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28/06/2023

AMEER MAKHOUL
Que faire de l’(In)autorité palestinienne ? L’armée israélienne et le Shin Bet ont des divergences sur la réponse à cette question

Ameer Makhoul, Middle East Eye, 27/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

S’écartant de sa position antérieure, l’agence de sécurité israélienne, le Shin Bet, s’est ralliée aux politiques d’extrême droite du gouvernement.


Ronen Bar (né Berezovsky)

L’influence grandissante de l’actuel chef du Shin Bet, Ronen Bar, a entraîné une divergence notable entre l’agence de sécurité israélienne et l’armée.

Ce fossé stratégique - récemment mis en évidence par le raid de l’armée israélienne à Jénine le 19 juin - se concentre sur deux questions : l’approche vis-à-vis de l’(In)autorité palestinienne (AP) et la question des incursions dans les villes palestiniennes, en particulier dans la zone nord de la Cisjordanie.

Le Shin Bet est favorable à l’invasion des villes palestiniennes et à la destruction de toute nouvelle formation de groupes de résistance. Cependant, son incapacité à détecter les menaces potentielles avant le raid militaire a conduit à des attaques surprise palestiniennes et à la destruction de véhicules blindés par des bombes artisanales placées en bord de route.

Les militaires israéliens, quant à eux, ont émis des réserves quant à la conduite de raids en Cisjordanie. Selon eux, contrairement à la situation de 2003, où l’AP avait soutenu la seconde Intifada, déclenchant l’invasion israélienne des villes de Cisjordanie, l’AP a depuis fait volte-face.

Les militaires estiment qu’une AP forte joue un rôle essentiel dans le maintien de la sécurité d’Israël et le contrôle des activités palestiniennes. C’était également la position du Shin Bet jusqu’à récemment.

Mohamed Sabaaneh

Les colons se déchaînent

Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’extrême droite, la politique israélienne à l’égard de la Cisjordanie s’est nettement infléchie. Hormis les affaires militaires, toutes les questions concernant le territoire occupé relèvent de la compétence du chef du parti Sionisme religieux et ministre des Finances, Bezalel Smotrich.

Ce changement est conforme aux accords de coalition, qui déterminent l’ordre du jour du gouvernement.

Smotrich, personnalité influente du gouvernement israélien, a pour objectif stratégique de dissoudre l’(In)autorité palestinienne. Conformément à sa doctrine stratégique consistant à établir la “souveraineté juive” sur l’ensemble de la terre de Palestine, il préconise l’invasion des villes et des camps afin d’obtenir des résultats décisifs.

Les colons israéliens agissent sous la direction de Smotrich, un leader d’extrême droite, qui, à son tour, s’efforce de façonner les politiques gouvernementales en fonction de la volonté des colons.

Le Shin Bet surveille les mouvements et les projets des colons et dispose même d’un département dédié à cette fonction. Appelé à l’origine “département non arabe”, il est aujourd’hui appelé “département juif” (dans toutes les institutions de l’État et dans la littérature officielle, le terme “non-juifs” est utilisé, alors qu’au Shin Bet, on utilise “non-arabes”). Cependant, aucune mesure n’est prise pour contrecarrer leurs activités ou leur violence.

L’incapacité du Shin Bet à contrôler les colons suggère qu’il voit un rôle dans leur violence : établir une domination sur les Palestiniens, agir comme un moyen de dissuasion et briser tout soutien populaire aux organisations armées qui résistent à l’occupation.

La récente sauvagerie des colons est donc le résultat d’une stratégie mesurée et calculée plutôt que d’une “frénésie sanglante”. Il s’agit d’une tactique visant à faciliter les objectifs plus larges d’Israël, à savoir l’intimidation et le nettoyage ethnique des Palestiniens.

Parmi les exemples récents, on peut citer les incendies criminels de Huwwara, Turmus Ayya et Um Safa, qui n’étaient pas le fruit du hasard, mais plutôt des attaques préméditées.

L’annonce par le gouvernement israélien de la construction de 1 000 unités de logement dans la colonie illégale d’Eli - à la suite de l’opération armée palestinienne qui s’y est déroulée - met encore plus en évidence ses objectifs coloniaux en Cisjordanie.

