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04/12/2025

Richard Moore, ancien chef du MI6 britannique : l’espionnage est une “course aux armements”

Mishal HusainBloomberg Weekend, 14/11/2025
Traduit par Tlaxcala

Mishal Husain (Northampton, 1973) est une journaliste, présentatrice et autrice britannique, rédactrice générale pour Bloomberg Weekend.


Le vétéran du renseignement parle de la gestion de la Chine, de la psychologie de Poutine, et de la raison pour laquelle les espions ne devraient pas attendre de reconnaissance.



Image : Uli Knorzer pour Bloomberg ; Photo source : Jason Alden/Bloomberg

Pendant près de 40 ans, Richard Moore a été agent de carrière au sein du Secret Intelligence Service britannique — plus connu sous le nom de MI6 — ne pouvant dire qu’à ses amis et à sa famille proche ce qu’il faisait dans la vie. Lorsqu’il a été nommé chef de l’agence en 2020, cela a changé : le nom de la personne occupant le poste le plus élevé est le seul rendu public.

Moore a quitté ses fonctions fin septembre, et cet entretien est l’une de ses premières interviews depuis : un retour sur le monde dans lequel il a commencé sa carrière de renseignement et celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.

En poste, Moore était connu — comme tous les chefs du MI6 — sous l’appellation « C », rôle qu’Ian Fleming a transformé en « M », le supérieur de James Bond. Et peut-être que ses compétences affinées de longue date pour rester discret sont intactes : lorsqu’il est arrivé dans les bureaux de Bloomberg à Londres pour notre entretien, il a glissé devant le petit comité d’accueil et a récupéré son badge sans que nous le remarquions. C’était peut-être la casquette plate et le manteau — ou peut-être simplement ainsi qu’il a toujours opéré pendant des décennies : discret, modeste, dans l’ombre.

Jusqu’à il y a six semaines, votre travail quotidien consistait à lire des renseignements hautement confidentiels. Puis-je commencer par le présent ? Ce que vous voyez en observant le monde, et que la plupart d’entre nous ne perçoivent pas.

Je pense que nous sommes dans un environnement international extraordinairement contesté. Je ne crois pas qu’en 38 ans en tant qu’officier du renseignement et diplomate j’aie jamais vu le monde aussi peu ordonné.

Il y a un nombre extraordinaire de fils lâches sur la scène internationale, et malheureusement, la manière dont les relations se sont détériorées entre grandes puissances — en particulier après le comportement de la Russie en Ukraine, mais aussi, incontestablement, entre Washington et Beijing — fait que certaines des lignes directrices auxquelles nous étions habitués dans les années suivant 1945 n’existent plus vraiment.

Je n’ai certainement pas laissé le monde dans un meilleur état que celui dans lequel je l’ai trouvé, et j’ai la chance que cela ne figurait pas dans ma description de poste.

Plus contesté veut dire plus dangereux ?

Il y a certainement des dangers dans le monde, et ils peuvent soudain surgir du brouillard devant vous.

Vous avez mentionné la relation qui s’effiloche entre Washington et Pékin. Comment cela s’inscrit-il dans la perception qu'ont le MI6 et la CIA de la Chine, considérée comme le principal défi de renseignement du XXI siècle ?

Je pense qu’il existe depuis un certain temps des problèmes dans cette relation. En particulier, la rupture des contacts diplomatiques normaux qui a eu lieu pendant la pandémie : pendant plusieurs années, des responsables chinois et usaméricains de haut niveau ne se sont tout simplement pas rencontrés.

Et c’est inquiétant. En tant qu’officier du renseignement, lorsque vous percevez les dangers de mauvaises interprétations, vous souhaitez que diplomates et dirigeants se parlent plus régulièrement. Le fait que le président Trump et le président Xi se soient récemment rencontrés — c’est positif. Les tarifs douaniers sont le problème actuel. Mais il existe clairement de multiples points de tension entre les USA et la Chine, ainsi qu’entre les alliés des USA et la Chine.

Aidez-moi à comprendre comment vous voyez la Chine. Vous en avez parlé comme d’une « opportunité et d’une menace », une combinaison qui est assez difficile à saisir. Comment un gouvernement est-il censé gérer un pays qui est à la fois opportunité et menace ?¹

¹ Ces mots proviennent du dernier discours public de Moore en tant que chef, à Istanbul en septembre. « Dans de nombreux domaines des biens communs mondiaux — changement climatique, IA sûre et commerce mondial — la Chine a un rôle immense et bienvenu à jouer », a-t-il déclaré. « Nous, au Royaume-Uni, voulons une relation respectueuse et constructive avec la Chine. Mais la Chine doit respecter les règles d’engagement et de non-ingérence qu’elle promeut publiquement. »

Les gens supposent souvent, à juste titre, que nous ne nous occupons que des menaces. Mais un service de renseignement extérieur comme le MI6 est là pour recueillir du renseignement sur un certain nombre d’enjeux mondiaux.

Vous recueillez également du renseignement pour permettre à vos dirigeants politiques de saisir des opportunités. Concernant la Chine : c’est un pays immense et puissant, et ses valeurs et ses intérêts ne coïncident certainement pas toujours avec les nôtres.

Donc si vous êtes le Premier ministre du Royaume-Uni, comment gérez-vous cette relation de manière à préserver les intérêts britanniques ? Pour moi, cela signifie être très ferme sur le territoire national — essayer de déjouer puis de contrer tout comportement visant votre propre pays, qu’il s’agisse d’espionnage ou de cyberattaques.

Et cela arrive tout le temps ?

C’est assez incessant, oui.

Alors qu’avez-vous pensé de l’effondrement du récent dossier contre deux Britanniques accusés d’espionnage pour la Chine ?²

² L’activité d’espionnage chinoise au Royaume-Uni a été davantage scrutée depuis septembre, lorsqu’une affaire contre deux hommes accusés d’avoir tenté de recueillir des informations sur la politique vis-à-vis de Beijing a été abandonnée. Les procureurs ont indiqué que la Chine n’avait pas été légalement désignée comme menace à la sécurité nationale au moment des faits présumés. Les suspects ont nié les accusations.

La Chine cherche à collecter du renseignement sur le Royaume-Uni, et nous devons en être conscients. Ken McCallum, directeur général du MI5 (renseignement intérieur), en a parlé.

Il s’est dit « frustré ».

Je ne vais pas me prononcer sur une affaire individuelle — cela relève des avocats — mais il est certain qu’ils sont actifs dans ce domaine.

Si vous ne pouvez pas sanctionner les gens qui agissent ainsi, où cela vous laisse-t-il en tant que pays ? Quels sont vos leviers ?

De toute évidence, si vous espionnez pour une puissance étrangère contre le Royaume-Uni, et que vous êtes pris, vous devez vous attendre à en subir les conséquences.

Vous comprendrez également pourquoi j’ai tendance à décourager les responsables politiques d’être trop moralisateurs sur la question même de l’espionnage. Le Royaume-Uni dispose d’organisations de renseignement assez efficaces et nous recueillons activement du renseignement sur d’autres pays.

Je pense que ce à quoi vous devez être moins tolérant, c’est ce genre d’activités de guerre hybride que nous voyons de la part de la Russie : incendies criminels, tentatives d’assassinat. Cela dépasse une tout autre limite selon moi.³
³
En 2018, les responsables du renseignement britannique ont travaillé minutieusement et avec une grande rapidité pour permettre à la Première ministre Theresa May d’accuser la Russie d’être responsable de l’empoisonnement de l’ancien agent du KGB Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia avec l’agent neurotoxique Novitchok. Cette année, six hommes ont été condamnés pour un incendie criminel soutenu par la Russie dans un entrepôt londonien contenant de l’aide destinée à l’Ukraine. Il y a également eu des attaques incendiaires visant des propriétés liées au Premier ministre Keir Starmer ; la Russie a nié toute implication.

Alors, en termes de langage, considérez-vous la Chine comme une « menace active à la sécurité nationale » ?

Je pense que, clairement, la Chine mène des activités qui menacent nos intérêts et nous devons être très fermes pour repousser celles-ci. Ils s’attendent d’ailleurs à ce que nous le fassions. Beijing respecte la fermeté dans ce domaine.

Donc : rester fidèle à ses valeurs ?

Rester ferme.

Que feriez-vous du projet de nouvelle méga-ambassade chinoise en bordure de la City de Londres ? Ce serait la plus grande ambassade d’Europe.

Les pays doivent évidemment avoir des ambassades. Nous en avons besoin d’une à Beijing — et il est important que nous l’ayons — donc il est normal et légitime que les Chinois obtiennent leur ambassade. Que ce soit celle-ci ou une autre , ce n’est pas vraiment à moi d’en juger.

C’est tout de même une ambassade particulièrement grande. Ce sera un site immense.

Je ne suis pas là pour justifier sa taille ni ce qu’elle fait. Mais vous savez, je suis sûr qu’il doit exister une voie permettant qu’ils obtiennent une ambassade appropriée, et que nous puissions conserver et développer notre propre excellente ambassade à Pékin.⁴
Le Royaume-Uni a irrité la Chine en n’approuvant pas encore le projet d’ambassade proposé sur l’ancien site de la Royal Mint, près de la Tour de Londres, un terrain acheté par Beijing en 2018. Bien que le Premier ministre Keir Starmer ait appelé à une relance diplomatique et économique avec la Chine, il subit des pressions — y compris de membres de son propre cabinet — pour adopter une attitude plus ferme.



Les projets chinois visant à construire une nouvelle ambassade élargie sur le site de l’ancien bâtiment de la Royal Mint, près de la Tour de Londres, ont donné lieu à des protestations et à des retards d’approbation. Photo Martin Pope/SOPA Images/LightRocket/Getty Images

 

J’aimerais revenir sur le parcours de votre vie professionnelle pendant près de 40 ans. Votre recrutement au début des années 1980 : comment cela s’est-il passé ?

J’ai bien peur d’être un exemple presque stéréotypé de ce que l’on appelle parfois un « tap on the shoulder » — une tape discrète sur l’épaule — et qui plus est à Oxford.⁵
Avant la mise en place de procédures formelles, les espions étaient souvent recrutés dans les universités d’Oxford et Cambridge, non seulement pour le Royaume-Uni mais — surtout à Cambridge — pour l’Union soviétique. Le « cercle d’espions de Cambridge » comprenait des individus qui étaient des agents doubles travaillant à la fois pour le renseignement britannique et le KGB.

Je ne citerai pas de noms, mais un universitaire m’a approché ; il savait que je m’intéressais à une carrière au Foreign Office — ainsi qu’à votre ancien employeur, la BBC, qui m’a rejeté sans même un entretien.

Eh bien, lorsque j’ai quitté l’université, je n’étais pas éligible pour entrer dans le service que vous avez dirigé, car mes parents n’étaient pas nés au Royaume-Uni.⁶

Jusqu’en 2022, les agences de renseignement britanniques exigeaient que les candidat·es aient au moins un parent né au Royaume-Uni. Sous Moore, cette règle a été supprimée, un porte-parole déclarant qu’elle « avait inutilement empêché des personnes brillantes de postuler ». Désormais, la principale exigence est d’être citoyen britannique.

