Jeffrey
D. Sachs, Other News, 28/9/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller usaméricain à la sécurité nationale, est célèbre pour avoir décrit l'Ukraine comme un « pivot géopolitique » de l'Eurasie, central pour les puissances usaméricaine et russe. Étant donné que la Russie considère que ses intérêts vitaux en matière de sécurité sont en jeu dans le conflit actuel, la guerre en Ukraine est en train d’escalader rapidement vers une confrontation nucléaire. Il est urgent que les USA et la Russie fassent preuve de retenue avant que la catastrophe ne se produise.
Depuis le milieu du XIXe siècle, l'Occident a été en compétition avec la Russie sur la Crimée et plus particulièrement, sur la puissance navale en mer Noire. Pendant la guerre de Crimée (1853-1856), la Grande-Bretagne et la France s'emparèrent de Sébastopol et bannirent temporairement la marine russe de la mer Noire. Le conflit actuel est, en substance, la Seconde Guerre de Crimée. Cette fois, une alliance militaire dirigée par les USA cherche à étendre l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie, si bien que cinq membres de l'OTAN encercleraient la mer Noire.
Depuis longtemps, les USA considèrent tout empiètement des grandes puissances de l'hémisphère occidental comme une menace directe à leur sécurité, depuis la doctrine Monroe de 1823, qui dit : « Nous devons donc à la franchise et aux relations amicales qui existent entre les USA et ces puissances [européennes] de déclarer que nous devrions considérer toute tentative de leur part d'étendre leur système à n'importe quelle partie de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et notre sécurité. »
En 1961, les USA ont envahi Cuba lorsque le dirigeant révolutionnaire cubain Fidel Castro s'est tourné vers l'Union soviétique pour obtenir son soutien. Les USA n'étaient pas très intéressés par le « droit » de Cuba de s'aligner sur le pays qu'il voulait – la revendication qu'ils font valoir concernant le prétendu droit de l'Ukraine de rejoindre l'OTAN. L'échec de l'invasion usaméricaine en 1961 a conduit à la décision de l'Union soviétique de placer des armes nucléaires offensives à Cuba en 1962, ce qui a conduit à la crise des missiles cubains il y a exactement 60 ans ce mois-ci. Cette crise a mis le monde au bord de la guerre nucléaire.
Pourtant, le respect des USA pour leurs propres intérêts de sécurité dans les Amériques ne les pas empêchés d'empiéter sur les intérêts de sécurité fondamentaux de la Russie dans son voisinage. Alors que l'Union soviétique s'affaiblissait, les dirigeants politiques usaméricains en sont venus à croire que l'armée US pouvait opérer à sa guise. En 1991, le sous-secrétaire à la Défense Paul Wolfowitz a expliqué au général Wesley Clarkque que les USA pouvaient déployer leur force militaire au Moyen-Orient « et l'Union soviétique ne nous arrêtera pas ». Les responsables de la sécurité nationale usaméricaine ont décidé de renverser les régimes du Moyen-Orient alliés à l'Union soviétique et d'empiéter sur les intérêts de la Russie en matière de sécurité.
En 1990, l'Allemagne et les USA ont donné au président soviétique Mikhaïl Gorbatchev l'assurance que l'Union soviétique pourrait dissoudre sa propre alliance militaire, le Pacte de Varsovie, sans craindre que l'OTAN ne s'élargisse vers l'est pour remplacer l'Union soviétique. Ils ont obtenu l'assentiment de Gorbatchev à la réunification allemande en 1990 sur cette base. Pourtant, avec la disparition de l'Union soviétique, le président Bill Clinton a renié cet engagement en soutenant l'expansion de l'OTAN vers l'est.
Le président russe Boris Eltsine a protesté avec véhémence mais n'a rien pu faire pour l'arrêter. George Kennan, le doyen de la diplomatie russe des USA, a déclaré que l'expansion de l'OTAN « est le début d'une nouvelle guerre froide ».
Sous la houlette de Clinton, l'OTAN s'est étendue à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque en 1999. Cinq ans plus tard, sous la présidence de George W. Bush Jr. L'OTAN s'est étendue à sept autres pays : les États baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), la mer Noire (Bulgarie et Roumanie), les Balkans (Slovénie) et la Slovaquie. Sous le président Barack Obama, l'OTAN s'est étendue à l'Albanie et à la Croatie en 2009, et sous le président Donald Trump, au Monténégro en 2019.
L'opposition de la Russie à l'élargissement de l'OTAN s'est fortement intensifiée en 1999 lorsque les pays de l'OTAN ont ignoré l'ONU et attaqué la Serbie alliée de la Russie, et s'est encore renforcée dans les années 2000 avec les guerres de choix [en opposition aux “guerres de nécessité”, un drôle de duo conceptuel typiquement yankee, NdT] des usa en Irak, en Syrie et en Libye. Lors de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007, le président Poutine a déclaré que l'élargissement de l'OTAN représente une « provocation sérieuse qui réduit le niveau de confiance mutuelle ».