Affaiblissement de l’AP

Il y a trois mois, alors que la discorde dans les rangs de l’armée s’intensifiait en raison de leur opposition à un éventuel coup d’État judiciaire, des voix importantes de l’armée israélienne se sont fait entendre. Parmi elles, le commandant militaire et ancien chef du Shin Bet, Nadav Argaman. Leur position est sans ambiguïté : si les politiques gouvernementales sont en conflit avec l’État de droit, l’allégeance de l’armée ira à ce dernier.

Cependant, les actions de l’armée semblent aujourd’hui en contradiction avec sa position précédente. Plutôt que d’adhérer à la lettre de la loi, l’armée semble agir en accord avec les décrets du gouvernement.

Ce changement est particulièrement évident dans le cas de l’avant-poste illégal d’Evyatar en Cisjordanie, qui a été évacué sur ordre d’un tribunal israélien. Au mépris de cet ordre, les colons sont revenus et ont repris leur occupation, apparemment sans entrave de la part de l’armée, malgré le statut de zone militaire de la région.

Cette évolution est en contradiction avec la position et les évaluations de l’armée. L’armée a exprimé sa réticence à envahir les villes palestiniennes, comprenant que cela l’obligerait à jouer un plus grand rôle de maintien de l’ordre après l’invasion.

En outre, elle a ajouté qu’une telle action épuiserait les ressources actuellement mobilisées contre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah.

C’est pour ces raisons que presque tous les anciens chefs militaires, rejoints par toutes les anciennes agences de sécurité, s’opposent à l’affaiblissement (ou à l’effondrement total) de l’(In)autorité palestinienne. Au contraire, ils perçoivent cet affaiblissement comme une perte stratégique pour Israël, qui ne propose aucune solution tangible pour la paix.

Pourtant, un changement de position significatif peut être observé dans les rangs du Shin Bet, même si ce changement ne représente pas un consensus au sein de l’organisation.

Le directeur du Shin Bet reconnaît qu’une invasion du nord de la Cisjordanie pourrait potentiellement déstabiliser l’(In)autorité palestinienne, mais il plaide en faveur d’une invasion à court terme qui ne prévoit pas ce qui se passerait par la suite. Reconnaissant l’incertitude inhérente à la guerre, il admet qu’il ne peut dicter la durée d’une invasion.

Bar reconnaît en outre que l’incendie criminel de Turmus Ayya a porté un coup terrible à la crédibilité de l’(In)autorité palestinienne - un avantage pour le Shin Bet. Les communautés palestiniennes ont critiqué la “négligence” de l’AP et son incapacité à les protéger des attaques des colons, en particulier dans la zone C, qui est entièrement contrôlée par Israël.

Dans une rare dérogation à la norme, le Shin Bet a envoyé un représentant à la commission de la Knesset chargée des projets de colonisation. Ce représentant, qui s’exprimait derrière un rideau, a exprimé le soutien de l’agence à une proposition de loi visant à étendre la présence juive dans les villes à majorité palestinienne d’Israël, comme celles de Galilée.

Ce représentant a affirmé que la “judaïsation” de la Galilée est en fait une question de sécurité nationale. Il a ajouté : « Le niveau de colonisation dans la région s’accompagne d’un renforcement des forces de police et d’application de la loi, de l’éducation, du développement des routes, etc. »

Il a également laissé entendre que le Shin Bet s’efforcerait de protéger les communautés juives contre les menaces potentielles, considérées comme des adversaires de l’État. Cette politique comprend des stratégies visant à diluer l’importante présence arabe en Galilée et à en perturber la continuité.

Les objectifs du projet de loi soutenu par l’agent du Shin Bet sont décrits comme des principes de l’accord de la coalition gouvernementale, concernant la “judaïsation” non seulement de la Galilée, mais aussi du Naqab [Néguev], de la zone C de la Cisjordanie et de Jérusalem.

