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02/05/2024

Suède : l'activisme étudiant est une démarche pleine d'espoir

Tribune, Sydsvenskan, 22/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les représentants du gouvernement suédois qualifient les protestataires d’antidémocratiques, d’incivilisés et de destructeurs. C’est un geste que de nombreux historiens et politologues reconnaissent comme une étape dans l’évolution vers le fascisme, écrivent cinquante enseignant·es et chercheur·ses de l’université de Lund.

Lorsque le Premier ministre Ulf Kristersson a récemment visité le Studentafton [Soirée étudiante, un forum de débat géré par des étudiants et universitaires, NdT] à Lund, les étudiants se sont levés en signe de protestation, écrivent les auteurs. Photo : Johan Nilsson/TT

 

« Quand Kristersson veut soutenir le génocide de Netanyahou, nous descendons dans la rue - ce ne sont pas nos mots ». Cette phrase a résonné entre les maisons lors des manifestations organisées en Scanie et dans le reste de la Suède au cours des derniers mois. Elle exprime la nécessité de protester contre le soutien du gouvernement suédois à la vision politique d’un premier ministre d’extrême droite qui, selon nous, consiste à expulser un peuple.

 

Jour après jour depuis six mois, les images de corps mutilés, de cadavres, de corps humiliés, de villes bombardées, d’hommes, de femmes et d’enfants terrifiés et affamés sont diffusées dans les médias. Que faut-il faire ? Quelle est l’attitude à adopter lorsque le gouvernement soutient ce que nous considérons comme un génocide en cours ?

 

Lors de la récente visite de M. Kristersson au Studentafton de Lund, les étudiants se sont levés en signe de protestation. Le présentateur a crié : « 33 000 personnes ont été assassinées à Gaza. 13 000 enfants ont été tués dans le génocide israélien, que toi, Ulf Kristersson, et ton gouvernement avez soutenu jusqu’au bout. Vous avez aidé Israël à affamer la population de Gaza. Vous êtes complices d’un génocide. 33 000 vies sur vos consciences ».

 

En réponse, M. Kristersson a exprimé son point de vue sur la manière de mener un dialogue démocratique. Nous ne devrions pas nous interrompre les uns les autres, a-t-il expliqué. Nous ne devrions pas avoir un « parlement de la rue ». Rasmus Törnblom, chef de file local du parti modéré à Lund, a déclaré que « l’on devrait s’interroger sur les opinions démocratiques de ceux qui choisissent de saboter la liberté d’expression et le dialogue démocratique de cette manière ». 


Ebba Busch en tenue de combat (un T-shirt de l’armée israélienne)

Lorsqu’Ebba Busch [présidente des Chrétiens-démocrates, vice-Première ministre et ministre de l’Industrie, des Entreprises et de l’Énergie, NdT]  a pris la parole à Göteborg le 10 avril, le public a crié « Du sang, du sang, du sang sur tes mains » pour protester contre le soutien du gouvernement à Israël. La réponse d’Ebba Busch était également axée sur la destruction : « Nous constatons qu’il y a encore quelques personnes qui ne veulent pas parler, qui ne veulent pas exiger des responsabilités, mais qui veulent simplement détruire ».

 

Les représentants du gouvernement qualifient les manifestants d’antidémocratiques, d’incivilisés et de destructeurs. C’est une démarche que de nombreux historiens et politologues reconnaissent comme un pas vers le fascisme. Ce n’est que récemment que le mouvement suédois de soutien à la Palestine a commencé à utiliser la tactique consistant à interrompre les discours publics des politicien·nes Auparavant, il avait lancé des pétitions, rédigé des articles et organisé des manifestations, des discussions et des débats. Le gouvernement a persisté dans sa position. Il faut donc trouver d’autres moyens de protester.

 

Lorsque les politicien·nes prétendent avoir des « conversations » avec les citoyen·nes, il est important d’analyser le rapport de forces. Il n’est pas possible de comparer la tribune dont disposent les politicien·nes pour s’exprimer avec les possibilités qu’ont les étudiant·es de se faire entendre. Les politicien·nes qui décrivent la relation comme égale font preuve soit d’une naïveté effrayante soit d’une tromperie délibérée. Les écoliers suédois apprennent que la désobéissance civile renforce la démocratie. C’est un écran de fumée que de qualifier d’antidémocratique le type d’engagement dont font preuve les étudiants.

 

L’ordre social que le gouvernement veut créer menace la démocratie au lieu de la nourrir. Les philosophes politiques, dans différents contextes historiques, ont depuis longtemps mis en garde contre ce phénomène. La démocratie suédoise, tant appréciée, est devenue une tradition stagnante plutôt que le processus dynamique qu’elle devrait être, un processus qui exige un engagement constant et une adaptation au présent.

 

L’attitude dominante consiste à considérer la démocratie comme un système automatique et éternel où la participation des citoyens se limite aux droits et devoirs politiques fondamentaux, tels que le vote et l’obéissance aux lois. Dans le même temps, les décisions gouvernementales sont influencées par les entreprises, l’inégalité des revenus s’accroît, les systèmes de protection sociale se détériorent et la classe moyenne semble indifférente.

 

L’un des principaux enjeux de l’éducation, et en particulier de l’enseignement universitaire, est de préparer les étudiant·es à devenir des citoyen·nes actif·ves dans une démocratie. Cela signifie que les universités du pays doivent enseigner des perspectives et des valeurs différentes et encourager les étudiants à imaginer et lutter pour un avenir plus équitable et plus juste. Pour les étudiants impliqués dans des mouvements sociaux, l’engagement politique peut servir de forme d’éducation informelle, importante pour contrer les politiques sociales néolibérales axées sur le marché.

