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24/09/2021

La machine à tuer télécommandée : comment le Mossad israélien a assassiné à distance le scientifique iranien Mohsen Fakhrizadeh

Eric Schmitt, Julian E. Barnes et Adam Goldman ont contribué à ce reportage
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Les agents israéliens voulaient tuer le principal scientifique nucléaire iranien depuis des années. Puis ils ont trouvé un moyen de le faire sans la présence d'agents sur place.

 

Mohsen Fakhrizadeh, le père du programme nucléaire iranien, gardait un profil bas, et les photos de lui étaient rares. Cette photo est apparue sur des affiches de martyrs après sa mort. Photo : Arash Khamooshi pour le New York Times

Le plus grand scientifique nucléaire iranien s'est réveillé une heure avant l'aube, comme il le faisait presque tous les jours, pour étudier la philosophie islamique avant de commencer sa journée.

 Cet après-midi-là, lui et sa femme quittent leur maison de vacances au bord de la mer Caspienne et se rendent dans leur maison de campagne à Absard, une ville bucolique à l'est de Téhéran, où ils ont prévu de passer le week-end.

Les services de renseignement iraniens l'avaient averti d'un possible complot d'assassinat, mais le scientifique, Mohsen Fakhrizadeh, l'avait balayé d'un revers de main.

Convaincu que M. Fakhrizadeh dirigeait les efforts de l'Iran pour fabriquer une bombe nucléaire, Israël voulait le tuer depuis au moins 14 ans. Mais il y avait eu tant de menaces et de complots qu'il n'y prêtait plus guère attention.

Malgré sa position éminente dans l'establishment militaire iranien, M. Fakhrizadeh voulait vivre une vie normale. Il avait envie de petits plaisirs domestiques : lire de la poésie persane, emmener sa famille au bord de la mer, faire des promenades à la campagne.

Et, passant outre les conseils de son équipe de sécurité, il se rendait souvent à Absard dans sa propre voiture au lieu de se faire conduire par ses gardes du corps dans un véhicule blindé. C'était une grave violation du protocole de sécurité, mais il a insisté.

Ainsi, peu après midi, le vendredi 27 novembre, il s'est glissé au volant de sa berline Nissan Teana noire, sa femme sur le siège passager à ses côtés, et a pris la route.

 
Jugal K. Patel

Une cible insaisissable

Depuis 2004, lorsque le gouvernement israélien a ordonné à son agence de renseignement étrangère, le Mossad, d'empêcher l'Iran d'obtenir des armes nucléaires, celle-ci a mené une campagne de sabotage et de cyberattaques contre les installations iraniennes d'enrichissement du combustible nucléaire. Le Mossad a également éliminé méthodiquement les experts censés diriger le programme d'armement nucléaire de l'Iran.

Depuis 2007, ses agents ont assassiné cinq scientifiques nucléaires iraniens et en ont blessé un autre. La plupart des scientifiques travaillaient directement pour M. Fakhrizadeh sur ce que les responsables des services de renseignement israéliens considèrent comme un programme secret de construction d'une ogive nucléaire, notamment pour surmonter les difficultés techniques considérables que pose la fabrication d'une ogive suffisamment petite pour être montée sur un des missiles à longue portée iraniens.

Les agents israéliens ont également tué le général iranien chargé du développement des missiles et 16 membres de son équipe.

 
L'un des défis les plus difficiles pour l'Iran a été de construire une ogive nucléaire suffisamment petite pour être montée sur un missile à longue portée, comme celui vu lors d'un défilé militaire à Téhéran en 2018. Photo : Abedin Taherkenareh/EPA, via Shutterstock.

Mais l'homme qui, selon Israël, dirigeait le programme de la bombe est resté insaisissable.

En 2009, un commando attendait M. Fakhrizadeh sur le lieu d'un assassinat prévu à Téhéran, mais l'opération a été annulée au dernier moment. Le Mossad soupçonnait que le complot avait été compromis et que l'Iran avait tendu une embuscade.