Enfin, le représentant du Shin Bet, qui a choisi de rester anonyme, a corroboré ce point de vue comme étant celui de Bar, le chef de l’agence. Cette révélation pourrait signaler l'orientation potentielle de l'organisation de renseignement vers les politiques ministérielles ou, à tout le moins, suggérer une convergence croissante de leurs évaluations stratégiques.

Divergence

À la suite de l’incendie criminel de Turmus Ayya, le 21 juin, les forces israéliennes ont affirmé qu’elles n’avaient pas été informées au préalable des intentions des colons d’envahir la ville. Habituellement, ces renseignements proviennent du Shin Bet.

Cependant, certains segments de l’armée, notamment le bataillon de Cisjordanie (officiellement appelé la division de Judée et Samarie), sont fortement influencés par l’idéologie du sionisme religieux. Ces soldats et officiers n’adhèrent pas strictement aux ordres de l’état-major et se considèrent comme un corps unifié avec les colons, comme l’a déclaré l’année dernière leur commandant, le colonel Roi Zweig.

Le chaos interne s’est manifesté lorsque des gangs de colons terroristes ont perpétré l’incendie criminel sous le parapluie protecteur de l’armée et sous son œil vigilant. Cela s’est produit après que la ville a été mise en état de siège, tous les points d’accès étant bloqués. Cette tactique renvoie à une tactique sioniste historique qui a été associée à d’autres massacres tragiques.

La divergence entre l’armée israélienne et le Shin Bet menace de rompre un équilibre de longue date entre les principales institutions de sécurité d’Israël - l’armée, le Shin Bet et le Mossad - et le gouvernement. Qu’il s’agisse de questions concernant l’Iran ou la Palestine, le facteur décisif a toujours été le consensus entre ces trois agences de sécurité.

Il est intéressant de noter que le Shin Bet semble se rapprocher de la position d’extrême droite du gouvernement, en s’alignant spécifiquement sur Smotrich. Ce dernier semble convaincu que l’affaiblissement de l’AP est une étape nécessaire pour faciliter les projets du parti au pouvoir qu’il dirige. (Le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, est devenu une voix que personne n’écoute lorsqu’il s’agit de questions de sécurité).

Le débat au sein de l’appareil de sécurité de l’État occupant sur la question de savoir s’il faut déstabiliser l’AP n’est pas encore tranché. Malgré des années de siège de l’AP, la volonté d’Israël de provoquer son effondrement total est incertaine.

Toutefois, le soutien à cette stratégie semble s’accroître au vu des nombreuses évaluations concernant l’ère qui suivra le président Mahmoud Abbas, âgé de 87 ans. La question du paysage post-Abbas est une question qui préoccupe profondément tous les rouages de la machinerie de l’État occupant.

Au fur et à mesure que la situation évolue, il devient de plus en plus évident que le Shin Bet cherche non seulement à rompre les liens et les attentes qui existent entre les Palestiniens vivant dans la zone C et l’(In)autorité palestinienne, mais aussi à exacerber les plaintes des résidents locaux à l’encontre de l’organe dirigeant.

L’AP, inhibée par les restrictions israéliennes, n’est pas en mesure d’assurer une quelconque forme de protection ou d’agir dans la région. Ces réalités feront probablement pencher la balance en faveur de ceux qui, en Israël, souhaitent l’affaiblir encore plus - ou carrément la détruire.

 

16/01/2023

SHEREN FALAH SAAB
Le meurtre d'un Palestinien âgé est devenu une pièce de théâtre sur l'injustice israélienne

Sheren Falah Saab, Haaretz, 151/2023
Traduit par 
Fausto Giudice, Tlaxcala

Roee Joseph a participé à une enquête militaire au cours de laquelle un soldat a été innocenté pour avoir abattu un inoffensif Gazaoui de 64 ans. La nouvelle pièce de l'Israélien vise à combler les lacunes en matière de communication et d'interprétation.


Roee Joseph : "Je n'ai pas d'imagination développée. Je capture l'essence de mon expérience". Photo : Avishag Shaar-Yashuv

Le vendredi 25 juillet 2014 était un jour de plus de combats à Khirbet Ikhza'a, à l'est de la ville de Khan Younis, pendant la guerre de sept semaines qu'Israël a menée contre Gaza cette année-là.