 

Une éducation centrée sur la participation démocratique est nécessaire pour préparer les étudiant·es à faire face aux défis contemporains. Dans les universités suédoises, des étudiant·es ont été empêché·es de manifester – à diverses occasions - et de montrer leur solidarité avec la Palestine de diverses manières. Cette situation est préoccupante alors que c’est précisément l’action politique qui brille par son absence, à tous les niveaux de la société.

 

L’activisme, la mobilisation et la résistance des étudiants témoignent d’une aspiration pleine d’espoir à une forme plus profonde de démocratie. Les gens peuvent apprendre des pratiques démocratiques importantes, telles que la communication, la coopération, le dialogue, la recherche, l’empathie, la solidarité, la transparence et l’action collective. En luttant collectivement contre l’injustice et en créant les conditions de la prospérité, les habitudes nécessaires à la survie d’une démocratie peuvent se former.

 

Nous tenons à remercier tou·tes les étudiant·e qui s’engagent dans des questions complexes et controversées et qui défendent les conclusions qu’ils en tirent. Leur travail, leurs paroles et leur courage ont un impact dans le monde, dans les rues comme dans les salons. On ne saurait trop insister sur l’importance de cet aspect.

 Signataires

1.    Emma Eleonorasdotter, docteure en ethnologie
2.    Dalia Abdelhady, professeure associée et maître de conférences en sociologie
3.    David Bowling, doctorant en histoire des idées et des doctrines
4.    Karin Zackari, doctorante en études des droits humains
5.    Victor Pressfeldt, doctorant en histoire
6.    Shirley Chan, doctorante en bibliothéconomie et sciences de l’information
7.    Camila Borges, doctorante en bibliothéconomie et sciences de l’information
8.    Nina Gren, maîtresse de conférences en anthropologie sociale
9.    Norma Montessino, professeure associée et maîtresse de conférences en travail social
10.    Oliver Scharbrodt, professeur d’islamologie
11.    Lina Eklund, docteure en géographie physique
12.    Bruno Hamnell, docteur en histoire des idées et des sciences
13.    Rola El-Husseini, maîtresse de conférences en sciences politiques
14.    Anton Öhman, doctorant en histoire
15.    Falastin Salami, docteur en médecine
16.    Vasna Ramasar, maîtresse de conférences en géographie humaine
17.    Billy Jones, doctorant en ethnologie
18.    Diana Mulinari, professeure émérite d’études de genre
19.    Hanna Chahin, médecin et doctorante en oncologie pédiatrique moléculaire
20.    Phil Dodds, chercheur en musicologie
21.    Muriel Côte, maîtresse de conférences en géographie humaine
22.    Maria Andrea Nardi, maîtresse de conférences en géographie humaine et en géographie économique
23.    Carin Graminius, maîtresse de conférences en bibliothéconomie et sciences de l’information
24.    Jennifer Hinton, doctorante en économie durable
25.    Simon Halberg, doctorant en ethnologie
26.    Signe Leth Gammelgaard, doctorante en études littéraires
27.    Daisy Charlesworth, doctorante en géographie humaine
28.    Karin Jedeberg, doctorante en histoire
29.    Emma Shachat, doctorante en histoire de l’art
30.    Melissa García-Lamarca, maîtresse de conférences en sciences du développement durable
31.    Cecilia Andersson, maîtresse de conférences en bibliothéconomie et sciences de l’information
32.    Barbara Magahães Teixeira, doctorante en sciences politiques
33.    Aaron James Goldman, chercheur en philosophie de la religion
34.    Thomas Olsson, professeur assistant en musicologie
35.    Juan Samper, doctorant en sciences du développement durable
36.    Anna Pardo, psychologue et professeure adjointe de psychologie
37.    Josefine Löndorf Sarkez-Knudsen, doctorante en ethnologie
38.    Cansu Bostan, chercheuse en sociologie du droit
39.    Alexandra Nikoleris, doctorante en systèmes environnementaux et énergétiques
40.    Caroline Karlsson, doctorante en sciences politiques
41.    Alma Aspeborg, doctorante en ethnologie
42.    Andreas Malm, maître de conférences en écologie humaine
43.    Kristin Linderoth, chercheuse en histoire
44.    Mikael Mery Karlsson, doctorant en études de genre
45.    Maja Sager, maîtresse de conférences en études de genre
46.    Anna Lundberg, professeure de sociologie du droit
47.    Hebatalla Taha, maîtresse de conférences en sciences politiques
48.    Cristina Gratorp, doctorante en systèmes environnementaux et énergétiques
49.    Pinar Dinç, maîtresse de conférences en sciences politiques
50.    Neserin Ali, docteure en médecine

30/04/2024

NAOMI KLEIN
Nous avons besoin d’un exode du sionisme
Discours lors du Séder d’urgence dans les rues de New York

Naomi Klein, The Guardian, 24/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ci-dessous la transcription d’un discours prononcé lors du Séder d’urgence dans les rues de New York, organisé par les Voix juives pour la paix le 23 avril 2024, qui a vu l'arrestation de centaines de personnes

En cette Pâque, nous n’avons ni besoin ni envie de la fausse idole qu’est le sionisme. Nous voulons être libérés du projet qui commet un génocide en notre nom

J’ai pensé à Moïse et à sa colère lorsqu’il est descendu de la montagne pour trouver les Israélites en train d’adorer un veau d’or.

L’écoféministe en moi a toujours été mal à l’aise avec cette histoire : quel genre de Dieu est jaloux des animaux ? Quel genre de Dieu veut s’approprier tout le caractère sacré de la Terre ?

Mais il y a une façon moins littérale de comprendre cette histoire. Il s’agit de fausses idoles. De la tendance humaine à adorer ce qui est profane et brillant, à se tourner vers ce qui est petit et matériel plutôt que vers ce qui est grand et transcendant.