Cette fois, ils allaient essayer quelque chose de nouveau.

Des agents iraniens travaillant pour le Mossad avaient garé un pick-up Nissan Zamyad bleu sur le côté de la route reliant Absard à l'autoroute principale. L'endroit se trouvait sur une légère élévation, avec une vue sur les véhicules en approche. Une mitrailleuse de sniper de 7,62 mm était dissimulée dans la benne du camion, sous des bâches et des matériaux de construction factices.

Vers 13 heures, le commando a reçu un signal indiquant que M. Fakhrizadeh, sa femme et une équipe de gardes armés dans des voitures d'escorte étaient sur le point de partir pour Absard, où de nombreux membres des élites iraniennes possèdent des résidences secondaires et des villas de vacances.

L'assassin, un tireur d'élite expérimenté, s'est mis en position, a calibré le viseur, armé l'arme et touché légèrement la gâchette.

Mais il n'était pas près d'Absard. Il regardait un écran d'ordinateur dans un lieu tenu secret, à plus de 1 000 km de là. L'ensemble du groupe d'intervention avait déjà quitté l'Iran.

Versions sur un meurtre

Les informations en provenance d'Iran cet après-midi-là étaient confuses, contradictoires et pour la plupart fausses.

Une équipe d'assassins avait attendu le long de la route que M. Fakhrizadeh passe en voiture, selon un rapport. Les habitants ont entendu une grosse explosion suivie d'un tir intense de mitrailleuse, selon un autre rapport. Un camion a explosé devant la voiture de M. Fakhrizadeh, puis cinq ou six hommes armés ont sauté d'une voiture voisine et ont ouvert le feu. Une chaîne de médias sociaux affiliée au Corps des gardiens de la révolution islamique a fait état d'une intense fusillade entre les gardes du corps de M. Fakhrizadeh et une douzaine d'assaillants. Plusieurs personnes ont été tuées, selon des témoins.

L'un des récits les plus farfelus est apparu quelques jours plus tard.

La Nissan Teana de M. Fakhrizadeh et son sang sur la route après l'attentat du 27 novembre 2020. Photo : Wana News Agency, via Reuters

Plusieurs organes de presse iraniens ont rapporté que l'assassin était un robot tueur et que toute l'opération avait été menée par télécommande. Ces rapports contredisaient directement les récits de témoins oculaires supposés d'une fusillade entre des équipes d'assassins et de gardes du corps et les rapports indiquant que certains des assassins avaient été arrêtés ou tués.

Les Iraniens se sont moqués de cette histoire, y voyant un effort transparent pour minimiser l'embarras des forces de sécurité d'élite qui n'ont pas su protéger l'une des personnalités les plus secrètes du pays.

« Pourquoi ne dites-vous pas simplement que Tesla a construit la Nissan, qu'elle a conduit toute seule, qu'elle s'est garée toute seule, qu'elle a tiré les coups de feu et qu'elle a explosé toute seule ? », pouvait-on lire sur une page de médias sociaux à la ligne dure.

Thomas Withington, analyste en guerre électronique, a déclaré à la BBC que la théorie du robot tueur devait être prise avec "une bonne pincée de sel" et que la description de l'Iran semblait n'être guère plus qu'une collection de "mots à la mode".

Sauf que cette fois, il y avait vraiment un robot tueur.

Le récit de science-fiction de ce qui s'est réellement passé cet après-midi-là et des événements qui l'ont précédé, publié ici pour la première fois, est basé sur des entretiens avec des responsables usaméricains, israéliens et iraniens, dont deux responsables des services de renseignement connaissant les détails de la planification et de l'exécution de l'opération, et sur des déclarations de la famille de M. Fakhrizadeh aux médias iraniens.

Le succès de l'opération est le résultat de nombreux facteurs : de graves défaillances en matière de sécurité de la part des Gardiens de la révolution iraniens, une planification et une surveillance poussées de la part du Mossad, et une insouciance confinant au fatalisme de la part de M. Fakhrizadeh.

