurs fournis par Shavei. Les listes finales sont ensuite envoyées au gouvernement pour approbation. En outre, des documents gouvernementaux montrent que les représentants du rabbinat qui aident à déterminer l'éligibilité à l'alyah sont payés par Shavei et non par le rabbinat.

 

Un jeune membre de la communauté Bnei Menashe brandissant un drapeau israélien. Photo : Ilan Assayag

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Shavei Israel a été créé il y a près de 20 ans par l'Américain Michael Freund, qui a travaillé comme assistant de Benjamin Netanyahou lors du premier mandat de ce dernier en tant que Premier ministre à la fin des années 1990. Sa mission déclarée est de ramener les "Juifs perdus" à leurs racines. Son objectif principal est de faire venir en Israël des membres de la communauté Bnei Menashe, qui prétendent descendre d’ anciennes tribus israélites.

Au cours de ses premières années d'activité, la quasi-totalité de ces immigrants seront installés en Cisjordanie et dans la bande de Gaza (avant le désengagement israélien de 2005).

Le gouvernement a effectivement accordé à Shavei le monopole de la supervision de l'alyah des Bnei Menashe. C'est le seul cas où une organisation privée est investie de la responsabilité d'une communauté particulière de futurs immigrants. Pour toutes les autres communautés, l'Agence juive détermine l'éligibilité, souvent en consultation avec le ministère de l'intérieur, et joue un rôle clé dans le processus d'absorption. Si Nefesh B'Nefesh facilite l'alyah d'Amérique du Nord, par exemple, elle ne détermine pas l'éligibilité.

En février, 1 230 membres de la communauté Bnei Menashe - pour la plupart originaires de la région de Manipur - ont signé une pétition qui a été envoyée à Tamano-Shato et au président de l'Agence juive de l'époque, Isaac Herzog, pour leur demander d'intervenir. Se présentant, ils ont écrit : "Nous, les soussignés, membres de la communauté Bnei Menashe d'Israël et du nord-est de l'Inde, souffrons de notre situation".

Une autre pétition signée par 280 membres de la petite communauté de Mizoram, contenant des allégations similaires, a été envoyée au ministère de l'Aliyah et à l'Agence juive la semaine dernière.

"Pendant plus de dix ans, Shavei Israël, une organisation privée, a abusé du monopole qui lui a été accordé sur notre alya, tout en opérant avec un manque total de transparence et de responsabilité vis-à-vis de tout organisme extérieur", ont-ils écrit dans la pétition de février. « Elle a tergiversé pour nous faire venir en Israël, a fait preuve de favoritisme dans le choix de ceux qu'elle a fait venir, a pratiqué la discrimination à l'encontre d'individus et de groupes, a mis sur liste noire tous ceux qui s'y opposaient, a utilisé son contrôle du processus d'alyah pour nous dominer et nous intimider dans son propre intérêt, nous a montés les uns contre les autres en matière de prière et de culte et a délibérément sapé les efforts d'aide alimentaire pendant la pandémie de COVID-19 ».

Déclarant qu'ils en avaient "assez", les signataires ont exhorté le ministère et l'Agence juive "à assumer la responsabilité directe de notre alyah en la retirant des mains de Shavei Israël et en nous libérant de sa tyrannie sur nos vies".

Répondant à ces allégations, M. Khaute a déclaré : "Pour autant que nous le sachions, la grande majorité des personnes qui ont signé cette pétition ne sont pas membres de la communauté Bnei Menashe. Et pour ce qui est des autres, des dizaines d'entre eux ont déjà fait leur aliyah et beaucoup d'autres immigreront bientôt - ce qui contredit les fausses allégations qui figurent dans la pétition."

Il a ajouté : « Shavei aide à l'alyah et à l'absorption de chaque membre de la communauté Bnei Menashe, quelle que soit son affiliation organisationnelle, tant qu'il observe un mode de vie juif et que son arrivée en Israël a été approuvée par les autorités compétentes ».

La ministre de l'Alyah et de l'intégration, Pnina Tamano-Shata. Photo : Eliyahu Hershkovitz

Approbation spéciale du gouvernement

Les Bnei Menashe ne sont pas éligibles pour l'alyah selon la loi du retour, qui exige la preuve d'au moins un grand-parent juif. Les faire venir en Israël nécessite donc une autorisation spéciale du gouvernement. Une fois qu'ils sont arrivés dans le pays, Shavei s'arrange pour que les Bnei Menashe subissent des conversions orthodoxes. (L'Inde interdit les conversions religieuses sur son territoire, c'est pourquoi ils doivent attendre de venir en Israël).

Ces derniers mois, une nouvelle organisation appelée Degel Menashe, qui défend les intérêts de la communauté, a tenté d'attirer l'attention sur les allégations contre Shavei et a plaidé auprès du gouvernement et de l'Agence juive pour qu'ils arrachent à l'organisation privée le contrôle de l'aliyah des Bnei Menashe. Degel Menashe a également organisé une aide spéciale pour les membres de la communauté bloqués en Inde qui ont été affectés par le COVID-19. Le président de l'organisation est Hillel Halkin, un écrivain et traducteur littéraire respecté, et largement considéré comme une autorité internationale sur la communauté Bnei Menashe.

Un porte-parole du ministère de l'Aliyah a confirmé que Tamano-Shata avait été en contact avec Degel Menashe, mais a déclaré que l'organisation n'avait fourni aucune preuve pour étayer les allégations contre Shavei.

Environ 4 000 Bnei Menashe vivent en Israël et dans les colonies de Cisjordanie, et environ 5 000 autres vivent dans les régions de Manipur et de Mizoram en Inde.