Dieu merci, nous avons changé cela, comme nous avons aussi changé la manière d’approcher les gens.

Donc cela n’existe plus, la tape sur l’épaule ?

Non, pas de cette manière.

Je me souviens que [l’universitaire qui m’a approché] m’a demandé : « Seriez-vous intéressé par une carrière dans un domaine alternatif des affaires étrangères ? » Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire, mais de fil en aiguille…

Cet universitaire à Oxford faisait-il partie du service ? Était-ce une couverture ?

Non, à l’époque, il existait un ensemble très informel de personnes appelées talent spotters — des dénicheurs de talents. Leur rôle était d’observer les jeunes gens brillants qui arrivaient et qu’ils estimaient susceptibles de convenir à notre étrange ligne de travail.

Avez-vous hésité une fois que vous avez compris ce que signifiait « carrière alternative » ? Je sais que votre père était un homme du Foreign Office.

Un vrai.⁷
Moore est né en Libye, lors de l’une des affectations de son père à l’étranger. Lorsqu’ils sont en poste hors du Royaume-Uni, les agents du MI6 ont souvent une couverture diplomatique, mais en disant « vrai », Moore signifie que son père appartenait réellement au service diplomatique britannique. Moore lui-même a temporairement occupé des postes publics, notamment comme ambassadeur du Royaume-Uni en Turquie de 2014 à 2017.

Donc vous connaissiez cet univers. Mais l’espionnage…

Oui, j’y ai longuement réfléchi. Cela m’intriguait, je pensais que ce serait excitant, [mais] je n’en savais pas grand-chose — à l’époque, on ne vous disait pratiquement rien.

J’ai réfléchi aux enjeux, qui sont assez complexes, impliquant un certain degré de dissimulation. Mais encouragé par les gens — dont mon père merveilleux, d’une intégrité absolue, un homme d’une rectitude remarquable, qui avait de nombreux amis au sein du service, ainsi que ma mère, qui m’encourageait — j’ai décidé de tenter l’aventure.

La dissimulation : qu’est-ce que cela signifiait ?

Certains amis proches, des membres de la famille élargie, ne savent pas ce que vous faites dans la vie, et vous devez être à l’aise avec ça.

Si vous êtes avide de reconnaissance, ce n’est pas la bonne profession. Vous devez être satisfait par l’importance intrinsèque de la mission. Vous devez être satisfait de la camaraderie entre ceux qui savent. Vous ne pouvez pas descendre au pub en fin de semaine et vous en vanter à vos amis.⁸
Ian Fleming a déclaré un jour au New Yorker qu’il voulait que son héros James Bond soit « un homme extrêmement banal, inintéressant, à qui il arrive des choses ; je voulais qu’il soit un instrument contondant ».

Quand et comment l’avez-vous dit à vos enfants ?

ça varie selon les familles. C’est une décision importante parce qu’une fois que vous leur dites, vous les faites entrer dans ce cercle de connaissance et vous leur imposez quelque chose : ils deviennent complices. Dans notre cas, lorsque nos enfants étaient dans leurs premières années d’adolescence, cela nous a semblé être le bon moment.

Et les mots que vous avez utilisés ?

À ce stade, j’étais un officier du renseignement expérimenté. J’avais appris à parler aux gens pour leur demander : « Allez-vous travailler avec nous ? » Et j’ai complètement raté mon coup avec mon fils.

[Maggie] et moi avons eu la mauvaise idée de nous asseoir en semblant nerveux. Donc évidemment, je pouvais voir dans ses yeux qu’il pensait que nous étions sur le point d’annoncer notre divorce. Puis j’ai commencé à bafouiller, et c’est sorti n’importe comment. Il m’a regardé et a dit quelque chose que je ne peux pas répéter.

Mais Maggie le savait depuis toujours, puisque vous vous connaissez depuis très longtemps.

Oui, c’est inhabituel. Quand j’ai rejoint le service à 24 ans, nous étions déjà mariés.

Pensez à des collègues qui commencent une relation amoureuse. Comme ils ne peuvent pas le dire au premier rendez-vous, à un moment donné ils doivent trouver le bon moment pour dire qu’ils n’ont peut-être pas été totalement honnêtes lors de la première phase de la relation.

Je veux vous interroger sur ce qu’est réellement le métier d’espion. Lorsque vous êtes entré dans le service, vous aviez sans doute lu John le Carré et Ian Fleming. Était-ce réellement comme ça ?

Donc, c’est une terrible confession à faire, mais lorsque je suis arrivé dans ce métier, je n’avais jamais lu un seul roman d’Ian Fleming. J’avais lu John le Carré. Et je place désormais Mick Herron tout en haut du panthéon.

Les romans Slow Horses.⁹

Ces romans, qui mettent en scène des marginaux du MI5, ont inspiré la série télévisée à succès avec Gary Oldman. Dans une récente chronique de Bloomberg Opinion après l’effondrement de l’affaire d’espionnage chinoise, Matthew Brooker a fait cette comparaison : « Le scandale actuel d’espionnage chinois qui secoue la politique et les médias britanniques rappelle une fois de plus un univers fictif — mais cette fois l’action ressemble davantage au monde chaotique de Slow Horses, où la négligence, la confusion et les rivalités internes sont la norme. »

Oui. Beaucoup de gens connaissent peut-être davantage la série télé, mais les livres sont fantastiques.

Ce sont des œuvres de fiction, des œuvres de créativité. Évidemment, le Carré a passé une courte période dans le service, donc il y a une certaine vérité, en particulier dans ses portraits du Berlin de la guerre froide. On repère parfois des références au tradecraft — l’art du renseignement — parfois exactes, parfois non.¹⁰
¹⁰
Dans l’ouverture du roman emblématique L’espion qui venait du froid : « À l’est et à l’ouest du Mur s’étendaient les quartiers non restaurés de Berlin, un demi-monde en ruines, dessiné en deux dimensions, des résidus de guerre. »

Bien sûr, dans la réalité, c’est très différent, mais il arrive qu’il y ait un certain degré d’intrigue et d’excitation qui se rapproche de cet univers.

N’y a-t-il pas aussi une forme d’instrumentalisation des gens ? Quand vous repérez des individus, vous essayez de déterminer comment ils peuvent servir les intérêts britanniques, et vous cherchez à les approcher.

Vous cherchez clairement à établir une relation avec un autre être humain, parce que vous avez besoin des secrets qu’il détient, oui.

Cela signifie que vous devez créer une relation d’intimité réelle et de confiance, car vous leur demandez souvent de prendre des risques pour obtenir ces renseignements.

Et parfois vous offrez de l’argent ?

Ce que je peux dire, très clairement, c’est que lorsque des personnes acceptent de vous parler et de prendre de tels risques, elles sont motivées par différentes raisons. Notre mission n’est pas de porter un jugement moral sur ces motivations, mais plutôt de trouver un terrain qui fonctionne pour les deux parties. Si cela implique une compensation financière, oui, bien sûr, nous le faisons.

Avez-vous déjà eu un agent que vous aviez recruté et formé, qui a ensuite été arrêté ou pire, dans un autre pays ?

Eh bien, je vais prendre un peu de distance par rapport à ma propre expérience, car je suis très réticent à donner le moindre indice sur qui aurait pu travailler avec moi dans le passé. Mais bien sûr, cela arrive de temps en temps.

Notre engagement envers ces personnes est de les garder en sécurité, et nous faisons tout notre possible pour cela. Mais dans l’histoire, pour des raisons parfois sans rapport avec l’action du MI6, les circonstances peuvent conduire à leur arrestation. C’est un moment très difficile, parce que nous nous attachons à ces personnes : elles sont la raison d’être d’un service de renseignement humain. C’est très douloureux lorsque ça arrive, mais ça reste rare, car nous sommes très prudents.

Si vous avez la réputation de n’être là que pour utiliser les gens et les abandonner, ils ne choisiront pas de venir vous parler. Ou lorsqu’on les approche, ils diront non très abruptement. Mais ils savent qu’avec le MI6, ils recevront de l’attention, des soins, et que nous prendrons soin d’eux.

Puis-je évoquer une période qui a presque certainement été un test de ce que vous venez de décrire ? Celle qui a suivi le 11 septembre, lorsque les USA et le Royaume-Uni ont travaillé très étroitement. Les USA ont eu recours à la torture sur des détenus — nous le savons depuis le rapport du Sénat usaméricain dirigé par Diane Feinstein en 2014. Le Royaume-Uni, selon des députés britanniques, a ensuite été jugé complice.

Je ne suis pas certain de reconnaître la description que vous venez de donner.

Je veux dire : nous sommes clairement très proches des USA. J’ai travaillé durant cette période, notamment sur des questions difficiles de contre-terrorisme à Islamabad. En fait, ma fille était dans une garderie dont les fenêtres ont été soufflées par une bombe qui a explosé à l’ambassade d’Égypte [en 1995].

Il est très clair que l’administration usaméricaine de l’époque a fait toute une série de choses absolument inacceptables. Nous connaissons tous le waterboarding, qui est clairement de la torture.

Mais le saviez-vous à l’époque ?

Non, car ils ont bien pris le soin de nous en exclure. Ils n’ont absolument pas informé leurs homologues britanniques.

Ce n’est pas vraiment ce qui ressort du rapport parlementaire britannique. Ce rapport concluait que le Royaume-Uni avait toléré un traitement « inexcusable » des détenus des USA. Il affirmait qu’il était « hors de tout doute » que le Royaume-Uni savait comment les USA traitaient certains détenus.

Je ne suis pas certain d’être d’accord avec « hors de tout doute » dans ces termes, parce que j’étais là — eux non. Leur description des activités est parfaitement valable, et je suis d’accord avec elle.

Soyons clairs : nous collaborons avec des partenaires dans le monde entier qui emploient des méthodes que nous n’accepterions jamais. Et nous sommes très attentifs à ce que notre coopération ne facilite ni ne renforce ce type de comportements.

Les députés étaient pourtant très précis : les agences britanniques ont continué de fournir des renseignements tout en sachant ou suspectant des abus dans plus de 200 cas.

Mishal, nous nous écartons légèrement vers un autre sujet. Est-ce que la relation a continué avec les USAméricains, et donc avons-nous transmis des informations, comme le décrivent les députés ? Sans aucun doute. Est-ce que des leçons ont été tirées ? Absolument. Il existe aujourd’hui tout un processus de conformité autour de nous. Cela n’existe pas si l’on ne reconnaît pas qu’il y a eu des erreurs.

En tant qu’officiers individuels — y compris moi à l’époque — non, je ne savais pas que mon homologue usaméricain était impliqué dans ce type de pratiques ; sinon, je n’aurais pas abordé les choses de la même manière.

Y a-t-il un argument disant que nous aurions dû être meilleurs, plus tôt, pour comprendre que des choses se passaient, que nous n’aurions jamais faites ? Oui, bien sûr. Je l’accepte entièrement.