Mais c'était aussi le premier test d'un tireur d'élite informatisé de haute technologie, doté d'une intelligence artificielle et d'yeux à caméras multiples, fonctionnant par satellite et capable de tirer 600 coups par minute.

La mitrailleuse télécommandée haut de gamme rejoint désormais le drone de combat dans l'arsenal des armes high-tech permettant de tuer à distance. Mais contrairement à   un drone, la mitrailleuse robotisée n'attire pas l'attention dans le ciel, où un drone pourrait être abattu, et peut être située n'importe où, qualités susceptibles de remodeler le monde de la sécurité et de l'espionnage.

N'oubliez pas ce nom

Les préparatifs de l'assassinat ont commencé après une série de réunions vers la fin de 2019 et au début de 2020 entre des responsables israéliens, dirigés par le directeur du Mossad, Yossi Cohen, et des responsables usaméricains de haut rang, dont le président Donald J. Trump, le secrétaire d'État Mike Pompeo et la directrice de la C.I.A., Gina Haspel.

Le directeur du Mossad, Yossi Cohen, a présenté les plans d'Israël au président Donald J. Trump, au secrétaire d'État Mike Pompeo et à la directrice de la C.I.A., Gina Haspel. Photo : Amir Cohen/Reuters

Israël avait mis en pause la campagne de sabotage et d'assassinat en 2012, lorsque les USA ont entamé des négociations avec l'Iran qui ont abouti à l'accord nucléaire de 2015. Maintenant que M. Trump a abrogé cet accord, les Israéliens veulent reprendre la campagne pour tenter de contrecarrer les progrès nucléaires de l'Iran et le forcer à accepter des contraintes strictes sur son programme nucléaire.

Fin février, M. Cohen a présenté aux USAméricains une liste d'opérations potentielles, dont l'assassinat de M. Fakhrizadeh. M. Fakhrizadeh était en haut de la liste des cibles d'Israël depuis 2007, et le Mossad ne l'avait jamais quitté des yeux.

En 2018, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a tenu une conférence de presse pour montrer des documents que le Mossad avait volés dans les archives nucléaires de l'Iran. Arguant qu'ils prouvaient que l'Iran avait toujours un programme d'armes nucléaires actif, il a mentionné plusieurs fois le nom de M. Fakhrizadeh.

"Rappelez-vous ce nom", a-t-il dit. "Fakhrizadeh."

Les responsables usaméricains informés du projet d'assassinat à Washington l'ont soutenu, selon un fonctionnaire présent à la réunion.

Les deux pays ont été encouragés par la réponse relativement tiède de l'Iran à l'assassinat par les USAméricains du général de division Qassim Suleimani, le commandant militaire iranien tué par un drone usaméricain avec l'aide des services de renseignement israéliens en janvier 2020. S'ils ont pu tuer le plus haut chef militaire iranien avec peu de retombées, cela a signalé que l'Iran était soit incapable, soit réticent à répondre de manière plus énergique.

La surveillance de M. Fakhrizadeh est passée à la vitesse supérieure.

Au fur et à mesure que les renseignements affluaient, la difficulté du défi est devenue évidente : l'Iran avait également tiré des leçons de l'assassinat de Suleimani, à savoir que ses hauts responsables pouvaient être pris pour cible. Sachant que M. Fakhrizadeh était en tête de la liste des personnes les plus recherchées par Israël, les responsables iraniens avaient verrouillé sa sécurité.

Ses agents de sécurité appartenaient à l'unité d'élite Ansar des Gardiens de la révolution, lourdement armés et bien entraînés, qui communiquaient par des canaux cryptés. Ils accompagnaient les déplacements de M. Fakhrizadeh dans des convois de quatre à sept véhicules, modifiant les itinéraires et les horaires pour déjouer d'éventuelles attaques. Et la voiture qu'il conduisait lui-même faisait l'objet d'une rotation entre les quatre ou cinq véhicules mis à sa disposition.

