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09/11/2025

Hommage à Paolo Virno

Ci-dessous une traduction des articles parus dans le quotidien italien il manifesto de ce 9 novembre, consacrés au philosophe Paolo Virno, qui vient de disparaître, suivis d'une note de Christian Marazzi. Tlaxcala


SOMMAIRE

  • Paolo Virno : lundi, les derniers adieux
  • La vie militante
    Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition
  • La passion politique
    Un éclaireur de l’exode à la visée sûre
  • La recherche philosophique
    Au-delà du capital, la partie reste ouverte
  • ENTRETIEN
    Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau
  • Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno
  • Lire aussi La fabrique loquace de la multitude : hommage à Paolo Virno


Paolo Virno : lundi, les derniers adieux

Rédaction, il manifesto, 9/11/2025

Paolo Virno est mort à Rome dans la soirée du 7 novembre. Depuis quelque temps, il faisait face à la maladie, sachant parfaitement, en grand joueur de poker, que dans une partie, il ne faut jamais laisser paraître ses émotions. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas perdu sa bonne humeur jusqu’à son dernier souffle — et sa dernière cigarette.

Il avait 73 ans, né à Naples en juin 1952. Il avait aussi vécu à Gênes, Rome et Milan. Militant et dirigeant de Potere Operaio, il avait fondé la revue Metropolis.

Impliqué dans l’enquête et la rafle du 7 avril 1979, il fut jugé et acquitté. Il a ensuite travaillé à la rédaction culturelle du manifesto.

Il enseigna la philosophie du langage dans plusieurs universités italiennes et étrangères.

Parmi ses livres les plus importants : Le souvenir du présent. Essai sur le temps historique (1999), Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines (2003), Essai sur la négation. Pour une anthropologie linguistique (2013). [9 de ses livres ont été publiés en français par les Éditions de L’Éclat]

Les derniers adieux à Paolo auront lieu demain, lundi 10 novembre à 11 heures, à l’ESC Atelier autogéré, via dei Volsci 159 à Rome.

Toutes et tous, au manifesto, nous nous serrons avec amour et tendresse autour de Raissa, Pietro et Valerio, ainsi que de la sœur de Paolo, Luciana, et de son frère, Claudio. Nous l’avons profondément aimé, il nous manquera énormément.

La vie militante

Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition

Andrea Colombo, il manifesto, 9/11/2025

Souvenir

Intellectuel et anti-intellectuel, il a milité dans Potere Operaio, subi une incarcération injuste, travaillé au manifesto, enseigné la philosophie. Jamais résigné à la triste mission de rendre le monde un peu plus juste : il voulait le renverser.

Paolo Virno fut un acteur essentiel de la gauche révolutionnaire italienne, et un rédacteur inoubliable de ce journal.
Paolo Virno. Photo Nora Parcu

Dans la fin des années 1980, Paolo sortait à peine d’une odyssée judiciaire kafkaïenne, passée à l’histoire sous le nom de « 7 avril ». On l’avait inculpé et emprisonné sous des accusations ridicules, auxquelles même les magistrats ne croyaient pas, mais pour une raison juste, quoique inavouable : celle d’être un révolutionnaire communiste décidé à renverser l’ordre existant, convaincu que vivre, c’est marcher sur la tête des rois. Sa méfiance envers la magistrature démocratique [les juges membres ou sympathisants du Parti communiste, NdT], jamais démentie jusqu’à son dernier jour, naquit de cette expérience.

Paolo rejoignit ensuite le manifesto, dans la section culturelle — qui comprenait alors aussi les spectacles. Mais il ne voulait pas, et nous ne voulions pas, d’une section culturelle comme les autres, fût-elle très politisée. Nous visions un « contre-journal », capable de regarder ce que l’urgence de l’actualité reléguait hors des premières pages : non les acrobaties du CAF (le triumvirat Craxi, Andreotti, Forlani), ni les gloires lointaines des guerres de libération, mais les transformations radicales des forces productives encore à l’état naissant à la fin des années 1980.

L’émergence d’un nouveau prolétariat intellectuel et inventif, remplaçant la répétition mécanique de la chaîne par l’usage de l’esprit. Le paradoxe d’une société du salariat rendue obsolète et parasitaire par le développement des forces productives, mais dont on ne sortait qu’en en conservant les règles — parce que la survie du commandement l’exigeait.

De cette ambition naquit le périodique Luogo comune, et une grande part du combat se jouait déjà dans les pages du manifesto. Ceux qui voudraient comprendre peuvent lire la compilation Negli anni del nostro scontento (DeriveApprodi, 2023), qui rassemble ses articles : on y découvre une capacité unique à repérer les lignes de force du nouvel ordre social, mais aussi ses failles, jusque dans les films populaires, les émotions d’une époque ou le lexique des intellectuels.

Cette ambition révolutionnaire totale fut la marque constante de l’action politique et de la réflexion philosophique de Virno. Tous ses livres, sans exception, visent à subvertir le présent, même quand ils s’attardent sur les jeux d’esprit ou les limites du langage.

Jamais il ne s’est contenté de « rendre le monde un peu meilleur ». Il savait que sans une vision apte à ébranler l’ordre entier, on n’obtient même pas un meilleur salaire. Il allait toujours au bout du jeu.

