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29/03/2023

ANNAMARIA RIVERA
Dans le cercle vicieux du racisme

Annamaria Rivera, Comune-Info, 28/3/2023 
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

2022 a été une année désastreuse, selon le dernier rapport d’Amnesty International. Agnès Callamard, sa secrétaire générale, ne fait pas dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit de l’Italie. Elle est convaincue que le gouvernement « criminalise honteusement ceux qui aident les réfugiés et les migrants » [voir p. 273 du  rapport). Elle ne peut s’empêcher d’être consciente que le racisme contemporain montre son profil systémique encore plus que par le passé. Surtout lorsque son trait institutionnel - celui que réitère le premier décret-loi de 2023, trompeusement intitulé « Sur la gestion des flux migratoires » - se mêle de manière particulièrement perverse aux offensives médiatiques. Lorsque, quelques jours après l’hécatombe de Cutro en Calabre, Vittorio Feltri - l’un des experts italiens les plus influents de ces dernières décennies, élu en Lombardie avec le parti de la Première ministre et, par le passé, même candidat à la présidence de la république de Meloni et Salvini - explique qu’ « aux citoyens non européens, je rappelle un vieux dicton italien : partir, c’est mourir. Restez chez vous », il n’y a pas vraiment de quoi rire. Ce n’est pas un vieux monsieur au goût de la provocation et au taux d’alcool élevé qui déclare : « Je n’ai jamais fréquenté les plages ni mis un pied dans la mer. Mais si je devais affronter les vagues, je choisirais un vrai bateau, pas une épave semi-flottante conduite par des passeurs délinquants ». Non, Feltri est un leader d’opinion qui fait autorité et qui illustre l’axe des politiques migratoires italiennes auprès de très larges publics. S’agit-il vraiment de politiques racistes ou s’agit-il plutôt de la pantomime habituelle entre les camps politiques dans laquelle le gagnant est celui qui tire le plus fort et ensuite tout glisse dans le marais boueux des médias sans laisser de trace concrète ? Annamaria Rivera tente, une fois de plus, de redonner tout son sens à l’époque que nous vivons, une époque où l’expression politique « cercle vicieux du racisme » devient chaque jour plus mortelle et terriblement concrète (Rédaction de Comune-info).

La vie à bord d’un navire négrier. Image de afrofeminas.com

Pour commencer, il convient de proposer une définition du racisme, même si elle est imparfaite. Celle que je propose est un résumé de l’entrée que j’ai rédigée pour le Grand dictionnaire encyclopédique de l’UTET. Le racisme - écrivais-je - peut être défini comme « un système de croyances, de représentations, de normes, de discours, de comportements, de pratiques et d’actes politiques et sociaux, visant à stigmatiser, discriminer, inférioriser, subordonner, ségréguer, persécuter et/ou exterminer des catégories de personnes altérisées ». A mon avis, le terme “racisme”, au singulier, est préférable à celui de “racismes” (très en vogue, même à gauche), si l’on veut définir le caractère unitaire du concept, au-delà des variations empiriques du phénomène.

Le racisme (au singulier) est aussi un système, souvent sournois, d’inégalités économiques et sociales, mais aussi juridiques et de statut, qui est reproduit, corroboré, légitimé par des normes, des lois, des procédures et des pratiques courantes : ce qu’on appelle en d’autres termes le racisme institutionnel. Ce qui finit par générer une stratification des inégalités en termes d’accès aux ressources économiques, sociales, matérielles et symboliques (travail, statut, services sociaux, éducation, connaissance, information...). En effet, il est nécessaire de souligner l’importance des dispositifs symboliques, communicationnels, lexicaux qui sont capables d’agir directement sur le social, en produisant et en reproduisant des discriminations et des inégalités.

