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09/11/2025

La fabrique loquace de la multitude : hommage à Paolo Virno

 


Collettivo
le Gauche, 8/11/2025

Collectif indépendant néo-marxiste italien qui, depuis 2015, se propose de créer une plateforme de lutte et d'élaboration. FB/Meta

Traduit par Tlaxcala

Paolo Virno, récemment disparu, a écrit un livre qui demeure pour nous fondamental, intitulé Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines. Le noyau de sa réflexion part de la réactivation d’une ancienne alternative conceptuelle, celle entre peuple et multitude, qui aujourd’hui se propose à nouveau comme un instrument herméneutique décisif pour déchiffrer les formes de la sphère publique contemporaine. Cette dichotomie, forgée dans le feu des luttes pratiques et théoriques du XVII siècle – de la fondation des États modernes aux guerres de religion – vit la nette prévalence du concept de peuple, tandis que multitude devint le terme perdant, expulsé du lexique politique dominant. La thèse de fond est qu’au crépuscule d’un long cycle historique, et au cœur d’une crise radicale de la théorie politique moderne, c’est précisément la notion alors vaincue qui manifeste une vitalité extraordinaire, se prêtant à une éclatante revanche théorique.


Les deux polarités ont leurs pères putatifs en Hobbes et Spinoza, qui les définissent en opposition radicale. Pour Spinoza, la multitudo désigne une pluralité qui persiste en tant que telle sur la scène publique, dans l’action collective et la gestion des affaires communes, sans se fondre dans un Un, sans se dissoudre dans un mouvement centripète. C’est la forme d’existence politique et sociale des « nombreux en tant que nombreux » : une forme permanente, non épisodique ni interstitielle, qu’il considère comme la clef de voûte même des libertés civiles. À l’extrême opposé, Hobbes, avec une attitude que Virno n’hésite pas à qualifier de « haine », voit dans la multitude le plus grand danger pour le « suprême empire », pour ce monopole de la décision politique qu’est l’État. Pour Hobbes, la sphère publique moderne peut avoir pour centre de gravité ou bien la multitude, ou bien le peuple, mais pas les deux. Le peuple est une entité unifiée, dotée d’une volonté unique, et il est le reflet direct de l’existence de l’État : là où il y a l’État, là se constitue le peuple.

La multitude, au contraire, relève de l’« état de nature » ; elle est l’héritage antérieur à l’institution du corps politique, un refoulé susceptible de resurgir à tout moment pour ébranler la souveraineté étatique. La multitude, par son caractère intrinsèquement pluriel, se dérobe à l’unité politique, résiste à l’obéissance et, surtout, ne transfère jamais ses droits naturels au souverain. La célèbre formule hobbesienne – « les citoyens, lorsqu’ils se rebellent contre l’État, sont la multitude contre le peuple » – cristallise cette opposition à son diapason.

La question cruciale qui se pose est celle de savoir comment la multitude a survécu à l’hégémonie du modèle étatique-populaire. La réponse est qu’elle a été exorcisée et confinée dans des formes dissimulées et rachitiques à l’intérieur des deux grandes traditions politiques modernes. Dans la pensée libérale, l’inquiétude suscitée par les « nombreux » a été domestiquée à travers la dyade public/privé. La multitude, privée de voix et de présence publique, a été reléguée dans la sphère du privé, entendue au sens étymologique de privus, c’est-à-dire « dépourvu », privé de pertinence publique. Dans la pensée démocratique-socialiste, un écho de l’antique multitude résonne au contraire dans le second terme du couple collectif/individuel. Le peuple est le collectif, la volonté générale, tandis que la multitude se profile dans la prétendue impuissance et l’agitation désordonnée de l’individu singulier, perçu comme un reste ineffable et inopérant.

Aujourd’hui, dans les formes contemporaines de la vie et de la production matérielle, on assiste à un brouillage de ces lignes de démarcation. Les couples conceptuels public/privé et collectif/individuel « ne tiennent plus, mordent dans le vide, s’entrechoquent ». L’expérience collective et l’expérience individuelle, tout comme la sphère publique et la sphère privée, se confondent et se superposent inextricablement. La multitude contemporaine n’est plus composée ni de « citoyens » au sens classique, ni de « producteurs » au sens traditionnel : elle occupe une région médiane et hybride. Il est essentiel de souligner que cette multitude ne s’oppose pas de manière simpliste à l’Un, comme dans une certaine rhétorique postmoderne qui célèbre le multiple comme un bien absolu, mais qu’elle le redéfinit radicalement. Les nombreux ont eux aussi besoin d’une forme d’unité, mais cette unité n’est plus l’État, point d’aboutissement d’une convergence. Elle est plutôt une prémisse, un arrière-plan : le langage, l’intellect, les facultés communes du genre humain. L’Un dont les nombreux, dans un mouvement centrifuge, se différencient et persistent comme tels, est un universel partagé qui rend possible la différenciation elle-même.

Pour analyser concrètement cette multitude, Virno propose de développer trois blocs thématiques, dont le premier est la dialectique entre peur et recherche de sécurité. Le modèle traditionnel, de Kant à Heidegger, distinguait nettement entre une peur déterminée, liée à un danger circonscrit (une avalanche, le chômage), et une angoisse indéterminée, provoquée par la pure exposition au monde dans son ensemble, par le « ne pas se sentir chez soi » (Heidegger). À ces deux formes de crainte correspondaient deux formes d’abri : une sécurité empirique pour la peur, et un refuge absolu, souvent de nature religieuse ou morale, pour l’angoisse. Cette distinction servait de fondement au concept de peuple, lié à l’existence de communautés substantielles qui délimitaient un « dedans » stable et rassurant opposé à un « dehors » inconnu et angoissant.

Cette séparation nette a disparu pour trois raisons fondamentales. D’abord, les communautés substantielles, avec leur éthos consolidé et leurs « jeux de langage » familiers, se sont dissoutes. Les individus sont désormais accoutumés au changement rapide et vivent dans une réalité toujours déjà innovée, exposés en permanence à l’imprévu. Il n’existe plus de « dedans » protégé, de sorte que tout danger factuel se teinte immédiatement des couleurs de l’angoisse indéterminée. Peur et angoisse se superposent dans un sentiment que Virno propose d’appeler le perturbant. Ensuite, ce « ne pas se sentir chez soi » n’est plus une expérience solitaire et intérieure, mais il est devenu une condition commune et partagée, un fait public qui rassemble la multitude. Enfin, et c’est le point le plus radical, la séquence logique même peur-abri se trouve renversée. L’expérience originaire n’est pas la perception d’un danger appelant une réponse, mais l’activité première et active de se procurer un abri. C’est dans la tentative de nous protéger que nous identifions, souvent rétrospectivement, les dangers. Le vrai danger n’est souvent rien d’autre qu’une stratégie de salut monstrueuse et vénéneuse (le souverain fort, la xénophobie, la course effrénée à la carrière).

La dialectique se transforme ainsi en une dialectique entre formes alternatives de protection. C’est dans ce paysage modifié que s’enracine l’expérience de la multitude, unie par le désarroi et caractérisée par une oscillation constante entre des stratégies de réassurance opposées.

La ressource essentielle à laquelle la multitude puise pour s’orienter et se protéger dans ce monde sans certitudes, ce sont les lieux communs (topoi koinoi). Ceux-ci, au sens aristotélicien originel et non dans celui, moderne, de banalités, sont les formes logico-linguistiques de valeur universelle (le rapport plus/moins, l’opposition des contraires, la réciprocité) qui constituent l’ossature de tout discours. Avec le déclin des lieux spécifiques (topoi idioi), ces codes sectoriels et contextuels propres à des communautés particulières (le parti, l’Église, le groupe de supporteurs), les lieux communs perdent leur caractère d’arrière-plan inaperçu et remontent à la surface, devenant visibles et immédiatement utilisables comme unique boussole disponible. La « vie de l’esprit », l’intellect dans sa forme la plus abstraite et générale, devient ainsi un bien public et partagé.