Ce que je veux vous dire ce soir, à l’occasion de ce Séder révolutionnaire et historique dans les rues, c’est que trop des nôtres adorent à nouveau une fausse idole. Ils sont enchantés par cette idole. Ils en sont ivres. Profanés par elle.

Cette fausse idole s’appelle le sionisme.

C’est une fausse idole qui prend nos histoires bibliques les plus profondes de justice et d’émancipation de l’esclavage - l’histoire de la Pâque elle-même - et les transforme en armes brutales de vol colonial de terres, en feuilles de route pour le nettoyage ethnique et le génocide.

C’est une fausse idole qui a pris l’idée transcendante de la terre promise - une métaphore de la libération humaine qui a voyagé à travers de multiples croyances jusqu’aux quatre coins du monde - et qui a osé la transformer en un acte de vente pour un ethno-État militariste.

La version sioniste de la libération est elle-même profane. Dès le départ, elle a exigé l’expulsion massive des Palestiniens de leurs maisons et de leurs terres ancestrales lors de la Nakba.

Depuis le début, elle est en guerre contre les rêves de libération. Lors d’un Séder, il est bon de se rappeler que cela inclut les rêves de libération et d’autodétermination du peuple égyptien. Cette fausse idole du sionisme assimile la sécurité israélienne à la dictature égyptienne et à ses États clients.

Dès le départ, le sionisme a engendré une liberté hideuse qui considérait les enfants palestiniens non pas comme des êtres humains, mais comme des menaces démographiques, tout comme le pharaon du livre de l’Exode craignait la population croissante des Israélites et ordonnait donc la mort de leurs fils.

Le sionisme nous a amenés à ce moment de cataclysme et il est temps que nous disions clairement qu’il nous a toujours menés là.

C’est une fausse idole qui a conduit beaucoup trop des nôtres sur une voie profondément immorale qui les amène aujourd’hui à justifier le déchiquetage des commandements fondamentaux : tu ne tueras pas. Tu ne voleras pas. Tu ne dois pas convoiter.

C’est une fausse idole qui assimile la liberté juive aux bombes à fragmentation qui tuent et mutilent les enfants palestiniens.

Le sionisme est une fausse idole qui a trahi toutes les valeurs juives, y compris la valeur que nous accordons au questionnement - une pratique ancrée dans le Séder avec ses quatre questions posées par le plus jeune enfant.

Y compris l’amour que nous avons en tant que peuple pour les textes et pour l’éducation.

Aujourd’hui, cette fausse idole justifie le bombardement de toutes les universités de Gaza, la destruction d’innombrables écoles, d’archives, de presses à imprimer, le meurtre de centaines d’universitaires, de journalistes, de poètes - c’est ce que les Palestiniens appellent le scholasticide*, la destruction meurtrière des moyens d’éducation.

Pendant ce temps, dans cette ville, les universités font appel à la police de New York et se barricadent contre la grave menace que représentent leurs propres étudiants qui osent leur poser des questions fondamentales, telles que : comment pouvez-vous prétendre croire en quoi que ce soit, et surtout pas en nous, alors que vous permettez ce génocide, que vous y investissez et que vous y collaborez ?

La fausse idole qu’est le sionisme a été autorisée à se développer sans contrôle pendant bien trop longtemps.

Alors ce soir, nous disons : ça s’arrête ici.

Notre judaïsme ne peut être contenu par un État ethnique, car notre judaïsme est internationaliste par nature.

Notre judaïsme ne peut être protégé par l’armée déchaînée de cet État, car cette armée ne fait que semer le chagrin et récolter la haine - y compris contre nous en tant que juifs.

Notre judaïsme n’est pas menacé par les personnes qui élèvent leur voix en solidarité avec la Palestine au-delà des frontières raciales, ethniques, physiques, de l’identité de genre et des générations.

Notre judaïsme est l’une de ces voix et sait que c’est dans ce chœur que résident à la fois notre sécurité et notre libération collective.

Notre judaïsme est le judaïsme du Séder de Pessah : le rassemblement en cérémonie pour partager la nourriture et le vin avec des êtres chers et des étrangers, le rituel qui est intrinsèquement portable, suffisamment léger pour être porté sur le dos, qui n’a besoin de rien d’autre que de l’autre : pas de murs, pas de temple, pas de rabbin, un rôle pour chacun, même - et surtout - pour le plus petit des enfants. Le Séder est une technologie de la diaspora s’il en est, faite pour le deuil collectif, la contemplation, le questionnement, le souvenir et la revitalisation de l’esprit révolutionnaire.

Regardez donc autour de vous. Ceci, ici, est notre judaïsme. Alors que les eaux montent, que les forêts brûlent et que rien n’est certain, nous prions à l’autel de la solidarité et de l’entraide, quel qu’en soit le prix.

Nous n’avons pas besoin de la fausse idole qu’est le sionisme et nous n’en voulons pas. Nous voulons être libérés du projet qui commet des génocides en notre nom. Nous voulons être libérés d’une idéologie qui n’a aucun plan de paix, si ce n’est des accords avec les pétro-monarchies théocratiques meurtrières voisins, tout en vendant au monde entier les technologies d’assassinats robotisés.

Nous cherchons à libérer le judaïsme d’un ethno-État qui veut que les juifs aient toujours peur, que nos enfants aient peur, que nous croyions que le monde est contre nous pour que nous courions nous réfugier dans sa forteresse et sous son dôme de fer, ou au moins pour que les armes et les dons continuent d’affluer.

Telle est la fausse idole.

Et ce n’est pas seulement Netanyahou, c’est le monde qu’il a créé et qui l’a créé - c’est le sionisme.

Qu’est-ce que nous sommes ? Nous, dans ces rues depuis des mois et des mois, nous sommes l’exode. L’exode du sionisme.

Et aux Chuck Schumers** de ce monde, nous ne disons pas : « Laisse partir notre peuple ».