Il a vécu dans la conscience d’une défaite historique, sans jamais s’y résigner. Ancien militant et dirigeant de Potere Operaio, organisation dont l’influence allait bien au-delà de ses modestes effectifs, il avait su garder l’esprit de cette époque où la révolution semblait à portée de main.

Mais sa pensée n’était pas nostalgique : il considérait l’arsenal du passé comme un fardeau, sauf la méthode héritée de l’opéraïsme, qu’il revisita jusqu’à la rendre méconnaissable. Il traquait les nouvelles subjectivités, les formes inédites de résistance, et affirmait qu’aujourd’hui, être communiste est incompatible avec appartenir à la gauche traditionnelle, nuisible plus qu’inutile.

Pour beaucoup, Paolo fut un maître de pensée critique, un compagnon et un ami. Pour certains, comme moi, il l’était depuis le lycée romain et Potere Operaio.

À ceux qui ne l’ont pas connu, il laisse des textes qui seront étudiés comme des armes de la lutte de classe moderne. Mais il leur manquera ce qu’aucun texte ne peut rendre : sa générosité proverbiale, son indifférence à l’argent, sa présence solide dans l’épreuve, son ironie et sa joie. L’avoir eu pour ami fut un privilège rare.

 Paolo Virno. Photo Nora Parcu


La passion politique

Un éclaireur de l’exode à la visée sûre

Marco Bascetta, il manifesto, 9/11/2025

Plus les histoires sont longues et intenses, plus les expériences et les sensibilités sont entrelacées, moins on sait par où commencer.

Pourquoi pas, alors, par une petite rubrique de la revue Luogo comune, qu’au début des années 1990 Paolo avait lancée avec un groupe de camarades et d’amis : « Citations face à l’ennemi », inspirée du cliché western — repris plus tard par Tarantino — où le tireur cite un verset biblique avant de dégainer.

Eh bien, les articles de Paolo, ses essais courts, forment un catalogue extraordinaire de “citations face à l’ennemi” : extraites d’un vaste savoir, aiguisées par une passion politique et une précision de tir inégalées.

Jamais son travail n’a été sans cible, même lorsqu’il distingua clairement militance politique et recherche philosophique. Non pour en nier le lien, mais pour en préserver le rigoureux équilibre. Deux tâches aussi décisives, disait-il, ne peuvent être menées à moitié.

Beaucoup d’entre nous furent déconcertés : nous vivions justement dans cette zone grise où la pensée longue se mêle à l’urgence de l’action. Mais sa radicalité continuait d’alimenter les mouvements, et face à tout événement nouveau, nous revenions toujours à quelque éclair philosophique de Paolo.

Ces dernières années, après avoir quitté l’enseignement, il voulait retrouver un rapport direct à la lutte politique. Nous en parlions souvent, sans trouver la voie à la hauteur de sa radicalité.

S’il est un mot qu’il incarnait pleinement, c’est « compagno » [camarade] : amitié, affection, espérance, intelligence collective et liberté individuelle. Ce mot, sérieux et enjoué, fut celui par lequel il nous salua, Andrea Colombo et moi, jeudi matin encore.

Car Paolo appelait son petit cercle de Luogo comune les « marxistes non de gauche » — une ironie dirigée contre les socialistes des années 1960 qui se disaient « gauche non marxiste ». Cela signifiait une critique marxiste non affadie par le compromis ni contaminée par le populisme, fidèle à la tradition matérialiste mais en attente d’un renouveau.

Il choisit pour cela la voie exigeante de la philosophie du langage, un travail à plein temps. Et même dans ses ouvrages les plus techniques, on croise ses cibles politiques de toujours — l’État, le peuple, le salariat — et ses piquantes « citations face à l’ennemi ».

Je ne sais pas écrire la mesure du vide qu’il laisse après 56 ans d’amitié née au lycée romain. Je me confie à une dernière citation de cinéma chère à Paolo, que nous aimions répéter :

« Cher ami… che te lo dico a fa’? » (à quoi bon te le dire ?).

 

La recherche philosophique

Au-delà du capital, la partie reste ouverte

Massimo De Carolis, il manifesto, 9/11/2025

Fidèle jusqu’au bout à l’idée marxienne que le déclin du capitalisme marque le commencement, et non la fin, de l’histoire humaine, Paolo Virno a su faire entrevoir la trace d’une autre histoire.

Paolo Virno diffusant le quotidien d’agitation Potere operaio. Fuori dalle linee à l’entrée de l’usine FIAT-Mirafiori en 1974 – Archives il manifesto

Depuis les années 1970, il s’interrogeait : que se passe-t-il quand les conditions mêmes de la possibilité de l’histoire — langage, praxis, nature — cessent d’être un simple arrière-plan pour devenir la matière même des événements ?

De cette question découle sa démarche : élargir les notions politiques de force de travail ou de multitude en concepts anthropologiques, et inversement, découvrir la charge politique des notions d’action innovatrice ou de faculté de langage.

Dans Le souvenir du présent, il écrivait :

« Le capitalisme historise la méta-histoire : il l’inclut dans le domaine prosaïque des événements, il s’en empare. »

En transformant en marchandise non pas le travail accompli mais la force de travail comme puissance humaine générale, le capitalisme a replié l’histoire sur elle-même.

Dès lors, ce qui enrichit le capital, ce n’est pas tant la propriété du produit que le pouvoir de décider, en amont, quelles potentialités humaines pourront se réaliser.