La marche de l'intellect, par Robert Seymour, 1828

C’est ici que Virno reprend la notion marxienne d’intellect général (General Intellect), l’intellect général qui, de principale force productive dans le capitalisme contemporain, devient aussi la ressource apotropaïque de la multitude. Ainsi se renverse l’analogie aristotélicienne entre le penseur et l’étranger : ce n’est plus le penseur qui s’éloigne temporairement de la communauté, mais c’est la multitude entière des « étrangers », de ceux qui ne se sentent pas chez eux, qui doit se comporter, par nécessité, comme un penseur, en recourant à l’intellect abstrait pour naviguer dans la contingence.

Cette publicité de l’intellect, ce General Intellect devenu patrimoine commun, est profondément ambivalente. S’il ne se traduit pas en une sphère publique non étatique, en un espace politique où les nombreux puissent délibérer des affaires communes, il peut engendrer des effets terrifiants. Virno rappelle l’essai freudien sur L’Inquiétante étrangeté, où la croyance en l’omnipotence des pensées et la situation fusionnelle de la séance spirite exemplifient les effets angoissants d’une pensée dotée d’efficacité pratique immédiate, mais dépourvue de médiation politique. Dans le processus productif postfordiste, où le partage d’attitudes linguistico-cognitives générales est la condition technique fondamentale, ce même partage, s’il ne devient pas république, se traduit par une prolifération de hiérarchies personnelles et arbitraires, par une dépendance personnelle qui soumet l’être entier du travailleur. La publicité sans sphère publique est donc le versant négatif et dangereux de l’expérience de la multitude.

L’Un de la multitude n’est pas et ne peut pas être l’Un étatique du peuple. C’est un Un d’une autre nature, constitué des lieux communs de l’esprit, de l’intellect général, du langage lui-même. Si la multitude du XVII siècle, héritière des républiques communales, exerçait un jus resistentiae pour défendre des coutumes et des prérogatives locales déjà existantes, la multitude contemporaine, tout en partageant cette logique défensive et non représentative, a pour fond un Un bien plus universel que l’État et est profondément marquée par l’histoire du capitalisme et du mouvement ouvrier. Sa particularité est de fomenter l’effondrement de la représentation politique au nom de la recherche de nouvelles formes politiques qui s’approprient le savoir/pouvoir aujourd’hui figé dans les appareils étatiques. Contre la tentation de voir dans la multitude la fin de la classe ouvrière, Virno soutient qu’elle en représente plutôt une nouvelle configuration historique. La classe ouvrière, en tant que productrice de plus-value, ne disparaît pas : c’est sa manière d’être qui change, passant de populaire à multitudinaire, avec tout ce que cela implique en termes de mentalité, d’organisation et de conflit.

La fabrique loquace

Angelo Nizza, dans Linguaggio e lavoro nel XXI secolo (Langage et travail au XXI siècle. Nature et histoire d’une relation), soutient que la perspective opéraïste — à l’intérieur de laquelle s’inscrit la pensée de Paolo Virno — interprète l’alliance contemporaine entre langage et travail comme le signe d’une transformation fondamentale, par laquelle la poiesis (l’activité productive orientée vers un extérieur) est en train de devenir praxis, un agir qui contient en lui-même sa propre fin. Le mérite spécifique de Virno est d’avoir cristallisé ce lien dans une implication logique particulièrement efficace : si la communication devient un élément constitutif du travail, alors son dispositif téléologique se fissure inévitablement et, une fois la prédominance du modèle finaliste évanouie, se dissout également le monisme du concept de production.

Cette série de conséquences négatives trouve sa formulation la plus dense dans la notion de travail sans téléologie, qui désigne une poiesis entrée dans une zone d’indétermination sémantique précisément pour avoir absorbé en elle les caractères typiques de la praxis. Virno construit son argumentation en déconstruisant le concept traditionnel de travail comme poiesis à travers deux mouvements logiques fondamentaux. Par le premier, il rattache encore fermement le concept de travail à la téléologie, reprenant la distinction aristotélicienne selon laquelle, contrairement à la praxis, qui a sa fin en elle-même, le travail est régi par un rapport causal moyen-fin et trouve son unité de mesure dans un produit extérieur. Par le second argument, Virno identifie la condition de possibilité de ce finalisme : la solidité du rapport travail-téléologie dépend entièrement du caractère restreint du travail, c’est-à-dire de l’exclusion rigoureuse de la communication linguistique du concept de production. Pour que le travail puisse se maintenir comme poiesis pure, il faut qu’il expurge l’interaction linguistique.

C’est ainsi que Virno, dans le but polémique de réfuter Habermas, pousse à l’extrême l’opposition entre travail et interaction, en indiquant dans le langage l’« au-delà » spécifique de la notion de poiesis. Le caractère distinctif de l’agir communicatif, en effet, n’est pas l’emploi d’un moyen en vue d’une fin. L’action linguistique ne s’inscrit pas dans le régime des causes naturelles et, par conséquent, dans son déroulement, le moyen ne transite pas vers une fin extérieure. Il apparaît donc évident que la communication, au moment où elle devient le terme médian du processus de travail, en dissout la structure rigoureusement finaliste. La thèse du travail sans téléologie saisit l’indistinction entre praxis et poiesis sans supprimer la paire conceptuelle, préservant ainsi l’idée de l’existence humaine comme vie active, en contraste net avec les positions d’Agamben. De plus, elle identifie avec précision à la fois l’opérateur de cette transformation — le langage — et l’opération spécifique, c’est-à-dire la pénétration du langage dans le travail, qui est à l’origine du mélange entre agir et faire, se distanciant aussi des thèses de Rossi-Landi.

Dans l’essai Virtuosité et révolution,  théorie politique de l’exode et dans Grammaire de la multitude, Paolo Virno part d’un paradoxe palpable de la condition contemporaine : l’action politique, jadis notion familière et opérante, apparaît aujourd’hui enveloppée d’une aura d’inaccessibilité énigmatique. Cette paralysie de l’agir, soutient Virno, ne se réduit pas à une simple conjoncture défavorable ou à l’hégémonie d’une idéologie résignée : elle plonge ses racines dans une transformation essentielle et durable du fond même de notre expérience. Pour la comprendre, il faut remettre en question la tripartition consolidée de l’existence humaine en Travail (poiesis), Action politique (praxis) et Intellect (vie de l’esprit), une distinction cardinale de la tradition philosophique, d’Aristote à Hannah Arendt.

Selon ce schéma classique, le Travail se caractérise par son aspect instrumental, finalisé à la production d’une œuvre durable et détachable de l’acte qui l’a générée. L’Action politique, elle, trouve sa fin en elle-même ; elle concerne l’imprévisible, le possible et le commencement de processus nouveaux, et se déploie nécessairement dans la « présence d’autrui », dans un « espace à structure publique ». L’Intellect pur, enfin, est une activité solitaire et imperceptible, retirée du tumulte du monde.

Virno conteste radicalement l’actualité de ce schéma. Les frontières entre ces sphères, autrefois perçues comme nettes, ont cédé, donnant lieu à des perméabilités et hybridations décisives. Sa thèse centrale, en contraste frappant avec celle de Hannah Arendt — qui voyait dans la politique moderne une dégénérescence sous forme de travail productif —, est que c’est exactement l’inverse qui s’est produit : c’est le Travail postfordiste qui a absorbé en lui les traits distinctifs de l’Action politique.