Nous disons : « Nous sommes déjà partis. Et vos enfants ? Ils sont avec nous maintenant ».

NdT

*Selon le groupe d'action Scholars against the War in Palestine (SAWP), le terme de scholasticide, conceptualisé par la professeure Karma Nabulsi de l'université d'Oxford, met en lumière la destruction systématique de l'éducation en Palestine par Israël. Initialement utilisé pour décrire les agressions israéliennes sur Gaza en 2009, le scholasticide remonte à la Nakba de 1948 et s'est intensifié après la guerre de 1967 sur la Palestine et l'invasion du Liban en 1982. Ce concept souligne l'importance cruciale de l'éducation dans la tradition et la révolution palestiniennes, face aux politiques coloniales israéliennes visant sa destruction.

** Chef de la majorité démocrate au Sénat usaméricain, principal artisan du vote qui a approuvé cette semaine une aide usaméricaine supplémentaire de 26 milliards de dollars à Israël et partisan de longue date de la politique de cet État à l’égard des Palestiniens. Le séder avait lieu devant sa résidence.

 

29/04/2024

FRANCESCO MARIA PEZZULLI
Occuper l'imaginaire avec le Boomernaute
Entretien avec Giorgio Griziotti

Francesco Maria Pezzulli, Machina, 26/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le plus récent grand et beau livre de Giorgio Griziotti (Cronache del Boomernauta. Gaia e le metatecniche selvagge) est un voyage dans le temps, aux origines de la septicémie de Gaïa, la planète Terre, une maladie dont l'effet destructeur sur l'environnement et ses habitants est intimement lié à l'utilisation abusive de la méta-technologie par l'homme. Un virus qui a toujours été présent, que le système capitaliste a incroyablement accéléré au point de générer une situation jugée irréversible. Dans cette optique, explique l'auteur, les activistes de la Sphère Autonome vont tenter de former un bloc révolutionnaire multi-espèces pour tenter, tous ensemble, d'inverser la maladie. Y parviendront-ils ? Au lecteur d'en juger.

Dans cette interview, cependant, tout en suivant les Chroniques du Boomernaute, nous prendrons le chemin inverse, en partant de la fabula pour revenir à la réalité, parce que les questions « fantastiques » du livre de Griziotti font, je crois, incroyablement partie de notre réalité de tous les jours. D'ailleurs, dans un chapitre central du livre, il écrit : « Dans de telles conditions, il était désormais impossible de s'accrocher à une nouvelle utopie. Les signes prémonitoires étaient arrivés lorsque la science-fiction et la fiction en général étaient devenues incapables d'échapper à la réalité comme par le passé : l'imagination des écrivains et des scénaristes ne pouvait plus les produire, mais seulement copier la réalité ». Nous pouvons donc commencer.

Bert Theis, From Fight Specific Isola to Isola Utopia, 2015. Collection Bert Theis Archive, Luxembourg, Milan

FMP : Dès que j'ai commencé à lire Le Cronache del Boomernauta, deux choses me sont venues à l'esprit. La première concerne le grand philosophe et résistant français Georges Canguilhem, qui expliquait que dans les périodes prérévolutionnaires, les théories scientifiques étaient obligées de se déguiser en « religions » pour être véhiculées et diffusées. La deuxième chose, assez proche de la première, se rapporte au 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, lorsqu'il dit que les hommes font leur histoire dans les circonstances déterminées par les faits et la tradition et « c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté ». Bref, même tes Chroniques me semblent être une sorte de « déguisement », d'où la question initiale : pourquoi as-tu choisi de parler de tes thèmes favoris, en général du développement capitaliste, en adoptant le stratagème de la fabula ? Et aussi, à ton avis, sommes-nous aujourd'hui dans une période « prérévolutionnaire » ?

 GG : Ce qui est exprimé dans l'histoire peut presque être considéré comme un renversement du concept de « résurrection des morts » décrit par Marx dans Le 18 Brumaire. Le Boomernaute est déjà un personnage du passé, mais l'opération est différente de celle décrite par notre vénéré (tris)aïeul Karl.  Il s'agit d'un vieil acteur qui, contraint de voyager dans d'autres dimensions de l'espace-temps, emprunte « les noms, les mots d’ordre, les costumes » et les machines de ce qu'il croit avoir vu au cours de ses pérégrinations pour raconter l'un des scénarios possibles de l'avenir.

Pour répondre plus précisément à ta question, je dirai que je me suis retrouvé dans ce processus créatif au cours de la période un peu particulière de la première phase de Covid 19 où, dans une sorte de limbe de la suspension du temps et dans le surréel des villes désertes, il y a eu un tournant pour moi.

Nous savons maintenant que le Covid n'était que le début à partir duquel la séquence de transformation de la réalité s'accélère brusquement en une science-fiction dystopique angoissante : la crise due à la détérioration foudroyante de l'état de la biosphère, la concrétisation de la menace d'une ère de guerres entre impérialismes et de guerres néocoloniales génocidaires, la dégradation de la qualité de vie de la grande majorité, en sont quelques-unes des manifestations tangibles.

Je l'ai perçu comme le début d'une nouvelle phase, peut-être d'une nouvelle ère, et les hypothèses sur lesquelles j'avais travaillé jusqu'alors m'ont soudain semblé inadaptées à la nouvelle réalité dans laquelle nous vivions.

Ma fabula speculativa, comme l'écrit Giuliano Spagnul dans la préface, est une tentative d'entrer dans un nouveau champ de l'imaginaire. Une façon d'entrer dans le monde de la SF, un acronyme qui, selon Donna Haraway, signifie Science Fiction, Speculative Feminism, Speculative Fabula, Scientific Fact.