Ce pouvoir est longtemps resté caché, mais il se révèle pleinement avec le postfordisme : grâce à la technologie, le travail salarié devient marginal, un « résidu misérable », et pourtant le dominion du capital s’intensifie, s’étendant à toute la vie.

La biotechnologie se nourrit des potentialités de la nature, les plateformes exploitent nos facultés communicatives, la finance spécule même sur les crises.

L’excès de possibilités se renverse en impuissance, menaçant de fin de l’histoire.

Mais pour Virno, la partie reste ouverte : l’alternative existe dans les pratiques humaines ordinaires — langage, action commune, esprit, amitié — où se tisse une autre orientation de l’histoire.

D’où son intransigeance envers une “gauche” nostalgique et inconsistante, et son attachement aux mouvements révolutionnaires des années 1970, qui avaient entrevu que l’enjeu politique n’est rien de moins que la dignité de l’humain.

Et de cette dignité, Paolo Virno a donné la preuve vivante, dans sa militance, sa prison, sa pensée, et même dans la façon tranquille dont il a affronté la maladie. Une cohérence naturelle, signe du vrai maître.

 

Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau

1977 contre le présent. Le mouvement de 1977, quarante ans après
Entretien avec Paolo Virno

Ilaria Bussoni, Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/4/2017

 

« Quarante ans plus tôt, c’est aujourd’hui. En Italie et ailleurs, a émergé une force de travail devenue ressort de la production et moteur des institutions. »
« Les œuvres de l’amitié méritent d’être défendues : elles produisent des formes de vie et construisent des embryons d’institutions. »

 

1977, Rome, université La Sapienza occupée. Photo Tano D’Amico

 Le moment 1977

« 1977 » est une date conventionnelle : les sujets sociaux et les formes de lutte dont on se souvient ont surgi plus tôt, raconte Paolo Virno, l’un des plus importants philosophes italiens et figure centrale de la revue du mouvement Metropoli.

« À Milan, il y avait les cercles du prolétariat juvénile, les manifestations pour les meurtres de Zibecchi et Varalli, les mobilisations contre le travail au noir. Ce ne furent pas seulement des sujets non ouvriers qui firent irruption sur la scène publique. 77 comprend aussi les dix mille nouvelles embauches de Fiat : pour la première fois, beaucoup de femmes et de jeunes diplômés. En juin 1979, ils bloquèrent Mirafiori avec la même détermination qu’en 1969 ou 1973. On vivait une accélération générale, extrême, qui traversait toute la force de travail. Cette année-là, tout éclata : une anticipation subjective, subversive, d’un nouvel ordre qui devait ensuite prendre les traits plombés de l’ordre productif du capitalisme néolibéral. »

Une anticipation de l’avenir

Qu’est-ce qui a anticipé le mouvement ?

« 1977 a été un commencement. On y voit apparaître de nouvelles figures de la force de travail : fondées sur la production cognitive, la coopération linguistique, et une réorganisation du temps de travail qui avait alors une coloration subversive. Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement annonce l’avenir : dans les années 1910, les grandes luttes des ouvriers déqualifiés aux USA avaient précédé le fordisme. Plus tôt encore, dans l’Angleterre du XVII siècle, les vagabonds chassés des terres, non encore intégrés à la manufacture, incarnaient déjà une dangereuse potentialité sociale.

De même, 1977 a un double visage : d’un côté, une matière première de comportements, d’affects et de désirs rebelles devenus force productive, état de choses actuel ; de l’autre, la voie sur laquelle circulent aujourd’hui pouvoir et conflit. »

La force de travail et ses facultés

Quelles caractéristiques de la force de travail se sont imposées alors et demeurent actuelles ?

« 1977 a anticipé, à travers des luttes très dures, ce qui importe vraiment aujourd’hui. Marx parlait d’un intellect général qui n’est plus contenu dans le capital fixe mais dans les sujets vivants. Connaissance, affects et intelligence existent désormais comme interaction et coopération linguistique du travail vivant. Ce renversement dépasse même l’aveuglement de Marx, pour qui le temps de travail restait un résidu, tandis que la connaissance et l’intellect étaient incorporés aux machines.

La reproduction de la vie, et les qualités productives de la force de travail, ne se développent plus seulement dans la sphère du travail. Pour produire de la plus-value, les entreprises ont besoin de personnes formées dans un milieu plus vaste que l’atelier ou le bureau — justement pour être plus productives une fois revenues à l’atelier ou au bureau. »

Nature humaine et production sociale

Quelles facultés humaines sont mobilisées dans ce processus ?

« Je m’arrête sur trois éléments fondamentaux de la nature humaine :

1.      la néoténie, c’est-à-dire la persistance de traits infantiles tout au long de la vie ;

2.     l’absence d’une niche environnementale propre à l’espèce humaine, dans laquelle elle pourrait s’installer avec sécurité ;

3.     la faculté de langage, bien différente des langues particulières, plastique et indéterminée.

1977 fut le premier mouvement mondain, néoténique et potentiel, qui fit de ces facultés une force au lieu de chercher à les contenir. Jusqu’alors, les institutions s’en défendaient ; depuis, elles les ont intégrées, en faisant des ressorts de la production sociale et du moteur des formes institutionnelles. La néoténie s’est muée en flexibilité et formation continue. L’absence de niche est devenue mobilité et polyvalence. »

Le renversement néolibéral

Comment la contre-révolution néolibérale a-t-elle transformé ces traits ?