La figure clé pour comprendre cette métamorphose est celle du virtuose, de l’artiste exécutant, tel le pianiste ou le danseur. Sa performance, comme le notaient déjà Aristote et Arendt, est une activité « sans œuvre » qui ne produit pas d’objet extrinsèque et durable mais trouve son accomplissement en elle-même, et qui, pour exister, requiert constitutivement un public, une relation avec la « présence d’autrui ». Ce qui, autrefois, était un cas spécial et marginal — analysé avec une certaine perplexité même par Marx, qui, dans ses écrits sur le travail intellectuel, distinguait les activités produisant une œuvre de celles où « le produit est inséparable de l’acte de produire », assimilant souvent ces dernières au travail servile et improductif — est devenu le prototype du travail salarié contemporain.

Dans le capitalisme postfordiste, le travail vivant n’est plus principalement l’agent central du processus productif immédiat, mais il se situe « à côté » de celui-ci, assumant toujours plus les fonctions de « surveillance et de coordination ». Son activité consiste de moins en moins à atteindre une fin particulière, et de plus en plus à moduler, varier et intensifier la coopération sociale elle-même. Cette modulation s’opère à travers des prestations linguistiques et communicatives qui, s’épuisant dans l’interaction qu’elles déterminent, sont précisément « sans œuvre ». L’« espace à structure publique » dont le virtuose et l’homme politique ont besoin est désormais incorporé directement dans le processus productif. Le langage, dont l’acte d’énonciation est la virtuosité par excellence (puisqu’il ne présuppose pas de partition définie mais puise dans la pure potentialité de la faculté de langage), devient la matière première du travail.

Le slogan capitaliste de la « qualité totale » se révèle être la demande de rentabiliser le goût de l’action, l’aptitude à affronter l’imprévu et la capacité de commencer quelque chose de nouveau — toutes des qualités que la tradition attribuait à la praxis politique. La conséquence, profondément paradoxale, est l’éclipse et la paralysie de la politique au sens strict : elle apparaît désormais comme une duplication superflue et appauvrie d’une expérience déjà vécue — quoique sous forme asservie et déformée — à l’intérieur de la sphère productive. La multitude postfordiste est donc une multitude dépolitisée précisément parce que son travail est déjà, structurellement, saturé de politique.

Cette hybridation entre Travail et Action a été rendue possible par un second événement crucial : l’irruption publique de l’Intellect. Virno développe la catégorie marxienne du General Intellect tout en opérant une correction significative. Si, pour Marx, le savoir social général s’objectivait principalement dans le capital fixe, dans le système des machines, pour Virno, il se présente aujourd’hui avant tout comme un attribut direct du travail vivant — comme le répertoire des facultés génériques (langage, capacité d’abstraction, apprentissage, autoréflexion) qui constituent une ressource partagée, un bien commun.

Cet intellect devenu public, cette puissance mentale et linguistique, est la « partition » sui generis que les travailleurs-virtuoses exécutent dans leurs performances productives. Cette publicité de l’intellect, au lieu de se traduire en sphère publique autonome, est capturée et déformée par le travail salarié. Les conséquences de cette capture sont lourdes d’implications : on assiste à une étatisation de l’intellect. Sa publicité particulière, privée d’expression propre, se reflète dans l’État sous forme d’une croissance hypertrophique et autoritaire des appareils administratifs.

L’Administration, supplantant le système politico-parlementaire, devient le cœur de l’État, représentant une concrétisation despotique du General Intellect, un point de fusion entre savoir et commandement. L’ancienne expression « raison d’État » acquiert pour la première fois un sens non métaphorique : il ne s’agit plus du simple transfert du droit naturel au souverain (Hobbes), mais d’un véritable transfert de la publicité de l’intellect à l’appareil étatique.

La nature « sans œuvre » du travail virtuose, jointe à sa subordination, engendre un travail universellement servile. Comme l’activité ne s’objectivise pas dans un produit séparé, elle met directement en jeu la personne même de celui qui l’accomplit, ainsi que sa relation avec celui qui commande ou bénéficie de la prestation. La mise au travail de ce qu’il y a de plus commun — l’intellect et le langage —, non traduite en communauté politique, engendre une « personnalisation de l’assujettissement » visqueuse et étouffante.

Face à ce scénario, la voie de sortie indiquée par Virno consiste en un renversement des alliances. Le pari est de rompre le lien qui unit l’intellect au travail salarié et de construire une nouvelle, féconde alliance entre l’intellect et l’action politique. À ce passage radical, qui est à la fois une soustraction et une fondation, Virno donne le nom d’Exode.

L’Exode est une « soustraction entreprenante », une défection de masse qui, au lieu de protester à l’intérieur des règles données, modifie le contexte même du conflit, inventant de nouvelles possibilités et altérant les règles du jeu. Des exemples historiques d’une telle défection sont la fuite des ouvriers américains du XIX siècle vers les terres de frontière, ou la préférence, chez la force de travail juvénile italienne des années 1970, pour la précarité plutôt que pour le poste fixe en usine.

Aujourd’hui, la « frontière » à coloniser est l’excédent de savoirs, de communication et d’agir de concert impliqué par la publicité du General Intellect. La défection donne à cet excédent une expression autonome et affirmative, le soustrayant au double chantage du profit et de l’administration étatique.

Le sujet de cet Exode n’est pas le peuple, unitaire et représentable dans l’État, mais la multitude, un ensemble de singularités irréductibles qui coopèrent horizontalement sans se fondre dans une unité souveraine. La multitude, dont le mode d’être est l’agir-de-concert, obstrue par nature les mécanismes de la représentation politique, s’exprimant plutôt comme un ensemble de « minorités agissantes » qui n’aspirent pas à devenir majorité.

La crise de la représentation, loin d’être un mal absolu, devient ainsi l’occasion d’expérimenter des formes de « démocratie non représentative et extraparlementaire ». Les organes de cette démocratie sont les soviets, les conseils, les ligues, qui s’opposent à la délégation par la logique de l’Exemple : des actions paradigmatiques qui, en exhibant dans un cas particulier la possible alliance entre intellect et république, ont la force du prototype reproductible et non la froide normativité du commandement.

Les formes d’action de cette multitude sont la désobéissance radicale, qui ne transgresse pas une loi spécifique au nom d’une fidélité supérieure à l’ordre établi, mais met en cause le présupposé hobbesien de l’obéissance préalable et vide de contenu, fondement de la validité de tout commandement.

S’y ajoute la vertu d’intempérance qui, différente de la vulgaire incontinence, oppose une connaissance intellectuelle (le General Intellect) à la norme éthico-politique étatique, en tirant de celle-ci des conséquences pratiques en rupture avec les lois civiles. Dans ce nouveau contexte, même la géométrie du conflit change : l’inimitié n’est plus « absolue » comme dans la guerre civile pour la conquête de l’État, mais « illimitée et réactive », asymétrique, car les amis ne se placent pas sur un front opposé à l’ennemi, mais le prennent à revers, par des lignes de fuite.

La violence, enfin, perd son caractère révolutionnaire et novateur pour assumer la forme pré-moderne du jus resistentiae, du droit de résistance, orienté à conserver et protéger les nouvelles formes de vie communautaire et les institutions non étatiques expérimentées pendant l’Exode.


Cabinet of Curiosities, 1690, Domenico Remps, huile sur toile

Le concept de multitude

Virno, en s’inspirant de l’épistémologie de Gaston Bachelard, suggère que le concept de multitude, à l’instar des paradoxes de la mécanique quantique, exige pour être pensé adéquatement une constellation de prédicats philosophiques hétérogènes, empruntés à des auteurs et domaines différents. Il explore la multitude à partir des formes de la subjectivité, en s’appuyant sur quatre prédicats fondamentaux : le principe d’individuation, la biopolitique, les tonalités affectives (opportunisme et cynisme), et enfin la paire heideggérienne bavardage et curiosité, qu’il relit de manière radicale.