Le Boomernaute est avant tout un personnage politique, puisqu'il a participé en tant que militant aux mouvements des années 1960 et 1970.  Sa façon d'exposer les événements du futur est politiquement orientée et il ne le cache pas. Mais il est aussi un « personnage conceptuel », à la Deleuze et Guattari, qui pose des diagnostics, des perspectives et des analyses qui décrivent un plan d'immanence et qui intervient dans la création même des concepts qui le peuplent. Tout cela se produit à travers les diffractions de l’espacetempsmatérialisation (spacetimemattering) [1] - un terme cardinal de la philosophie de Karen Barad qui indique comment ces trois entités émergent à travers des intra-actions - qui sont produites dans la rencontre entre le regard du vingtième siècle du Boomernaute et les événements des futurs proches et cachés.

Le mode FS offre une marge de liberté par rapport à une certaine « rigidité » de la non-fiction. Mon approche techno-sociopolitique de la non-fiction avait peut-être trouvé sa limite avec Neurocapitalisme, qui était basé sur ma propre expérience.

Je ne peux pas dire si nous sommes dans une période pré-révolutionnaire. Cependant, toutes les difficultés rencontrées pour faire face à un environnement qui nécessiterait de toute urgence une révolution capable d'arrêter la propagation apparemment impossible à arrêter de la septicémie de Gaïa, avant qu'il ne soit trop tard, apparaissent clairement dans l'histoire. Il est clair que cette situation met en danger non seulement les êtres humains, mais aussi de nombreuses formes de vie sur Terre, bien que la survie de Gaïa elle-même ne le soit pas. Il y a immédiatement le grand défi, par exemple, de dépasser le dogme newtonien, si cher au capital, d'une réalité basée sur la matière inerte et mesurable, dans laquelle seuls les humains (nous dirions plutôt : les classes dirigeantes) ont le pouvoir d'agir. Il n'est pas possible, à mon avis, d'imaginer une révolution qui agisse encore dans le cadre conceptuel des révolutions du XXème  siècle.

Il faut l'émergence d'une théorie fondée sur une onto-épistémologie qui corresponde à une réalité radicalement et dramatiquement différente de celle de l'époque précédente. Ce n'est pas facile, car un siècle s'est déjà écoulé depuis que les premières révélations de la physique quantique ont rendu la physique newtonienne obsolète. Peut-être que même les tentatives d'occupation de l'imaginaire peuvent nous aider. Et puis cette théorie n'existera que si elle a en elle la force de se traduire par une pratique qui ne peut être que révolutionnaire, compte tenu de la gravité de la situation.

FMP: Une curiosité : dans le court chapitre qui clôt la première partie du livre, intitulé « Seuls nos ennemis nous comprennent », tu écris à propos de "cette partie de la classe politique, judiciaire et médiatique qui avait fait fortune et prospéré sur la défaite lointaine de ses pairs »  que « maintenant, dans leur vieillesse, ils étaient ravis d'avoir cette occasion de rétablir les relations (de pouvoir) dans les camps opposés. Et ce n'était pas si différent de retrouver de vieux amis, qui étaient partis loin et ont été forcés de revenir, et de se remémorer les bons moments dans les médias grand public. Bref, entre contemporains impliqués dans les mêmes événements lointains, il n'y avait pas tant de difficultés à communiquer, nous pouvions certainement nous comprendre et c'était agréable et gratifiant pour certains, un peu moins pour d'autres ». J'imagine que ce que tu dis t’est arrivé dans ta propre expérience de vie, ou du moins que tu as remarqué ce phénomène. Est-ce que tu veux m'en parler ? Veux-tu donner des exemples (indépendamment des noms et prénoms) ?

GG : Dans le récit, il y a une référence aux vicissitudes des certain·es révolutionnaires qui ont vécu l'épopée du long 68 italien et en particulier à la tragédie d'une défaite générationnelle dans un pays où la perversité généralisée se concentre, comme la radioactivité dans les champignons, dans les classes dirigeantes politiques, médiatiques et économico-financières. Dans la phrase que tu cites, le Boomernaute utilise une ironie lourde pour dénoncer l'instrumentalisation avec laquelle cette classe dirigeante, même après un demi-siècle, continue de s'acharner sur les vaincus à des fins carriéristes et électoralistes. Un épisode assez récent semble bien correspondre à cette histoire. Il s'agit de l'affaire des Italien·nes, âgé·es en moyenne de plus de soixante-dix ans, réfugié·es en France depuis 40 ans ou plus, dont le gouvernement italien, avec une persévérance digne de la meilleure cause, a réclamé l'extradition pendant des décennies jusqu'à la sentence définitive de refus prononcée par la justice française en 2023. Une sentence fondée sur le principe du droit européen selon lequel les dommages causés à ces personnes auraient été bien plus graves que le bénéfice des soi-disant « parents des victimes », véhicule utilisé par une caste dirigeante en déroute d'un pays perdu dans son déclin. Au moment où j'écris ces lignes, une nouvelle petite confirmation de ce comportement immuable vient d'être apportée.  À l'occasion de la mort de Barbara Balzerani, ancienne membre des Brigades Rouges (27 ans de prison) et écrivaine de grand talent et de grande sensibilité, la professeure de philosophie de renommée internationale Donatella di Cesare a exprimé son émotion sur les médias sociaux avec une phrase de solidarité générique destinée à la cause révolutionnaire. La caste perverse, unie dans le front uni habituel, allant des fascistes au PD [ex-PDS ex-PCI], laissée sans arguments sur l'affaire française, a saisi avec empressement cette opportunité en répétant l'habituelle litanie d'insultes et de menaces concrètes contre toute sympathie supposée pour la génération révolutionnaire des Boomernautes, tout en soutenant et en aidant le génocide des Palestiniens.