Je voulais simplement résister à toute implication selon laquelle des individus au sein du MI6 auraient été complices — car si cela avait été le cas, ils seraient en prison. Aucun officier du MI6 n’a été poursuivi pour ça, et j’en suis très fier. Ce n’est pas parce qu’ils ne se sont pas fait prendre, Mishal ; c’est parce qu’ils ont une éthique.

Poursuivons jusqu’à aujourd’hui, alors.

Bien sûr.

En septembre 2024, vous êtes apparu sur scène lors d’un événement du Financial Times avec votre homologue usaméricain de l’époque, le directeur de la CIA William Burns. Vous avez dit : « Nous partagerons plus entre nous qu’avec quiconque, en raison des niveaux élevés de confiance construits au fil de nombreuses années. » Comment se sont déroulés les neuf derniers mois de votre service, avec une nouvelle administration Trump ?

Alors, Bill est parti — c’était un collègue formidable et l’un des plus grands serviteurs de l’État usaméricain de ces dernières décennies. Il a été remplacé par un homme appelé John Ratcliffe, qui a été un excellent partenaire.

Il est évident qu’il y a des changements d’administration à Washington. Il y a des changements de gouvernement au Royaume-Uni — dans mon cas, beaucoup trop. Sans parler des politiques, rien que le nombre de Premiers ministres [et] de ministres des Affaires étrangères que j’ai dû traiter en cinq ans.¹¹ Mais ce partenariat reste le plus essentiel pour nos deux pays.
¹¹
Il y a eu six ministres des Affaires étrangères britanniques au cours des cinq années où Moore était en poste. Au cours des dix dernières années, le Royaume-Uni a connu six Premiers ministres.

Les personnes chargées de maintenir ce partenariat — le chef du MI6 et le directeur de la CIA — travaillent très dur pour ça.

Êtes-vous en train de dire qu’il n’y a eu aucun changement ? Il y a pourtant eu un changement très évident en mars, lorsque les USA ont suspendu le partage de renseignements avec l’Ukraine. William Burns lui-même a qualifié cette période aux USA de vraiment difficile — affirmant que les limogeages d’officiels, dont des responsables du renseignement, relevaient davantage de la vengeance que de la réforme.¹²

¹² Après la pause — qui a duré une semaine — Ratcliffe aurait rencontré à Bruxelles des responsables étrangers et du renseignement pour transmettre un message de réassurance. Des responsables néerlandais ont récemment déclaré à un journal qu’ils étaient désormais plus prudents sur ce qu’ils partageaient avec les USA, s’inquiétant de la « politisation » du renseignement.

Ce que je peux dire, c’est que la relation reste très importante et très solide, et que j’ai travaillé très dur à son maintien.

Toutes les relations évoluent, changent. Les personnalités changent, les politiques changent. Lorsque vous êtes chef du MI6, vous devez faire avec le monde tel qu’il est et vous adapter.

Mais aidez-moi à comprendre comment 9A a évolué dans cette période ? Clairement, la Russie, l’Ukraine, la Chine — ce sont toujours des menaces et des enjeux présents.

Vous utilisez votre influence, n’est-ce pas ? L’Ukraine en est un bon exemple : nous avons des opinions très claires au Royaume-Uni sur la manière de mener cette guerre et sur le soutien à apporter aux Ukrainiens. Notre voix est entendue à Washington. Donc les choses changent, bougent un peu — c’est le style de l’administration actuelle — mais nous sommes toujours là, et c’est notre responsabilité de transmettre exactement ce que dit le renseignement.

Le renseignement nous dit, par exemple, que Poutine n’a aucune intention de conclure un accord, que ce n’est pas pour lui simplement une question de territoire, mais la volonté de dominer et de transformer l’Ukraine en quelque chose qui ressemble plutôt à son voisin, le Bélarus.¹³
¹³
Dans Bloomberg Opinion, Marc Champion décrit le Bélarus, dirigé depuis 1994 par l’autoritaire Alexandre Loukachenko, comme « le modèle de l’union subordonnée d’États russes que Poutine veut construire ». Le pays dépend de l’énergie et de l’aide financière russes. La Russie a utilisé le territoire biélorusse comme base opérationnelle pour des milliers de soldats pendant la guerre en Ukraine, et y a déployé des armes nucléaires tactiques.

Donc, si Vladimir Poutine n’a aucune intention de négocier, comment voyez-vous la fin de cette guerre ?

Dans les conditions actuelles — je me base sur l’accès que j’avais il y a quelques semaines à notre analyse du renseignement — [Poutine] n’est pas prêt à conclure un accord. Pour moi, la réponse est qu’il faut exercer davantage de pression pour qu’il accepte d’en conclure un.

Le président ukrainien est clairement prêt à un accord. Il est — et c’est remarquable dans la quête de la paix — prêt à céder de facto jusqu’à 20 % de son pays.

Donc qu’est-ce qui peut changer ça ?

Plus de pression sur le champ de bataille. L’industrie de défense ukrainienne manque de capital. Elle dispose de capacités inutilisées que des financements pourraient activer. Nous pourrions aussi leur donner davantage d’autorisations concernant l’usage d’armes à longue portée, ainsi que des éléments essentiels de défense aérienne. Et il y a la possibilité d’exercer beaucoup plus de pression sur Poutine chez lui.

Je ne prétends pas que cela donnera des résultats immédiats. Il faut être patient. Il faut être prêts à tenir. J’ai parlé de l’importance fondamentale de ce conflit pour l’alliance occidentale — qu’il ne faut absolument pas perdre cette bataille de volontés.

Vous m’avez donné votre lecture de Poutine. Et votre lecture du président Trump ? Pourquoi accueille-t-il Poutine avec un tapis rouge ? Pourquoi lui accorde-t-il toujours le bénéfice du doute ?¹⁴

¹⁴ La rencontre entre Poutine et Trump en Alaska en août s’est ouverte sur « un spectacle hautement chorégraphié », rapportait Bloomberg. « Les deux hommes sont descendus de leurs avions et ont traversé le tarmac sur des tapis rouges dans une ouverture scénarisée. Trump applaudissait en voyant Poutine s’approcher, puis l’a salué d’une poignée de main chaleureuse et d’une tape sur le bras. »

Mishal, la merveille de ce métier que j’ai eu l’honneur d’exercer, c’est que nous espionnons Poutine, mais pas nos alliés américains. D’autres seraient mieux placés que moi pour commenter la politique usaméricaine.




Trump avait promis de mettre fin à la guerre en Ukraine dès son retour à la Maison-Blanche, mais malgré une rencontre avec Vladimir Poutine en Alaska en août dernier, un accord reste pour l’instant hors de portée. PhotoAndrew Caballero-Reynolds/AFP/Getty Images

Mais votre lecture personnelle, issue de votre expérience, pas d’informations classifiées.

Ce que je dirais, c’est que je reconnais chez le président Trump un engagement sincère pour la paix. Il semble trouver les horreurs de la guerre — comme celles observées en Ukraine ou à Gaza — profondément choquantes, et veut y mettre un terme.

Je pense qu’il y a eu une évolution dans la réflexion de l’administration concernant Poutine.

Clairement, Poutine tente de nous manipuler. C’est un officier du renseignement, Mishal. Je reconnais ce type. Il essaie de nous placer dans une position qui lui convient, et il faut l’en empêcher, ne pas lui laisser cette marge de manœuvre.¹⁵
¹⁵
Poutine a rejoint le KGB en 1975, après l’université à Leningrad. Il a appris l’allemand et a été envoyé en Allemagne de l’Est au moment de la chute du Mur en 1989, observant la prise d’assaut du siège de la Stasi à Dresde. Aujourd’hui, ses anciens collègues du KGB comptent parmi ses plus proches conseillers.

Vous décrivez une guerre longue.

J’étais payé pour voler des secrets, pas pour résoudre des énigmes. Mais il est absolument crucial que nous ne perdions pas cette bataille de volontés. Non seulement à cause de Poutine et d’autres dirigeants russes — ce que ça pourrait encourager comme tests opportunistes de nos défenses, dont certains que nous avons vus ces dernières semaines — mais aussi parce que le président Xi observe ça de très près.

La direction chinoise a construit un récit de faiblesse occidentale depuis la crise financière internationale. Il y a un réel danger que, si elle nous voit faibles en Ukraine, elle en tire des conclusions sur son propre comportement en mer de Chine méridionale, voire vis-à-vis de Taïwan.


Poutine, Xi et Kim Jong Un lors d’un défilé militaire à Beijing en septembre dernier. Photo Sergey Bobylev/POOL/AFP/Getty Images

Les deux pays — la Russie et la Chine — ont-ils été rapprochés par les actions usaméricaines cette année ? Je pense à ces images à Pékin, où l’on voyait Vladimir Poutine, Xi Jinping et Kim Jong Un ensemble.¹⁶

¹⁶ Dans une précédente Weekend Interview, j’avais demandé à l’historienne chinoise Jung Chang de réagir à cette image. « Elle me révulse », disait-elle. « J’ai peur que la Chine prenne le contrôle du monde ; où pourrais-je fuir alors ? Et où les autres pourraient-ils fuir ? »

Je ne pense pas qu’ils aient été rapprochés par les USA. Ils ont été rapprochés par leur alliance, en particulier autour de l’Ukraine. C’est une relation très inégale, mais Poutine est devenu de plus en plus dépendant du soutien chinois. Bien que les Chinois n’aient pas fourni aux Russes certaines des armes les plus sophistiquées, ils ont été très utiles en fournissant des éléments à double usage, pouvant avoir une application civile ou militaire. Les composants chimiques de ces obus sont pour la plupart chinois ; de nombreux éléments des missiles sont chinois.¹⁷
¹⁷
Le gouvernement chinois a nié fournir des armes létales à la Russie et affirme contrôler strictement les exportations de biens dits à double usage.

Et bien sûr, les Iraniens et les Nord-Coréens l’ont aussi aidé. Il y a donc eu un resserrement de ce groupe de quatre pays qui s’associent pour faire de mauvaises choses.

Depuis quelques mois, les USA mènent des frappes sur des bateaux dans les Caraïbes, disant qu’ils transportaient des trafiquants de drogue. Vous avez été confronté à tant de questions de ce genre ; vous avez vécu l’époque des frappes de drones en Afghanistan. Que pensez-vous de cette situation dans les Caraïbes ?

Je ne suis vraiment pas au courant, Mishal. Ce n’est pas au premier plan des intérêts britanniques. Donc je ne sais véritablement pas sur quoi les USA fondent ces frappes.

