Maram Humaid, Aljazeera.com,
15/10/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Maram Humaid est une journaliste et une
conteuse palestinienne de la bande de Gaza. Elle couvre les histoires humaines,
la vie sous le blocus, les jeunes et les dernières nouvelles. @MaramGaza
Albums de photos, lait maternisé, jouets et vêtements
: c’est tout ce que nous avons pu emporter en quittant la ville de Gaza après l’ordre
d’évacuation donné par Israël.
Deir El Balah, Gaza - Le huitième jour, ma famille et moi
nous sommes réveillés, encore sous le choc, dans une nouvelle localité de la
bande de Gaza, la ville de Deir El Balah, au sud de l’enclave.
Les scènes poignantes de la veille sont restées
gravées dans nos mémoires. Aux premières heures de la journée, alors que d’intenses
bombardements continuaient de secouer Gaza, des journalistes ont commencé à
discuter, dans des groupes WhatsApp, de rumeurs selon lesquelles Israël aurait
appelé les habitants du nord et du centre de la bande de Gaza à évacuer vers le sud.
Certains journalistes ont d’abord considéré qu’il s’agissait
d’une guerre psychologique israélienne destinée à intimider les gens.
Photo du grand-père de l’auteure, dans leur maison de Deir El Balah, dans
le sud de Gaza [Maram Humaid/Al Jazeera].
Pendant un bref instant, j’ai détourné mon attention
des bombardements israéliens en cours autour de nous pour
vérifier la crédibilité de cette nouvelle, qui avait été rapportée par
certaines agences internationales. Mon anxiété s’est accrue au fur et à mesure
que je me déplaçais d’une pièce à l’autre de notre maison, à la recherche d’une
connexion internet stable au milieu des pannes de communication et d’électricité.
Lorsque l’internet s’est reconnecté, la nouvelle
définitive est arrivée : le porte-parole de l’armée israélienne, Avichai
Adraee, a officiellement annoncé l’ordre sur sa page Facebook.
Cela a provoqué des moments de confusion, d’incrédulité
et de désorientation. Je me suis empressée de réveiller mon mari, mais il est
resté silencieux. Craignant de déranger mes parents, qui avaient passé une nuit
agitée, j’ai contacté mes frères.
La réaction immédiate de mon jeune frère a été un
mélange d’interrogation et d’inquiétude : « Qu’est-ce qu’on doit faire ?
Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Le seul mot de mon mari - soulignant l’importance de
nos enfants - a dissipé ma confusion et souligné l’urgence de la situation. Les
images d’enfants innocents et de nourrissons tués lors de précédents attentats
à la bombe pesaient lourdement sur mon esprit.
Pourtant, la question persistait : Où irions-nous ?
Nous étions confrontés à un dilemme, car la famille de mon mari avait de la
famille à Nuseirat, dans le centre de Gaza, tandis que la mienne avait des
relations à Deir El Balah.
Après de longues discussions, la famille de mon mari a
décidé de se rendre à Nuseirat, poussée par l’insistance des mères à partir
pour protéger leurs enfants.
Il est devenu évident que le bien-être des enfants
était le principal facteur influençant la décision en ces temps chaotiques et
périlleux.
J’ai de nouveau contacté mon frère, en insistant sur
la nécessité de transférer notre famille et nos parents dans la maison de mon
grand-père à Deir El Balah.
Il a accepté sans hésiter. À huit heures du matin, j’ai
continué à me préparer, en regardant les nouvelles, en appelant périodiquement
ma famille et en refaisant mes bagages.
Cependant, un nouveau défi est apparu : comment
serions-nous tous transportés ? Je ne possédais pas de voiture et la majorité
des habitants de Gaza n’avaient pas accès à des véhicules privés. La
frustration et la tension ont augmenté à mesure que nous envisagions l’ampleur
de la décision d’Israël de déplacer tant de personnes vers le sud.
Alors que mon mari contactait ses oncles pour assurer
le transport de la famille jusqu’à Nuseirat, mon père m’a appelée pour m’informer
qu’il était en route pour aller chercher ma mère et mes sœurs. Il a proposé de
revenir pour nous emmener, moi, mes enfants, mon mari et le reste de la famille
à Deir El Balah.
Avec un soupir de soulagement et une lueur d’espoir, j’ai
ressenti une clarté croissante, l’appel de mon père marquant un tournant.