FMP : Un chapitre du livre est consacré aux technologies des affects multi-espèces (TAM), définies comme un système technologique d'interactions et de connexions émotionnelles entre humains et non-humains. Peux-tu nous dire comment t’est venue l'idée des TAM ? Je dois ajouter qu'à la fin du chapitre, tu écris : « la même approche a été adoptée pour les TAM que pour les logiciels libres : sucer le miel produit par l'intellect général, qui était d'ailleurs en grand déclin par rapport à l'époque où le (tris)aïeul Karl en avait détecté l'existence ».

Que voulais-tu dire en parlant du grand déclin de l'Intellect général ? S'agit-il d'un simple artifice littéraire ou penses-tu que ce déclin est présent ?

GG : Les technologies des affects multi-espèces sont l'un des moyens adoptés par la sphère autonome pour tenter de faire face à la gravité de la septicémie de Gaïa. Cette grave infection est causée par la maladie nekomémétique, un virus immatériel qui affecte les humains et se manifeste par un comportement pathologique particulier, destructeur de l'environnement. En d'autres termes, il s'agit d'une quête humaine spasmodique pour rejoindre Gaïa, dans le but de renverser l'orientation actuelle de la technoscience, conduite par le couple État-capital et de plus en plus caractérisée par la guerre, la destruction et l'accumulation.

Pour l'intellect général, le Boomernaute se réfère à une période postérieure à celle que nous vivons actuellement. À cet égard, on se demande aujourd'hui comment expliquer qu'au XXème  siècle des mouvements massifs composés de tant de personnes peu éduquées sinon analphabètes aient réussi à provoquer de grandes révolutions alors qu'au XXIème , malgré des exploits technologiques continus et une augmentation spectaculaire de l'éducation moyenne mondiale, nous retombons dans l'abîme du populisme fasciste ; de plus, le phénomène semble encore plus centralisé dans les pays les plus riches.  Je ne sais pas si ce fait justifie l'argument du « grand déclin de l'intellect général » ; cependant, la situation contemporaine confirme que les développements techno-scientifiques tant vantés non seulement n'apportent aucun progrès social en soi, mais au contraire peuvent être utilisés pour approfondir la régression individualiste/égoïste dans laquelle nous sommes immergés.

L'objectif du Boomernaute fait également référence à la grande déception du logiciel libre, comme l'a dit Morozov. Manifestement, lui aussi, comme beaucoup d'entre nous, avait espéré que la grande épopée du logiciel libre ne serait pas, comme tant d'autres pratiques alternatives, complètement récupérée et intégrée dans la production capitaliste.

Dans la suite de l'histoire, le Boomernaute adoucit légèrement sa déclaration précédente, expliquant que les activistes de la Sphère Autonome parviennent, au moins pour un temps, à reprendre le contrôle de technologies stratégiques.  L'objectif est de les utiliser comme plateforme technologique pour entrer dans une phase de co-création qui provoquera une récession de la septicémie de Gaïa. Une co-création constituée des intra-actions des humains, des non-humains, de la matière et des technologies (machines) qui entreprend une tentative de révolution multi-espèces.

FMP : Vers la fin du livre, il y a un court chapitre très évocateur intitulé « Wormhole »  (un trou de ver reliant deux régions différentes de l'espace-temps), dans lequel on raconte au Boomernaute qu'il se trouve dans un futur indéterminé où il rencontre des clans qui lui racontent des histoires qui lui sont particulièrement précieuses. Parmi elles, « la peur de tomber dans des zones pièges où chaque individu perd son identité et son essence. Ces zones se caractérisent par une hyper-stimulation de l'attention, avec des visions tourbillonnantes de détails insignifiants qui empêchent de se concentrer. Les personnes étaient submergées par des émotions inconnues, d'origine indéterminée, qui les troublaient et les déstabilisaient, et finalement leur volonté s'affaiblissait d'abord, puis s'estompait jusqu'à presque disparaître ». Ce passage me rappelle votre concept de biohypermédia (dans Neurocapitalisme) ainsi que de nombreuses autres études et recherches sur l'attention que l'on pourrait qualifier de « troublantes ». J'aimerais maintenant te poser la question suivante : à quel point ce passage te semble-t-il éloigné de la réalité et fait-il partie de notre vie de tous les jours ?

GG : Le Wormhole transporte le Boomernaute dans un futur indéfini, très éloigné des événements des XXI ème  et XXIIème  siècles, qui constituent les parties centrales du livre. C'est l'occasion pour lui de lever certaines incertitudes sur l'avenir de l'humanité et de Gaïa, et de découvrir les conditions de vie néo-primitives des quelques survivants « libres » restants.  Ta citation fait référence à leur peur de tomber dans des zones-pièges mystérieuses qui les priveraient de cette liberté.  En transcrivant l'histoire, je n'ai pas réalisé que cette condition pouvait faire allusion, comme tu le fais remarquer à juste titre, à l'hégémonie que les plates-formes du capitalisme exercent depuis longtemps dans les biohypermédias[2]. Cependant, il s'agit d'une situation inversée par rapport à notre quotidien contemporain puisque ce sont d'autres composantes de Gaïa qui exercent cette hégémonie pour éviter que les humains ne provoquent de nouveaux effondrements.

D'autre part, je crois aussi que dans d'autres passages de l'histoire, il y a des considérations, des allusions, des indications conceptuelles cachées entre les lignes qui n'apparaissent pas à la première lecture. Et cela s'applique également à moi. Par exemple, ce n'est que maintenant que je réalise vraiment que les TAM et autres technologies, décrites par le Boomernaute et utilisées par la Sphère Autonome, sont des machines affectives-discursives-matérielles qui, agissant dans un entrelacement inséparable (entanglement) avec toutes les composantes de Gaia, tentent de subvertir un présent calamiteux. Le récit semble donc s'inscrire dans le courant de pensée d'un nouveau matérialisme, d'un post-humanisme féministe critique, auquel appartiennent Donna Haraway et Karen Barad*. Mais c'est une vérification que je fais rétrospectivement, et dont le Boomernaute était plus conscient que moi.

