Luca Martinelli, il manifesto, 31/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Luca Martinelli (Pistoia, 1980) est
un journaliste italien, écrivant pour le magazine Altreconomia, la
rubrique gastronomique du quotidien Repubblica (R-Food) et le quotidien il
manifesto (rubrique Extraterrestre).
Il a été l'un des porte-parole du comité référendaire “2 oui pour l'eau comme
bien commun”. Il a publié plusieurs livres, dont Le conseguenze del cemento
(Les conséquences du béton), Salviamo il paesaggio ! (Sauvons le paysage
!), La posta in gioco (L'enjeu), L’acqua (non) è una merce (L’eau (n’) est (pas) une
marchandise), L’Italia di vino in vino (L’Italie de vin en vin) et L'Italia
è bella dentro (L’Italie est belle
dedans), tous publiés
par Altreconomia Edizioni. @lmartinelli80
Grands Projets Inutiles : un dossier du Kyoto Club, de la Lipu [Ligue
italienne de protection des oiseaux] et du WWF démonte pièce par pièce le “grand projet”
sur le détroit de Messine : « Les flux de trafic prévus sont ridicules et ça
taxerait l’Italie ».
Il y a dix ans, en avril 2013, l’entreprise qui devait
construire le pont sur le détroit de Messine s’est retrouvée en liquidation. En
2023, fin mai, le Parlement a approuvé une nouvelle loi pour la construction du
pont. Sur le site du ministère des Infrastructures, dirigé par Matteo Salvini,
une section FAQ est également apparue, prononcée fuck mais signifiant frequently
asked questions, c’est-à-dire tout ce que vous vouliez savoir sur le fameux
pont, y compris le fait - nous citons - que le projet « constitue l’aboutissement
de plus de quarante ans d’études », c’est-à-dire d’une idée née dans les
années 1970.
Le KYOTO CLUB, la LIPU et le WWF ont réagi à l’approbation
du décret-loi qui relance le projet de pont à travée unique de 2011, un projet
d’un coût de 14,6 milliards d’euros et d’une valeur indéterminée (dans le sens
où les bénéfices ne sont pas mesurables, ni sa constructibilité certaine), par
un dossier détaillé : Lo Stretto di
Messina e le ombre sul rilancio del ponte, auquel a contribué un pool d’experts
qualifiés, qui fait le point sur les principales questions qui restent en
suspens et est à l’origine de cet article.
FAISABILITÉ. EN 2021 un groupe de travail du ministère
des Infrastructures et de la Mobilité durable (MiMS), alors rebaptisé, a mis en
évidence les faiblesses du projet de pont à travée unique de 2011, élaboré par
l’entreprise principale Eurolink. En particulier, la décision de situer l’ouvrage
au point de distance minimale entre la Sicile et la Calabre, qui éloigne la
traversée des barycentres des zones métropolitaines de Messine et de Reggio de
Calabre, et des risques liés aux vents et aux séismes (dans l’une des zones
présentant le risque sismique le plus élevé de la Méditerranée). En outre, le
pont suspendu aurait une portée 50 % plus longue que le plus long pont
construit à ce jour dans le monde.
LE TIRANT D’AIR NAVIGABLE. Le pont, dans sa partie
centrale (d’une longueur d’environ 600 mètres) garantit une hauteur libre navigable
de 65 mètres, en présence de conditions de chargement maximales, et de 70
mètres, en l’absence de trains et de poids lourds, mais cela, selon le dossier,
bloquerait le transit des plus grands porte-conteneurs en route de l’océan
Indien vers Gioia Tauro, une ville calabraise de la côte tyrrhénienne, le plus
important port de transbordement d’Italie.
LE COÛT ET L’APPEL D’OFFRES. Selon les environnementalistes, il
n’est pas possible de relancer le contrat avec Eurolink, qui a expiré il y a
dix ans. Un nouvel appel d’offres serait nécessaire. De plus, le prix de
référence actualisé par rapport à la valeur initiale du pont, qui était de 3,9
milliards d’euros en 2003, est aujourd’hui de 6,065 milliards d’euros, de sorte
que le prix actuel dépasse largement la limite maximale dans laquelle la valeur
d’un ouvrage peut augmenter (50 %) sans qu’un nouvel appel d’offres soit
nécessaire.