Vous avez mentionné l’Afghanistan. Nous préférons toujours arrêter les gens et les traduire devant un tribunal. Mais dans certaines régions du monde, à certains moments, des individus qui veulent vous faire du mal ne sont pas atteignables. Et en dernier recours, les ministres peuvent autoriser une opération létale, comme une frappe de drone, afin d’éliminer une menace. Mais lorsque vous faites ça, la loi britannique exige que l’action soit nécessaire et proportionnée à la menace. Il y a généralement un mot très précis : imminence. En d’autres termes, il ne suffit pas d’une menace vague qui pourrait se matérialiser dans 20 ans. Elle doit être réelle et actuelle. C’est sur cette base que nous procédons. Et je ne peux vraiment pas commenter ce qui se passe au Venezuela.¹⁸
¹⁸
Moore ne voulait véritablement pas aborder ce sujet, mais les frappes contre ces bateaux ont commencé en septembre, et il est difficile d’imaginer que la question n’ait pas été portée à sa connaissance en tant que chef du MI6. Peu après notre entretien, CNN a rapporté que le Royaume-Uni avait suspendu un certain partage de renseignements avec les USA, en raison d’inquiétudes concernant ces frappes, ce que le gouvernement britannique n’a pas démenti. Pour un autre point de vue, voir notre récente Weekend Interview avec María Corina Machado, dirigeante de l’opposition vénézuélienne.

J’aimerais maintenant parler plus près de chez nous, des responsables politiques en Europe. Deux d’entre eux ont été accusés de reprendre des éléments de langage russes sur l’Ukraine, d’être complaisants envers la Russie : Nigel Farage, qui pourrait être le prochain Premier ministre britannique, et Marine Le Pen. Auriez-vous des inquiétudes si l’un ou l’autre était élu ?

Mishal, j’ai passé 38 ans à être résolument apartidaire non partisan. Je ne vais pas abandonner cette habitude maintenant.

Le rôle du chef du MI6 ? Servir le gouvernement en place, dans le respect de la loi britannique. Vous fournissez la vérité au pouvoir ; vous vous présentez fréquemment devant le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères et, parfois, vous leur dites des choses qu’ils ne veulent vraiment, vraiment pas entendre — en particulier un vendredi après-midi.

Lorsque vous quittez tout cela, comme c’est votre cas maintenant, que se passe-t-il ? J’imagine qu’on ne peut pas vraiment exercer un travail pareil sans lui consacrer chaque heure éveillée.

Je ne m’inquiétais pas pour les choses que je ne pouvais pas changer. Je me concentrais beaucoup sur notre propre travail, le renseignement humain — maintenir cela dans un monde où les outils de surveillance utilisés contre vous sont très sophistiqués.

Je me demandais : pouvons-nous rester dans la course ? Allons-nous rester suffisamment bons dans nos méthodes, notre tradecraft ? Allons-nous obtenir les technologies adéquates suffisamment vite ?

Est-ce plus une question de technologie que de facteur humain désormais ?

C’est les deux. Ce n’est pas du tout binaire. Il faut d’excellentes technologies. L’intelligence artificielle nous aide énormément à analyser d’immenses volumes de données et peut-être à trouver quelqu’un susceptible de nous aider. En même temps, vous pouvez observer en Chine que l’État de surveillance est très avancé et qu’une grande partie de cette technologie s’exporte. Cela ne doit pas forcément venir de Beijing : vous pouvez rencontrer ça à Dubaï ou dans une autre ville. Nous devons rester très attentifs aux capacités déployées contre nous.

Je m’inquiétais de savoir si nous resterions au sommet. Je suis heureux de dire que je pense que c’est le cas, mais c’est une forme de course aux armements. L’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé que nous devions être un peu plus ouverts sur qui nous sommes et parler davantage de notre mission, c’est que je voulais engager la discussion avec le secteur technologique en dehors du gouvernement — qui possède souvent les solutions.¹⁹
¹⁹
Moore est devenu le premier chef du MI6 à donner une interview télévisée en direct alors qu’il était encore en fonction. Il en a donné peu, mais sous son mandat le service a aussi lancé un compte Instagram et publié sur YouTube des instructions expliquant comment le contacter de manière sécurisée.

Vous voulez dire OpenAI, Google ?

Tout — des très grandes entreprises de défense ou de technologie, jusqu’à la femme qui invente quelque chose d’extraordinairement brillant dans son garage. Les grandes entreprises étaient plus faciles à atteindre ; nous avions déjà des structures pour ça. Nous pouvions habiliter certains de leurs employés afin qu’ils puissent voir des éléments classifiés. Mais si vous êtes une petite start-up, ce n’est pas votre monde. Et si nous attendons en disant : « Nous devons vous soumettre à une procédure de sécurité », ces gens auront créé leur entreprise, gagné un milliard et disparu avant que nous ayons fini. Il était donc important d’être plus ouverts.

Avez-vous réussi à créer une forme de procédure accélérée ?

Oui, nous avons fait de très belles choses. Le HMGCC — His Majesty’s Government Communications Centre — qui est un acronyme affreux, je m’en excuse — est notre pôle national d’ingénierie pour la sécurité. Si vous êtes fan de James Bond, c’est ce qui se rapproche le plus de Q Labs. On peut désormais se rendre dans un bâtiment près de la gare de Milton Keynes et littéralement y entrer pour parler de technologies.

Il y a quelques années, sous mon prédécesseur, nous avons décidé de nous lancer dans le capital-risque. Le National Security Strategic Investment Fund (NSSIF) examine les technologies qui, laissées au seul marché, ne seraient peut-être pas financées, mais qui, avec un soutien de la communauté du renseignement, attirent l’intérêt du secteur privé. Sur les technologies financées, 40 % sont effectivement utilisées dans l’organisation. C’est un changement majeur.²⁰
²⁰
Le NSSIF, créé en 2018, affirme se concentrer sur l’IA, l’espace, le quantique, et d’autres technologies émergentes. Comparable à In-Q-Tel, créé par la CIA. Il a soutenu notamment Tekever, fabricant de drones — dont le matériel équipe aujourd’hui la Royal Air Force — et Oxford Ionics, une start-up de calcul quantique rachetée ensuite pour 1 milliard de dollars par une entreprise usaméricaine.

Que ressent-on en vivant « à l’extérieur » désormais ?

Si vous faites ces métiers, vous les exercez pendant cinq ans, et vous devez prendre soin de vous.²¹ J’avais une institution extraordinaire sous ma responsabilité, et je pouvais déléguer. Je pouvais m’absenter et prendre des vacances — bien sûr, si quelque chose de massif se produisait, je rentrais.

²¹ Quitter le poste après cinq ans est une convention relativement récente. Le premier chef du MI6, Mansfield Cumming — officier de marine à monoicle et fondateur du service en 1909 — a servi jusqu’en 1923. Il signait ses lettres « C » pour Cumming ; le surnom est resté et a été adopté par ses successeurs.

Je suis aussi, je crois, quelqu’un d’assez calme. Je ne suis pas un grand anxieux. On ne veut pas d’un inquiet dans ce métier.

Au cours des six dernières semaines, beaucoup d’amis s’attendaient à me voir totalement transformé, mais je ne me sens pas ainsi. J’ai passé de très belles vacances en Toscane avec Maggie, puis nous sommes rentrés, et je réfléchis à ce que je pourrais faire ensuite.

Il y a un poste vacant d’ambassadeur à Washington.

Ce n’est pas pour moi. Je souhaite la meilleure des chances à celui qui prendra ce rôle, et je suis sûr qu’ils choisiront un excellent candidat.

Pourquoi dites-vous non aussi facilement ?

Je le dis facilement parce que, bien sûr, j’y ai beaucoup réfléchi et j’ai pris ma décision. Je pense qu’il y a des gens mieux qualifiés que moi pour ce poste. Après cinq années d’un travail vraiment intense, je suis prêt à faire autre chose — y compris passer davantage de temps avec mon petit-fils.

29/05/2024

THE GUARDIAN
Révélations sur la guerre secrète menée depuis 2015 par Israël contre la Cour Pénale Internationale

Ci-dessous deux articles du Guardian sur les menées israéliennes depuis 2015 pour saboter les enquêtes de la Cour Pénale Internationale, traduits par Fausto Giudice, Tlaxcala, qui a respecté scrupuleusement les guillemets originaux mis aux mots qui choquent nos amis british, comme "guerre" ou "menace"...

Révélation : le chef des espions israéliens a “menacé” la procureure de la CPI au sujet de l’enquête sur les crimes de guerre

Harry Davies à Jérusalem, The Guardian, 28/5/2024

Selon nos sources, le directeur du Mossad, Yossi Cohen, a été personnellement impliqué dans un complot secret visant à faire pression sur Fatou Bensouda pour qu’elle abandonne l’enquête sur la Palestine.

Cohen (à droite) a été décrit comme le “messager officieux” de Netanyahou dans l'opération contre Bensouda (au centre). Montage: Guardian Design

L’ancien chef du Mossad, l’agence israélienne de renseignement extérieur, aurait menacé une procureure en chef de la Cour pénale internationale lors d’une série de réunions secrètes au cours desquelles il aurait tenté de faire pression sur elle pour qu’elle abandonne une enquête sur des crimes de guerre, comme le révèle le Guardian.

Les contacts secrets de Yossi Cohen avec Fatou Bensouda, alors procureure de la CPI, ont eu lieu dans les années qui ont précédé sa décision d’ouvrir une enquête formelle sur des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés dans les territoires palestiniens occupés.

Cette enquête, lancée en 2021, a atteint son point culminant la semaine dernière lorsque le successeur de Mme Bensouda, Karim Khan, a annoncé qu’il demandait un mandat d’arrêt à l’encontre du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, en raison de la conduite du pays dans sa guerre à Gaza.

La décision du procureur de demander à la chambre préliminaire de la CPI de délivrer des mandats d’arrêt à l’encontre de Netanyahou et de son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que de trois dirigeants du Hamas, est un résultat que le gratin militaire et politique israélien redoute depuis longtemps.

Cohen (à droite) a été nommé directeur du Mossad par Netanyahou en 2016, après avoir travaillé pendant plusieurs années en tant que conseiller à la sécurité nationale. Photo Gali Tibbon/AFP/Getty Images

L’implication personnelle de M. Cohen dans l’opération contre la CPI a eu lieu alors qu’il était directeur du Mossad. Selon un haut fonctionnaire israélien, ses activités ont été autorisées à un haut niveau et justifiées par le fait que la Cour représentait une menace de poursuites à l’encontre du personnel militaire.

Une autre source israélienne informée de l’opération contre Bensouda a déclaré que l’objectif du Mossad était de compromettre la procureure ou de l’amener à coopérer avec les exigences d’Israël.

Une troisième source au fait de l’opération a déclaré que Cohen agissait en tant que “messager officieux” de Netanyahou.

Cohen, qui était à l’époque l’un des plus proches alliés de Netanyahou et qui est en train de devenir une force politique à part entière en Israël, a personnellement dirigé l’implication du Mossad dans une campagne de près de dix ans menée par le pays pour saper le fonctionnement de la Cour.

Quatre sources ont confirmé que Mme Bensouda avait informé un petit groupe de hauts fonctionnaires de la CPI des tentatives d’influence de Cohen, alors qu’elle s’inquiétait de la nature de plus en plus persistante et menaçante de son comportement.

Trois de ces sources connaissaient les déclarations officielles de Mme Bensouda à la CPI à ce sujet. Elles ont indiqué qu’elle avait révélé que Cohen avait fait pression sur elle à plusieurs reprises pour qu’elle n’ouvre pas d’enquête criminelle dans le dossier palestinien de la CPI.