« Ces caractéristiques se sont répandues, mais avec un signe inversé. La prolifération de hiérarchies minutieuses et de barrières exprime la fin de la division du travail sous le capitalisme. Celle-ci est désormais dysfonctionnelle ; elle sert surtout à coloniser le caractère public des tensions éthiques, émotionnelles et affectives de la force de travail. Leur variabilité et leur imprévisibilité sont transformées en descriptions de poste.

Pourtant, ces tensions font partie de la valeur d’usage de la force de travail et de son rapport au monde. Partager intellect et langage devient une condition vitale. Mais la segmentation du caractère trans-individuel du travail est aujourd’hui bien plus accentuée que ne l’exigeait jadis la division du travail. Le maximum de potentialité se renverse en impasse : un renversement disciplinaire rendu nécessaire par cette familiarité avec le potentiel, qui autrement ferait exploser l’ordre productif.

Certaines luttes actuelles en sont le prolongement direct, un document vivant de 1977. Leur centralité dément l’idée que nous aurions alors représenté une “seconde société” des exclus : c’était au contraire la “première société”, celle qui s’inaugurait — et c’est celle que nous sommes encore aujourd’hui. »

Le blocage du conflit général

Pourquoi n’a-t-on pas su, depuis, construire une action sociale capable de renverser le nouvel ordre productif, affectif et politique ?

« C’est la question décisive, posée dès les années 1990, quand on croyait “l’hiver de notre mécontentement” terminé et qu’allait commencer la phase civile, parce que rebelle, de la nouvelle réalité productive. Il n’en a rien été : Berlusconi est arrivé. Depuis 2007, la crise mondiale nous engluait, et la fermeture s’est accentuée. »

Les conditions d’une alternative

Que manque-t-il pour définir une alternative concrète ?

« Le minimum syndical : le conflit sur les conditions matérielles — temps de travail, salaire, revenu. C’est le point de départ, devenu extrêmement difficile. Il est impensable aujourd’hui qu’une lutte de travailleuses de centres d’appel ne s’accompagne pas de la création d’un embryon de nouvelles institutions.

Pour éviter un licenciement ou obtenir trente euros de plus, il faut désormais faire la Commune de Paris. Chaque pas de conflit contient déjà l’invention expérimentale d’institutions post-étatiques. »

La crise de la représentation

Pourquoi 1977 a-t-il rejeté les formes de représentation politique connues jusqu’alors ?

« La crise de la représentation est irréversible. En Europe, et pas seulement, émergent des formes authentiques de fascisme : une terre de personne que peuvent occuper des pulsions opposées. 77 en fut une des manifestations, que le mouvement comprit en temps réel lorsque Lama [chef de la CGIL, le syndicat communiste, NdT]] et son service d’ordre furent chassés de La Sapienza.

Ce processus de long terme a mis fin au monopole étatique de la décision politique. Mais croire que cette crise n’appartient qu’à un seul camp est une illusion : le populisme en est une autre expression. Il est devenu le liquide amniotique où croissent populismes et fascismes : les frères jumeaux, glaçants, des aspirations libératrices — la version monstrueuse de quelque chose qui nous appartient. »

Désobéissance et droit de résistance

Comment ce refus s’est-il exprimé ?

« Par la désobéissance, notamment. Ce thème prit alors une valeur presque constitutionnelle. Il remit en cause ce que Hobbes appelait l’acceptation du commandement avant même celle des lois. Il ne peut exister de loi imposant de ne pas se rebeller.

En 1977, la désobéissance a remis en question l’obéissance : cela précède tout dispositif législatif concret. Ce fut une année très violente, mais, une fois ôtés les fétiches de la violence construits ensuite, le mouvement affirma un droit de résistance face à la nouvelle configuration des institutions post-étatiques.

Cette violence n’était pas opposée à celle de l’État ou de l’armée : c’était la défense de quelque chose que l’on avait déjà bâti. La photo de Paolo et Daddo prise par Tano D’Amico le 2 février le symbolise. »

 

Les œuvres de l’amitié

Qu’aviez-vous construit pour le défendre si ardemment ?

« Le ius resistentiae défend ce qu’on a déjà créé : les œuvres de l’amitié — une amitié publique qui produit des formes de vie, faite de coopération, d’intellect général et de travail vivant.

En 1977, l’amitié cesse d’être une catégorie secondaire : le couple ami/ennemi est renversé, et l’amitié devient coopération excédentaire, capable de construire des embryons d’institutions, des formes de vie qui méritent d’être défendues à tout prix.

Le ius resistentiae n’est pas une violence plus modérée que celle des jeunes femmes de l’Institut Smolny, à Pétersbourg, qui marchèrent sur le palais d’Hiver. »

Le premier pas

Comment faire le premier pas ?

« En cultivant son incomplétude, en la rendant réceptive et vertueuse. Il faut se tenir prêt à accueillir l’imprévu, et cela dépend de la capacité du travail précaire et intermittent à s’imposer sans ménagement.