De nombreuses familles avaient fui la zone à la suite des bombardements israéliens, mais une trentaine de personnes - parmi lesquelles des femmes, des enfants et des personnes âgées - ont trouvé refuge dans le sous-sol de Mohammed Qudaih, 64 ans, qui avait ouvert sa maison comme un refuge pendant les combats.

En début d'après-midi, des soldats israéliens sont arrivés dans la maison et ont abattu un mur. Qudaih est sorti du sous-sol avec quelques proches et s'est approché des soldats. Il portait un maillot de corps blanc et tenait un drapeau blanc. Les soldats lui ont demandé d'enlever sa chemise et son pantalon, mais il ne les a pas compris.

Qudaih a crié en arabe : « Je suis un civil non-combattant. Je suis innocent. Ma famille est au sous-sol ». Les soldats ne l'ont pas compris. Lorsque Qudaih s'est approché d'eux, l'un d'eux a tiré une balle qui est entrée dans son cœur. Il est tombé et est mort sur le coup.

Huit ans après l'incident, et la clôture d'une enquête de la police militaire dans laquelle personne n'a été reconnu coupable ou tenu responsable, Roee Joseph - qui a dirigé l'enquête dans le cadre d'un examen plus large des incidents survenus pendant la guerre de Gaza en 2014 - a écrit la pièce “Hereby, I Declare” [Par la présente, je déclare]

Cet effort, dont le titre hébreu se traduit par « À part ça, il ne s’est rien passé », a remporté le Golden Hedgehog Award [Prix du Hérisson d’Or] du monde du théâtre marginal israélien pour la meilleure pièce.

Joseph : « Dire que c'est la pièce de l'année, c'est comme dire “tout le monde doit entendre parler de cette affaire” » Photo : Avishag Shaar-Yashuv

Dans la pièce, dans laquelle Joseph joue également, il revisite l'enquête en utilisant des documents originaux, des mémos qu'il a rédigés à l'époque et des documents autorisés à la publication, comme l'avis du procureur militaire sur l'affaire. Comme la plupart des enquêtes de ce genre, l'affaire a été classée.

Asaf Sorek joue le rôle de l'enquêteur du dossier, c'est-à-dire Joseph lui-même, il y a huit ans. Joseph joue un personnage qui interroge Sorek de façon latérale.

« La phrase “à part ça, il ne s'est rien passé” résume tous les documents des enquêtes de la police militaire », dit Joseph à Haaretz.


« Cela semble être une expression technique, mais elle a un sens très dur. C'est comme si on disait : 'Ok, nous avons un incident malheureux ici, mais il n'y a pas de problème juridique ou d'acte criminel ; personne n'a besoin de prendre ses responsabilités'.

« Mais en réalité, il s'est passé quelque chose, et le dossier se trouve dans une archive. Il s'agit d'un incident, mais c'est l'histoire d'autres incidents qui se sont produits et qui continueront à se produire, et ces dossiers ne fournissent pas de réponse juridique ».

L'écriture et la mise en scène n'ont pas été faciles pour Joseph. « Lorsque nous sommes entrés en profondeur dans le processus, j'ai réalisé la signification du terme “champ de mines”, dit-il. Chaque étape que vous franchissez peut exploser - non pas parce qu'il y aura une grande controverse ou que les gens diront quelque chose, mais parce que chaque déclaration a un sens et que chaque action sur scène ouvre les portes de beaucoup de mondes différents. Ce n'est pas une pièce ordinaire ».

Selon Joseph, la dramaturge et metteur en scène Noa Nassie a joué un rôle essentiel dans la création et la mise en scène de “Hereby, I Declare”. "Seul son regard sage et sensible pouvait m'amener à poser des questions et à m'insérer dans l'œuvre », dit-il. « Ensuite, l'écriture s'est faite en deux phases - dans la première phase, vous avez une tonne de matériel d'enquête que vous devez arranger et déterminer ce qui va venir après quoi. Vient ensuite l'écriture de la pièce elle-même.