Selon les témoignages recueillis par les fonctionnaires de la CPI, il lui aurait dit : « Vous devriez nous aider et nous laisser prendre soin de vous. Vous ne voulez pas vous engager dans des choses qui pourraient compromettre votre sécurité ou celle de votre famille ».

Une personne informée des activités de Cohen a déclaré qu’il avait utilisé des “tactiques méprisables” à l’encontre de Mme Bensouda dans le cadre d’une tentative, finalement infructueuse, d’intimider et d’influencer cette dernière. Cette personne a comparé son comportement à de la “traque”.

Le Mossad s’est également intéressé de près aux membres de la famille de Mme Bensouda et a obtenu des transcriptions d’enregistrements secrets de son mari, selon deux sources ayant une connaissance directe de la situation. Les responsables israéliens ont ensuite tenté d’utiliser ces documents pour discréditer la procureure.

Les révélations sur l’opération de Cohen s’inscrivent dans le cadre d’une enquête menée par le Guardian, la publication israélo-palestinienne +972 Magazine et le journal en hébreu Local Call, qui révélera comment plusieurs agences de renseignement israéliennes ont mené une “guerre” secrète contre la CPI pendant près d’une décennie.

Contacté par le Guardian, un porte-parole du bureau du premier ministre israélien a déclaré : « Les questions qui nous ont été transmises sont truffées d’allégations fausses et infondées visant à nuire à l’État d’Israël ». M. Cohen n’a pas répondu à une demande de commentaire. Mme Bensouda s’est refusée à tout commentaire.


 L’affaire de la CPI remonte à 2015, lorsque Fatou Bensouda a décidé d’ouvrir un examen préliminaire sur la situation en Palestine. Photo : Pacific Press Media Production Corp/Alamy

Dans les efforts du Mossad pour influencer Bensouda, Israël a reçu le soutien d’un allié improbable : Joseph Kabila, l’ancien président de la République démocratique du Congo, qui a joué un rôle de soutien dans le complot.

Les révélations sur les efforts du Mossad pour influencer Mme Bensouda interviennent alors que l’actuel procureur général, Karim Khan, a averti ces derniers jours qu’il n’hésiterait pas à engager des poursuites en cas de « tentatives d’entrave, d’intimidation ou d’influence indue » sur les fonctionnaires de la CPI.

Selon des experts juridiques et d’anciens fonctionnaires de la CPI, les efforts déployés par le Mossad pour menacer Mme Bensouda ou faire pression sur elle pourraient constituer des atteintes à l’administration de la justice en vertu de l’article 70 du statut de Rome, le traité qui a institué la Cour.

Un porte-parole de la CPI n’a pas voulu dire si M. Khan avait examiné les déclarations de son prédécesseur concernant ses contacts avec M. Cohen, mais il a précisé que M. Khan n’avait jamais rencontré le chef du Mossad ni ne lui avait parlé.

Bien que le porte-parole ait refusé de commenter les allégations spécifiques, il a déclaré que le bureau de M. Khan avait fait l’objet de « plusieurs formes de menaces et de communications qui pourraient être considérées comme des tentatives d’influencer indûment ses activités ».

Bensouda suscite l’ire d’Israël

La décision de M. Khan de demander des mandats d’arrêt contre Netanyahou et. Gallant la semaine dernière marquait la première fois que la Cour prenait des mesures contre les dirigeants d’un pays étroitement allié des USA et de l’UErope. Les crimes qui leur sont reprochés, notamment le fait d’avoir dirigé des attaques contre des civils et d’avoir utilisé la famine comme méthode de guerre, sont liés à la guerre de Gaza, qui a duré huit mois.

L’affaire de la CPI remonte toutefois à 2015, lorsque Mme Bensouda a décidé d‘ouvrir un examen préliminaire de la situation en Palestine. Sans aller jusqu’à une enquête complète, son enquête a été chargée de faire une première évaluation des allégations de crimes commis par des individus à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.

La décision de Mme Bensouda a suscité l’ire d’Israël, qui craint que ses citoyens ne soient poursuivis pour leur participation à des opérations dans les territoires palestiniens. Israël a longtemps manifesté ouvertement son opposition à la CPI, refusant de reconnaître son autorité. Les ministres israéliens ont intensifié leurs attaques contre la Cour et ont même juré d’essayer de la démanteler.

Peu après le début de l’examen préliminaire, Mme Bensouda et ses principaux procureurs ont commencé à recevoir des avertissements selon lesquels les services de renseignements israéliens s’intéressaient de près à leur travail.

 

Yossi Cohen lors d’une réception organisée au ministère israélien des Affaires étrangères à Jérusalem, en mai 2018. Photo : Amir Cohen/Reuters

Selon deux sources, de hauts fonctionnaires de la CPI soupçonnaient même Israël d’avoir cultivé des sources au sein de la division des poursuites de la Cour, connue sous le nom de bureau du procureur. Une autre source a rappelé plus tard que bien que le Mossad « n’ait pas laissé sa signature », on pouvait supposer que l’agence était à l’origine de certaines des activités dont les fonctionnaires avaient été informés.

Toutefois, seul un petit groupe de hauts responsables de la CPI a été informé que le directeur du Mossad avait personnellement pris contact avec la procureure générael.

Espion de carrière, Yossi Cohen jouit d’une réputation de recruteur efficace d’agents étrangers au sein de la communauté israélienne du renseignement. Il était à l’époque un allié loyal et puissant du premier ministre, ayant été nommé directeur du Mossad par Netanyahou en 2016 après avoir travaillé plusieurs années à ses côtés en tant que conseiller à la sécurité nationale.

En tant que chef du Conseil national de sécurité entre 2013 et 2016, Cohen a supervisé l’organe qui, selon plusieurs sources, a commencé à coordonner les efforts de plusieurs agences contre la CPI après l’ouverture de l’enquête préliminaire par Mme Bensouda en 2015.

La première interaction de Cohen avec Bensouda semble avoir eu lieu lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2017, lorsque le directeur du Mossad s’est présenté à la procureure lors d’un bref échange. Après cette rencontre, Cohen a ensuite « tendu une embuscade » à Bensouda lors d’un épisode bizarre dans une suite d’hôtel à Manhattan, selon de multiples sources familières de l’incident.

Bensouda avec Joseph Kabila à New York. Des sources affirment que le dirigeant de la RDC de l’époque a joué un rôle important dans le complot du Mossad contre la procureure générale de la CPI. Photo CPI

Mme Bensouda se trouvait à New York en 2018 dans le cadre d’une visite officielle et rencontrait Joseph Kabila, alors président de la RDC, à son hôtel. Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés à plusieurs reprises dans le cadre de l’enquête en cours de la CPI sur des crimes présumés commis dans son pays.

La réunion, cependant, semble avoir été un coup monté. À un certain moment, après que le personnel de Mme Bensouda eut été prié de quitter la pièce, Cohen est entré, selon trois sources au fait de la réunion. Cette apparition surprise a inquiété Mme Bensouda et un groupe de fonctionnaires de la CPI qui l’accompagnaient.

La raison pour laquelle Kabila a aidé Cohen n’est pas claire, mais les liens entre les deux hommes ont été révélés en 2022 par la publication israélienne The Marker, qui a fait état d’une série de voyages secrets que le directeur du Mossad a effectués en RDC tout au long de l’année 2019.

Selon certaines sources, Benjamin Netanyahou (à gauche) s'est intéressé de près aux opérations de renseignement menées contre la CPI et son procureur général, Karim Khan. Montage Guardian Design/Getty

Espionnage, piratage et intimidation : La “guerre” menée depuis neuf ans par Israël contre la CPI révélée au grand jour

Harry Davies, Bethan McKernan et Yuval Abraham à Jérusalem et Meron Rapoport à Tel-Aviv, The Guardian, 28/5/2024

Exclusif : Une enquête révèle comment les services de renseignement ont tenté de faire échouer les poursuites pour crimes de guerre, Netanyahou étant “obsédé” par les interceptions.

Lorsque le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé qu’il demandait des mandats d’arrêt contre des dirigeants d’Israël et du Hamas, il a lancé un avertissement sibyllin : « J’insiste sur le fait que toute tentative d’entrave, d’intimidation ou d’influence indue sur les fonctionnaires de cette Cour doit cesser immédiatement ».

Karim Khan n’a pas donné de détails précis sur les tentatives d’ingérence dans les travaux de la CPI, mais il a fait état d’une clause du traité fondateur de la Cour qui fait de toute ingérence de ce type une infraction pénale. Si ce comportement se poursuit, a-t-il ajouté, « mon bureau n’hésitera pas à agir ».

Le procureur n’a pas précisé qui avait tenté d’intervenir dans l’administration de la justice, ni comment il l’avait fait.

Aujourd’hui, une enquête menée par le Guardian et les magazines +972 et Local Call, basés en Israël, révèle comment Israël a mené une “guerre” secrète de près de dix ans contre la Cour. Le pays a déployé ses agences de renseignement pour surveiller, pirater, faire pression, diffamer et, apparemment, menacer le personnel de la CPI dans le but de faire dérailler les enquêtes de la Cour.

Les services de renseignement israéliens ont intercepté les communications de nombreux fonctionnaires de la CPI, dont M. Khan et sa prédécesseur eau poste de procureur, Fatou Bensouda, en interceptant des appels téléphoniques, des messages, des courriels et des documents.

La surveillance s’est poursuivie au cours des derniers mois, permettant au premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, de connaître à l’avance les intentions du procureur. Une communication interceptée récemment laissait entendre que M. Khan voulait délivrer des mandats d’arrêt contre des Israéliens, mais qu’il subissait « d’énormes pressions de la part des USA », selon une source au fait du contenu de cette communication.

 

Karim Khan. La surveillance s’est poursuivie au cours des derniers mois, permettant à Netanyahou de connaître à l’avance les intentions de M. Khan. Photo  Luis Acosta/AFP/Getty Images

Mme Bensouda, qui, en tant que procureure générale, a lancé l’enquête de la CPI en 2021, ouvrant ainsi la voie à l’annonce de la semaine dernière, a également été espionnée et aurait fait l’objet de menaces.

Netanyahou s’est intéressé de près aux opérations de renseignement menées contre la CPI, et une source de renseignement l’a décrit comme étant “obsédé” par les interceptions relatives à l’affaire. Supervisées par ses conseillers en matière de sécurité nationale, ces opérations ont impliqué l’agence d’espionnage nationale, le Shin Bet, ainsi que la direction du renseignement de l’armée, Aman, et la division du cyber-espionnage, l’unité 8200. Les renseignements glanés grâce aux interceptions ont été diffusés aux ministères de la justice, des affaires étrangères et des affaires stratégiques.

Une opération secrète contre Bensouda, révélée mardi par le Guardian, a été dirigée personnellement par Yossi Cohen, proche allié de Netanyahou, qui était à l’époque directeur de l’agence israélienne de renseignement extérieur, le Mossad. À un moment donné, le chef espion a même sollicité l’aide du président de la République démocratique du Congo de l’époque, Joseph Kabila.

