Gideon Levy & Alex Levac
(photos), Haaretz,
16/12/2023
Traduit
par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Depuis le début de la guerre, une
vingtaine de familles palestiniennes ont été chassées de leurs maisons dans la
vallée du Jourdain par la violence accrue des colons. Pendant ce temps, l’armée
refuse aux communautés de bergers l’accès à l’eau. Des volontaires israéliens
tentent de les protéger jour et nuit
Un campement bédouin abandonné par ses habitants en raison de la violence
des colons.
Douze heures quarante-cinq, ce lundi, dans le nord de
la vallée du Jourdain. Le tronçon nord de la route Allon (route 578) est
désert, comme d’habitude, mais au bord de la route, entre les colonies de Ro’i
et Beka’ot, un petit convoi de réservoirs d’eau, tirés par des tracteurs et des
camions, est stationné et attend. Et attend. Il attend que les moutons rentrent
à la maison. Des soldats des Forces de défense israéliennes étaient censés
venir il y a quelques heures pour ouvrir la barrière en fer, mais les FDI ne
viennent pas et n’appellent pas non plus, comme le dit la chanson. Lorsque l’on
appelle le numéro indiqué par l’armée sur le portail jaune, on répond au
téléphone de l’autre côté de la ligne, puis on est immédiatement déconnecté.
Une militante de Machsom Watch : Women for Human Rights, Tamar Berger, a essayé
trois fois ce matin, et à chaque fois, dès qu’elle s’est identifiée, l’autre
partie a raccroché de manière démonstrative. Les chauffeurs palestiniens ont
peur d’appeler.
C’est le temps du vent jaune, le temps des porteurs d’eau
dans le nord de la vallée du Jourdain, qui sont obligés d’attendre des heures
et des heures jusqu’à ce que les forces de l’armée qui détiennent la clé
arrivent et ouvrent la porte pour que ceux qui transportent l’eau puissent
entrer. Dans cette région desséchée, Israël n’autorise pas les résidents
palestiniens à se raccorder à un quelconque réseau d’approvisionnement en eau :
eux et leurs moutons doivent dépendre de l’eau coûteuse transportée dans les
citernes, et les chauffeurs des camions et des tracteurs sont totalement
tributaires d’un soldat muni d’une clé.
Le soldat qui détient la clé devait être ici dans la
matinée. Les chauffeurs attendent ici depuis 8 heures du matin, et dans
quelques minutes, il sera 13 heures. Après l’ouverture du portail, ils se
dirigeront vers Atuf et rempliront les réservoirs d’eau, puis reviendront par
le chemin de terre en direction des villages situés du côté est de la route, où
ils devront à nouveau attendre qu’un soldat muni d’une clé daigne leur ouvrir
le portail, afin qu’ils puissent distribuer l’eau aux hommes et aux animaux qui
n’ont pas d’autre source d’approvisionnement.
Depuis le début de la guerre, cette barrière est
fermée par défaut, après être restée ouverte pendant des années. Depuis l’attaque
à la voiture piégée qui s’est produite ici il y a deux semaines, au cours de
laquelle deux soldats ont été légèrement blessés, les soldats disposant de la
clé ont tardé à venir ou ne sont pas venus du tout. Au cours de cette dernière
période, des journées entières se sont écoulées sans que la porte ne soit ouverte
et sans que les habitants n’aient accès à l’eau. Les camionneurs et les bergers
doivent être punis pour une attaque terroriste (non mortelle) perpétrée par un
habitant de la ville de Tamun, à l’ouest d’ici, qui a lui-même été abattu.
Ainsi, les Palestiniens sont laissés à sec.
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Le côté est de la route est officiellement privé d’eau.
Il est interdit de boire et d’irriguer, par ordre. C’est ce qu’a décidé Israël,
dans le but inavoué d’envenimer la vie des bergers jusqu’à ce qu’elle devienne
intenable pour eux, puis de les expulser de cette zone. Les colons aussi terrorisent les
Palestiniens dans le but de les expulser, encore plus intensément dans l’ombre de la guerre.
