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La
chute du gouvernement de Sheikh Hasina,
le 5 août, a été qualifiée de « seconde indépendance » par les Bangladais.
Ancienne icône du mouvement pro-démocratique des années 1980 contre la
dictature militaire, Sheikh Hasina est arrivée au pouvoir avec une majorité des
deux tiers en 2008. Elle est restée au pouvoir pendant les 15 dernières années
grâce à trois élections contestées en 2014, 2018 et 2024.
Sous son
règne, le Bangladesh a été qualifié de « miracle du développement ». Le pays a
connu une croissance annuelle moyenne du PIB de 6 %, une chute spectaculaire de
la pauvreté absolue et a mis en œuvre de grands projets d'infrastructure. Mais
son règne a également été entaché par des niveaux élevés de corruption, de népotisme,
de concentration du pouvoir entre les mains de l'exécutif et de politisation de
l'administration
civile, de la police
et du système judiciaire.
Des lois
draconiennes ont été adoptées pour réprimer la dissidence et les médias. Les
groupes de défense des droits humains signalent au moins 600
cas de disparitions et 1
100 cas d'exécutions extrajudiciaires par les forces de sécurité. Au début
de cette année, Civicus a classé l'espace civique du
Bangladesh comme fermé, son plus mauvais classement.
Juillet
sanglant : les quotas et la génération Z
Mené par des
étudiants universitaires, le mouvement de réforme des quotas (qui deviendra
plus tard le mouvement anti-discrimination) était initialement pacifique. Les
étudiants demandaient la suppression du quota de 30 % dans tous les emplois
publics pour les combattants de la liberté (ceux qui ont lutté contre le
Pakistan en 1971) et leurs descendants, car ces quotas étaient injustement
utilisés au profit des partisans de la Ligue Awami (le parti dirigé par Sheikh
Hasina). Leur demande d'une concurrence fondée sur le mérite et l'équité a
trouvé un écho auprès de nombreuses personnes, compte tenu du taux de chômage
élevé parmi
les diplômés et des pressions
inflationnistes que subissent les ménages à revenus moyens et faibles.
Dans un
premier temps, le gouvernement les a ignorés, puis a tenté de les qualifier de
contraires à l'esprit d'indépendance. La désormais célèbre boutade de Sheikh
Hasina laissant entendre que les manifestants étaient les descendants des
collaborateurs de 1971 (Razakars) a suscité des réactions furieuses.
Lorsque les manifestations se sont étendues au-delà des campus universitaires,
les étudiants ont
été brutalement attaqués et ont essuyé des tirs aveugles de la part de la
police, des forces de sécurité et des cadres étudiants de la Ligue Awami.
L'internet
a été coupé pendant cinq jours et un couvre-feu a été imposé. La police a
arrêté six coordinateurs étudiants et a fait pression sur eux pour qu'ils
fassent des déclarations afin d'étouffer les protestations. Entre-temps, les
revendications des étudiants avaient évolué vers la justice et l'obligation de
rendre des comptes, et ils avaient fait descendre dans la rue leurs parents, les
artistes, les enseignants, les avocats et les travailleurs.
Les
étudiants avaient réussi à unir une nation sur des questions de lutte contre la
discrimination, d'équité et de dignité. Les tentatives du gouvernement de
qualifier les meurtres et les attaques contre les manifestants d'actions de
groupes « extrémistes » et de « tierces parties » visant à semer le trouble
n'ont eu aucun effet. La population a demandé à Sheikh Hasina de démissionner.
Dans la crainte d'un bain de sang, l'armée a refusé de
recourir à la force pour la maintenir au pouvoir, ce qui a conduit à son
départ.
Les
heures les plus sombres
En juillet
et août, environ 580
personnes ont été tuées et plus de 10 000 ont été blessées ou mutilées. Il
s'agit de la période la plus sanglante depuis la guerre de libération de 1971.
Cette période a également été le témoin de la créativité et de l'intelligence
politique des étudiants. Le mouvement était doté d'une structure de direction
diffuse, ce qui lui a permis de perdurer malgré les arrestations massives.
Les
étudiants et leurs alliés ont utilisé efficacement les médias sociaux pour
organiser des manifestations et mettre en lumière l'art de la résistance et les
stratégies performatives des manifestants. Les veillées
aux chandelles, les graffitis, les mèmes et les chansons
de rap réalisés à la mémoire des morts et pour contester les excès du
régime en sont la preuve. Ils ont
déclaré le rouge comme couleur de deuil pour rappeler le sang versé et ont
récupéré les symboles et les idéaux de l'indépendance, y compris le célèbre
discours du 7 mars de Shiekh Mujibur Rahman, contrant ainsi le schéma binaire
(pro-anti-indépendance et anti-indépendance) utilisé par le régime.
Les
étudiantes ont participé en grand nombre aux manifestations, les
ont menées avec acharnement, ont occupé les rues, ont sauvé leurs camarades
masculins des coups et ont fait face à des dangers physiques. Elles ont
ainsi repoussé les restrictions patriarcales imposées aux corps féminins et
montré que les manifestantes rêvaient d'un Bangladesh différent.