Quant à la notion de “race” - critiquée puis abandonnée par une bonne partie des sciences sociales et biologiques qui avaient contribué à son élaboration - il s’agit d’une catégorie aussi infondée que paradoxale, reposant sur le postulat qui établit une relation déterministe entre des traits somatiques, physiques, génétiques et des traits psychologiques, intellectuels, culturels et sociaux. La “race” n’est rien d’autre qu’une métaphore naturaliste, comme le dit Colette Guillaumin, sociologue féministe, auteure de L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel (1972) : l’un des meilleurs ouvrages jamais écrits sur le mythe de la race et du racisme, pourtant traduit en Italie très tardivement, en 2022. Cette métaphore est utilisée pour naturaliser non seulement les personnes altérisées, mais aussi le processus même de dévalorisation, de stigmatisation, de hiérarchisation, de discrimination à l’égard de certains groupes, minorités, populations.

Dans le racisme actuel, que l’on s’accorde à appeler “néo-racisme”, le déterminisme biologico-génétique est souvent estompé, parfois déguisé. Pour justifier l’hostilité, le mépris ou le rejet de l’autre, pour mettre en œuvre et légitimer des pratiques de discrimination, de ségrégation et d’exclusion, allant jusqu’à l’extermination, les différences, ou supposées telles, sociales, culturelles, religieuses, sont le plus souvent essentialisées, afin de les concevoir comme a-historiques, absolues, immuables.

Néanmoins, il convient de rappeler que l’antisémitisme moderne n’était déjà qu’en apparence culturaliste et différentialiste : Étienne Balibar a raison d’affirmer que « le néo-racisme peut être considéré, d’un point de vue formel, comme un antisémitisme généralisé ».

Cutro 2023. Le racisme comme élément fondateur d’un programme politique qui assume sans vergogne des stratégies migranticides

Par conséquent, il ne faut pas non plus absolutiser l’hypothèse selon laquelle le racisme moderne est sans race. En réalité, les glissements, les mélanges, les passages du racisme biologiste au racisme dit culturaliste, mais aussi l’inverse, ont toujours existé, existent encore, sont toujours possibles : au moment opportun, l’imaginaire sédimenté de la “race” peut réapparaître.

Permettez-moi de donner deux exemples. Pensez à l’utilisation actuelle de la notion d’ethnicité. Souvent, dans l’usage qu’en font les médias, elle n’est rien d’autre qu’un déguisement de la “race”, ou plutôt un substitut euphémique fonctionnel de celle-ci. Sinon, on ne comprendrait pas que dans certains lexiques journalistiques italiens, même mainstream ou même résolument de gauche, on puisse trouver des expressions paradoxales telles que "ethnie chinoise" ou "ethnie latino-américaine".

Bref, les autres ne sont pas nommables - symétriquement au nous - en fonction de la nationalité et de leur singularité, puisqu’ils sont pensés comme appartenant à une entité collective différente, primitive ou fruste : l’“ethnie”, c’est-à-dire la “race”.

Toutefois, un cas récent illustre la manière dont l’“ethnicité” est explicitement utilisée, même en ce qui nous concerne, comme synonyme de “race”. Il s’agit du liguiste Attilio Fontana, actuel gouverneur de la région de Lombardie, qui, en tant que candidat, a déclaré, dans le plus pur style Ku Klux Klan : « Nous ne pouvons pas accepter tous les immigrants qui arrivent : nous devons décider si notre ethnicité, notre race blanche (...) doit continuer d’exister ou être effacée ».

En effet, en Italie comme en France, surtout depuis 2013 et plus que jamais, on assiste à un retour déconcertant de la même “race”, évoquée par des images et des représentations tout à fait similaires à celles que l’on pouvait trouver dans les publications populaires au service de la propagande fasciste et colonialiste : tout d’abord, le topos assimilant les “nègres” à des singes, avec le corollaire classique de la banane.

En Italie, les moqueries et les insultes de ce type se sont intensifiées au quotidien, surtout à l’époque du gouvernement Letta, visant notamment l’ancienne ministre de l’intégration, Cécile Kyenge, d’origine congolaise : en 2013, le membre de Ligue du Nord Roberto Calderoli a osé publiquement la comparer à un “orang-outan”.