Face à un imprévu attendu, la philosophie politique doit s’arrêter et attendre. Pour moi, la limite — et le sommet — de la réflexion théorique équivaut, aujourd’hui, à ce qu’étaient les Industrial Workers of the World aux USA. Si je pense à quelque chose qui ressemble au post-77, et au 77 s’étant mis au travail, c’est à eux que je pense».

 

Un souvenir

As-tu un souvenir particulier d’une journée de cette année-là ?

« La manifestation la plus proche d’un caractère insurrectionnel fut celle de Rome, le 12 mars : un cortège sans slogans ni drapeaux, après le meurtre de Francesco Lorusso à Bologne la veille.

Je me souviens d’un vieil homme marchant péniblement devant le ministère de la Justice, via Arenula : c’était Umberto Terracini, fondateur du PCI, antifasciste, président de l’Assemblée constituante. Au premier congrès de l’Internationale communiste, à Moscou, il avait parlé en français, et Lénine lui avait répliqué, le jugeant trop extrémiste : “Plus de souplesse, camarade Terracini.

Pour lui, il allait de soi de participer à cette manifestation. Ce fut un moment profondément émouvant. »

Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno
 Christian Marazzi, effimera, 9/11/2025

Nous devons creuser marxiennement le langage — mais le langage désormais intérieur aux processus productifs, le langage mis au travail après la crise du fordisme. C’est ainsi que nous parlait Paolo, définissant un programme collectif de travail au long cours pour construire les nouvelles armes de la lutte de la multitude.
Convention et matérialisme date de 1986 ; c’est dans ce livre que, pour la première fois, il est question de l’ordinateur comme « machine linguistique », cette technologie qui a déterminé le tournant linguistique des processus de numérisation et de valorisation de l’économie, du monde, de la vie.

Il en écrivit une partie en prison, dans la cellule où se trouvaient également Toni Negri et Luciano Ferrari Bravo. Luciano me décrivit un jour le cliquetis de la machine à écrire de Paolo lorsqu’il rédigeait ses textes : lent, avec de longues pauses entre un mot et l’autre, comme si Paolo caressait chaque lettre, comme si chaque mot était un corps en devenir. Il semblait les écouter, ces mots, descendant dans la profondeur de leur vérité, de leur corporéité.

Parfois, il employait des mots archaïques, comme pour signifier une histoire commencée il y a longtemps : l’histoire de la lutte des classes. Pour Paolo, l’usage des mots était un entraînement à l’usage de la vie : une vie singulière, individualisée, précédée d’un je collectif, d’un social présocial, garantie de l’existence politique « des nombreux en tant que nombreux ».

Le collectif de la multitude contre le peuple comme réduction à l’un, la fuite de la souveraineté vers une démocratie non représentative. La postface à L’individuation psychique et collective de Gilbert Simondon est magistrale : on la lit et la relit, et chaque fois on a l’impression de recommencer, de marcher avec les autres, de se libérer avec les nombreux en tant que nombreux.

Et combien de textes Paolo a-t-il écrits pour dévoiler les pouvoirs et les limites du langage ! Du langage comme action — ce « faire des choses avec des mots » de John Austin (le titre seul suffisait, disait-il) — qui a permis d’entrer, armés, dans le temps de la linguisticité monétaire, dans l’illusion d’une fuite cryptée du centre des banques : le problème n’est pas le centre, le problème est la forme linguistique de la monnaie, sa domination sur nos vies, nos désirs, nos affects.

Paolo fut un ami, un frère, un camarade, une personne splendide. Il nous a pris par la main avec discrétion et puissance théorique, avec élégance et passion politique.

Paolo, nous t’avons aimé, nous t’aimerons toujours.


18/12/2023

ROBERTO CICCARELLI
Le siècle bref de Toni Negri

Toni Negri est mort à Paris dans la nuit du 15 au 16 décembre. Il avait eu 90 ans le 1er  août dernier. Celui que les médias italiens s'acharnent à appeler « il cattivo maestro degli anni di piombo », le « mauvais maître des années de plomb », avait su survivre à la répression féroce déchaînée contre l’Autonomie ouvrière organisée, non sans tâter de quelques années prison. Pour qui l’a connu, il restera dans nos mémoires comme une figure élégante, intelligente, chaleureuse, bref un vrai prince de la Renaissance égaré dans une Italie du XXème siècle livrée au Tout-Profit et à la Combinazione. Il croisera peut-être, entre la Troisième et la Septième Sphère du Paradis de Dante d’autres hérétiques, comme l’autre grand Antonio (Gramsci) ou Pierpaolo (Pasolini).-FG


 Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/8/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rencontre. L’opéraïsme, les années 70, le 7 avril, Rossanda, la reconnaissance mondiale : les 90 ans d’un philosophe communiste

 
Il a eu 90 ans le 1er aout. Photo Judith Revel

Toni Negri, tu as quatre-vingt-dix ans. Comment vis-tu ton temps aujourd’hui ?
 Je me souviens que Gilles Deleuze souffrait d’une maladie similaire à la mienne. À l’époque, il n’y avait pas l’assistance et la technologie dont nous bénéficions aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai vu, il se déplaçait dans un fauteuil roulant avec des bouteilles d’oxygène. C’était vraiment difficile. C’est également le cas pour moi aujourd’hui. Je pense que chaque jour qui passe à cet âge est un jour de moins. Tu n’as pas la force d’en faire un jour magique. C’est comme lorsque tu mangez un bon fruit et qu’il te laisse un goût merveilleux dans la bouche. Ce fruit, c’est probablement la vie. C’est une de ses grandes vertus.