Monuments à l'aéroport de Bagdad, où le général de division Qassim Suleimani a été tué. L'assassinat de Suleimani a été riche en enseignements pour Israël et l'Iran. Photo : Sergey Ponomarev pour le New York Times

Israël avait utilisé diverses méthodes lors des précédents assassinats. Le premier scientifique nucléaire de la liste a été empoisonné en 2007. Le second, en 2010, a été tué par une bombe télécommandée fixée à une moto, mais la planification avait été atrocement complexe, et un suspect iranien a été arrêté. Il a avoué et a été exécuté.


Après cette débâcle, le Mossad est passé à des assassinats plus simples, en personne. Dans chacun des quatre assassinats suivants, de 2010 à 2012, des tueurs à gages sur des motos se sont approchés de la voiture de la cible dans la circulation à Téhéran et l'ont abattue par la fenêtre ou ont attaché une bombe adhésive à la portière de la voiture, puis ont filé.


Mais le convoi armé de M. Fakhrizadeh, à l'affût de telles attaques, rendait la méthode de la moto impossible.


Les planificateurs ont envisagé de faire exploser une bombe le long de la route de M. Fakhrizadeh, obligeant le convoi à s'arrêter pour être attaqué par des tireurs d'élite. Ce plan a été mis de côté en raison de la probabilité d'une fusillade sur le mode gangsters avec de nombreuses victimes.

 
L'idée d'une mitrailleuse prépositionnée et télécommandée a été proposée, mais il y avait une foule de complications logistiques et une myriade de façons dont cela pouvait mal tourner. Les mitrailleuses télécommandées existent et plusieurs armées en possèdent, mais leur encombrement et leur poids les rendent difficiles à transporter et à dissimuler, et elles n'ont été utilisées qu'avec des opérateurs à proximité. Le temps était compté.

Au cours de l'été, il semblait que Trump, qui partageait les mêmes vues sur l'Iran que Netanyahou, pourrait perdre les élections usaméricaines. Son successeur probable, Joseph R. Biden Jr, avait promis d'inverser les politiques de Trump et de revenir à l'accord nucléaire de 2015 auquel Israël s'était vigoureusement opposé.

Le président Donald J. Trump et le Premier ministre Benjamin Netanyahou à la Maison Blanche en septembre 2020. Israël a voulu agir pendant que M. Trump était encore en fonction. Photo : Doug Mills/The New York Times

Si Israël voulait tuer un haut responsable iranien, un acte susceptible de déclencher une guerre, il lui fallait l'assentiment et la protection des USA. Cela signifiait agir avant que Biden ne prenne ses fonctions. Dans le meilleur des cas pour M. Netanyahou, l'assassinat ferait échouer toute chance de ressusciter l'accord nucléaire, même si Biden l'emportait.

Le Scientifique

Mohsen Fakhrizadeh a grandi dans une famille conservatrice de la ville sainte de Qom, cœur théologique de l'islam chiite. Il avait 18 ans lorsque la révolution islamique a renversé la monarchie iranienne, un événement historique qui a enflammé son imagination.

Il a entrepris de réaliser deux rêves : devenir un scientifique nucléaire et participer à l'aile militaire du nouveau gouvernement. Comme symbole de sa dévotion à la révolution, il porte une bague en argent ornée d'une grande agate rouge ovale, du même type que celle que portent le guide suprême iranien, l'ayatollah Ali Khamenei, et le général Suleimani.

Il a rejoint les Gardiens de la révolution et a gravi les échelons jusqu'à devenir général. Il a obtenu un doctorat en physique nucléaire à l'université de technologie d'Ispahan avec une thèse sur "l'identification des neutrons", selon Ali Akbar Salehi, ancien directeur de l'Agence iranienne de l'énergie atomique et ami et collègue de longue date.

Il a dirigé le programme de développement des missiles pour les Gardes et a été le pionnier du programme nucléaire du pays. En tant que directeur de la recherche au ministère de la défense, il a joué un rôle clé dans le développement de drones de fabrication locale et, selon deux responsables iraniens, il s'est rendu en Corée du Nord pour participer au développement de missiles. Au moment de sa mort, il était vice-ministre de la défense.