FMP : Nous arrivons à la fin du livre en essayant de ne pas la spoiler. À cette fin, je simplifierai beaucoup : un rôle décisif est joué par les « non-humains » (les non-humains qui font partie de Gaia, y compris les formes évoluées d'intelligence artificielle) qui permettent aux humains de continuer à vivre, mais en tant que « néo-primitifs », parce que leur utilisation de la méta-technologie a été désastreuse. Avec une lecture rapide et superficielle, on pourrait croire que tu penses que les possibilités de civilisation ont pris fin aujourd'hui. Mais je ne pense pas, et je me trompe peut-être, que c'est ce que tu veux dire. Tu veux argumenter ?

GG : Dans la réponse précédente, j'ai partiellement anticipé la condition des néo-primitifs à laquelle tu fais référence. Il n'y a pas d'affirmations définitives sur la civilisation dans l'histoire. Comme l'affirme Giuliano Spagnul dans la préface, dans le voyage du Boomernaute « qui dénoue l'un des nombreux fils imaginables d'un passé lointain à un avenir incertain au-delà de l'humanité, s'exerce cette “pratique de mise en forme” de la co-création risquée dont parlait Haraway et qui nous oblige, au lieu de répondre à des questions, à interroger les questions elles-mêmes. Non pas comment nous survivons, mais pourquoi nous devrions survivre ».

Que cela puisse prêter à un nihilisme qui est aujourd'hui plus qu'évident est aussi inévitable que de supposer aujourd'hui que les pratiques risquées de la narration sont une étape nécessaire « pour trouver de nouvelles valeurs, non plus absolues, mais qui, dans leur partialité, peuvent être dites situées dans la vie, dans l'environnement, dans les relations avec d'autres êtres humains et non-humains. Des valeurs capables de créer un monde qui, en se recréant continuellement, permet à la réalité de perdurer ». Telle est la conclusion de Spagnul et je crois qu'il a mis le doigt sur l'essentiel.

En bon ingénieur, j'essaierais de compléter la réponse à ta question sur les possibilités de civilisation par une approche plus matérialiste mais tout aussi dynamique, considérant que la matière n'est pas inerte mais qu'elle a sa propre agentivité. La question, à mon avis, porte avant tout sur le signifiant civilisation. Si ce terme se limitait à l'ensemble des pratiques discursives et matérielles qui ont caractérisé l'évolution de l'humanité jusqu'au point catastrophique actuel, alors je crois sincèrement qu'il n'y a pas d'issue. Le Boomernaute s'en est rendu compte précisément dans l'épisode de la rencontre avec les néo-primitifs dans un futur lointain. Après avoir critiqué le concept de civilisation, il en évoque un autre, celui de « biocénisation » : « La biocénisation semblait être le résultat d'une lutte réussie contre la septicémie de Gaïa, même si, au cours de la longue période de son émergence dans les réseaux de la vie, de nombreuses espèces, genres et familles s'étaient éteints ou avaient été fortement affaiblis, comme cela avait été le cas pour l'espèce humaine ».

FMP : Le Boomernaute voyage dans le temps, rencontre des sujets, humains et non-humains, des mondes nouveaux et des technologies spéciales. Il observe aussi une lutte décisive, entre le Gov néolib (qui deviendra Gov Q) et la Sphère Autonome, la galaxie des mouvements d'en bas.

Revenons un instant à l'histoire réelle. A une époque, comme tu  le sais, la sphère autonome, malgré les différents groupes qui la composaient, avait néanmoins quelque chose d'unificateur, ne serait-ce que parce qu'elle évoluait dans le cadre de la lutte des classes, d'où l'identification d'un ennemi commun. Aujourd'hui, au contraire, cette dimension est plus floue, car on se bat souvent pour des objectifs particuliers qui ne touchent pas toujours au « mode de production capitaliste ». Quelles sont tes réflexions à ce sujet ? Qu'est-ce qui, selon toi, peut rendre les nombreuses luttes de la sphère autonome plus efficaces aujourd'hui ?

GG : Ma première observation est que l'objectif n'est peut-être pas seulement d'avoir un impact sur le « mode de production capitaliste ». À cet égard, l'histoire tente de faire comprendre qu'il n'y a pas d'issue, révolutionnaire ou autre, à l'impasse de la septicémie de Gaïa qui ne puisse être mise en œuvre que par les humains. L'entreprise restera une utopie tant que nous ne serons pas capables d'effondrer le scénario anthropocentrique et théologique qui est enraciné dans la philosophie occidentale depuis l'époque d'Aristote. Dans cette vision libérale-newtonienne, l'homme est l'agent dominant d'une réalité faite de « nature » à son service et de matière inerte. Ce dernier postulat sur la non-agence de la matière a été scientifiquement réfuté par la physique quantique, et malheureusement aussi lorsque, à partir d'Alamogordo puis d'Hiroshima, le plus petit des fragments, le cœur de l'atome a été brisé avec une telle violence qu'il a fait trembler la terre et le ciel. Cependant, les grandes forces du système Gov Néolib (celui qui gouverne le système mondial) sont prêtes à toutes les destructions, y compris celle de l'atome, pour empêcher l'effondrement du scénario mortifère dans lequel nous vivons.