ASPECTS FINANCIERS. Par ailleurs, d’un point de vue financier, le
Kyoto Club, la Lipu et le WWF soulignent que le risque de l’investissement et
de la gestion de l’infrastructure serait supporté par le secteur public : c’est
en effet le groupe de travail du MiMS qui a fait valoir que la brièveté du
tracé de la traversée et des travaux connexes ne permettait pas de faire payer
aux usagers un nombre de péages permettant une opération de financement de projet.
TRAFIC. C’est aussi parce que les flux de trafic ne
remboursent pas les frais de construction. Cela s’explique par les données
recueillies par le ministère (celui d’avant) : 76,2 % des déplacements par
bateau dans la zone locale (navetteurs) sont effectués par des passagers sans
voiture, et un total de 4 500 personnes se déplacent chaque jour entre les deux
rives. En ce qui concerne le transport ferroviaire, la redevance d’utilisation
de l’infrastructure ferroviaire sera déterminée, conformément à ce qui est dit
dans le décret-loi sur le pont, de manière à poursuivre la durabilité
environnementale de l’ouvrage, constituant ainsi une véritable taxe sur le
transport ferroviaire. Alors que le trafic routier attendu serait de 11,6
millions de voitures, pour une capacité annuelle de l’infrastructure de 52,56
millions, avec un degré de saturation modeste qui ne justifie pas l’ouvrage.
Le pont sur le Détroit créera 1 million d'emplois
Fulvio Fontana
L’ÉVALUATION DES INCIDENCES SUR L’ENVIRONNEMENT. Selon les environnementalistes, la
procédure doit être refaite car - comme l’indique le Code de l’environnement -
plus de cinq ans se sont écoulés sans que le projet soit mis en œuvre. De plus,
entre-temps, l’article 9 de la Constitution a été modifié et protège désormais
non seulement le paysage, mais aussi l’environnement et les écosystèmes.
Cependant, le dossier rappelle qu’en 2013, la Commission technique pour l’évaluation
de l’impact sur l’environnement (EIE , Évaluation de l'impact sur
l'environnement et EES, Évaluation environnementale stratégique) a constaté que
dans le projet final, sur 27 prescriptions, seules 6 étaient respectées, 18 n’étaient
que partiellement respectées (y compris les aspects sismotectoniques et
hydrogéologiques) et 1 n’était pas respectée (2 ne relevaient pas de la
responsabilité du ministère de l’environnement).
VALEUR NATURALISTE. Le pont n’est pas favorable aux oiseaux migrateurs et
constituerait une barrière transversale à la migration. Le détroit de Messine
est une zone cruciale pour la migration afro-eurasienne où passent des
centaines d’espèces d’oiseaux, avec des passages saisonniers de l’ordre de
dizaines de milliers d’individus pour les oiseaux de proie (38 espèces) et de l’ordre
de millions pour de nombreuses autres espèces. De plus, elle est considérée
comme l’un des points de concentration migratoire les plus importants pour les
oiseaux de proie diurnes et les cigognes de l’écozone du Paléarctique
occidental.
LE PAYSAGE. Dans le projet de pont sur le détroit de Messine, les environnementalistes
constatent l’absence d’une vision holistique du paysage qui prenne en compte le
cadre éco-paysager de l’ensemble de la zone et il n’y a aucun respect des
contraintes existantes et des prescriptions dictées par l’aménagement local du
territoire.
-Tu me donnes un verre d'eau ?
-Non, mais si tu veux, je te donne un pont
Mauro Biani, 2015
-
LA LÉGITIMITÉ CONSTITUTIONNELLE. Les juristes qui ont contribué à
la rédaction du dossier contestent la légitimité constitutionnelle des normes
introduites dans la loi de finances 2023 et le décret-loi 35/2023, pour la
violation présumée de l’article 9 ainsi que des articles 32 (protection de la
santé) et 41 (initiative économique privée) de la Constitution, car la
protection du paysage et de l’environnement fait partie des principes
fondamentaux et prévaut dans la mise en balance des valeurs. « Les règles
qui prévoient la mise en œuvre d’un projet sans évaluation environnementale, au
mépris de la vocation naturaliste de lieux d’une rare beauté et d’une grande
fragilité dans des zones protégées par des directives de l’UE pour la plus
grande concentration de biodiversité au monde, sont déraisonnables parce qu’elles
n’envisagent pas l’option zéro », écrivent-ils.
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