« J'avais l'impression que peu importe le matériel que je choisissais, il pouvait avoir une signification que je ne voulais pas approcher. Jusqu'au moment où la pièce est sortie, j'ai continué à m'inquiéter de ce qu'elle allait dire, des significations que les gens allaient en tirer ».

Roee Joseph, 29 ans, vit à Tel Aviv. Quand il ne travaille pas comme dramaturge et metteur en scène, il est enseignant dans une école primaire et également doctorant en études culturelles à l'université Bar-Ilan, près de Tel Aviv. De 2011 à 2014, il a été enquêteur criminel au sein de la police militaire.

Sa pièce de 2019 “Good Morning Hedgehog” [Bonjour hérisson] a exploré le langage intime, comment le dialogue entre les amoureux se développe et se désintègre. Cette œuvre est également basée sur des événements de la vie de Joseph, et il a joué le personnage principal.

« Je n'ai pas d'imagination développée », dit-il. « Je capture l'essence de mon expérience et je sais comment la transformer en pièce de théâtre ».

En ce qui concerne “Hereby, I Declare”, il dit s'être demandé à plusieurs reprises : « Est-ce que je fais quelque chose pour apaiser ma conscience ? La pièce va-t-elle aborder un certain regret et un sentiment de culpabilité ? Parfois, je me dis que je fais ce qu'il faut faire, c'est-à-dire raconter l'histoire, me mettre dans une pièce et admettre la culpabilité que je ressens. D'autres fois, je me demande si ce n'est pas ce que l'on appelle “Tu tires, puis tu pleures” ».

Il dit avoir été surpris que l'affaire soit classée ; « le dialogue interne lorsque j'enquêtais n'était pas de savoir si l'affaire serait classée, mais "que faisons-nous de ces conclusions ?" »

Pendant la pièce, le personnage de Sorek demande à Joseph : « Tu te rends compte que la pièce ne réparera pas ce qui s'est passé ? ». Joseph exerce son droit de garder le silence.

Ramadan Qudaih, le fils de Mohammed, donnant des détails sur l'incident.

« C'est l'une des questions que je trouve les plus douloureuses, que je réalise soudain que si la pièce ne peut pas réparer ce qui s'est passé, que peut-elle faire ? Parce qu'il ne s'agit pas seulement de nettoyer la conscience », dit-il. « J'ai enquêté sur l'affaire et elle a été classée. Dans la pièce, je l'ouvre d'une manière différente. Je ne laisserai pas cette affaire être enterrée. C'est ce qui distingue le fait de tirer et de pleurer de celui d'enquêter et de pleurer ».

Pour Joseph, remporter le prix du hérisson d'or de la meilleure pièce de théâtre a une signification particulièrement profonde. « La transformation de l'affaire d'un dossier fermé que personne n'est censé lire en un scénario qui aura toujours le potentiel d'être présenté au public - c'est un acte artistique », dit-il. « Dire que c'est la pièce de l'année revient à dire 'tout le monde doit entendre parler de cette affaire', donc si elle n'est pas présentée au tribunal, elle le sera sur scène ».

Un danger immédiat

Une scène poignante de la pièce implique les commentaires du procureur militaire qui ont fait classer l'affaire : « Le défunt a reçu l'ordre de la force de s'arrêter et a été averti. Après qu'il a continué à avancer vers la force, un soldat a tiré une seule balle au centre de son corps en raison du danger immédiat ».

Joseph dit que "le sentiment de danger immédiat" est un refrain bien trop familier. « Cela dit quelque chose sur notre système et la façon dont nous comprenons les événements, la façon dont on enquête dessus et la façon dont les affaires sont classées à chaque fois », dit-il.

« Je ne sais pas comment on mesure le sentiment de danger, mais c'est une phrase usuelle utilisée dans presque toutes les enquêtes. Pourquoi se donner la peine d'ouvrir des enquêtes criminelles si c'est la solution magique dans tous les cas ? »

Quels types de réactions as-tu eu de la part du public ?

