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16/06/2023

STEFANIA PREZIOSO
Au commencement était Silvio Berlusconi

 Stéfanie Prezioso, AOC, 13/6/2023

Stefania (dite Stéfanie) Prezioso (La Chaux-de-Fonds, 1969) est une historienne, professeure à l'Université de Lausanne et femme politique suisse, membre de solidaritéS puis de Résistons (Ensemble à Gauche). Son père napolitain était ouvrier horloger et militant socialiste, et sa mère sicilienne et communiste. Elle est députée du canton de Genève au Conseil national depuis décembre 2019. Auteure de L'Italie de Grillo, Renzi, Berlusconi & des néofascistes : la résistible ascension du pire (Demopolis, 2019). Publications

Silvio Berlusconi vient de mourir à 86 ans. Début mai, il intervenait depuis sa chambre d’hôpital au Congrès de Forza Italia rappelant « ses » années glorieuses, pour « sauver la démocratie et la liberté » contre le « communisme ». Retraçant l’histoire de son parti, à partir de son entrée en politique en 1994, il affirmait alors que Forza Italia était l’épine dorsale du gouvernement post-fasciste de Giorgia Meloni. Pas de doute, il laissera une trace durable.

Il y a quelques années Antonio Gibelli, spécialiste de la Première Guerre mondiale, s’était aventuré à écrire un court essai intitulé Berlusconi passato alla storia, littéralement Berlusconi entré dans l’histoire.

Joep Betrams

À la même époque, d’autres historiens, experts de la période fasciste et de ses suites, parmi les esprits les plus aiguisés du champ historiographique italien, s’intéressaient également à l’homme politique milanais : Gabriele Turi, Nicola Tranfaglia, Paul Ginzborg ou Gianpasquale Santomassimo [1]. Le petit livre de Gibelli visait à dessiner les contours de ce qu’il nommait l’« ère berlusconienne » dans l’espoir de « congédier définitivement le personnage », et exorciser le « Draquila » dépeint dans le documentaire de Sabina Guzzanti en 2010. Le problème qui se posait ne consistait pourtant pas, comme le voyait d’ailleurs bien l’ensemble de ces analystes, à se débarrasser de l’homme Berlusconi, mais de la culture dont il était l’interprète [2]. La même année, Mario Monicelli, le réalisateur inoubliable du film Le Pigeon (I soliti ignoti, 1958), répondait, désabusé, à une interview transmise lors de l’émission en direct de Michele Santoro « Rai Per una notte »[3]. Il y traçait le portrait d’un pays soumis, la peur au ventre qui n’avait jamais connu la « révolution ». Il espérait un « grand coup (bella botta) [contre le système] », parce que, soutenait-il, la rédemption ne surgira que du sacrifice et de la douleur.

Le réalisateur italien semblait n’envisager ni l’éventualité, ni (encore moins) l’opportunité de se débarrasser seulement de Silvio Berlusconi. Il avait bien compris alors qu’il ne s’agissait pas uniquement de déloger un homme du gouvernement, mais bien de se libérer du berlusconisme, « une idéologie éclectique composée de populisme, d’individualisme exacerbé, de révisionnisme historique, de l’utilisation instrumentale et identitaire de la religion » [4]. En bref, de transformer la société italienne au sein de laquelle s’était sédimentée une « culture de droite », qui allait bien au-delà des frontières partisanes et des limites chronologiques de la « discesa in campo » [arrivée sur le terrain] de Silvio Berlusconi en 1994. Une culture qui plongeait ses racines dans les années 1980, ces « maudites » années 1980, de l’ « enrichissez-vous » généralisé, de l’individualisme forcé « d’individus sans individualité » et de l’antipolitique. Naissant au cœur même des systèmes occidentaux, tout en étant une inversion consubstantielle de leurs valeurs, l’antipolitique se présentait comme une alternative antidémocratique (autoritaire et managériale), contre des systèmes présentés comme « à bout de souffle »[5].

En 1993, un long métrage avec Bill Murray et Andie MacDowell, intitulé en français Un jour sans fin, racontait la fable d’un journaliste arrogant qui, coincé dans un village perdu du nord des États-Unis, se réveillait chaque matin le jour de son arrivée avec la conscience qu’il s’agissait bien du même jour. Le sel de l’histoire, d’amour bien entendu, qui sous-tendait le scénario, consistait à voir Bill Murray modifier son comportement pour tenter de remporter le cœur de la belle Andie MacDowell. Le film nous disait cependant autre chose de la nouvelle phase qui s’ouvrait alors, une phase marquée par ce que le théoricien de la culture Mark Fisher définissait comme un « sens écrasant de finitude et d’épuisement » ; « on ne dirait pas, poursuivait-il, que le 21e siècle a déjà commencé. On reste coincé dans le 20e… » [6]. Le lent affaiblissement de l’idée même de futur dont parlait le philosophe opéraïste Franco Berardi accompagnait ce processus, tout comme son ombre damnée, la destruction du passé et de sa mémoire [7].

New kid in town

1992 : le système politique italien s’effondre. Des magistrats « révèlent une corruption systémique » qui concerne le financement illégal des partis à l’échelle nationale, dont le centre est Milan. La ville par excellence « de l’optimisme des années 1980 » est rebaptisée Tangentopoli [la cité des pots-de-vin] [8]. En mai de la même année, la terreur mafieuse s’abat sur le juge Giovanni Falcone, son épouse, Francesca Morvillo, et ses gardes du corps, Rocco di Cillo, Antonio Montinaro et Vito Schifani, tous assassinés à Capaci ; durant les funérailles, les politiques sont sifflés par la foule. Dans ce climat de violence, les Chambres élisent le nouveau Président de la République italienne, Oscar Luigi Scalfaro. En juillet, le magistrat Paolo Borsellino et son escorte sont exécutés à Palerme. En 1993, des attentats frappent les villes de Florence, Rome et Milan à proximité de monuments historiques, faisant plusieurs morts et des dizaines de blessés ; tous ces événements mettent en lumière les rapports entre l’État italien et le crime organisé [9]. Comme le souligne, à sa manière, le procureur Luca Tescaroli, interviewé par Ferruccio Pinotti en 2008 : « (…) Les boss ont expliqué qu’il s’agissait là d’une situation exceptionnelle et qu’il fallait préparer le terrain à des hommes nouveaux, que Cosa Nostra pensait pouvoir influencer et qui auraient donc obtenu de la mafia le fait de ramener le calme. »[10]

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