Le principe d’individuation

Le premier et fondamental prédicat est le principe d’individuation. La multitude, entendue comme pluralité s’opposant à l’unité cohésive du peuple, est un réseau d’individus qu’il faut comprendre non comme des points de départ atomistiques, mais comme des points d’arrivée — l’issue d’un processus d’individuation enraciné dans une réalité préindividuelle. Cette réalité préindividuelle, commune, universelle et indifférenciée, se compose de trois strates distinctes.

En premier lieu, il y a le fond biologique de l’espèce, cet appareil perceptif et sensoriel anonyme pour lequel, comme le remarque Merleau-Ponty, on ne dit pas « je vois » mais « il se voit », car la perception précède et demeure étrangère à la vie personnelle. En second lieu, il y a la langue historico-naturelle, qui est à la fois de tous et de personne, et dont l’usage initial est interpsychique et public. À la différence de la perception, qui reste anonyme, la langue est le lieu où le processus d’individuation prend forme, notamment lorsque le locuteur prend conscience du rapport entre sa faculté générique de parler (la puissance de dire) et l’acte énonciatif particulier, définissant ainsi un espace du « propre à moi ».

Enfin, il existe une réalité préindividuelle proprement historique : le rapport de production capitaliste, qui, à l’époque postfordiste, mobilise directement les facultés génériques de l’espèce — perception, langage, mémoire, affects —, autrement dit ce que Marx appelait le Gattungswesen, ou « être/essence générique », objectivée dans le General Intellect.

La réflexion du philosophe Gilbert Simondon fournit les instruments pour approfondir cette articulation. Sa première thèse cruciale est que l’individuation n’est jamais achevée : le sujet n’est pas seulement la partie individualisée, mais le tissage permanent — souvent conflictuel — entre éléments préindividuels (espèce, langue, coopération) et aspects singularisés. Le sujet est donc un « champ de bataille », une entité amphibie suspendue entre le je et le on, où l’harmonie est précaire et où peuvent naître crises, angoisses ou, à l’inverse, la prétention paranoïaque d’un moi qui absorberait tout en lui.

La seconde thèse de Simondon, encore plus décisive, renverse la conception commune du collectif : l’expérience collective n’est pas le lieu où l’individu s’annule, mais le terrain d’une nouvelle et plus radicale individuation. C’est dans le collectif que la part de préindividuel que chacun porte en soi peut, au moins en partie, être à son tour individualisée. C’est ce qui fonde la différence ontologique entre peuple et multitude. Pour la multitude, le collectif n’est ni centripète ni fusionnel ; il ne produit pas une « volonté générale » à déléguer à un souverain. En radicalisant le processus d’individuation, il fonde la possibilité d’une démocratie non représentative, que l’on peut définir comme l’individuation du préindividuel historico-social (science, savoir, coopération). Les « plusieurs » persistent en tant que « plusieurs » parce qu’ils ont déjà derrière eux l’universalité du préindividuel, et parce que leur action collective ne fait qu’accentuer leur singularisation.

Cet enchevêtrement complexe trouve sa synthèse dans le concept marxien d’« individu social » — un oxymore désignant l’individu en qui l’intellect général et l’être/existence générique se manifestent ouvertement à côté du je singulier, exposant leur propre genèse ontologique.

Charlie-Hebdo, 2019

La biopolitique

Le second prédicat est le concept, souvent équivoque, de biopolitique. Pour en saisir le noyau rationnel, il faut remonter à la notion paradoxale de force de travail. Celle-ci n’est pas le travail effectif, mais la pure puissance de produire, la dynamis qui incorpore « la somme de toutes les aptitudes physiques et intellectuelles ». Sa particularité, comme le souligne Marx, est d’être une marchandise qui, en tant que pure puissance, n’a pas d’existence autonome (« qui dit capacité de travail ne dit pas travail »), et pourtant est achetée et vendue.

Puisque cette puissance est inséparable de la corporéité vivante du vendeur, c’est le corps vivant — le pur bios — qui devient l’objet indirect d’intérêt. Le capitaliste achète la faculté, et pour ce faire, il doit avoir affaire à son substrat vivant. L’origine de la biopolitique foucaldienne doit donc être recherchée dans ce fait premier : l’achat et la vente de la puissance en tant que puissance, qui met en jeu son réceptacle corporel, faisant de la « vie » la cible de stratégies gouvernementales multiples et différenciées. La biopolitique est ainsi l’effet du fait que la dimension potentielle de l’existence (la faculté de parler, de penser, d’agir) devient prépondérante, prenant la forme empirique de la force de travail.

Opportunisme et cynisme

Le troisième prédicat analyse les tonalités affectives de la multitude contemporaine, entendues comme des modes d’être diffus et ambivalents, dotés d’un « noyau neutre » susceptible de dérives opposées. Dans le postfordisme, on observe une coïncidence immédiate entre production et éthique : les qualités requises dans le travail — mobilité, adaptabilité, flexibilité, habitude à ne pas avoir d’habitudes — ne résultent pas d’une discipline industrielle, mais d’une socialisation qui se déroule essentiellement hors du travail, dans l’attente précaire et les chocs métropolitains.

Le nihilisme, autrefois contrepoint de la vie moderne, entre directement dans la production, devenant lui-même un prérequis professionnel. Sur ce fond, deux « mauvais sentiments » prédominent : l’opportunisme et le cynisme.

L’opportunisme structurel est une sensibilité aiguë aux possibilités toujours interchangeables, une familiarité avec le possible en tant que tel, qui devient une ressource technique indispensable dans des processus de travail non plus ordonnés par des finalités univoques, mais par des classes de possibilités équivalentes.

Le cynisme, à son tour, naît de l’expérience directe de la conventionalité et de l’inanité des règles qui structurent les contextes sociaux. Le cynique, ayant démasqué l’arbitraire des règles, les utilise avec parfaite adhérence momentanée mais sans illusion, dans une brutale affirmation de soi. Ce cynisme est étroitement lié à la centralité du General Intellect.

Contrairement à l’argent, qui fonctionnait comme une abstraction réelle fondée sur le principe d’équivalence (et pouvait donc soutenir des idéologies égalitaires), le savoir social, devenu force productive immédiate, n’égalise pas : il sert de prémisse constructive à des actions hétérogènes. La chute du principe d’équivalence se manifeste, chez le cynique, comme l’abandon de l’exigence d’égalité et l’acceptation de la prolifération des hiérarchies. La familiarité avec le possible et la proximité aux règles conventionnelles constituent le « noyau neutre » de cette disposition affective — un mode d’être fondamental qui, bien qu’il se manifeste aujourd’hui sous des formes détériorées, pourrait, en principe, donner lieu à des conflits et à des issues radicalement différentes.

Bavardage et curiosité

Le quatrième et dernier groupe de prédicats est formé par le bavardage et la curiosité, analysés par Heidegger comme manifestations de la « vie inauthentique » du on anonyme. Contrairement à Heidegger, qui les relègue dans le loisir futile et les oppose au laborieux « prendre soin » du monde-chantier, le bavardage et la curiosité sont vues par Virno comme des attributs centraux de la production contemporaine.

Le bavardage, par son émancipation du paradigme référentialiste (le discours qui n’a pas besoin de refléter la réalité pour être compris) et son caractère performatif et infondé, constitue la matière première du virtuosisme postfordiste. C’est l’agir communicatif informel et flexible, la mobilisation de la langue et de la pure faculté de langage, qui caractérise le travail actuel, au point que l’on pourrait imaginer des panneaux invitant à « Parler ! » pour travailler.