Les détails de la campagne menée depuis neuf ans par Israël pour contrecarrer l’enquête de la CPI ont été révélés par le Guardian, une publication israélo-palestinienne, +972 Magazine et Local Call, un média en hébreu.

L’enquête conjointe s’appuie sur des entretiens avec plus de deux douzaines d’officiers de renseignement et de responsables gouvernementaux israéliens, anciens et actuels, de hauts responsables de la CPI, de diplomates et d’avocats connaissant bien l’affaire de la CPI et les efforts déployés par Israël pour la compromettre.

Contacté par le Guardian, un porte-parole de la CPI a déclaré être au courant des « activités proactives de collecte de renseignements menées par un certain nombre d’agences nationales hostiles à la Cour ». Il a ajouté que la CPI mettait continuellement en œuvre des contre-mesures contre de telles activités et qu’ « aucune des récentes attaques menées contre elle par des agences de renseignement nationales » n’avait pénétré dans les principaux fonds de preuves de la Cour, qui étaient restés sécurisés.

Un porte-parole du bureau du premier ministre israélien a déclaré : « Les questions qui nous ont été transmises sont truffées d’allégations fausses et infondées visant à nuire à l’État d’Israël ». Un porte-parole militaire a ajouté : « Les FDI [Forces de défense israéliennes] n’ont pas mené et ne mènent pas d’opérations de surveillance ou d’autres opérations de renseignement contre la CPI ».

Depuis sa création en 2002, la CPI sert de cour permanente de dernier recours pour la poursuite de personnes accusées de certaines des pires atrocités commises dans le monde. Elle a inculpé l’ancien président soudanais Omar el-Béchir, le défunt président libyen Mouammar Kadhafi et, plus récemment, le président russe Vladimir Poutine.

La décision de M. Khan de demander des mandats d’arrêt contre Netanyahou et son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que contre des dirigeants du Hamas impliqués dans l’attaque du 7 octobre, marque la première fois qu’un procureur de la CPI demande des mandats d’arrêt contre le dirigeant d’un proche allié occidental.

Des Palestiniens déplacés collectent de l’eau dans un quartier de Khan Younès, au sud de Gaza, dévasté par les frappes aériennes israéliennes. Photo : Eyad Baba/AFP/Getty Images

Les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité formulées par M. Khan à l’encontre de Netanyahou et Gallant se rapportent toutes à la guerre de huit mois menée par Israël à Gaza, qui, selon l’autorité sanitaire du territoire, a tué plus de 35 000 personnes.

Mais l’affaire de la CPI dure depuis une dizaine d’années et progresse alors que les responsables israéliens s’inquiètent de plus en plus de l’éventualité de mandats d’arrêt, qui empêcheraient les accusés de se rendre dans l’un des 124 États membres de la Cour par crainte d’être arrêtés.

C’est ce spectre des poursuites à La Haye qui, selon un ancien responsable des services de renseignement israéliens, a conduit « l’ensemble de l’establishment militaire et politique » à considérer la contre-offensive contre la CPI « comme une guerre qu’il fallait mener et contre laquelle il fallait défendre Israël. Elle était décrite en termes militaires ».

Cette “guerre” a commencé en janvier 2015, lorsqu’il a été confirmé que la Palestine rejoindrait la Cour après avoir été reconnue comme un État par l’Assemblée générale des Nations unies. Cette adhésion a été condamnée par les responsables israéliens comme une forme de « terrorisme diplomatique ».

Un ancien fonctionnaire de la défense connaissant bien les efforts déployés par Israël pour contrer la CPI a déclaré que l’adhésion à la Cour avait été « perçue comme le franchissement d’une ligne rouge » et « peut-être la mesure diplomatique la plus agressive" prise par l’Autorité palestinienne, qui gouverne la Cisjordanie. « Le fait d’être reconnu comme un État par les Nations unies est une bonne chose », ont-ils ajouté. « Mais la CPI est un mécanisme qui a du mordant.

Mahmoud Abbas (deuxième à partir de la gauche), le président de l’Autorité palestinienne, après une réunion avec Mme Bensouda à La Haye en octobre 2015. Photo Anadolu/Getty Images

Une menace remise en main propre

Pour Fatou Bensouda, avocate gambienne respectée qui a été élue procureure générale de la CPI en 2012, l’adhésion de la Palestine à la Cour a entraîné une décision capitale. En vertu du statut de Rome, le traité qui a institué la Cour, celle-ci ne peut exercer sa compétence que pour les crimes commis dans les États membres ou par des ressortissants de ces États.

Israël, tout comme les USA, la Russie et la Chine, n’est pas membre. Après l’acceptation de la Palestine comme membre de la CPI, tous les crimes de guerre présumés - commis par des personnes de toute nationalité - dans les territoires palestiniens occupés relèvent désormais de la compétence de Mme Bensouda.

Le 16 janvier 2015, quelques semaines après l’adhésion de la Palestine, Mme Bensouda a ouvert un examen préliminaire sur ce que l’on appelle, dans le jargon juridique de la Cour, « la situation en Palestine ». Le mois suivant, deux hommes qui avaient réussi à obtenir l’adresse privée de la procureure se sont présentés à son domicile à La Haye.

Selon des sources au fait de l’incident, les hommes ont refusé de s’identifier à leur arrivée, mais ont déclaré qu’ils voulaient remettre en main propre une lettre à Mme Bensouda au nom d’une Allemande inconnue qui souhaitait la remercier. L’enveloppe contenait des centaines de dollars en liquide et une note avec un numéro de téléphone israélien.

Fatou Bensouda a également mené neuf enquêtes complètes, notamment sur des événements survenus en République démocratique du Congo. Photo Peter Dejong/AP

Des sources ayant connaissance de l’examen de l’incident par la CPI ont déclaré que, bien qu’il n’ait pas été possible d’identifier les hommes ou d’établir pleinement leurs motivations, il a été conclu qu’Israël était susceptible de signaler au procureur qu’il savait où elle vivait. La CPI a signalé l’incident aux autorités néerlandaises et a mis en place des mesures de sécurité supplémentaires, en installant des caméras de vidéosurveillance à son domicile.

L’enquête préliminaire de la CPI dans les territoires palestiniens était l’un des nombreux exercices d’établissement des faits que la Cour entreprenait à l’époque, en tant que précurseur d’une éventuelle enquête complète. La charge de travail de Mme Bensouda comprenait également neuf enquêtes complètes, notamment sur des événements survenus en RDC, au Kenya et dans la région du Darfour, au Soudan.

Les fonctionnaires du bureau du procureur pensaient que le tribunal était vulnérable aux activités d’espionnage et ont mis en place des mesures de contre-surveillance pour protéger leurs enquêtes confidentielles.

En Israël, le Conseil national de sécurité (CNS) du Premier ministre avait mobilisé une réponse impliquant ses agences de renseignement. Netanyahou et certains des généraux et chefs des services d’espionnage qui ont autorisé l’opération avaient un intérêt personnel à ce qu’elle aboutisse.

Contrairement à la Cour internationale de justice (CIJ), un organe des Nations unies qui traite de la responsabilité juridique des États-nations, la CPI est une cour pénale qui poursuit des individus, en ciblant ceux qui sont considérés comme les principaux responsables des atrocités commises.

La Cour pénale internationale à La Haye, aux Pays-Bas. Photo Mike Corder/AP

De multiples sources israéliennes ont indiqué que les dirigeants de Tsahal souhaitaient que les services de renseignement militaire se joignent à l’effort, qui était mené par d’autres agences d’espionnage, afin de s’assurer que les officiers supérieurs puissent être protégés de toute accusation. « On nous a dit que les officiers supérieurs avaient peur d’accepter des postes en Cisjordanie parce qu’ils craignaient d’être poursuivis à La Haye », a rappelé l’une des sources.

Deux fonctionnaires des services de renseignement impliqués dans l’obtention d’interceptions concernant la CPI ont déclaré que le bureau du Premier ministre s’intéressait de près à leur travail. L’un d’eux a déclaré que le bureau de Netanyahou envoyait des « domaines d’intérêt » et des « instructions » concernant la surveillance des fonctionnaires de la Cour. Un autre a décrit le premier ministre comme « obsédé » par les interceptions mettant en lumière les activités de la CPI.

Piratage des courriels et surveillance des appels

Cinq sources familières des activités de renseignement d’Israël ont déclaré que ce pays espionnait régulièrement les appels téléphoniques de Mme Bensouda et de son personnel avec les Palestiniens. Empêchée par Israël d’accéder à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, la CPI a été contrainte de mener une grande partie de ses recherches par téléphone, ce qui l’a rendue plus vulnérable à la surveillance.

Grâce à leur accès complet à l’infrastructure de télécommunications palestinienne, les agents des services de renseignement ont pu capter les appels sans installer de logiciel espion sur les appareils des fonctionnaires de la CPI.

« Si Fatou Bensouda parlait à une personne en Cisjordanie ou à Gaza, cet appel téléphonique entrait dans les systèmes [d’interception] », a déclaré une source. Une autre a déclaré qu’il n’y avait pas d’hésitation en interne quant à l’espionnage de la procureure, ajoutant : « Avec Bensouda, elle est noire et africaine, alors qui s’en soucie ? »

Le système de surveillance n’a pas enregistré les appels entre les fonctionnaires de la CPI et qui que ce soit en dehors de la Palestine. Cependant, de multiples sources ont indiqué que le système nécessitait la sélection active des numéros de téléphone à l’étranger des fonctionnaires de la CPI dont les agences de renseignement israéliennes décidaient d’écouter les appels.

Selon une source israélienne, un grand tableau blanc dans un service de renseignement israélien contenait les noms d’une soixantaine de personnes sous surveillance, dont la moitié étaient des Palestiniens et l’autre moitié des ressortissants d’autres pays, y compris des fonctionnaires de l’ONU et du personnel de la CPI.

À La Haye, Mme Bensouda et ses collaborateurs ont été avertis par des conseillers en sécurité et par voie diplomatique qu’Israël surveillait leur travail. Un ancien haut fonctionnaire de la CPI s’est souvenu : « Nous avons été informés qu’ils essayaient d’obtenir des informations sur l’état d’avancement de l’examen préliminaire ».

Les fonctionnaires ont également eu connaissance de menaces spécifiques à l’encontre d’une ONG palestinienne de premier plan, Al-Haq, qui faisait partie de plusieurs groupes palestiniens de défense des droits humains ayant fréquemment soumis des informations dans le cadre de l’enquête de la CPI, souvent sous la forme de longs documents détaillant les incidents qu’ils souhaitaient voir examiner par le procureur. L’Autorité palestinienne a soumis des dossiers similaires.

Le bureau d’Al-Haq à Ramallah, en Cisjordanie occupée par Israël, en 2021. Photo Mohamad Torokman/Reuters

Ces documents contenaient souvent des informations sensibles telles que des témoignages de témoins potentiels. Les documents présentés par Al-Haq sont également censés établir un lien entre des allégations spécifiques de crimes relevant du Statut de Rome et des hauts fonctionnaires, notamment des chefs de l’armée israélienne, des directeurs du Shin Bet et des ministres de la défense tels que Benny Gantz.