Immédiatement
après le départ de Sheikh Hasina, le Bangladesh a connu de nombreux pillages
opportunistes, des attaques contre les communautés minoritaires et des
représailles contre la police et les dirigeants de la Ligue Awami. Les
étudiants et les communautés locales se sont rassemblés pour protéger les
quartiers, les minorités
et les biens de l'État. La priorité du gouvernement intérimaire est de
rétablir l'ordre public. La police a été invitée à se mettre au travail d'ici
le 15 août. Dans certains endroits, l'armée protège les postes de police. Le
gouvernement a également promis d'enquêter sur les attaques contre les
minorités et de poursuivre les responsables. Toutefois, il sera difficile
de rétablir la confiance du public dans la police.
Les défis
à venir : pas seulement les réformes électorales
Le
gouvernement intérimaire, dirigé par Mohammed
Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix et fondateur de la Grameen Bank, a prêté serment le 8 août
2024. La
plupart des conseillers sont des technocrates de carrière, des avocats, des
leaders de la société civile et deux des coordinateurs étudiants en font
partie. Le gouvernement intérimaire est confronté à des défis monumentaux,
même s'il fait preuve de beaucoup de bonne volonté.
La demande
de justice et de compensation pour les personnes tuées et d'enquête
indépendante sur les exécutions extrajudiciaires et les disparitions est forte.
Certains « disparus » sont rentrés chez eux, mais une centaine de personnes
sont toujours portées disparues. Les débats font rage sur les types de
processus et de procédures nécessaires pour garantir la transparence et la
légitimité des processus d'enquête et sur la question de savoir si la police ou
le système judiciaire peuvent assumer cette tâche. Certains ont suggéré que
le Bangladesh demande l'aide des Nations unies.
Il
sera essentiel de stabiliser l'économie au cours des prochains
mois. La production dans les services, l'agriculture, l'industrie
manufacturière et les envois de fonds des travailleurs émigrés ont chuté en
juillet. Les réserves de change du Bangladesh ont chuté. Le
secteur bancaire pourrait être confronté à une crise de liquidités. Il sera
difficile de prendre des mesures pour réduire les pressions inflationnistes, en
particulier le prix des denrées alimentaires et des produits de première
nécessité, tout en respectant les conditions du programme de prêts du FMI. Mais
il y a des signes d'espoir:
la bourse a repris ses activités et les envois de fonds des travailleurs
émigrés augmentent. L'une des préoccupations majeures est de savoir si les négociations
commerciales avec l'UE, qui sont au
point mort,
reprendront, car le Bangladesh est sur le point de perdre son accès privilégié
en 2029.
Assainissement
: une politique différente
L'assainissement
et la réforme des institutions constitueront une tâche essentielle pour le
gouvernement intérimaire. Les universités
publiques ont connu une vague de démissions de la part de leurs principaux
responsables, qui avaient été nommés par la Ligue Awami et n'avaient pas
réussi à protéger les étudiants. Le gouverneur de la
Banque centrale et des juges
de la Cour suprême ont également démissionné. Mais un changement durable
exige plus qu'un simple changement de personnel.
Dans la rue,
les gens exigent la limitation du nombre de mandats des premiers ministres, la
dévolution du pouvoir d'un exécutif centralisé, la représentation
proportionnelle et des changements de procédure qui rendraient difficile la
remise en cause de l'autonomie de l'administration civile, de la police, du
médiateur et de la commission de lutte contre la corruption. Ils souhaitent
également l'abolition de toute loi restreignant la liberté d'expression et de
la presse. Réparer les dommages causés aux institutions au cours des 15
dernières années est une tâche ardue. La mise en œuvre de ces changements
entraînera des décisions impopulaires et des compromis, ce qui exige de la
patience de la part du gouvernement et de la population.
NdT

Quelques chiffres clé
56 % des emplois publics étaient réservés à
diverses catégories, dont 30 % aux descendants des combattants de la liberté.
La Cour suprême du Bangladesh a réduit ce quota à 7 % (5 % pour les
descendants des combattants de la liberté et 2 % pour les autres catégories.
Le nombre de postes vacants dans les
administrations publiques au Bangladesh est d’environ 500 000.
La population du Bangladesh est d'environ 170 à 175
millions d'habitants, dont 45 millions de jeunes.
Le nombre de jeunes chômeurs est estimé à environ
41 % de l'ensemble des jeunes. soit environ 18,5 millions. Le nombre
d'emplois disponibles n’étant que d'environ 500 000, même si 100 % des
emplois sont ouverts, seuls 2 à 2,5 % des jeunes Bangladais pourront trouver
un emploi. Mais cela suppose que le gouvernement décide de pourvoir tous les
postes vacants. L'expérience passée montre cependant que les gouvernements de
l'Inde, du Bangladesh, et probablement du Pakistan aussi, laissent souvent
des emplois vacants pour économiser de l'argent ou pour une autre raison.
Il est donc probable que seuls 1 à 2 % des diplômés chômeurs au Bangladesh accèderont à un emploi public.
La « victoire » de la jeunesse bangladaise n'est
donc qu'une victoire à la Pyrrhus ou à la Cadmus. La véritable victoire
viendrait de la création d'un système politique dans lequel tous les jeunes
obtiendraient un emploi, et pas seulement 1 ou 2 % d'entre eux. Mais la
création d'un tel système nécessiterait une puissante lutte historique du
peuple et une révolution populaire, qui seront longues et ardues et qui
exigeront de grands sacrifices.
Source : Justice
Markandey Katju, 29/7/2024
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