La curiosité, cette « concupiscence de la vue » déjà analysée par Augustin, n’est plus l’éloignement du monde des œuvres. À travers une relecture de Walter Benjamin, la curiosité médiatique et « distraite » est louée comme une nouvelle forme d’apprentissage sensoriel. Les mass media, en satisfaisant cette curiosité vorace, entraînent les sens à considérer le connu comme inconnu (en découvrant des marges de liberté dans l’usuel) et l’inconnu comme familier (en apprivoisant l’imprévu). La distraction, condamnée par Heidegger, devient chez Benjamin l’attitude propre d’un observateur qui, sans l’attention requise par l’apprentissage intellectuel, assimile perceptivement les produits intellectuels et les paradigmes abstraits de la technique.

Multitude et postfordisme

Dans Grammaire de la multitude, Virno est convaincu que, pour décrire de manière claire le mode de production contemporain — le postfordisme —, il faut recourir à une constellation de catégories issues de la philosophie politique, de l’éthique, de l’épistémologie et de la philosophie du langage. Ce n’est pas un caprice académique, mais une nécessité dictée par la nature même de l’objet étudié : le fait central de cette époque consiste dans l’identification progressive et toujours plus étroite entre poiesis et langage, entre activité productive et communication.

Pour nommer de façon unitaire ce nouveau panorama de formes de vie et de jeux de langage, Virno se réfère au concept de multitude, entendue comme un ensemble de ruptures et d’innovations : la vie d’étrangers comme condition ordinaire, la prévalence des lieux communs du discours sur ceux spécialisés, la publicité de l’intellect comme ressource apotropaïque et pilier de la production, l’activité sans œuvre coïncidant avec la virtuosité, la centralité du principe d’individuation, le rapport au possible en tant que possible (qui se traduit en opportunisme), et enfin le développement hypertrophique des aspects non référentiels du langage, à savoir le bavardage.

Dans cette configuration, la multitude représente la pleine manifestation historique, empirique et phénoménale de la condition ontologique de l’animal humain, mettant à nu sa fragilité biologique, le caractère potentiel et indéfini de son existence, l’absence d’un environnement spécifique, et l’intellect linguistique comme « compensation » à la pauvreté d’instincts spécialisés. C’est comme si la racine ontologique de l’humain était venue à la surface, se montrant à découvert.

Autrement dit, la multitude est la configuration biologique fondamentale devenue un mode d’être historiquement déterminé, une ontologie qui se révèle phénoméniquement. Le capitalisme contemporain trouve sa ressource productive principale dans les aptitudes linguistico-relationnelles et dans l’ensemble des facultés communicatives et cognitives qui distinguent l’être humain.

Pour pénétrer cette réalité complexe, Virno avance dix thèses qui, bien que formulées de manière concise, ne prétendent pas à l’exhaustivité.

1.      Première thèse. Le postfordisme débute historiquement en Italie avec les luttes sociales connues sous le nom de mouvement de 1977. Ce mouvement exprima une force de travail scolarisée, précaire et mobile, qui s’opposa frontalement à l’éthique du travail et à la culture de la gauche historique, marquant une discontinuité nette avec la figure de l’ouvrier fordiste. Ce qui apparut alors comme un conflit marginal fut en réalité l’anticipation du nouveau centre du développement capitaliste. Le chef-d’œuvre du capitalisme italien fut de convertir ces propensions collectives conflictuelles — l’exode de l’usine, le désamour du poste fixe, la familiarité avec les savoirs et les réseaux communicatifs — en un nouveau concept de professionnalité fondé sur l’opportunisme, le bavardage et la virtuosité.

2.     Deuxième thèse. Le postfordisme réalise empiriquement le Fragment sur les machines de Marx. Dans ce texte, Marx préfigure une situation où le savoir abstrait, la science, le General Intellect, deviennent la principale force productive, réduisant le travail immédiat à une « base misérable » et minant à la racine la loi de la valeur. Ce que Marx décrivait comme la prémisse d’un dépassement révolutionnaire du capitalisme s’est réalisé pleinement à l’intérieur même des rapports de production capitalistes, donnant naissance à de nouvelles formes stables de domination.

3.     Troisième thèse. La crise de la société du travail ne correspond pas à une simple réduction quantitative du temps de travail, mais au fait que la richesse sociale est désormais produite par le General Intellect et la coopération sociale, tandis que le temps de travail continue d’être la mesure officielle, bien qu’elle ne soit plus véridique.

4.    Quatrième thèse. Pour la multitude postfordiste, il n’existe plus de différence qualitative entre temps de travail et temps de non-travail. L’intellect, la « vie de l’esprit », est pleinement intégré au processus productif. En découle un paradoxe : on peut affirmer à la fois qu’on ne cesse jamais de travailler et qu’on travaille toujours moins.

5.     Cinquième thèse. Il faut distinguer, suivant Marx, le temps de travail du temps de production. Dans le postfordisme, l’écart entre les deux s’élargit : le temps de production inclut la coopération sociale et la productivité de la vie elle-même. Le surtravail se tire non seulement de la journée de travail, mais de cet écart non rémunéré.

6.    Sixième thèse. Le postfordisme est caractérisé par une mosaïque de modèles productifs. À côté de secteurs avancés, persistent des modèles archaïques, en une sorte d’Exposition universelle de l’histoire du travail. Ce qui unit le technicien logiciel et l’ouvrier à la chaîne, ce n’est pas la tâche, mais un ethos commun fait d’opportunisme et de bavardage.

7.     Septième thèse. Le General Intellect ne se limite plus au capital fixe : il se manifeste surtout comme attribut du travail vivant, comme interaction linguistique et coopération humaine. Dans cette fabrique loquace, le travail est interaction, rendant obsolètes les dichotomies habermassiennes entre agir instrumental et agir communicationnel.

8.    Huitième thèse. L’ensemble de la force de travail postfordiste constitue une intellectualité de masse. Le travailleur ordinaire, en tant qu’être parlant, mobilise dans son activité les facultés cognitives les plus générales : apprendre, abstraire, mémoriser, communiquer.

9.    Neuvième thèse. La théorie de la prolétarisation est dépassée. Tout travail postfordiste est complexe, non par addition quantitative, mais par qualité coopérative et linguistique. La multitude n’est pas un peuple homogène par soustraction, mais un ensemble de singularités dont la richesse productive échappe aux catégories de l’économie politique.

10.                       Dixième thèse. Le postfordisme est le communisme du capital. Comme le fordisme fut un « socialisme du capital » après la crise de 1929, le postfordisme est la réponse capitaliste à la révolution vaincue des années 1960–1970, qui avait attaqué le salariat et la forme-État elle-même. Le capital a orchestré à son profit les mêmes exigences communistes — abolition du travail, dissolution de l’État, valorisation des différences — en les retournant en leur contraire : précarité au lieu de libération, fragmentation étatique au lieu de disparition, fétichisme des différences générant de nouvelles hiérarchies.

Le postfordisme est, en définitive, un communisme réalisé par et pour le capital.


Hommage à Paolo Virno

Ci-dessous une traduction des articles parus dans le quotidien italien il manifesto de ce 9 novembre, consacrés au philosophe Paolo Virno, qui vient de disparaître, suivis d'une note de Christian Marazzi. Tlaxcala


SOMMAIRE

  • Paolo Virno : lundi, les derniers adieux
  • La vie militante
    Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition
  • La passion politique
    Un éclaireur de l’exode à la visée sûre
  • La recherche philosophique
    Au-delà du capital, la partie reste ouverte
  • ENTRETIEN
    Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau
  • Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno

 


Paolo Virno : lundi, les derniers adieux

Rédaction, il manifesto, 9/11/2025

Paolo Virno est mort à Rome dans la soirée du 7 novembre. Depuis quelque temps, il faisait face à la maladie, sachant parfaitement, en grand joueur de poker, que dans une partie, il ne faut jamais laisser paraître ses émotions. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas perdu sa bonne humeur jusqu’à son dernier souffle — et sa dernière cigarette.