Des années plus tard, après que la CPI a ouvert une enquête complète sur l’affaire palestinienne,  Gantz a désigné Al-Haq et cinq autres groupes de défense des droits des Palestiniens comme "organisations terroristes", une étiquette qui a été rejetée par de nombreux États européens et que la CIA a ensuite jugée non étayée par des preuves. Les organisations ont déclaré que ces désignations constituaient une « attaque ciblée » contre ceux qui s’engagent le plus activement auprès de la CPI.

Selon de nombreux responsables actuels et anciens des services de renseignement, les équipes militaires chargées des cyber-offensives et le Shin Bet ont systématiquement surveillé les employés des ONG palestiniennes et de l’Autorité palestinienne qui étaient en contact avec la CPI. Deux sources de renseignements ont décrit comment des agents israéliens ont piraté les courriels d’Al-Haq et d’autres groupes communiquant avec le bureau de Bensouda.

L’une des sources a déclaré que le Shin Bet avait même installé le logiciel espion Pegasus, développé par le groupe NSO du secteur privé, sur les téléphones de plusieurs employés d’ONG palestiniennes, ainsi que sur ceux de deux hauts fonctionnaires de l’Autorité palestinienne.

Garder un œil sur les documents palestiniens présentés dans le cadre de l’enquête de la CPI était considéré comme faisant partie du mandat du Shin Bet, mais certains responsables de l’armée craignaient que l’espionnage d’une entité civile étrangère ne franchisse une limite, car il n’avait pas grand-chose à voir avec les opérations militaires.

« Cela n’a rien à voir avec le Hamas, cela n’a rien à voir avec la stabilité en Cisjordanie », a déclaré une source militaire à propos de la surveillance de la CPI. Une autre a ajouté : « Nous avons utilisé nos ressources pour espionner Fatou Bensouda - ce n’est pas quelque chose de légitime à faire en tant que service de renseignement militaire ».

Réunions secrètes avec la CPI

Légitime ou non, la surveillance de la CPI et des Palestiniens plaidant en faveur de poursuites contre les Israéliens a donné au gouvernement israélien un avantage dans un canal secret qu’il avait ouvert avec le bureau du procureur.

Les réunions d’Israël avec la CPI étaient très sensibles : si elles étaient rendues publiques, elles auraient pu compromettre la position officielle du gouvernement, qui ne reconnaît pas l’autorité de la Cour.

Selon six sources au fait de ces réunions, il s’agissait d’une délégation de juristes et de diplomates de haut rang du gouvernement israélien qui s’est rendue à La Haye. Deux de ces sources ont déclaré que les réunions avaient été autorisées par Netanyahou.

La délégation israélienne était composée de représentants du ministère de la justice, du ministère des affaires étrangères et du bureau de l’avocat général de l’armée. Les réunions ont eu lieu entre 2017 et 2019 et ont été dirigées par l’éminent avocat et diplomate israélien Tal Becker.

« Au début, la situation était tendue », se souvient un ancien fonctionnaire de la CPI. « Nous entrions dans les détails d’incidents spécifiques. Nous disions : ‘Nous recevons des allégations concernant ces attaques, ces meurtres’, et ils nous fournissaient des informations ».

Tal Becker à la CIJ en janvier. Photo : Hollandse Hoogte/REX/Shutterstock

Une personne ayant une connaissance directe des préparatifs d’Israël en vue des réunions à huis clos a déclaré que les fonctionnaires du ministère de la justice avaient reçu des renseignements provenant d’interceptions de la surveillance israélienne avant l’arrivée des délégations à La Haye. « Les juristes du ministère de la justice qui se sont occupés de la question avaient une grande soif d’informations sur les renseignements », a déclaré cette personne.

Pour les Israéliens, les réunions en coulisse, bien que délicates, ont constitué une occasion unique de présenter directement des arguments juridiques contestant la compétence de la procureure sur les territoires palestiniens.

Ils ont également tenté de convaincre la procureure que, malgré les antécédents très discutables de l’armée israélienne en matière d’enquêtes sur les actes répréhensibles commis dans ses rangs, celle-ci disposait de procédures solides pour demander des comptes à ses forces armées.

Il s’agit là d’une question cruciale pour Israël. Un principe fondamental de la CPI, connu sous le nom de complémentarité, empêche le procureur d’enquêter ou de juger des individus s’ils font l’objet d’enquêtes ou de procédures pénales crédibles au niveau de l’État.

Selon plusieurs sources, il a été demandé aux agents de surveillance israéliens de déterminer quels incidents spécifiques pourraient faire l’objet de poursuites futures devant la CPI, afin de permettre aux organes d’enquête israéliens d’ « ouvrir des enquêtes rétroactives » sur les mêmes cas.

« Si des éléments étaient transmis à la CPI, nous devions comprendre exactement de quoi il s’agissait, afin de nous assurer que les FDI enquêtaient de manière indépendante et suffisante pour pouvoir prétendre à la complémentarité », a expliqué l’une des sources.

Les réunions en coulisse entre Israël et la CPI ont pris fin en décembre 2019, lorsque Mme Bensouda, annonçant la fin de son examen préliminaire, a déclaré qu’elle estimait qu’il existait une « base raisonnable » pour conclure qu’Israël et les groupes armés palestiniens avaient tous deux commis des crimes de guerre dans les territoires occupés.

 Mme Bensouda a fait savoir en décembre 2019 qu’elle était disposée à ouvrir une enquête approfondie. Photo Anadolu Agency/Getty Images

Il s’agit d’un revers important pour les dirigeants israéliens, même si la situation aurait pu être pire. Dans un geste que certains membres du gouvernement ont considéré comme une justification partielle des efforts de lobbying d’Israël, Mme Bensouda s’est abstenue d’ouvrir une enquête formelle.

Au lieu de cela, elle a annoncé qu’elle demanderait à un groupe de juges de la CPI de se prononcer sur la question controversée de la compétence de la Cour à l’égard des territoires palestiniens, en raison de « questions juridiques et factuelles uniques et très contestées ».

Pourtant, Bensouda avait clairement indiqué qu’elle était disposée à ouvrir une enquête approfondie si les juges lui donnaient le feu vert. C’est dans ce contexte qu’Israël a intensifié sa campagne contre la CPI et s’est tourné vers son principal chef espion pour qu’il fasse monter la pression sur Bensouda personnellement.

Menaces personnelles et campagne de diffamation

Entre fin 2019 et début 2021, alors que la chambre préliminaire examinait les questions de compétence, le directeur du Mossad, Yossi Cohen, a intensifié ses efforts pour persuader Bensouda de ne pas poursuivre l’enquête.

Les contacts de M. Cohen avec Mme Bensouda - qui ont été décrits au Guardian par quatre personnes connaissant les comptes rendus contemporains des interactions par le procureur, ainsi que par des sources informées de l’opération du Mossad - avaient commencé plusieurs années auparavant.

Lors de l’une des premières rencontres, M. Cohen a surpris Mme Bensouda en faisant une apparition inattendue lors d’une réunion officielle que le procureur tenait avec le président de la RDC de l’époque, Joseph Kabila, dans une suite d’un hôtel new-yorkais.

 

Joseph Kabila lors d’une conférence de presse à Kinshasa en 2018. Photo  Kenny-Katombe Butunka/Reuters

Des sources au fait de la réunion ont déclaré qu’après avoir demandé au personnel de Mme Bensouda de quitter la pièce, le directeur du Mossad est soudainement apparu derrière une porte dans une “embuscade” soigneusement chorégraphiée.

Après l’incident de New York, M. Cohen a persisté à contacter la procureure, se présentant à l’improviste et lui faisant subir des appels indésirables. Alors qu’il était initialement amical, le comportement de M. Cohen est devenu de plus en plus menaçant et intimidant.

Proche allié de Netanyahou à l’époque, Cohen était un maître espion vétéran du Mossad et avait acquis une réputation au sein du service en tant que recruteur compétent d’agents ayant l’habitude de cultiver des fonctionnaires de haut niveau au sein de gouvernements étrangers.

Les comptes rendus de ses réunions secrètes avec Mme Bensouda dépeignent une situation dans laquelle il a cherché à « établir une relation » avec la procureure tout en essayant de la dissuader de poursuivre une enquête qui, si elle se poursuivait, pourrait impliquer de hauts responsables israéliens.

Trois sources informées des activités de M. Cohen ont déclaré qu’elles comprenaient que le chef des services d’espionnage avait tenté de recruter Mme Bensouda pour qu’elle se conforme aux exigences d’Israël pendant la période où elle attendait une décision de la chambre préliminaire.

Ils ont déclaré qu’il était devenu plus menaçant lorsqu’il a commencé à comprendre que la procureure ne se laisserait pas convaincre d’abandonner l’enquête. À un moment donné, Cohen aurait fait des commentaires sur la sécurité de Bensouda et des menaces à peine voilées sur les conséquences pour sa carrière si elle continuait. Contactés par le Guardian, Cohen et Kabila n’ont pas répondu aux demandes de commentaires. Mme Bensouda s’est refusée à tout commentaire.

Cohen a été perçu comme essayant de "construire une relation" avec la procureure en essayant de la dissuader de poursuivre l’enquête. Photo : Corinna Kern/Reuters

Lorsqu’elle était procureure, Mme Bensouda a officiellement révélé ses rencontres avec M. Cohen à un petit groupe au sein de la CPI, dans l’intention de faire part de sa conviction qu’elle avait été “personnellement menacée”, ont déclaré des sources au fait de ces révélations.

Ce n’est pas la seule façon dont Israël a cherché à faire pression sur le procureur. À peu près au même moment, les fonctionnaires de la CPI ont découvert les détails de ce que les sources ont décrit comme une “campagne de diffamation” diplomatique, concernant en partie un membre de la famille proche.

Selon de multiples sources, le Mossad avait obtenu stock de documents comprenant des transcriptions d’une apparente opération d’infiltration contre le mari de Mme Bensouda. L’origine de ces documents - et leur authenticité - reste incertaine.

Toutefois, des éléments d’information ont été diffusés par Israël parmi les responsables diplomatiques occidentaux, selon des sources, dans une tentative infructueuse de discréditer la procureure générale. Une personne informée de cette campagne a déclaré qu’elle n’avait pas eu beaucoup de succès auprès des diplomates et qu’il s’agissait d’une tentative désespérée de “salir” la réputation de Mme Bensouda.

La campagne de Trump contre la CPI

En mars 2020, trois mois après que Mme Bensouda a renvoyé l’affaire de la Palestine devant la chambre préliminaire, une délégation du gouvernement israélien aurait discuté à Washington avec de hauts fonctionnaires usaméricains d’une « lutte commune israélo-américaine » contre la CPI.

Un responsable du renseignement israélien a déclaré qu’ils considéraient l’administration de Donald Trump comme plus coopérative que celle de son prédécesseur démocrate. Les Israéliens se sont sentis suffisamment à l’aise pour demander aux services de renseignement usaméricains des informations sur Mme Bensouda, une demande qui aurait été “impossible” pendant le mandat de Barack Obama, selon la source.