"Dans le domaine de la guerre nucléaire, nanotechnologique et biochimique, M. Fakhrizadeh était un personnage au même titre que Qassim Suleimani, mais de manière totalement secrète", a déclaré dans une interview Gheish Ghoreishi, qui a conseillé le ministère iranien des affaires étrangères sur les affaires arabes.

Lorsque l'Iran avait besoin d'équipements ou de technologies sensibles interdits par les sanctions internationales, M. Fakhrizadeh trouvait le moyen de les obtenir.

Le président Hassan Rouhani, deuxième à partir de la gauche, visitant une exposition à Téhéran sur le programme nucléaire iranien en avril. Photo : Bureau de la présidence iranienne, via Associated Press

"Il avait créé un réseau clandestin de l'Amérique latine à la Corée du Nord et à l'Europe de l'Est pour trouver les pièces dont nous avions besoin", a déclaré M. Ghoreishi.

 M. Ghoreishi et un ancien haut fonctionnaire iranien ont déclaré que M. Fakhrizadeh était connu pour être un bourreau de travail. Il avait un comportement sérieux, exigeait la perfection de son personnel et n'avait aucun sens de l'humour, ont-ils dit. Il prenait rarement des congés. Et il évitait l'attention des médias.

La majeure partie de sa vie professionnelle était top secrète, mieux connue du Mossad que de la plupart des Iraniens.

Sa carrière a peut-être été un mystère, même pour ses enfants. Ses fils ont déclaré lors d'une interview télévisée qu'ils avaient essayé de reconstituer ce que faisait leur père à partir de ses commentaires sporadiques. Ils ont dit qu'ils avaient deviné qu'il était impliqué dans la production de médicaments.

Lorsque les inspecteurs nucléaires internationaux se sont présentés, on leur a répondu qu'il n'était pas disponible, que ses laboratoires et ses terrains d'essai étaient interdits. Préoccupé par les tergiversations de l’Iran, le Conseil de sécurité des Nations unies a gelé les avoirsde M. Fakhrizadeh dans le cadre d'un ensemble de sanctions contre l'Iran en 2006.

Bien qu'il soit considéré comme le père du programme nucléaire iranien, il n'a jamais participé aux pourparlers qui ont abouti à l'accord de 2015.

Le trou noir qu'a été la carrière de M. Fakhrizadeh a été l'une des principales raisons pour lesquelles, même lorsque l'accord a été conclu, des questions sont restées en suspens quant à savoir si l'Iran avait toujours un programme d'armement nucléaire et à quel stade il se trouvait.

L'Iran a fermement insisté sur le fait que son programme nucléaire était destiné à des fins purement pacifiques et qu'il n'avait aucun intérêt à développer une bombe. L'ayatollah Khamenei avait même publié une fatwa déclarant qu'une telle arme violerait la loi islamique.

Mais les enquêteurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique ont conclu en 2011 que l'Iran avait "mené des activités en rapport avec le développement d'un dispositif nucléaire." Ils ont également déclaré que si l'Iran avait démantelé ses efforts ciblés pour fabriquer une bombe en 2003, des travaux importants sur le projet avaient continué.

Affiches à Téhéran honorant les héros et martyrs nationaux. M. Fakhrizadeh, à gauche, est relativement inconnu, tandis que le général Suleimani est célèbre. Photo : Atta Kenare/Agence France-Presse - Getty Images

Selon le Mossad, le programme de fabrication de la bombe avait simplement été déconstruit et ses composants dispersés entre différents programmes et agences, tous sous la direction de M. Fakhrizadeh.

En 2008, alors que le président George W. Bush était en visite à Jérusalem, le Premier ministre Ehud Olmert lui a fait écouter l'enregistrement d'une conversation qui, selon les autorités israéliennes, avait eu lieu peu de temps auparavant entre un homme qu'elles ont identifié comme étant M. Fakhrizadeh et un collègue. Selon trois personnes qui disent avoir entendu l'enregistrement, M. Fakhrizadeh a parlé explicitement de ses efforts en cours pour développer une ogive nucléaire.