Ne serait-ce que pour cette raison, les efforts déployés par certains chercheurs, notamment français et italiens, qui se réfèrent à la “critique postcoloniale” apparaissent plutôt discutables : une tendance visant à réintroduire le terme et la notion de race dans le lexique des sciences sociales, réduisant ainsi à néant près d’un siècle de patient travail critique visant à les déconstruire. Pour ne citer que le domaine de l’anthropologie culturelle, c’est au moins à partir des années 1930 que la “race” a commencé à être réfutée par d’illustres chercheurs, notamment des anthropologues culturels usaméricains comme Franz Boas et Ashley Montagu, et plus tard par le Cubain Fernando Ortiz (El engaño de las razas, 1946) : ce dernier, malheureusement, n’a jamais été traduit, est presque inconnu, et donc rarement cité [son seul livre traduit en français est Controverse cubaine entre le tabac et le sucre, NdT]

Peu soucieux du risque de relégitimer la “race” au niveau du sens commun, les “post-coloniaux” l’ont placée au centre de leur appareil conceptuel, tout en la comprenant comme une construction sociale et un instrument d’infériorisation, de subordination et d’exclusion d’autrui.

Le raisonnement de certains d’entre eux peut se résumer aux termes d’un tel syllogisme : la rhétorique des droits de l’homme a fait de la “race” un interdit ; mais, puisque la discrimination et le racisme existent, pour les mettre en évidence, les analyser, s’y opposer, nommer leurs victimes, il convient d’exhumer le terme de race.

Image d’un film soviétique sur la libération d’Auschwitz, tourné vers le 27 janvier 1945 par Alexander Voronzow.

En effet, quelles que soient les précautions prises, le passé du mot sédimente et persiste : quels que soient les efforts déployés pour le sociologiser, “race” conservera toujours le sens biologico-déterministe qui lui a été attribué au XIXe siècle.

Comme l’enseigne la longue et tragique histoire de l’antisémitisme, tout groupe humain peut être racialisé, indépendamment de sa visibilité phénotypique, de ses origines, voire de ses particularités culturelles et sociales. Le stigmate appliqué à certaines catégories de personnes peut faire fi de toute différence, étant le résultat d’un processus de construction sociale, symbolique et politique. Qu’on pense à la racialisation des réfugiés albanais en Italie dans les années 1990.

En effet, la perception même des preuves somatiques dépend de l’histoire, de la société et de la culture. À tel point qu’il y a eu et qu’il y a encore des sociétés pour lesquelles les traits phénotypiques ou morphologiques (en particulier la couleur de la peau), qui ont généralement été et sont considérés comme des critères de distinction entre les “races”, n’avaient (et n’ont) aucune valeur taxonomique et n’étaient/ne sont pas valables pour établir des différences entre les individus et les groupes.

Elle s’est manifestée pour la première fois en Italie de manière exemplaire en 1991, à la suite du deuxième grand débarquement dans le port de Bari de réfugiés albanais, qui ont été soumis à un traitement digne de Pinochet (ils ont été enfermés dans le stade de la ville). Dès lors, seuls les boucs émissaires, choisis en fonction des contingences politiques, varieront.

Aujourd’hui, avec le gouvernement le plus à droite de l’histoire de la République, qui n’a aucune honte à intégrer le racisme dans son programme et à pratiquer sciemment des stratégies migranticides à grande échelle (pensons à l’hécatombe du naufrage prévu de Steccato-Cutro), il serait nécessaire que la gauche, entendue au sens large, mette en avant l’antiracisme et la lutte contre les discriminations.    

Manifestation de migrants subsahariens en Tunisie. Photo tirée de meltingpot.org

À plusieurs reprises et depuis de nombreuses années, j’ai écrit sur le cercle vicieux du racisme. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Que le racisme devient systémique lorsqu’il est directement ou indirectement encouragé, voire pratiqué, par les institutions (aujourd’hui même le gouvernement actuel) et les médias, notamment les médias dits sociaux. Sans parler de l’incessante propagande raciste menée notamment par l’actuelle Première ministre et son ignoble ministre de l’Intérieur.

Aujourd’hui, nous en sommes au stade où le “cercle vicieux du racisme” est devenu terriblement concret.