En mai, le précédent gouvernement Netanyahou a approuvé une décision visant à faire venir 548 Bnei Menashe supplémentaires en Israël d'ici la fin 2021. Le contrat avec Shavei est destiné à faciliter son exécution.

Ce n'est pas la première fois que Shavei obtient un contrat du ministère de l'Aliyah sans avoir à participer à un appel d'offres. En 2013, elle a remporté un contrat de 7 millions de shekels pour faire venir 899 Bnei Menashe, et en 2016, elle a obtenu un contrat de 6,6 millions de shekels pour faire venir 712 autres personnes.

Dans chaque cas, le ministère de l'Aliyah a déclaré qu'il avait demandé une exemption des obligations de soumission parce qu'aucune autre organisation n'était qualifiée pour entreprendre ce travail.

Selon ses rapports financiers, Shavei a reçu plus de 25 millions de shekels [6,6 millions d’€)  en subventions et contrats gouvernementaux depuis sa création en 2004 - presque tout cet argent au cours des sept dernières années.

Sur le groupe de 548 immigrants approuvés pour cette année, 275 devaient atterrir en Israël au début du mois de juin. Alors qu'ils étaient en transit à New Delhi, 36 membres du groupe ont été testés positifs à la variante delta du coronavirus. Le ministère de l'Alyah a décidé de les laisser, ainsi que leurs familles, en Inde jusqu'à leur rétablissement. Toutefois, défiant les recommandations du personnel professionnel du ministère de la santé, il a autorisé le groupe restant de 160 immigrants à entrer en Israël le jour suivant.

Quelques jours plus tard, 16 des personnes autorisées à entrer dans le pays ont été testées positives au COVID. C'était bien avant que la variante delta ne devienne la principale cause des infections au COVID en Israël. Le porte-parole du ministère de l'Alyah a refusé de dire quand le reste du groupe arriverait dans le pays, insistant sur le fait que ces informations étaient "confidentielles".

Une membre de la communauté Bnei Menashe en Israël. Photo : Ilan Assayag

Bien au courant de nos activités

Invité à expliquer sa décision d'approuver le contrat avec Shavei sans lancer d'appel d'offres, un porte-parole du Trésor a déclaré : « Notre comité des exemptions s'appuie sur les recommandations professionnelles du ministère [de l'Aliyah] et, si nécessaire, pose les questions pertinentes ».

Le porte-parole du ministère de l'Alyah a déclaré que depuis qu'elle a pris ses fonctions, Mme Tamano-Shata a essayé d'impliquer davantage l'Agence juive dans l'arrivée des Bnei Menashe et que l'Agence a, en fait, aidé à financer le groupe qui est venu récemment.

En effet, en vertu d'une décision gouvernementale approuvée en mai, l'Agence a accepté de faire don de près de 900 000 shekels pour aider à payer les vols et les autres coûts liés à l'arrivée de ces immigrants en Israël. Cependant, l'Agence n'a pas du tout été impliquée dans la détermination de l'éligibilité à l'alyah des Bnei Menashe, comme elle l'est pour tous les autres immigrants en Israël.

"En supposant qu'il y aura davantage de vagues d'alyah, le ministre s'efforcera de confier davantage de responsabilités à l'Agence juive", a ajouté le porte-parole.

Invité à expliquer pourquoi le dernier contrat de Shavei était plus important que les précédents, le porte-parole a répondu : « Nos enquêtes professionnelles ont déterminé que les coûts d'hébergement de ces immigrants en Israël ont augmenté au fil des ans ».

Les membres des Bnei Menashe qui immigrent en Israël peuvent bénéficier d'un logement gratuit et d'autres produits de première nécessité pendant leurs premiers mois dans le pays.

Lorsqu'on lui a demandé d'expliquer son affirmation selon laquelle Shavei est la seule organisation capable de gérer l'alyah des Bnei Menashe, étant donné la création récente de Degel Menashe, le porte-parole a insisté sur le fait que la nouvelle organisation n'avait aucune expérience de travail avec la communauté en Inde et n'était active qu'en Israël.

"Pour autant que nous le sachions, la seule organisation active dans la communauté depuis autant d'années, en collaboration avec le rabbinat, et qui dispense des cours de judaïsme et une préparation à la conversion déjà en Inde, est Shavei", a-t-il déclaré.

Halkin, de Degel Menashe, a publié la réponse suivante : « Degel Menashe, qui s'est engagé activement ces deux dernières années auprès de la communauté Bnei Menashe de Manipur et de Mizoram, a été stupéfait par la décision du comité des exemptions du Trésor, et ses motifs. Le ministère de l'Alyah, qui a demandé l'exemption, est parfaitement au courant de nos activités, puisque nous sommes en contact régulier avec lui. Il sait qu'il a fourni au comité des exemptions des informations inexactes lorsqu'il a déclaré que Shavei "est la seule organisation qui travaille avec les Bnei Menashe dans leur pays d'origine" et la seule "à connaître les caractéristiques particulières de cette communauté" ».

Halkin a noté que le ministère de l'Aliyah était bien conscient des "allégations continues et bien documentées" concernant Shavei "qui exploite son pouvoir de monopole sur l'aliyah des Bnei Menashe depuis des années au détriment de la communauté".

"À la lumière de ces éléments, il est clair que la demande du ministère de l'Aliyah (qui a été heureusement rejetée par le comité des exemptions) de garder secrètes ses nouvelles transactions avec Shavei était motivée par la crainte de leur révélation", écrit-il. « Et en effet, maintenant que tout est révélé au grand jour, nous espérons que le comité des exemptions tirera les conclusions qui s'imposent ».

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