Un porte-parole de M. Bush n'a pas répondu à une demande de commentaire. Le New York Times n'a pas pu confirmer de manière indépendante l'existence de l'enregistrement ou son contenu.

Programmer un succès

Un robot tueur change profondément le calcul pour le Mossad.

L'organisation a une règle de longue date selon laquelle s'il n'y a pas de repli, il n'y a pas d'opération, ce qui signifie qu'un plan infaillible pour faire sortir les agents en toute sécurité est essentiel. Le fait de ne pas avoir d'agents sur le terrain fait pencher l'équation en faveur de l'opération.

Mais une mitrailleuse massive, non testée et informatisée présente une série d'autres problèmes.

La première est de savoir comment mettre l'arme en place.

Israël a choisi un modèle spécial de mitrailleuse FN MAG de fabrication belge attaché à   un appareil robotique avancé, selon un responsable des services de renseignement qui connaît bien le complot. Le responsable a déclaré que le système n'était pas différent du Sentinel 20, fabriqué par l'entreprise de défense espagnole Escribano.

Mais la mitrailleuse, le robot, ses composants et accessoires pèsent ensemble environ une tonne. L'équipement a donc été décomposé en ses plus petites pièces et introduit clandestinement dans le pays, pièce par pièce, de différentes manières, par différents itinéraires et à différents moments, puis réassemblé secrètement en Iran.

Le robot a été construit pour s'adapter au plancher d'un pick-up Zamyad, un modèle courant en Iran. Des caméras orientées dans de multiples directions ont été montées sur le camion pour donner à la salle de commandement une image complète non seulement de la cible et de son équipe de sécurité, mais aussi de l'environnement. Enfin, le camion était bourré d'explosifs pour pouvoir être réduit en miettes après l'assassinat, détruisant ainsi toutes les preuves.

Le tir de l'arme présentait d'autres complications. Une mitrailleuse montée sur un camion, même en stationnement, tremble après le recul de chaque tir, modifiant la trajectoire des balles suivantes.

Israël a utilisé un modèle spécial de mitrailleuse FN MAG de fabrication belge, semblable à celui-ci, attaché à un appareil robotique. Photo : Darron Mark/Corbis, via Getty Images

De plus, même si l'ordinateur communiquait avec la salle de contrôle par satellite, envoyant les données à la vitesse de la lumière, il y avait un léger retard : ce que l'opérateur voyait sur l'écran datait déjà d'un moment, et ajuster la visée pour compenser  prenait  un  autre  moment,  tout  cela  pendant  que  la  voiture  de  M.  Fakhrizadeh était en mouvement.

Le temps nécessaire pour que les images de la caméra atteignent le sniper et pour que la réponse du sniper atteigne la mitrailleuse, sans compter son temps de réaction, a été estimé à 1,6 seconde, un délai suffisant pour que le tir le mieux ajusté soit dévié.

L'I.A. était programmée pour compenser le retard, les secousses et la vitesse de la voiture.

Un autre défi a été de déterminer en temps réel que c'était bien M. Fakhrizadeh qui conduisait la voiture et non l'un de ses enfants, sa femme ou un garde du corps.

Israël ne dispose pas en Iran des capacités de surveillance dont il dispose dans d'autres endroits, comme à Gaza, où il utilise des drones pour identifier une cible avant une frappe. Un drone suffisamment grand pour faire le voyage jusqu'en Iran pourrait être facilement abattu par les missiles anti-aériens iraniens de fabrication russe. Et un drone tournant au-dessus de la campagne tranquille d'Absard pourrait révéler toute l'opération.

La solution consistait à stationner une fausse voiture en panne, reposant sur un cric avec une roue en moins, à un carrefour sur la route principale où les véhicules se dirigeant vers Absard devaient faire demi-tour, à environ trois quarts de mile de la zone d’exécution. Ce véhicule contenait une autre caméra.