Trump et Netanyahou avant la signature des accords d’Abraham à la Maison Blanche en 2020. Photo Saul Loeb/AFP/Getty Images

Quelques jours avant les réunions de Washington, Mme Bensouda avait reçu l’autorisation des juges de la CPI de mener une enquête distincte sur les crimes de guerre commis en Afghanistan par les talibans et le personnel militaire afghan et usaméricain.

Craignant que les forces armées usaméricaines ne soient poursuivies, l’administration Trump s’est engagée dans sa propre campagne agressive contre la CPI, qui a culminé à l’été 2020 avec l’imposition de sanctions économiques usaméricaines à l’encontre de Bensouda et de l’un de ses hauts fonctionnaires.

Parmi les fonctionnaires de la CPI, les restrictions financières et de visa imposées par les USA au personnel de la Cour étaient considérées comme liées aussi bien à l’enquête sur la Palestine qu’à l’affaire de l’Afghanistan. Deux anciens fonctionnaires de la CPI ont déclaré que de hauts fonctionnaires israéliens leur avaient expressément indiqué qu’Israël et les USA travaillaient ensemble.

Lors d’une conférence de presse en juin de la même année, de hauts responsables de l’administration Trump ont signalé leur intention d’imposer des sanctions aux fonctionnaires de la CPI, annonçant qu’ils avaient reçu des informations non spécifiées sur « la corruption financière et les malversations aux plus hauts niveaux du bureau du procureur ».

Mike Pompeo, secrétaire d’État de Donald Trump, a fait référence à l’affaire afghane et a établi un lien entre les mesures usaméricaines et l’affaire palestinienne. « Il est clair que la CPI ne met Israël dans son collimateur qu’à des fins purement politiques », a-t-il déclaré. Quelques mois plus tard, Mike Pompeo a accusé Mme Bensouda de s’être « livrée à des actes de corruption pour son bénéfice personnel ».

Les USA n’ont jamais fourni publiquement d’informations permettant d’étayer cette accusation, et Joe Biden a levé les sanctions quelques mois après son entrée à la Maison Blanche.

Mike Pompeo lors d’une conférence de presse conjointe sur les sanctions contre la CPI en juin 2020. Photo Yuri Gripas/AFP/Getty Images

Mais à l’époque, Mme Bensouda a dû faire face à des pressions croissantes résultant d’un effort apparemment concerté en coulisses de la part des deux puissants alliés. En tant que ressortissante gambienne, elle ne bénéficiait pas de la protection politique dont jouissaient d’autres collègues de la CPI originaires de pays occidentaux du fait de leur citoyenneté. Une ancienne source de la CPI a déclaré que cela la rendait “vulnérable et isolée”.

Selon certaines sources, les activités de M. Cohen étaient particulièrement préoccupantes pour la procureure et l’ont amenée à craindre pour sa sécurité personnelle. Lorsque la chambre préliminaire a finalement confirmé la compétence de la CPI en Palestine en février 2021, certains à la CPI ont même estimé que Mme Bensouda devrait laisser à son successeur la décision finale d’ouvrir une enquête approfondie.

Le 3 mars, quelques mois avant la fin de son mandat de neuf ans, Mme Bensouda a toutefois annoncé l’ouverture d’une enquête approfondie sur le dossier palestinien, lançant ainsi un processus qui pourrait déboucher sur des poursuites pénales, même si elle a précisé que la phase suivante pourrait prendre du temps.

« Toute enquête entreprise par le bureau sera menée de manière indépendante, impartiale et objective, sans crainte ni faveur », a-t-elle déclaré. « Aux victimes palestiniennes et israéliennes ainsi qu’aux communautés concernées, nous demandons instamment de faire preuve de patience ».

Khan annonce des mandats d’arrêt

Lorsque M. Khan a pris la direction du bureau du procureur de la CPI en juin 2021, il a hérité d’une enquête dont il a déclaré plus tard qu’elle « se situait sur la faille de San Andreas de la politique internationale et des intérêts stratégiques ».

En mars 2022, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il a ouvert une enquête très médiatisée sur les crimes de guerre présumés commis par la Russie.

Au départ, l’enquête politiquement sensible sur la Palestine n’a pas été traitée comme une priorité par l’équipe du procureur britannique, selon des sources familières avec le dossier. L’une d’entre elles a déclaré qu’elle était en fait “mise de côté”, ce que conteste le bureau de M. Khan, qui affirme avoir mis en place une équipe d’enquêteurs spécialisés pour faire avancer l’enquête.

En Israël, les principaux avocats du gouvernement considèrent M. Khan - qui a déjà défendu des chefs de guerre tels que l’ancien président libérien Charles Taylor - comme un procureur plus prudent que Mme Bensouda. Un ancien haut fonctionnaire israélien a déclaré qu’il y avait “beaucoup de respect” pour M. Khan, contrairement à sa prédécesseure. Sa nomination à la Cour était considérée comme une “raison d’être optimiste”, mais ils ont ajouté que l’attaque du 7 octobre avait “changé cette réalité”.

L’assaut du Hamas sur le sud d’Israël, au cours duquel les militants palestiniens ont tué près de 1 200 Israéliens et kidnappé environ 250 personnes, a clairement donné lieu à des crimes de guerre éhontés. Il en va de même, de l’avis de nombreux experts juridiques, de l’assaut ultérieur d’Israël sur Gaza, qui aurait tué plus de 35 000 personnes et conduit le territoire au bord de la famine en raison de l’obstruction d’Israël à l’aide humanitaire.

À la fin de la troisième semaine de bombardements israéliens sur Gaza, M. Khan était sur le terrain au poste frontière de Rafah. Il s’est ensuite rendu en Cisjordanie et dans le sud d’Israël, où il a été invité à rencontrer des survivants de l’attaque du 7 octobre et des parents de personnes tuées.

En février 2024, M. Khan a publié une déclaration très ferme que les conseillers juridiques de Netanyahou ont interprétée comme un signe de mauvais augure. Dans ce message publié sur X, il mettait en effet Israël en garde contre un assaut sur Rafah, la ville la plus méridionale de Gaza, où plus d’un million de personnes déplacées s’étaient réfugiées à l’époque.

« Je suis profondément préoccupé par les informations faisant état de bombardements et d’une éventuelle incursion terrestre des forces israéliennes à Rafah », a-t-il écrit. « Ceux qui ne respectent pas la loi ne doivent pas se plaindre plus tard lorsque mon bureau prend des mesures ».

  

Des enfants au milieu des décombres d’un bâtiment à Rafah, détruit par des frappes aériennes israéliennes en février. Photo Mohammed Abed/AFP/Getty Images

Ces commentaires ont suscité l’inquiétude au sein du gouvernement israélien, car ils semblaient s’écarter de ses précédentes déclarations sur la guerre, que les responsables avaient considérées comme rassurantes et prudentes. « Ce tweet nous a beaucoup surpris », a déclaré un haut fonctionnaire.

Les inquiétudes en Israël concernant les intentions de M. Khan se sont intensifiées le mois dernier lorsque le gouvernement a informé les médias qu’il pensait que le procureur envisageait de délivrer des mandats d’arrêt contre Netanyahou et d’autres hauts fonctionnaires tels que Yoav Gallant.

Les services de renseignement israéliens avaient intercepté des courriels, des pièces jointes et des messages textuels de Khan et d’autres fonctionnaires de son bureau. « L’objet de la CPI a gravi l’échelle des priorités des services de renseignement israéliens », a déclaré une source des services de renseignement.

C’est grâce à des communications interceptées qu’Israël a établi que Khan envisageait à un moment donné d’entrer dans la bande de Gaza par l’Égypte et qu’il demandait une aide urgente pour le faire « sans l’autorisation d’Israël ».

Une autre évaluation des services de renseignement israéliens, largement diffusée au sein de la communauté du renseignement, s’appuie sur la surveillance d’un appel entre deux hommes politiques palestiniens. L’un d’eux a déclaré que Khan avait indiqué qu’une demande de mandats d’arrêt à l’encontre de dirigeants israéliens pourrait être imminente, mais a averti qu’il était « soumis à d’énormes pressions de la part des USA ».

C’est dans ce contexte que Netanyahu a fait une série de déclarations publiques avertissant qu’une demande de mandats d’arrêt pourrait être imminente. Il a appelé « les dirigeants du monde libre à s’opposer fermement à la CPI » et à « utiliser tous les moyens à leur disposition pour arrêter cette démarche dangereuse ».

Il a ajouté : « Qualifier les dirigeants et les soldats d’Israël de criminels de guerre jettera de l’huile sur le feu de l’antisémitisme ». À Washington, un groupe de sénateurs républicains de haut rang avait déjà envoyé une lettre de menace à Khan, accompagnée d’un avertissement clair : « Prenez Israël pour cible et nous vous prendrons pour cible".

Netanyahou (à gauche) et Yoav Gallant lors d’une conférence de presse à Tel Aviv en octobre. Photo Reuters

La CPI, quant à elle, a renforcé sa sécurité en procédant à des balayages réguliers des bureaux du procureur, à des contrôles de sécurité sur les appareils, à des zones sans téléphone, à des évaluations hebdomadaires des menaces et à l’introduction d’équipements spécialisés. Un porte-parole de la CPI a déclaré que le bureau de M. Khan avait fait l’objet de »"plusieurs formes de menaces et de communications qui pourraient être considérées comme des tentatives d’influencer indûment ses activités ».

M. Khan a récemment révélé dans une interview accordée à CNN que certains dirigeants élus avaient été “très directs” avec lui alors qu’il s’apprêtait à délivrer des mandats d’arrêt. «“ Ce tribunal est fait pour l’Afrique et pour des voyous comme Poutine”, m’a dit un haut responsable ».

Malgré les pressions, M. Khan, comme sa prédécesseure au bureau du procureur, a choisi d’aller de l’avant. La semaine dernière, il a annoncé qu’il demandait des mandats d’arrêt contre Netanyahou et Gallant ainsi que contre trois dirigeants du Hamas pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Il a déclaré que le premier ministre et le ministre de la défense d’Israël étaient accusés d’être responsables de l’extermination, de la famine, du refus de l’acheminement de l’aide humanitaire et du ciblage délibéré des civils.

Debout devant un pupitre, avec à ses côtés deux de ses principaux procureurs - l’un usaméricain, l’autre britannique -, M. Khan a déclaré qu’il avait à plusieurs reprises demandé à Israël de prendre des mesures urgentes pour se conformer au droit humanitaire.

« J’ai spécifiquement souligné que la famine en tant que méthode de guerre et le refus de l’aide humanitaire constituent des infractions au Statut de Rome. Je n’aurais pas pu être plus clair », a-t-il déclaré. « Comme je l’ai également souligné à plusieurs reprises dans mes déclarations publiques, ceux qui ne respectent pas la loi ne doivent pas se plaindre plus tard lorsque mon bureau prend des mesures. Ce jour est arrivé ».

 

 Tjeerd Royaards, Pays-Bas