Quatre-vingt-dix ans, c’est un siècle bref.
 Il peut y avoir divers siècles courts. Il y a la période classique définie par Hobsbawm qui va de 1917 à 1989. Il y a eu le siècle américain, beaucoup plus court. Il va des accords monétaires et de la définition de la gouvernance mondiale à Bretton Woods jusqu’aux attentats de septembre 2001 contre les tours jumelles. Quant à moi, mon long siècle a commencé avec la victoire bolchevique, peu avant ma naissance, et s’est poursuivi avec les luttes ouvrières et tous les conflits politiques et sociaux auxquels j’ai participé.

Ce siècle bref s’est achevé sur une défaite colossale.
 Certes. Mais on pensait que l’histoire était finie et que l’ère de la mondialisation apaisée avait commencé. Rien n’est plus faux, comme nous le constatons chaque jour depuis plus de trente ans. Nous sommes dans une ère de transition, mais en réalité nous l’avons toujours été. Bien que sous les radars, nous sommes dans un temps nouveau marqué par une résurgence mondiale des luttes face à laquelle la riposte est dure. Les luttes des travailleurs ont commencé à croiser de plus en plus les luttes féministes, antiracistes, pour la défense des migrants et la liberté de circulation, ou les luttes écologistes.

Philosophe, tu accèdes très jeune à une chaire à Padoue. Tu participes aux Quaderni Rossi, la revue de l’opéraïsme italien. Tu enquêtes, tu fais du travail de terrain dans les usines, en commençant par la pétrochimie à Marghera. Tu as d’abord fait partie de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia. Tu as vécu le long 68 italien, à commencer par l’impétueux 69 ouvrier du Corso Traiano à Turin. Quel a été le moment politique culminant de cette histoire ?
 Les années 1970, lorsque le capitalisme a anticipé avec force une stratégie pour son avenir. Par le biais de la mondialisation, il a précarisé le travail industriel ainsi que l’ensemble du processus d’accumulation de la valeur. Dans cette transition, de nouveaux pôles productifs ont été allumés : le travail intellectuel, le travail affectif, le travail social qui construit la coopération. À la base de la nouvelle accumulation de valeur, il y a bien sûr aussi l’air, l’eau, le vivant et tous les biens communs que le capital a continué d’exploiter pour contrer la baisse du taux de profit qu’il connaissait depuis les années 1960.

Pourquoi la stratégie capitaliste l’a-t-elle emporté depuis le milieu des années 1970 ?
 Parce qu’il y a eu un manque de réaction de la part de la gauche. En effet, pendant longtemps, l’ignorance de ces processus a été totale. À partir de la fin des années 1970, on a assisté à la suppression de toute force intellectuelle ou politique, ponctuelle ou mouvementiste, qui tentait de montrer l’importance de cette transformation, et qui visait à la réorganisation du mouvement ouvrier autour de nouvelles formes de socialisation et d’organisation politique et culturelle. Ce fut une tragédie. C’est là que la continuité du siècle bref apparaît dans le temps que nous vivons. Il y a eu une volonté de la gauche de bloquer le cadre politique sur ce qu’elle possédait.

Marco Pannella (Parti Radical), Rossana Rossanda, Toni Negri et Jaroslav Novak (Potere Operaio)

Et que possédait cette gauche ?
Une image puissante mais déjà alors inadéquate. Elle a mythifié la figure de l’ouvrier industriel sans se rendre compte qu’il voulait autre chose. Il ne voulait pas s’installer dans l’usine d’Agnelli, mais détruire son organisation ; il voulait construire des voitures et les offrir aux autres sans asservir personne. À Marghera, il ne voulait pas mourir d’un cancer ou détruire la planète. C’est au fond ce que Marx a écrit dans la Critique du programme de Gotha : contre l’émancipation par le travail marchandisé de la social-démocratie et pour la libération de la force de travail du travail marchandisé. Je suis convaincu que la direction prise par l’Internationale communiste - de manière évidente et tragique avec le stalinisme, puis de manière de plus en plus contradictoire et impétueuse - a détruit le désir qui avait mobilisé des masses gigantesques. Tout au long de l’histoire du mouvement communiste, c’est autour de ça que s’est menée la bataille.

Qu’est-ce qui s’affrontait sur ce champ de bataille ?
 D’une part, il y avait l’idée de libération. En Italie, elle était éclairée par la résistance contre le nazifascisme. L’idée de libération a été projetée dans la Constitution elle-même, telle que nous, les jeunes d’alors, l’avons interprétée à l’époque. Et à cet égard, je ne sous-estimerais pas l’évolution sociale de l’Église catholique qui a culminé avec le Concile Vatican II. D’autre part, il y avait le réalisme hérité de la social-démocratie par le parti communiste italien, celui d’Amendola et des togliattiens de diverses origines. Tout a commencé à s’effondrer dans les années 70, lorsque l’occasion s’est présentée d’inventer une nouvelle façon de vivre, une nouvelle façon d’être communiste.