À l'aube du vendredi, l'opération a été mise en place. Les officiels israéliens ont donné aux USAméricains un dernier avertissement.

Le pick-up bleu de Zamyad était garé sur l'accotement du boulevard Imam Khomeini. Les enquêteurs ont découvert par la suite que les caméras de sécurité de la route avaient été désactivées.

L'opération

Lorsque le convoi a quitté la ville de Rostamkala, sur la côte caspienne, la première voiture transportait une équipe de sécurité. Elle était suivie par la Nissan noire non blindée conduite par M. Fakhrizadeh, avec sa femme, Sadigheh Ghasemi, à ses côtés. Deux autres voitures de sécurité suivaient.

L'équipe de sécurité avait prévenu M. Fakhrizadeh ce jour-là d'une menace à son encontre et lui avait demandé de ne pas voyager, selon son fils Hamed Fakhrizadeh et des responsables iraniens.

Mais M. Fakhrizadeh a dit qu'il avait un cours universitaire à donner à Téhéran le lendemain, selon ses fils, et qu'il ne pouvait pas le faire à distance.

Ali Shamkhani, le secrétaire du Conseil national suprême, a ensuite déclaré aux médias iraniens que les services de renseignement avaient même connaissance du lieu possible d'une tentative d'assassinat, bien qu'ils ne fussent pas certains de la date.

Le Times n'a pas été en mesure de vérifier s'ils disposaient d'informations aussi précises ou si l'affirmation était une tentative de limiter les dégâts après un échec embarrassant des services de renseignement.

L'Iran avait déjà été secoué par une série d'attentats très médiatisés au cours des derniers mois qui, en plus de tuer des dirigeants et d'endommager des installations nucléaires, ont clairement montré qu'Israël disposait d'un réseau efficace de collaborateurs à l'intérieur de l'Iran.

Les récriminations et la paranoïa parmi les politiciens et les responsables des services de renseignements n'ont fait que s'intensifier après l'assassinat. Les agences de renseignement rivales - relevant du ministère du Renseignement et des Gardiens de la révolution - s'accusaient mutuellement.

Des gardiens de la révolution à Téhéran en 2018. Une unité spéciale des gardiens était chargée de la sécurité de M. Fakhrizadeh. Photo : Agence France-Presse - Getty Images

 Un ancien haut responsable des services de renseignement iraniens a déclaré avoir entendu dire qu'Israël avait même infiltré le service de sécurité de M. Fakhrizadeh, qui avait connaissance des changements de dernière minute concernant son déplacement, son itinéraire et l'heure.

 Mais M. Shamkhani a déclaré que les menaces avaient été si nombreuses au fil des ans que M. Fakhrizadeh ne les prenait pas au sérieux.

 Il refusait de monter dans un véhicule blindé et insistait pour conduire lui-même une de ses voitures. Lorsqu'il conduisait avec sa femme, il demandait aux gardes du corps de conduire une voiture séparée derrière lui au lieu de monter avec eux, selon trois personnes connaissant ses habitudes.

 M. Fakhrizadeh a peut-être aussi trouvé l'idée du martyre attrayante.

 "Laissez-les tuer", a-t-il déclaré dans un enregistrement que Mehr News, un média conservateur, a publié en novembre. "Qu’ils tuent autant qu'ils le veulent, mais nous ne serons pas cloués au sol. Ils ont tué des scientifiques, alors nous avons l'espoir de devenir un martyr même si nous n'allons pas en Syrie et nous n'allons pas en Irak."

 Même si M. Fakhrizadeh a accepté son sort, on ne sait pas pourquoi les gardiens de la révolution chargés de le protéger ont accepté des manquements à la sécurité aussi flagrants. Des connaissances ont seulement dit qu'il était têtu et insistant.