Il avait 73 ans, né à Naples en juin 1952. Il avait aussi vécu à Gênes, Rome et Milan. Militant et dirigeant de Potere Operaio, il avait fondé la revue Metropolis.

Impliqué dans l’enquête et la rafle du 7 avril 1979, il fut jugé et acquitté. Il a ensuite travaillé à la rédaction culturelle du manifesto.

Il enseigna la philosophie du langage dans plusieurs universités italiennes et étrangères.

Parmi ses livres les plus importants : Le souvenir du présent. Essai sur le temps historique (1999), Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines (2003), Essai sur la négation. Pour une anthropologie linguistique (2013). [9 de ses livres ont été publiés en français par les Éditions de L’Éclat]

Les derniers adieux à Paolo auront lieu demain, lundi 10 novembre à 11 heures, à l’ESC Atelier autogéré, via dei Volsci 159 à Rome.

Toutes et tous, au manifesto, nous nous serrons avec amour et tendresse autour de Raissa, Pietro et Valerio, ainsi que de la sœur de Paolo, Luciana, et de son frère, Claudio. Nous l’avons profondément aimé, il nous manquera énormément.

La vie militante

Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition

Andrea Colombo, il manifesto, 9/11/2025

Souvenir

Intellectuel et anti-intellectuel, il a milité dans Potere Operaio, subi une incarcération injuste, travaillé au manifesto, enseigné la philosophie. Jamais résigné à la triste mission de rendre le monde un peu plus juste : il voulait le renverser.

Paolo Virno fut un acteur essentiel de la gauche révolutionnaire italienne, et un rédacteur inoubliable de ce journal.
Paolo Virno. Photo Nora Parcu

Dans la fin des années 1980, Paolo sortait à peine d’une odyssée judiciaire kafkaïenne, passée à l’histoire sous le nom de « 7 avril ». On l’avait inculpé et emprisonné sous des accusations ridicules, auxquelles même les magistrats ne croyaient pas, mais pour une raison juste, quoique inavouable : celle d’être un révolutionnaire communiste décidé à renverser l’ordre existant, convaincu que vivre, c’est marcher sur la tête des rois. Sa méfiance envers la magistrature démocratique [les juges membres ou sympathisants du Parti communiste, NdT], jamais démentie jusqu’à son dernier jour, naquit de cette expérience.

Paolo rejoignit ensuite le manifesto, dans la section culturelle — qui comprenait alors aussi les spectacles. Mais il ne voulait pas, et nous ne voulions pas, d’une section culturelle comme les autres, fût-elle très politisée. Nous visions un « contre-journal », capable de regarder ce que l’urgence de l’actualité reléguait hors des premières pages : non les acrobaties du CAF (le triumvirat Craxi, Andreotti, Forlani), ni les gloires lointaines des guerres de libération, mais les transformations radicales des forces productives encore à l’état naissant à la fin des années 1980.

L’émergence d’un nouveau prolétariat intellectuel et inventif, remplaçant la répétition mécanique de la chaîne par l’usage de l’esprit. Le paradoxe d’une société du salariat rendue obsolète et parasitaire par le développement des forces productives, mais dont on ne sortait qu’en en conservant les règles — parce que la survie du commandement l’exigeait.

De cette ambition naquit le périodique Luogo comune, et une grande part du combat se jouait déjà dans les pages du manifesto. Ceux qui voudraient comprendre peuvent lire la compilation Negli anni del nostro scontento (DeriveApprodi, 2023), qui rassemble ses articles : on y découvre une capacité unique à repérer les lignes de force du nouvel ordre social, mais aussi ses failles, jusque dans les films populaires, les émotions d’une époque ou le lexique des intellectuels.

Cette ambition révolutionnaire totale fut la marque constante de l’action politique et de la réflexion philosophique de Virno. Tous ses livres, sans exception, visent à subvertir le présent, même quand ils s’attardent sur les jeux d’esprit ou les limites du langage.

Jamais il ne s’est contenté de « rendre le monde un peu meilleur ». Il savait que sans une vision apte à ébranler l’ordre entier, on n’obtient même pas un meilleur salaire. Il allait toujours au bout du jeu.

Il a vécu dans la conscience d’une défaite historique, sans jamais s’y résigner. Ancien militant et dirigeant de Potere Operaio, organisation dont l’influence allait bien au-delà de ses modestes effectifs, il avait su garder l’esprit de cette époque où la révolution semblait à portée de main.

Mais sa pensée n’était pas nostalgique : il considérait l’arsenal du passé comme un fardeau, sauf la méthode héritée de l’opéraïsme, qu’il revisita jusqu’à la rendre méconnaissable. Il traquait les nouvelles subjectivités, les formes inédites de résistance, et affirmait qu’aujourd’hui, être communiste est incompatible avec appartenir à la gauche traditionnelle, nuisible plus qu’inutile.

Pour beaucoup, Paolo fut un maître de pensée critique, un compagnon et un ami. Pour certains, comme moi, il l’était depuis le lycée romain et Potere Operaio.

À ceux qui ne l’ont pas connu, il laisse des textes qui seront étudiés comme des armes de la lutte de classe moderne. Mais il leur manquera ce qu’aucun texte ne peut rendre : sa générosité proverbiale, son indifférence à l’argent, sa présence solide dans l’épreuve, son ironie et sa joie. L’avoir eu pour ami fut un privilège rare.

 Paolo Virno. Photo Nora Parcu


La passion politique

Un éclaireur de l’exode à la visée sûre

Marco Bascetta, il manifesto, 9/11/2025

Plus les histoires sont longues et intenses, plus les expériences et les sensibilités sont entrelacées, moins on sait par où commencer.

Pourquoi pas, alors, par une petite rubrique de la revue Luogo comune, qu’au début des années 1990 Paolo avait lancée avec un groupe de camarades et d’amis : « Citations face à l’ennemi », inspirée du cliché western — repris plus tard par Tarantino — où le tireur cite un verset biblique avant de dégainer.

Eh bien, les articles de Paolo, ses essais courts, forment un catalogue extraordinaire de “citations face à l’ennemi” : extraites d’un vaste savoir, aiguisées par une passion politique et une précision de tir inégalées.

Jamais son travail n’a été sans cible, même lorsqu’il distingua clairement militance politique et recherche philosophique. Non pour en nier le lien, mais pour en préserver le rigoureux équilibre. Deux tâches aussi décisives, disait-il, ne peuvent être menées à moitié.

Beaucoup d’entre nous furent déconcertés : nous vivions justement dans cette zone grise où la pensée longue se mêle à l’urgence de l’action. Mais sa radicalité continuait d’alimenter les mouvements, et face à tout événement nouveau, nous revenions toujours à quelque éclair philosophique de Paolo.

Ces dernières années, après avoir quitté l’enseignement, il voulait retrouver un rapport direct à la lutte politique. Nous en parlions souvent, sans trouver la voie à la hauteur de sa radicalité.

S’il est un mot qu’il incarnait pleinement, c’est « compagno » [camarade] : amitié, affection, espérance, intelligence collective et liberté individuelle. Ce mot, sérieux et enjoué, fut celui par lequel il nous salua, Andrea Colombo et moi, jeudi matin encore.

Car Paolo appelait son petit cercle de Luogo comune les « marxistes non de gauche » — une ironie dirigée contre les socialistes des années 1960 qui se disaient « gauche non marxiste ». Cela signifiait une critique marxiste non affadie par le compromis ni contaminée par le populisme, fidèle à la tradition matérialiste mais en attente d’un renouveau.

Il choisit pour cela la voie exigeante de la philosophie du langage, un travail à plein temps. Et même dans ses ouvrages les plus techniques, on croise ses cibles politiques de toujours — l’État, le peuple, le salariat — et ses piquantes « citations face à l’ennemi ».