« Beaucoup de gens n'étaient pas d'accord avec les positions de la pièce ; ils sont venus figés dans leurs opinions et ont demandé pourquoi nous posions des questions sur la moralité de l'armée. Mais certains nous ont dit que cela les avait fait réfléchir et regarder les choses un peu différemment ».

Aujourd'hui, quelle serait, selon toi, la bonne sentence ?

Sur sa pièce "Hereby, I Declare", Joseph dit s'être demandé à plusieurs reprises : « Est-ce que je fais quelque chose pour apaiser ma conscience ? » Photo : Uri Rubinstein

« Je ne sais pas quelle devrait être la sentence et je n'ai pas la prétention de le savoir. Quelqu'un doit-il aller en prison ? Je n'en sais rien. Mais ne pouvons-nous pas chercher le coupable et aussi dire : 'Attendez une seconde, qu'est-ce qui, dans le modèle de combat de l'armée, qu'est-ce qui, dans les déclarations des commandants, a fait que ces incidents se produisent ?' ».

« Par exemple, il y a des déclarations comme 'Tout le monde ici est un terroriste', qui apparaît à plusieurs reprises dans les témoignages de l'opération de 2014 transmis à [l'association de défense des droits] Breaking the Silence. De telles déclarations conduisent au meurtre d'innocents. ... Ensuite, il y a 'l'armée israélienne est une armée morale'. Dès que cette déclaration cesse d'être examinée et devient un simple slogan, il y a un problème ».

Joseph garde l'espoir que son enquête artistique comblera les lacunes de l'enquête juridique. « Cela peut soulever un moment de vérité morale et psychologique complexe, plus que de savoir qui est coupable et ce qu'il faut en faire », dit-il.

Une histoire sans fin

Il y a deux ans, dans un café où il travaillait comme serveur, il a croisé le soldat qui a tiré sur Qudaih. Dans la pièce, il développe leur conversation.

« Le monde a-t-il cessé d'exister lorsque la lettre de clôture de l'affaire a été signée ? Non. Il y a des gens à Gaza pour qui l'affaire n'est pas close, parce que c'est leur père qui a été tué. Et il y a un soldat de 20 ans dont les commandants lui ont dit : 'Tout le monde ici est un terroriste et mérite de mourir', alors ils ont tiré sur une personne innocente. Je suppose que le soldat ne veut pas tuer une personne innocente.

« Et ce n'est pas tout. Si vous regardez cela d'un point de vue plus large, l'affaire a été classée mais on n'en a tiré aucune leçon. La réalité demeure. Au moment où nous parlons, une affaire est close et dix autres sont ouvertes. Cela continue.

Roee Joseph et Asaf Sorek, les deux vedettes de la pièce. Photo : Uri Rubinstein

« Je mets en lumière un problème dans le système et la contradiction de l'armée qui enquête sur elle-même. Je mets en évidence les résultats - le fait que ces affaires se terminent toujours par cette phrase. Je dis que peut-être la question juridique qu'ils soulèvent n'est pas la vraie question ».

En avril 2015, pendant l'enquête, Joseph a rencontré Ramadan Qudaih, le fils de Mohammed, ainsi que sa nièce Raghad et d'autres membres de la famille. Il voulait entendre leur version des faits.

« Ma rencontre avec les témoins m'a fait comprendre que le fossé qui existait soi-disant entre les différentes versions de l'incident n'en était pas vraiment un - les faits qu'ils décrivaient étaient les mêmes, mais leur perspective était différente », dit Joseph. « Comme je ne suis pas arabophone, j'ai pensé qu'il était important que leurs déclarations soient filmées, envoyées pour être traduites et transcrites professionnellement par quelqu'un d'extérieur à l'armée.

« Je me souviens clairement du fils. Il avait une expression de colère. Je sentais qu'il n'avait pas confiance dans l'enquête. Je me suis donc dit que l'enquête serait menée de manière professionnelle et qu'elle rendrait justice.

« La chose la plus importante que j'ai apprise au cours des conversations, c'est qu'il s'agissait de personnes qui vivaient des vies ordinaires jusqu'à cet incident », dit Joseph. « Cette idée de 'population civile' ou de 'non-combattants' ne semblait soudain plus si abstraite. De mes propres yeux, je regardais des gens pour qui la guerre est arrivée chez eux - et à bien des égards, elle reste avec eux chez eux ».