Tu continues à te qualifier de communiste. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?
 Ce que cela signifiait pour moi quand j’étais jeune : connaître un avenir dans lequel nous aurions le pouvoir d’être libres, de travailler moins, de nous aimer les uns les autres. Nous étions convaincus que les concepts bourgeois tels que la liberté, l’égalité et la fraternité pouvaient se concrétiser dans les mots d’ordre de la coopération, de la solidarité, de la démocratie radicale et de l’amour. Nous l’avons pensé et agi, et c’est ce qu’a pensé la majorité qui a voté à gauche et l’a faite exister. Mais le monde était et reste insupportable, il entretient un rapport contradictoire avec les vertus essentielles du vivre ensemble. Mais ces vertus ne se perdent pas, elles s’acquièrent par la pratique collective et s’accompagnent de la transformation de l’idée de productivité, qui ne consiste pas à produire plus de biens en moins de temps, ni à mener des guerres toujours plus dévastatrices. Il s’agit au contraire de nourrir tout le monde, de moderniser, de rendre heureux. Le communisme est une passion collective joyeuse, éthique et politique qui lutte contre la trinité de la propriété, des frontières et du capital.

La rafle du 7 avril 1979, premier moment de la répression du mouvement de l’autonomie ouvrière, a marqué un tournant. Pour d’autres raisons, à mon avis, c’est aussi un tournant pour l’histoire du journal il manifesto grâce à une vibrante campagne de soutien qui a duré des années, un cas de journalisme unique mené avec des militants du mouvement, un groupe d’intellectuels courageux, le parti radical. Huit ans plus tard, le 9 juin 1987, lorsque le château de cartes des accusations changeantes et infondées a été démoli, Rossana Rossanda a écrit qu’il s’agissait d’une “réparation tardive et partielle de beaucoup de choses irréparables”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi aujourd’hui ?
 C’est avant tout le signe d’une amitié qui ne s’est jamais démentie. Rossana était pour nous une personne d’une incroyable générosité. Même si, à un moment donné, elle s’est arrêtée elle aussi : elle ne parvenait pas à imputer au PCI ce qu’il était devenu.

Qu’était-il devenu ?
 Un oppresseur. Il a massacré ceux qui dénonçaient le pétrin dans lequel il s’était fourré. Dans ces années-là, nous avons été nombreux à le lui dire. Il y avait une autre voie, celle d’écouter la classe ouvrière, le mouvement étudiant, les femmes, toutes les nouvelles formes dans lesquelles s’organisaient les passions sociales, politiques et démocratiques. Nous avons proposé une alternative de manière honnête, propre et massive. Nous faisions
partie d’un énorme mouvement qui investissait les grandes usines, les écoles, les générations. La fermeture de la part du PCI a conduit à l’émergence de l’extrémisme terroriste. Nous avons payé pour tout cela, et lourdement. À moi seul, j’ai passé au total quatorze ans en exil et onze ans et demi en prison. Il manifesto a toujours défendu notre innocence. Il était complètement idiot que moi ou d’autres membres de l’Autonomia soyons considérés comme les kidnappeurs d’Aldo Moro ou les assassins de camarades. Cependant, dans la campagne innocentiste, qui était courageuse et importante, un aspect substantiel a été laissé de côté.

Un défilé de Potere Operaio (Negri en tête)  

Lequel ?
 Nous étions politiquement responsables d’un mouvement beaucoup plus large contre le compromis historique entre le PCI et la DC. Contre nous, il y a eu une réponse policière de la part de la droite, et ça, ça se comprend. Ce que l’on ne veut pas comprendre, c’est la couverture que le PCI a donnée à cette réponse. Au fond, ils avaient peur que l’horizon politique de la classe change. Si l’on ne comprend pas ce nœud historique, comment peut-on se plaindre de l’inexistence d’une gauche en Italie aujourd’hui ?

Le 7 avril et le “théorème de Calogero*” ont été perçus comme un pas vers la conversion d’une partie non négligeable de la gauche au justicialisme et à la procuration donnée par les politiciens au pouvoir judiciaire. Comment était-il possible de se laisser prendre à un tel piège ?
Lorsque le PCI a substitué la centralité de la lutte morale à la lutte économique et politique, et ce par l’intermédiaire de juges qui gravitaient autour de lui, il a terminé sa course. Croyait-on vraiment utiliser le justicialisme pour construire le socialisme ? Le justicialisme est l’une des choses les plus chères à la bourgeoisie. C’est une illusion dévastatrice et tragique qui les empêche de voir l’utilisation de classe de la loi, de la prison ou de la police contre les subalternes. Au cours de ces années, les jeunes magistrats ont également changé. Avant, ils étaient très différents. On les appelait les “magistrats d’assaut”. Je me souviens des premiers numéros du magazine Democrazia e Diritto, pour lequel je travaillais également. Ils me remplissaient de joie parce que nous parlions de justice de masse. Ensuite, l’idée de justice a été déclinée très différemment, ramenée aux concepts de légalité et de légitimité. Et dans la magistrature, il n’y avait plus de position politique, mais seulement des déploiements entre les courants. Aujourd’hui, donc, nous avons une Constitution réduite à un paquet de normes qui ne correspondent même plus à la réalité du pays.