Comme à l’autre extrémité de l’occupation, dans les collines du sud de l’Hébron,
ici aussi, à son point le plus septentrional, dans la zone appelée Umm Zuka, l’objectif
principal est de se débarrasser des bergers - le groupe de population le plus
faible et le plus impuissant - et de s’emparer de leurs terres.
De nouvelles clôtures ont déjà été érigées le long de
la route, apparemment par des colons, autour de toute la zone, dans le but d’achever
le processus de nettoyage. À ce jour, une vingtaine de
familles, soit près de 200 personnes, enfants compris, ont fui, emportant leurs
moutons et laissant derrière elles, dans leur fuite, des tranches de vie et des
biens.
Un camion bloqué à un barrage improvisé dans la vallée
du Jourdain en attendant que l’armée se décide à déverrouiller la barrière. Si les
camions transportant de l’eau ne peuvent pas passer, les bergers et leurs
troupeaux n’auront rien à boire.
Retour à la barrière jaune. Dafna Banai, une vétérane de
Machsom Watch dans la vallée du Jourdain, qui aide les résidents avec un
dévouement sans faille depuis des années, attend avec les chauffeurs de camion
depuis le matin. Elle et Berger ont été arrêtés par des soldats au poste de
contrôle de Beka’ot au motif fallacieux qu’elles étaient entrées dans la zone
A. « Je sais qui vous êtes et ce que vous faites », leur a lancé le
commandant de l’unité. Rafa Daragmeh, un chauffeur de camion qui attend depuis
9h30, est censé faire quatre tournées de livraison d’eau par jour, mais c’est
maintenant le milieu de la journée, son réservoir est plein et il n’a pas
encore terminé une seule tournée. Un jour, il a demandé à un soldat pourquoi
ils ne venaient pas. Le soldat a répondu : « Demandez à celui qui a commis
l’attaque terroriste », ce qui ressemble à une punition collective - mais
ce n’est pas possible, puisque la punition collective est un crime de guerre [et
que l’armée la plus morale du monde ne commet pas de crimes de guerre, NdT].
De l’autre côté du poste de contrôle, un
camion-citerne vide attend également depuis le matin. Le chauffeur, Abdel
Khader, du village de Samara, est là depuis 8 heures du matin. Un autre camion
est rempli d’aliments pour animaux - il est peu probable que les soldats le
laissent passer. Son chauffeur doit apporter la cargaison à une communauté qui
vit à 200 mètres à l’est de la barrière. Deux pièges à mouches sont suspendus à
côté du poste de contrôle, le temps s’écoule.
Après 13 heures, une Nissan Jeep civile avec un feu
jaune clignotant s’arrête. Les forces armées en sortent, déterminées et
confiantes : Quatre soldats, armés et protégés comme s’ils étaient à Gaza. Ils
prennent rapidement position. Un soldat grimpe sur un cube de béton et pointe
son fusil sur nous sans broncher ; son commandant, masqué et portant des gants,
nous demande de « ne pas interférer avec le travail » et nous menace
de ne pas laisser passer les camions si nous osons prendre des photos.
Peut-être a-t-il honte de ce qu’il fait.
Un troisième soldat ouvre le compartiment à bagages de
la Nissan et en sort une clé qui pend au bout d’un long lacet. C’est la clé
convoitée, la clé du royaume. Le soldat se dirige vers la barrière et l’ouvre.
C’est maintenant l’étape du contrôle de sécurité. Peut-être que l’eau est
empoisonnée, peut-être que c’est de l’eau lourde, peut-être que c’est un engin
explosif. Avec les Arabes, on ne sait jamais.
Pour passer ici, il faut de la “coordination”. Un
chauffeur bédouin israélien du nord du pays affirme qu’il a de la coordination.