Les membres de la famille ont dit à plusieurs reprises à Joseph que Qudaih tenait un drapeau blanc. Cela est également apparu dans des déclarations faites en août 2014 lors d'une enquête du groupe de défense des droits B'Tselem.

 

Ruines d'un quartier de Gaza après un bombardement par Israël. Photo : AFP

« Mon père est sorti de la cave en tenant un drapeau blanc », a déclaré Ramadan Qudaih à B'Tselem. « Dans son autre main, il tenait une canne. Il s'est approché de la porte d'entrée de la maison pour l'ouvrir. Mes cousins Ala'a et Raghad et moi l'avons suivi et nous tremblions de peur. Mon père parlait hébreu, et lorsqu'il s'est approché de la porte, l'un des soldats qui se trouvait à l'intérieur de la maison lui a crié de s'arrêter au bas de l'escalier qui mène au premier étage.

« Mon père s'est retourné vers le soldat et a fait quelques pas - je les ai entendus parler en hébreu. L'un des soldats lui a dit : 'Fais-moi voir ta taille'. Mon père s'est arrêté et a essayé de retrouver son équilibre pour pouvoir exposer sa taille, puis j'ai entendu des coups de feu. Les autres et moi avons couru. Plus tard, nous sommes revenus et avons vu que mon père était allongé sur le sol, et que quatre soldats nous empêchaient de nous approcher de lui ».

En ce qui concerne les déclarations de Ramadan Qudaih à B'Tselem, Joseph dit : « Le fossé, tel que je le comprends, n'était pas longuistique. Même s'il s'exprimait dans le meilleur hébreu et que les soldats parlaient arabe, il ne s'agissait pas de comprendre les mots - le fossé se situait dans la façon dont les deux parties percevaient la situation.

« Pour les soldats, tant qu'il n'avait pas enlevé sa chemise et qu'il continuait à avancer vers eux, il devenait de plus en plus suspect. Pour Mohammed Qudaih, tant qu'il se dirigeait vers les soldats et qu'il était capable de tout leur expliquer, cela pouvait contribuer à sauver sa famille. Les attentes des deux camps étaient très différentes ».

Ruines dans la ville de Gaza en octobre 2014, deux mois après la guerre de sept semaines de cette année-là. Photo : Adel Hana/AP

S'adressant à Haaretz huit ans plus tard, un autre parent de Qudaih affirme que justice n'a pas été rendue. « Pourquoi lui ont-ils tiré dessus ? Il s'est approché d'eux parce qu'il pensait qu'en leur parlant il pourrait nous sauver et qu'ils partiraient. Il n'a jamais pensé un seul instant qu'ils allaient lui tirer dessus. Il nous a dit qu'il allait tout régler rapidement et qu'il reviendrai »..

Le membre de la famille a ajouté qu' « après l'incident, les soldats nous ont demandé - les femmes et les enfants - de quitter la cave. En sortant, j'ai vu mon oncle - c'était un cadavre gisant dans une mare de sang ».

L'unité du porte-parole des forces de défense israéliennes a répondu : « Suite à la mort de Mohammed Qudaih le 25 juillet 2014, lors d'opérations militaires à Khirbet Ikhza'a pendant l'opération Bordure protectrice, la police militaire a ouvert une enquête. Les conclusions de l'enquête ont montré que les forces de Tsahal ont tiré sur lui après avoir perçu un danger réel et immédiat, et après qu'il n’a pas répondu aux appels en arabe des soldats à s'arrêter et à mettre les mains en l'air. Il n'a pas non plus répondu au tir d'avertissement ; il a continué à avancer vers les forces.

« Après examen des constats, il a été décidé de ne pas prendre de mesures pénales à l'encontre des personnes impliquées car aucune preuve d'une infraction pénale n'a été trouvée, et en raison des circonstances complexes des combats. ... Un recours a été déposé auprès du procureur général concernant cette décision, qui est actuellement en cours d'examen ».