Poutine poursuivit : « Et nous avons le droit de demander : contre qui cette expansion est-elle prévue ? Et qu'est-il advenu des assurances [de non-élargissement de l'OTAN] que nos partenaires occidentaux ont données après la dissolution du Pacte de Varsovie ? » Où sont ces assurances ? On l’a oublié. Mais je me permets de rappeler à ce public ce qui a été dit. Je voudrais citer le discours prononcé par le Secrétaire général de l'OTAN, M. Wörner, à Bruxelles, le 17 mai 1990. Je tiens à citer des paroles tirées du discours de M.Wörner, alors Secrétaire général de l’OTAN, prononcé à Bruxelles le 17 mai 1990: «Que nous soyons prêts à ne pas déployer les troupes de l’OTAN à l’extérieur du territoire de la RFA, cela donne à l’Union soviétique des garanties sûres de sécurité». Où sont aujourd’hui ces garanties ? »
Toujours en 2007, avec l'admission à l'OTAN de deux pays de la mer Noire, la Bulgarie et la Roumanie, les USA ont créé le Groupe de travail sur la zone de la mer Noire (à l'origine la Force opérationnelle Est). Puis, en 2008, les USA ont encore exacerbé les tensions avec la Russie en déclarant que l'OTAN s'étendrait au cœur même de la mer Noire, en intégrant l'Ukraine et la Géorgie, menaçant l'accès naval de la Russie à la mer Noire, à la Méditerranée et au Moyen-Orient. Avec l'entrée de l'Ukraine et de la Géorgie, la Russie serait entourée de cinq pays de l'OTAN riverains de la mer Noire : la Bulgarie, la Géorgie, la Roumanie, la Turquie et l'Ukraine.
La Russie a été initialement protégée de l'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine par le président pro-russe Viktor Ianoukovitch, qui a conduit le parlement ukrainien à déclarer la neutralité de l'Ukraine en 2010. Mais, en 2014, les USA ont aidé à renverser Ianoukovitch et à amener au pouvoir un gouvernement farouchement antirusse. La guerre d'Ukraine a éclaté à ce moment-là, avec la Russie récupérant rapidement la Crimée et soutenant les séparatistes pro-russes dans le Donbass, la région de l'Ukraine orientale avec une proportion relativement élevée de la population russe. Le parlement ukrainien a officiellement abandonné la neutralité plus tard en 2014.
L'Ukraine et les séparatistes soutenus par la Russie dans le Donbass mènent une guerre brutale depuis 8 ans. Les tentatives de mettre fin à la guerre dans le Donbass par le biais des accords de Minsk ont échoué lorsque les dirigeants ukrainiens ont décidé de ne pas honorer les accords, qui appelaient à l'autonomie pour le Donbass. Après 2014, les USA ont investi massivement dans l'armement de l'Ukraine et ont aidé à restructurer l'armée ukrainienne pour qu'elle soit interopérable avec l'OTAN, comme en témoignent les combats de cette année.
L'invasion russe en 2022 aurait probablement été évitée si Biden avait accepté la demande de Poutine à la fin de 2021 de mettre fin à l'élargissement de l'OTAN vers l'est. La guerre aurait probablement pris fin en mars 2022, lorsque les gouvernements ukrainien et russe ont échangé un projet d'accord de paix fondé sur la neutralité ukrainienne. Dans les coulisses, les USA et le Royaume-Uni ont poussé Zelensky à rejeter tout accord avec Poutine et à se battre. À ce moment-là, l'Ukraine s'est éloignée des négociations.
La Russie continuera l’escalade si nécessaire, éventuellement vers les armes nucléaires, pour éviter une défaite militaire et un nouvel élargissement de l'OTAN vers l'est. La menace nucléaire n'est pas vide, mais une mesure de la perception par les dirigeants russes de leurs intérêts en matière de sécurité. De manière terrifiante, les USA étaient également prêts à utiliser des armes nucléaires dans la crise des missiles cubains, et un haut fonctionnaire ukrainien a récemment exhorté les USA à lancer des frappes nucléaires « dès que la Russie envisage de procéder à frappes nucléaires », certainement une recette pour la troisième guerre mondiale. Nous sommes de nouveau au bord de la catastrophe nucléaire.
Le président John F. Kennedy a eu vent du risque d’affrontement nucléaire pendant la crise des missiles cubains. Il a désamorcé cette crise non pas par la force de la volonté ou de la puissance militaire usaméricaine, mais par la diplomatie et le compromis, en enlevant les missiles nucléaires US de Turquie en échange du retrait par l'Union soviétique de ses missiles nucléaires à Cuba. L'année suivante, il a fait la paix avec l'Union soviétique, signant le Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires.
En juin 1963, Kennedy a prononcé la vérité essentielle qui peut nous maintenir en vie aujourd'hui : « Avant tout, tout en défendant nos propres intérêts vitaux, les puissances nucléaires doivent éviter les affrontements qui amènent un adversaire à choisir entre une retraite humiliante ou une guerre nucléaire. Adopter ce genre de cours à l'ère nucléaire ne serait que la preuve de la faillite de notre politique - ou d'un désir collectif de mort - pour le monde. »
Il est urgent de revenir sur le projet d'accord de paix entre la Russie et l'Ukraine de fin mars, basé sur le non-élargissement de l'OTAN. La situation difficile d’aujourd’hui peut facilement devenir incontrôlable, comme le monde l'a fait à tant d'occasions par le passé – mais cette fois avec la possibilité d'une catastrophe nucléaire. La survie même du monde dépend de la prudence, de la diplomatie et du compromis de toutes les parties.
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