Son camion transporte des matériaux de construction. Le chauffeur du
camion-citerne nous dit que la cargaison est destinée aux colons ; le chauffeur
bédouin le nie et dit que c’est pour les bergers. Mais il n’y a pas un seul
berger dans ces régions qui ait l’autorisation de construire ne serait-ce qu’un
muret.
Un berger allemand se réchauffe au soleil et observe
les événements avec émerveillement. Un tracteur passe sans encombre ; un
camion, celui qui vient de l’ouest, est retardé et son chauffeur s’assoit par
terre au poste de contrôle en attendant. Mais le grotesque ne fait que
commencer. Le summum est atteint lorsqu’un minibus portant des plaques d’immatriculation
israéliennes arrive et déverse un groupe d’étudiants de yeshiva haredi,
équipés d’un amplificateur diffusant de la musique hassidique et d’un plateau
de sufganiot, des beignets de Hanoukka. Les chauffeurs palestiniens qui
attendent encore n’en croient pas leurs yeux - ils pensaient avoir déjà tout vu
aux postes de contrôle.
Dafna Banai, vétérane de Machsom Watch dans la vallée
du Jourdain, près du barrage routier cette semaine.
Les étudiants de la yeshiva, originaires de la ville
de Migdal Ha’emek, dans le nord d’Israël, font une mitzvah en distribuant des
beignets envoyés par le centre Chabad de Beit She’an aux soldats à ce point de
contrôle et à d’autres, au grand étonnement des transporteurs d’eau
palestiniens qui ne demandent qu’à traverser et à livrer leur cargaison d’eau.
Le soldat au fusil qui nous vise mâche paresseusement
son beignet, une main le tenant, l’autre sur la gâchette. Tous ensemble
maintenant : “Maoz tzur yeshuati” – “O puissante forteresse de mon salut”. Le
camion de nourriture pour animaux ne passe pas. Pas de coordination. Un
officier portant une kippa est appelé sur les lieux et, de loin, nous prend en
photo avec son téléphone.
L’unité du porte-parole des FDI, en réponse à une
question de Haaretz sur le fonctionnement irrégulier du point de
contrôle : « À la suite d’un certain nombre d’événements liés à la
sécurité qui se sont produits ici, la porte a été partiellement bloquée. Le
passage par la porte est uniquement coordonné et est autorisé en fonction de l’appréciation de la situation opérationnelle dans le secteur ».
À quelques kilomètres au nord, on trouve des vestiges
de vie sur le bord de la route. Ici, deux familles d’éleveurs de moutons ont
vécu pendant des années, mais les colons des avant-postes voisins ont fait de
leur vie une misère jusqu’à ce qu’ils partent, il y a deux semaines, en
abandonnant leurs maigres biens. Un parc pour enfants, deux réfrigérateurs, un
lit en fer rouillé, deux enclos pour animaux, quelques livres pour enfants et
un dessin de chaussettes légendé par le mot chaussettes en hébreu, probablement
tiré d’un livre d’école.
Dafna Banai explique que les colons ont clôturé toute
la zone de la réserve naturelle d’Umm Zuka, soit quelque 20 000 dunams (2 000
hectares), afin de la débarrasser de ses bergers. C’est toujours le même
système, explique Banai : d’abord, on empêche les moutons de paître et on
réduit les pâturages, puis les habitants des petites communautés sont attaqués
presque chaque nuit - parfois les assaillants urinent sur leurs tentes, parfois
ils commencent aussi à labourer le sol au milieu de la nuit, afin de créer des “faits
sur le terrain”. Tareq Daragmeh, qui vivait ici avec sa famille, n’en pouvait
plus et est parti, tout comme son frère, qui vivait à côté de lui avec sa
famille. Nous ne sommes pas à Gaza, mais ici aussi, les gens sont forcés de
quitter leur maison sous les menaces et les agressions violentes.