Je ne sais pas écrire la mesure du vide qu’il laisse après 56 ans d’amitié née au lycée romain. Je me confie à une dernière citation de cinéma chère à Paolo, que nous aimions répéter :

« Cher ami… che te lo dico a fa’? » (à quoi bon te le dire ?).

 

La recherche philosophique

Au-delà du capital, la partie reste ouverte

Massimo De Carolis, il manifesto, 9/11/2025

Fidèle jusqu’au bout à l’idée marxienne que le déclin du capitalisme marque le commencement, et non la fin, de l’histoire humaine, Paolo Virno a su faire entrevoir la trace d’une autre histoire.

Paolo Virno diffusant le quotidien d’agitation Potere operaio. Fuori dalle linee à l’entrée de l’usine FIAT-Mirafiori en 1974 – Archives il manifesto

Depuis les années 1970, il s’interrogeait : que se passe-t-il quand les conditions mêmes de la possibilité de l’histoire — langage, praxis, nature — cessent d’être un simple arrière-plan pour devenir la matière même des événements ?

De cette question découle sa démarche : élargir les notions politiques de force de travail ou de multitude en concepts anthropologiques, et inversement, découvrir la charge politique des notions d’action innovatrice ou de faculté de langage.

Dans Le souvenir du présent, il écrivait :

« Le capitalisme historise la méta-histoire : il l’inclut dans le domaine prosaïque des événements, il s’en empare. »

En transformant en marchandise non pas le travail accompli mais la force de travail comme puissance humaine générale, le capitalisme a replié l’histoire sur elle-même.

Dès lors, ce qui enrichit le capital, ce n’est pas tant la propriété du produit que le pouvoir de décider, en amont, quelles potentialités humaines pourront se réaliser.

Ce pouvoir est longtemps resté caché, mais il se révèle pleinement avec le postfordisme : grâce à la technologie, le travail salarié devient marginal, un « résidu misérable », et pourtant le dominion du capital s’intensifie, s’étendant à toute la vie.

La biotechnologie se nourrit des potentialités de la nature, les plateformes exploitent nos facultés communicatives, la finance spécule même sur les crises.

L’excès de possibilités se renverse en impuissance, menaçant de fin de l’histoire.

Mais pour Virno, la partie reste ouverte : l’alternative existe dans les pratiques humaines ordinaires — langage, action commune, esprit, amitié — où se tisse une autre orientation de l’histoire.

D’où son intransigeance envers une “gauche” nostalgique et inconsistante, et son attachement aux mouvements révolutionnaires des années 1970, qui avaient entrevu que l’enjeu politique n’est rien de moins que la dignité de l’humain.

Et de cette dignité, Paolo Virno a donné la preuve vivante, dans sa militance, sa prison, sa pensée, et même dans la façon tranquille dont il a affronté la maladie. Une cohérence naturelle, signe du vrai maître.

 

Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau

1977 contre le présent. Le mouvement de 1977, quarante ans après
Entretien avec Paolo Virno

Ilaria Bussoni, Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/4/2017

 

« Quarante ans plus tôt, c’est aujourd’hui. En Italie et ailleurs, a émergé une force de travail devenue ressort de la production et moteur des institutions. »
« Les œuvres de l’amitié méritent d’être défendues : elles produisent des formes de vie et construisent des embryons d’institutions. »

 

1977, Rome, université La Sapienza occupée. Photo Tano D’Amico

 Le moment 1977

« 1977 » est une date conventionnelle : les sujets sociaux et les formes de lutte dont on se souvient ont surgi plus tôt, raconte Paolo Virno, l’un des plus importants philosophes italiens et figure centrale de la revue du mouvement Metropoli.

« À Milan, il y avait les cercles du prolétariat juvénile, les manifestations pour les meurtres de Zibecchi et Varalli, les mobilisations contre le travail au noir. Ce ne furent pas seulement des sujets non ouvriers qui firent irruption sur la scène publique. 77 comprend aussi les dix mille nouvelles embauches de Fiat : pour la première fois, beaucoup de femmes et de jeunes diplômés. En juin 1979, ils bloquèrent Mirafiori avec la même détermination qu’en 1969 ou 1973. On vivait une accélération générale, extrême, qui traversait toute la force de travail. Cette année-là, tout éclata : une anticipation subjective, subversive, d’un nouvel ordre qui devait ensuite prendre les traits plombés de l’ordre productif du capitalisme néolibéral. »

Une anticipation de l’avenir

Qu’est-ce qui a anticipé le mouvement ?

« 1977 a été un commencement. On y voit apparaître de nouvelles figures de la force de travail : fondées sur la production cognitive, la coopération linguistique, et une réorganisation du temps de travail qui avait alors une coloration subversive. Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement annonce l’avenir : dans les années 1910, les grandes luttes des ouvriers déqualifiés aux USA avaient précédé le fordisme. Plus tôt encore, dans l’Angleterre du XVII siècle, les vagabonds chassés des terres, non encore intégrés à la manufacture, incarnaient déjà une dangereuse potentialité sociale.

De même, 1977 a un double visage : d’un côté, une matière première de comportements, d’affects et de désirs rebelles devenus force productive, état de choses actuel ; de l’autre, la voie sur laquelle circulent aujourd’hui pouvoir et conflit. »

La force de travail et ses facultés

Quelles caractéristiques de la force de travail se sont imposées alors et demeurent actuelles ?

« 1977 a anticipé, à travers des luttes très dures, ce qui importe vraiment aujourd’hui. Marx parlait d’un intellect général qui n’est plus contenu dans le capital fixe mais dans les sujets vivants. Connaissance, affects et intelligence existent désormais comme interaction et coopération linguistique du travail vivant. Ce renversement dépasse même l’aveuglement de Marx, pour qui le temps de travail restait un résidu, tandis que la connaissance et l’intellect étaient incorporés aux machines.

La reproduction de la vie, et les qualités productives de la force de travail, ne se développent plus seulement dans la sphère du travail. Pour produire de la plus-value, les entreprises ont besoin de personnes formées dans un milieu plus vaste que l’atelier ou le bureau — justement pour être plus productives une fois revenues à l’atelier ou au bureau. »

Nature humaine et production sociale

Quelles facultés humaines sont mobilisées dans ce processus ?

« Je m’arrête sur trois éléments fondamentaux de la nature humaine :

1.      la néoténie, c’est-à-dire la persistance de traits infantiles tout au long de la vie ;

2.     l’absence d’une niche environnementale propre à l’espèce humaine, dans laquelle elle pourrait s’installer avec sécurité ;

3.     la faculté de langage, bien différente des langues particulières, plastique et indéterminée.

1977 fut le premier mouvement mondain, néoténique et potentiel, qui fit de ces facultés une force au lieu de chercher à les contenir. Jusqu’alors, les institutions s’en défendaient ; depuis, elles les ont intégrées, en faisant des ressorts de la production sociale et du moteur des formes institutionnelles. La néoténie s’est muée en flexibilité et formation continue. L’absence de niche est devenue mobilité et polyvalence. »

Le renversement néolibéral

Comment la contre-révolution néolibérale a-t-elle transformé ces traits ?

« Ces caractéristiques se sont répandues, mais avec un signe inversé. La prolifération de hiérarchies minutieuses et de barrières exprime la fin de la division du travail sous le capitalisme. Celle-ci est désormais dysfonctionnelle ; elle sert surtout à coloniser le caractère public des tensions éthiques, émotionnelles et affectives de la force de travail. Leur variabilité et leur imprévisibilité sont transformées en descriptions de poste.

Pourtant, ces tensions font partie de la valeur d’usage de la force de travail et de son rapport au monde. Partager intellect et langage devient une condition vitale. Mais la segmentation du caractère trans-individuel du travail est aujourd’hui bien plus accentuée que ne l’exigeait jadis la division du travail. Le maximum de potentialité se renverse en impasse : un renversement disciplinaire rendu nécessaire par cette familiarité avec le potentiel, qui autrement ferait exploser l’ordre productif.