 Si M. Fakhrizadeh avait été assis à l'arrière, il aurait été beaucoup plus difficile de l'identifier et d'éviter de tuer quelqu'un d'autre. Si la voiture avait été blindée et les vitres blindées, le commando aurait dû utiliser des munitions spéciales ou une bombe puissante pour la détruire, ce qui aurait rendu le plan beaucoup plus compliqué.

 La frappe

 Peu avant 15 h 30, le cortège est arrivé au rond-point de la route de Firuzkouh. La voiture de M. Fakhrizadeh s'est quasiment arrêtée et il a été identifié par les opérateurs, qui ont également pu voir sa femme assise à ses côtés.

Jugal K. Patel

Le convoi a tourné à droite sur le boulevard Imam Khomeini, et la voiture de tête a filé vers la maison pour l'inspecter avant l'arrivée de M. Fakhrizadeh. Son départ a laissé la voiture de M. Fakhrizadeh entièrement exposée.

Le convoi a ralenti sur un ralentisseur juste avant le Zamyad garé. Un chien errant a commencé à traverser la route.

La mitrailleuse a tiré une rafale de balles, touchant l'avant de la voiture sous le pare-brise. On ne sait pas si ces tirs ont touché M. Fakhrizadeh, mais la voiture a fait une embardée et s'est arrêtée.

Le tireur a ajusté le viseur et a tiré une autre salve, touchant le pare-brise au moins trois fois et M. Fakhrizadeh au moins une fois à l'épaule. Il est sorti de la voiture et s'est accroupi derrière la porte d'entrée ouverte.

Boulevard Imam Khomeini à Absard après l'assassinat. Photo : Agence de presse Fars, via Associated Press

Selon le journal iranien Fars News, trois autres balles lui ont déchiré la colonne vertébrale. Il s'est effondré sur la route.

Le premier garde du corps est arrivé d'une voiture de poursuite : Hamed Asghari, un champion national de judo, tenant un fusil. Il a regardé autour de lui pour trouver l'assaillant, apparemment confus.

Mme Ghasemi a couru vers son mari. "Ils veulent me tuer et tu dois partir", lui a-t-il dit, selon ses fils.

Elle s'est assise sur le sol et a tenu sa tête sur ses genoux, a-t-elle déclaré à la télévision d'État iranienne.

Le Zamyad bleu a explosé.
C'est la seule partie de l'opération qui ne s'est pas déroulée comme prévu.

L'explosion devait mettre le robot en pièces pour que les Iraniens ne puissent pas reconstituer ce qui s'était passé. Au lieu de cela, la majeure partie de l'équipement a été projetée dans les airs, puis est tombée au sol, endommagée au-delà de toute réparation, mais en grande partie intacte.

L'évaluation des Gardiens de la révolution - selon laquelle l'attaque a été menée par une mitrailleuse télécommandée "équipée d'un système satellitaire intelligent" utilisant l'intelligence artificielle - était correcte.

L'opération entière a pris moins d'une minute. Quinze balles ont été tirées.

Les enquêteurs iraniens ont noté qu'aucune des balles n'a touché Mme Ghasemi, assise à quelques centimètres, une précision qu'ils ont attribuée à l'utilisation d'un logiciel de reconnaissance faciale.

Hamed Fakhrizadeh se trouvait dans la maison familiale à Absard lorsqu'il a reçu un appel de détresse de sa mère. Il est arrivé en quelques minutes dans ce qu'il décrit comme une scène de "guerre totale". La fumée et le brouillard obscurcissaient sa vision, et il pouvait sentir l'odeur du sang.

"Ce n'était pas une simple attaque terroriste où quelqu'un vient tirer une balle et s'enfuit", a-t-il déclaré plus tard à la télévision d'État. "Son assassinat a été beaucoup plus compliqué que ce que vous savez et pensez. Il était inconnu du public iranien, mais il était très bien connu de ceux qui sont les ennemis du développement de l'Iran."

 La tombe de M. Fakhrizadeh au sanctuaire Imamzadeh Saleh à Téhéran. Photo : Atta Kenare/Agence France-Presse - Getty Images

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