Plus au nord encore se trouve une communauté de
bergers bien aménagée et animée. Il s’agit d’El-Farsiya, à l’extrême nord de la
vallée du Jourdain, presque à la périphérie de Beit She’an. Trois familles de
bergers vivent ici et deux autres non loin de là. Deux familles sont parties. L’une
d’elles est revenue après que des volontaires israéliens ont commencé à dormir
ici chaque nuit après le début de la guerre, protégeant ainsi les habitants.
Ils sont 30 à 40 de ces beaux Israéliens, la plupart d’un âge relativement
avancé (60 ans ou plus), à se partager les quarts de travail pour protéger les
Palestiniens dans la partie nord de la vallée du Jourdain, qui s’étend de la
colonie de Hemdat jusqu’à Mehola. « Mais combien de temps pourrons-nous
les protéger 24 heures sur 24 ? » demande Banai, qui a organisé cette
force bénévole.
Yossi Gutterman, l’un des volontaires, cette semaine. « Je
ne pense pas que le but de la violence des colons soit de causer des dommages
en tant que tels - c’est l’usure, l’intimidation, la création du désespoir »,
dit-il.
Trois des volontaires descendent de la colline. Amos
Megged de Haïfa, Roni King de Mazkeret Batya et Yossi Gutterman, le vétéran du
groupe, de Rishon Letzion. Ils sont deux ou trois par équipe de 24 heures. King
était jusqu’à récemment le vétérinaire de la Direction de la Nature et des
Parcs’ ; Megged, le frère cadet de l’écrivain Eyal Megged, est un historien
spécialisé dans les annales des Indiens du Mexique ; et Gutterman est un
professeur de psychologie à la retraite. Il est équipé d’une caméra corporelle.
Aujourd’hui, ils reviennent d’un incident de vol de
moutons à des Palestiniens, et il n’y a pas encore de volontaires pour la nuit
à venir. Depuis le début de la guerre, il est devenu urgent de dormir ici,
explique Gutterman. « La violence des colons est devenue une affaire
quotidienne, considérée comme allant de soi, et comprend des invasions
nocturnes du camp de tentes, la casse d’objets, le bris de panneaux solaires.
Je ne pense pas que le but soit de causer des dommages en tant que tels - c’est
l’usure, l’intimidation, la création du désespoir ».
Une famille est partie, racontent les volontaires,
après que des colons de Shadmot Mehola et leurs invités du shabbat d’un
internat religieux du kibboutz Tirat Zvi ont cassé le bras du père de famille. « Il
y a deux semaines », explique Gutterman, « alors que trois de nos
amis étaient ici, des colons ont réveillé tout le camp de tentes à 2h30 du
matin avec des cris et des lampes de poche, et ont effrayé tout le monde. Ils
ont ensuite commencé à labourer une parcelle de terre privée qui avait récemment
été déclarée “terre abandonnée”».
Il y a moins de deux semaines, deux volontaires ont
été attaqués ici. L’un a été frappé avec un gourdin et a reçu un spray au
poivre dans les yeux, l’autre a reçu une pierre à la tête. « Une campagne
de nettoyage ethnique est en cours ici », dit Gutterman.
Suite à un appel téléphonique, les trois hommes se
précipitent vers leur voiture et se dirigent vers le nord, en direction de
Shdemot Mehola. Un berger leur dit que des colons viennent de lui voler des
dizaines de chèvres. La police et l’armée se rendent sur place et, avec l’aide
des trois volontaires, 37 chèvres sont retrouvées et rendues à leur
propriétaire. Ce ne sont pas toutes les chèvres qui ont été volées.
Pendant ce temps, les chauffeurs de tracteurs et de
camions finissent de faire le plein d’eau et se dépêchent de revenir afin de
passer par la même porte, qui devait rester ouverte pendant une heure. A leur
arrivée, à 14h30, ils constatent que la barrière est fermée et les soldats partis.
Ils ont attendu leur retour pendant quatre heures, jusqu’à 18h30. Sans doute “en
raison de l’appréciation de la situation opérationnelle dans le secteur”.