À cet égard, je voudrais citer la proclamation de la sphère autonome dans l'histoire du Boomernaute : « Nous n'avons pas réalisé que la maladie nekomémétique existait depuis l'Antiquité, tandis que le capitalisme, dans l'histoire de l'humanité et plus encore dans l'histoire de Gaïa, n'est qu'une brève et féroce parenthèse qui a aggravé la situation au point de la rendre critique. Ce n'est que lorsque nous avons réalisé notre erreur d'inverser les causes et les effets que nous avons compris que notre stratégie ne fonctionnerait jamais.  Plutôt que d'essayer de mettre fin au capitalisme dans une collision frontale à l'issue douteuse pour arrêter complètement la pandémie - en supposant qu'il soit désormais possible d'arrêter la totalité d'un appareil aussi vaste, articulé, mortel et complexe - nous devons essayer de surmonter la pandémie non seulement pour mettre fin au capitalisme mais aussi pour éviter des issues chaotiques, autodestructrices et, en fin de compte, suicidaires. Il reste une dernière chance qu'il faut absolument saisir pour démentir la fausse prophétie anthropocentrique selon laquelle il serait plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, et cela ne peut se faire que par l'alliance des classes humaines dominées avec les autres composantes de Gaïa ».

Pour en revenir à l'actualité, il est important de souligner que la prise de conscience de cette situation concerne principalement la sphère autonome et les mouvements d'en bas. Comme tu l’as souligné à juste titre, les gens se battent souvent pour des objectifs spécifiques qui n'influencent pas toujours directement le « mode de production capitaliste ».  Et il est tout aussi vrai que, comme le dit Maurizio Lazzarato, auteur d'une des analyses géopolitiques contemporaines les plus cohérentes, les luttes et pratiques alternatives et antagonistes se heurtent partout à la poigne de fer du commandement de l'État-capital, qui réprime ces mouvements dès qu'il perçoit le moindre signe de danger, qu'il soit réel ou imaginé. Malheureusement, le rappel des luttes de classe du XXe siècle et de l'extraordinaire habileté politique du camarade Lénine ne suffit plus comme seul antidote. Beaucoup ont essayé cette voie, mais elle ne fonctionne plus comme avant. Les raisons en sont multiples, liées au bouleversement de Gaïa évoqué plus haut, mais aussi historiques : la victoire stratégique du capitalisme sur les mouvements révolutionnaires mondiaux en 68, consolidée par l'effondrement du bloc soviétique en 1989, le conditionnement des subjectivités de plusieurs générations à un individualisme égoïste pendant un demi-siècle de néolibéralisme quotidien, et enfin la grande trahison d'une ancienne gauche alliée au capital. Ces facteurs, ainsi que d'autres qu'il est impossible de traiter exhaustivement ici, ont conduit à une hégémonisation progressive des formes de révolte des classes subalternes par les forces populo-fascistes alliées au capitalisme. En l'absence d'une perspective révolutionnaire pour renverser le scénario libéral-newtonien, les forces réactionnaires ont les coudées franches pour inciter les masses à protéger égoïstement leur misère relative face à l'avancée du chaos climatique et social mondial. À l'exception de Nanni Moretti, il est difficile de croire au «  soleil du futur »[3] d'une très hypothétique victoire (finale ? définitive ? globale ?) sur le Gov Neolib, qui pourrait d'ailleurs miraculeusement guérir Gaïa d'un coup de baguette magique. Face à une situation aussi compromise, beaucoup d'entre nous baissent les bras et certains proclament même que tout combat sera vain. Peut-être, mais ne pas lâcher prise est une question ontologique.  Au contraire, c'est peut-être le moment de tenter de libérer l'imaginaire de la terrible tenaille individualiste dans laquelle il a été solidement emprisonné. Tel est le message du Boomernaute.

  Notes

[1] Le terme « spacetimemattering » de Karen Barad a été créé pour décrire la façon dont la matière et l'espace-temps émergent par des actions internes et sont intrinsèquement liés. Ce concept fait partie de la théorie philosophique du réalisme agentiel. Lire Karen Barad, Frankenstein, la grenouille et l’électron. Les sciences et la performativité queer de la nature, éditions Asinamali, 2023

[2] Le Boomernaute connaissait le concept, cf. note 6 p. 25 : « À ma grande joie, je me suis rendu compte que le Boomernaute, malgré ses errances, avait lu Neurocapitalisme, et j'ai même eu un instant l'illusion que c'était pour cela qu'il m'avait rendu visite. Quoi qu'il en soit, je cite ici le passage du livre concernant le « concept de biohypermédia, qui est né pour définir l'ensemble des interconnexions et des interactions continues des systèmes nerveux et des corps avec le monde à travers le complexe de dispositifs, d'applications et d'infrastructures réticulaires. Par extension, la sphère biohypermédia devient la sphère dans laquelle l'interpénétration des consciences humaines avec ces technologies devient si intime qu'elle génère une symbiose dans laquelle s'opèrent des modifications et des simulations réciproques ».

[3] Titre du film de Nanni Moretti de 2023

Patrizia Piccinini, The Long Awaited, 2008. Silicone, fibre de verre, cheveux humains, contreplaqué, cuir, vêtements. 152 x 80 x 92 cm

Francesco Maria Pezzulli est sociologue et chercheur indépendant. Il a enseigné à l'université La Sapienza de Rome et mène des recherches et des enquêtes au sein du laboratoire sur les transitions, le changement social et les nouvelles subjectivités de l'université Roma Tre. Il s'intéresse aux questions relatives au développement capitaliste et au Mezzogiorno italien.

 

Passionné de technologie et féru de philosophie politique, Giorgio Griziotti est l'un des premiers ingénieurs en informatique sortis du Politecnico de Milan. Ceci lui confère une longue expérience dans les technologies informatiques, entre les applications industrielles et les usages sociaux. Sa participation au mouvement autonome lors du long 1968 italien l'a conduit à réaliser une grande partie de son activité professionnelle à l'étranger et notamment en France, où il vit encore aujourd'hui. Il est l'un des animateurs du collectif international Effimera. Il est l’auteur de Neurocapitalisme Pouvoirs numériques et multitudes (C&F éditions, 2018) et de Cronache del Boomernauta. Gaia e le metatecniche selvagge (Mimesis, 2023), à paraître en français chez C&F courant 2024.