Certaines luttes actuelles en sont le prolongement direct, un document vivant de 1977. Leur centralité dément l’idée que nous aurions alors représenté une “seconde société” des exclus : c’était au contraire la “première société”, celle qui s’inaugurait — et c’est celle que nous sommes encore aujourd’hui. »

Le blocage du conflit général

Pourquoi n’a-t-on pas su, depuis, construire une action sociale capable de renverser le nouvel ordre productif, affectif et politique ?

« C’est la question décisive, posée dès les années 1990, quand on croyait “l’hiver de notre mécontentement” terminé et qu’allait commencer la phase civile, parce que rebelle, de la nouvelle réalité productive. Il n’en a rien été : Berlusconi est arrivé. Depuis 2007, la crise mondiale nous engluait, et la fermeture s’est accentuée. »

Les conditions d’une alternative

Que manque-t-il pour définir une alternative concrète ?

« Le minimum syndical : le conflit sur les conditions matérielles — temps de travail, salaire, revenu. C’est le point de départ, devenu extrêmement difficile. Il est impensable aujourd’hui qu’une lutte de travailleuses de centres d’appel ne s’accompagne pas de la création d’un embryon de nouvelles institutions.

Pour éviter un licenciement ou obtenir trente euros de plus, il faut désormais faire la Commune de Paris. Chaque pas de conflit contient déjà l’invention expérimentale d’institutions post-étatiques. »

La crise de la représentation

Pourquoi 1977 a-t-il rejeté les formes de représentation politique connues jusqu’alors ?

« La crise de la représentation est irréversible. En Europe, et pas seulement, émergent des formes authentiques de fascisme : une terre de personne que peuvent occuper des pulsions opposées. 77 en fut une des manifestations, que le mouvement comprit en temps réel lorsque Lama [chef de la CGIL, le syndicat communiste, NdT]] et son service d’ordre furent chassés de La Sapienza.

Ce processus de long terme a mis fin au monopole étatique de la décision politique. Mais croire que cette crise n’appartient qu’à un seul camp est une illusion : le populisme en est une autre expression. Il est devenu le liquide amniotique où croissent populismes et fascismes : les frères jumeaux, glaçants, des aspirations libératrices — la version monstrueuse de quelque chose qui nous appartient. »

Désobéissance et droit de résistance

Comment ce refus s’est-il exprimé ?

« Par la désobéissance, notamment. Ce thème prit alors une valeur presque constitutionnelle. Il remit en cause ce que Hobbes appelait l’acceptation du commandement avant même celle des lois. Il ne peut exister de loi imposant de ne pas se rebeller.

En 1977, la désobéissance a remis en question l’obéissance : cela précède tout dispositif législatif concret. Ce fut une année très violente, mais, une fois ôtés les fétiches de la violence construits ensuite, le mouvement affirma un droit de résistance face à la nouvelle configuration des institutions post-étatiques.

Cette violence n’était pas opposée à celle de l’État ou de l’armée : c’était la défense de quelque chose que l’on avait déjà bâti. La photo de Paolo et Daddo prise par Tano D’Amico le 2 février le symbolise. »

 

Les œuvres de l’amitié

Qu’aviez-vous construit pour le défendre si ardemment ?

« Le ius resistentiae défend ce qu’on a déjà créé : les œuvres de l’amitié — une amitié publique qui produit des formes de vie, faite de coopération, d’intellect général et de travail vivant.

En 1977, l’amitié cesse d’être une catégorie secondaire : le couple ami/ennemi est renversé, et l’amitié devient coopération excédentaire, capable de construire des embryons d’institutions, des formes de vie qui méritent d’être défendues à tout prix.

Le ius resistentiae n’est pas une violence plus modérée que celle des jeunes femmes de l’Institut Smolny, à Pétersbourg, qui marchèrent sur le palais d’Hiver. »

Le premier pas

Comment faire le premier pas ?

« En cultivant son incomplétude, en la rendant réceptive et vertueuse. Il faut se tenir prêt à accueillir l’imprévu, et cela dépend de la capacité du travail précaire et intermittent à s’imposer sans ménagement.

Face à un imprévu attendu, la philosophie politique doit s’arrêter et attendre. Pour moi, la limite — et le sommet — de la réflexion théorique équivaut, aujourd’hui, à ce qu’étaient les Industrial Workers of the World aux USA. Si je pense à quelque chose qui ressemble au post-77, et au 77 s’étant mis au travail, c’est à eux que je pense».

 

Un souvenir

As-tu un souvenir particulier d’une journée de cette année-là ?

« La manifestation la plus proche d’un caractère insurrectionnel fut celle de Rome, le 12 mars : un cortège sans slogans ni drapeaux, après le meurtre de Francesco Lorusso à Bologne la veille.

Je me souviens d’un vieil homme marchant péniblement devant le ministère de la Justice, via Arenula : c’était Umberto Terracini, fondateur du PCI, antifasciste, président de l’Assemblée constituante. Au premier congrès de l’Internationale communiste, à Moscou, il avait parlé en français, et Lénine lui avait répliqué, le jugeant trop extrémiste : “Plus de souplesse, camarade Terracini.

Pour lui, il allait de soi de participer à cette manifestation. Ce fut un moment profondément émouvant. »

Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno
 Christian Marazzi, effimera, 9/11/2025

Nous devons creuser marxiennement le langage — mais le langage désormais intérieur aux processus productifs, le langage mis au travail après la crise du fordisme. C’est ainsi que nous parlait Paolo, définissant un programme collectif de travail au long cours pour construire les nouvelles armes de la lutte de la multitude.
Convention et matérialisme date de 1986 ; c’est dans ce livre que, pour la première fois, il est question de l’ordinateur comme « machine linguistique », cette technologie qui a déterminé le tournant linguistique des processus de numérisation et de valorisation de l’économie, du monde, de la vie.

Il en écrivit une partie en prison, dans la cellule où se trouvaient également Toni Negri et Luciano Ferrari Bravo. Luciano me décrivit un jour le cliquetis de la machine à écrire de Paolo lorsqu’il rédigeait ses textes : lent, avec de longues pauses entre un mot et l’autre, comme si Paolo caressait chaque lettre, comme si chaque mot était un corps en devenir. Il semblait les écouter, ces mots, descendant dans la profondeur de leur vérité, de leur corporéité.

Parfois, il employait des mots archaïques, comme pour signifier une histoire commencée il y a longtemps : l’histoire de la lutte des classes. Pour Paolo, l’usage des mots était un entraînement à l’usage de la vie : une vie singulière, individualisée, précédée d’un je collectif, d’un social présocial, garantie de l’existence politique « des nombreux en tant que nombreux ».

Le collectif de la multitude contre le peuple comme réduction à l’un, la fuite de la souveraineté vers une démocratie non représentative. La postface à L’individuation psychique et collective de Gilbert Simondon est magistrale : on la lit et la relit, et chaque fois on a l’impression de recommencer, de marcher avec les autres, de se libérer avec les nombreux en tant que nombreux.

Et combien de textes Paolo a-t-il écrits pour dévoiler les pouvoirs et les limites du langage ! Du langage comme action — ce « faire des choses avec des mots » de John Austin (le titre seul suffisait, disait-il) — qui a permis d’entrer, armés, dans le temps de la linguisticité monétaire, dans l’illusion d’une fuite cryptée du centre des banques : le problème n’est pas le centre, le problème est la forme linguistique de la monnaie, sa domination sur nos vies, nos désirs, nos affects.

Paolo fut un ami, un frère, un camarade, une personne splendide. Il nous a pris par la main avec discrétion et puissance théorique, avec élégance et passion politique.

Paolo, nous t’avons aimé, nous t’aimerons toujours.