Mon mari et moi nous sommes concentrés sur l’emballage
des fournitures essentielles, notamment la nourriture, l’eau, les conserves,
les couches et le lait maternisé. L’incertitude nous incitait à nous préparer à
l’inconnu. En plus de nos affaires, j’ai emporté un album photo, des vêtements
de rechange pour nos enfants, des livres pour enfants, une couverture et une
trousse de premiers secours.
Contrairement aux évacuations précédentes, mes
émotions étaient distinctes, comme s’il ne s’agissait pas d’un simple départ
temporaire mais d’une migration permanente. La remarque pessimiste de mon mari,
selon laquelle nous ne reviendrions peut-être pas, est restée dans l’air, me
faisant douter de l’incertitude du chemin à parcourir.
Alors que les événements se déroulaient rapidement
autour de moi, je me suis efforcée de comprendre le paysage flou qui s’offrait
à nous. À l’extérieur, j’ai vu des voisins charger leurs affaires dans des
camions de transport.
Au milieu d’une discussion animée avec mon mari, notre
fille Baniyas, qui s’était réveillée, nous a interrompus en posant une simple
question : Pourquoi faisions-nous nos valises ? Mon mari lui a gentiment
expliqué que nous devions partir en raison de la menace israélienne de
bombarder notre région, et que nous allions nous rendre à Deir El Balah.
Baniyas, bien que réticente, a fini par accepter, son père la rassurant en lui
disant que nous espérions revenir bientôt.
Mon père, accompagné de mon frère, est arrivé pour
nous transporter, mon mari, nos enfants et nos affaires à Deir El Balah. Une
profonde tristesse, un sentiment d’impuissance et de confusion m’ont envahie
alors que je portais notre bébé, que mon mari tenait la main de Baniyas et que
mon frère aidait à porter les sacs.
Les larmes ont coulé pendant que nous descendions les
escaliers, et d’innombrables pensées ont tourbillonné dans mon esprit,
principalement : Reviendrons-nous ? Nos maisons seront-elles
détruites ?
Je suis entrée dans la voiture le cœur lourd, et le
silence nous a tous enveloppés. Je me suis assise à l’arrière, un sac à la
main, à côté de Baniyas, tandis que mon mari tenait notre bébé et que mon frère
s’occupait du reste de nos affaires. La route était encombrée de citoyens en
quête de transport.
Des personnes munies de leurs bagages se tenaient aux
intersections des rues à la recherche d’un moyen de transport, tandis que d’autres
marchaient ou montaient dans des camions. Les maisons et les rues que nous
avons traversées portaient les cicatrices de la dévastation causée par les
frappes israéliennes.
J’ai appelé un ami en cours de route pour m’enquérir
des routes les plus sûres qui n’avaient pas encore été détruites, afin de nous
aider à atteindre Deir El Balah. Nous avons fini par atteindre la route de
Salah Eddine, qui relie la bande de Gaza aux gouvernorats du sud.
Le long de cette route, la scène était à la fois
saisissante et déchirante. Des familles, des enfants et des hommes avec leurs
biens marchaient le long de la route. Une procession apparemment sans fin de véhicules, surchargés de biens et de
passagers au-delà de leur capacité, allait l’avant. Le toit de ces véhicules
était rempli de literie et de matelas.
Notre voyage s’est poursuivi jusqu’à l’entrée de Deir El
Balah. Alors que le trajet aurait dû durer une demi-heure, il a duré une heure
et demie en raison de l’état de la route.
Nous avons emprunté des rues étroites et sommes
finalement arrivés à la maison de mon grand-père dans le centre de la ville.
Nous n’étions pas les seuls à y chercher refuge, nos
proches s’étaient également rassemblés. Mon oncle se tenait là, accueillant
tout le monde. Les maisons voisines recevaient elles aussi des personnes
déplacées de la ville de Gaza.
Lorsque je suis entrée dans la maison de mon
grand-père, la première chose que j’ai vue a été son portrait accroché au mur.
Mon grand-père avait été déplacé pendant la Nakba de 1948 du village d’Isdud -
ce qu’Israël appelle aujourd’hui Ashdod - et il est décédé en 2002 sans avoir
pu réaliser son rêve de retour.
Aujourd’hui, ses petits-enfants se sont retrouvés
déplacés et expulsés en 2023. La vieille maison, qui était fermée depuis des
années, a ouvert ses portes pour nous accueillir en tant que réfugiés dans
notre propre pays.
De l’intérieur de la maison, j’ai entendu le grondement d’une nouvelle
frappe aérienne, ce qui m’a fait dire à ma mère qu’aujourd’hui, “l’histoire
se répète”.