Prenons quelques exemples, à commencer par la délégitimation institutionnelle, voire la criminalisation, non seulement des ONG qui s’occupent de recherche et de sauvetage en mer, mais aussi de tous ceux qui, même à titre individuel, font des gestes de solidarité envers les réfugiés ou tentent de les intégrer dans un projet commun de solidarité communautaire : comme dans le cas de Riace et de son ancien maire, Mimmo Lucano.

Il ne fait aucun doute que de tels exemples de racisme d’en haut ne font qu’encourager et légitimer l’intolérance et le racisme “d’en bas” (pour ainsi dire). Pour me limiter à l’Italie, je fais allusion aux nombreux épisodes de barricades (réelles ou symboliques) contre l’arrivée de demandeurs d’asile ; mais aussi aux nombreuses émeutes dans les quartiers populaires contre l’attribution de maisons à des familles pauvres mais pas parfaitement “blanches”.

Considérons que la crise économique, la paupérisation croissante des couches populaires, le démantèlement de l’État-providence, la flexibilité et la précarité du travail, l’affaiblissement de la socialité, la médiocrité d’une politique de moins en moins intéressée par le bien public, produisent un sentiment d’incertitude et d’insécurité, de frustration et de ressentiment, qui se traduisent par la désignation de boucs émissaires.

C’est ainsi que le racisme “d’en bas” pourrait être défini comme l’effet de la socialisation du ressentiment, pour citer Hans Magnus Enzensberger, et non en termes de sentiments tels que la peur ou la haine (ce dernier mot est même entré dans le lexique des institutions internationales et des ONG : discours de haine, crimes de haine).

Dans ce cas, la formule trompeuse de “guerre des pauvres” ne pourrait être plus absurde, puisque ce sont souvent des militants d’extrême droite qui sont à l’origine et à la tête de ces soulèvements. Le cercle vicieux va jusqu’à renforcer et légitimer, même implicitement, la droite néo-fasciste.

Cette formule repose, en substance, sur l’idée que les agresseurs et les agressés seraient des victimes symétriques. C’est un lieu commun malheureusement partagé par une partie de la gauche, l’effet de la vulgate d’un sociologisme de bas étage. Depuis un bon nombre d’années, je m’efforce de démonter cette rhétorique et d’en montrer l’absence de fondement, la superficialité et le caractère fallacieux, mais avec des résultats assez maigres.

C’est sans parler de l’idéologie et de la stratégie actuelle en matière d’immigration adoptée par l’actuel gouvernement italien et en fait approuvée, voire encouragée, par les institutions de l’UE. Il s’agit d’une stratégie qui donne la priorité à l’externalisation des frontières, au blocage des départs de Libye, à la prétention de boucler même le sud de la Libye en concluant des accords avec les pires milices et bandes de trafiquants, et au travail de dénigrement et d’obstruction des ONG qui pratiquent la recherche et le sauvetage en mer.

En parlant de trafiquants et de passeurs. Les passeurs sont souvent qualifiés d’“esclavagistes” dans le langage public. Il s’agit d’une allégorie tout à fait impropre, puisque les migrants et les réfugiés les paient parce qu’ils veulent atteindre l’Europe, c’est-à-dire pour recevoir un service. Le fait que ce service puisse être de mauvaise qualité, au point de causer la mort des migrants, est principalement imputable aux lois européennes sur l’immigration et aux pratiques qui en découlent.

Le terme “esclaves”, utilisé par les racistes, finit par nier aux migrants toute subjectivité, toute autonomie de choix. Là encore, le processus de naturalisation des allochtones agit : ceux qui font ces voyages sont représentés comme de simples corps passifs.

Un autre mauvais mot, pour conclure vraiment, est celui d’intégration, qui présuppose un processus à sens unique (il vaudrait mieux dire “insertion sociale”). Et ce n’est pas tout : derrière ce mot se cache la fausse idée qu’il suffit de s’assimiler à l’Italien moyen pour être à l’abri de la discrimination et du racisme. Nous préférons parler de “transculturation” et de “citoyennisation”, deux termes qui désignent des processus dynamiques et réciproques.

 

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