En prison, tu as poursuivi le combat politique. En 1983, tu as écrit un document en prison, publié par il manifesto, intitulé Do You remember revolution  [“Te souviens-tu de la révolution”]. Il y était question de l’originalité du 1968 italien, des mouvements des années 1970 qui ne pouvaient être réduits aux “années de plomb”. Comment as-tu vécu ces années ?
 Ce document disait des choses importantes avec une certaine timidité. Je pense qu’il a dit plus ou moins les choses que je viens de rappeler. C’était une période difficile. Nous étions en taule, nous devions sortir d’une manière ou d’une autre. Je t’avoue que dans cette immense souffrance, il valait mieux pour moi étudier Spinoza que de penser à la morosité absurde dans laquelle nous avions été enfermés. J’ai écrit un gros livre sur Spinoza et c’était une sorte d’acte héroïque. Je ne pouvais pas avoir plus de cinq livres dans ma cellule. Et je changeais constamment de prison spéciale : Rebibbia, Palmi, Trani, Fossombrone, Rovigo. Chaque fois dans une nouvelle cellule avec de nouvelles personnes. J’attendais des jours et je recommençais. Le seul livre que j’avais avec moi était l’Éthique de Spinoza. J’ai eu la chance de terminer mon texte avant l’émeute de Trani en 1981, lorsque les forces spéciales ont tout détruit. Je suis heureux que cela ait provoqué un bouleversement dans l’histoire de la philosophie.

En 1983, tu as été élu au parlement et tu es sorti de prison pour quelques mois. Que penses-tu du moment où l’on a voté ton retour en prison et où tu as décidé de t’exiler en France ?
 J’en souffre encore beaucoup. Si je dois porter un jugement détaché, historique, je pense que j’ai eu raison de partir. En France, j’ai été utile pour établir des relations entre les générations et j’ai étudié. J’ai eu l’occasion de travailler avec Félix Guattari et j’ai pu entrer dans le débat de l’époque. Il
m’a beaucoup aidé à comprendre la vie des sans papiers. Moi aussi, j’ai enseigné alors que je n’avais pas de carte d’identité. Mes camarades de l’Université de Paris 8 m’ont aidé. Mais d’une autre manière, je me dis que j’ai eu tort. Cela me choque profondément d’avoir laissé mes camarades en prison, ceux avec qui j’ai vécu les plus belles années de ma vie et les émeutes en quatre ans de détention provisoire. Les avoir quittés me fait encore mal. Cette prison a dévasté la vie de chers camarades, et souvent de leurs familles. J’ai 90 ans et je suis sauvé. Cela ne me rend pas plus serein face à ce drame.

Même Rossanda t’a critiqué...
Oui, elle m’a demandé de me comporter comme Socrate. J’ai répondu que je risquais de finir comme le philosophe. Viu les rapports qui régnaient en prison, j’aurais pu mourir. Pannella m’a matériellement sorti de prison et m’a ensuite rejeté toute la responsabilité parce que je ne voulais pas y retourner. Beaucoup de gens m’ont trompé. Rossana m’avait déjà mis en garde, et elle avait peut-être raison.

L’a-t-elle fait une autre fois ?
 Oui, lorsqu’elle m’a dit de ne pas revenir de Paris en Italie en 1997, après 14 ans d’exil. Je l’ai vue pour la dernière fois avant son départ dans un café près du musée de Cluny, le musée national du Moyen Âge. Elle m’a dit qu’elle voulait m’attacher avec une chaîne pour m’empêcher de prendre cet avion.

Pourquoi as-tu décidé de retourner en Italie ?
 J’étais convaincu que j’allais lutter pour l’amnistie de tous les camarades des années 1970. À l’époque, il y avait le bicaméralisme, cela semblait possible. J’ai passé six ans en prison, jusqu’en 2003. Rossana avait peut-être raison.

Quels souvenirs as-tu d’elle aujourd’hui ?
 Je me souviens de la dernière fois que je l’ai vue à Paris. C’était une amie très gentille qui s’inquiétait de mes voyages en Chine, craignant que je ne sois blessé. C’était une personne merveilleuse, à l’époque et depuis toujours.

Anna Negri, ta fille, a écrit “Con un piede impigliato nella storia” [Avec un pied coincé dans l’histoire] (DeriveApprodi) qui raconte cette histoire du point de vue de vos affects, et d’une autre génération.
 J’ai trois enfants merveilleux, Anna, Francesco et Nina, qui ont souffert de manière indicible de ce qui s’est passé. J’ai regardé la série de Bellocchio sur Moro et je n’en reviens toujours pas qu’on m’ait rendu responsable de cette incroyable tragédie. Je pense à mes deux premiers enfants, qui allaient à l’école. Certains les voyaient comme les enfants d’un monstre. Ces garçons, d’une manière ou d’une autre, ont vécu des événements énormes. Ils ont
quitté l’Italie et sont revenus, ils ont traversé eux-mêmes
ce long hiver. Le moins qu’ils puissent faire est d’éprouver une certaine colère envers les parents qui les ont mis dans cette situation. Et j’ai une certaine responsabilité dans cette histoire. Nous sommes redevenus amis. C’est pour moi un cadeau d’une immense beauté.

À la fin des années 1990, coïncidant avec les nouveaux mouvements mondiaux et anti-guerre, tu as acquis une solide position de reconnaissance avec Michael Hardt, en commençant par le livre “Empire”. Comment définirais-tu la relation entre la philosophie et le militantisme aujourd’hui, à une époque où l’on assiste à un retour au spécialisme et aux idées réactionnaires et élitistes ?
 Il m’est difficile de répondre à cette question. Quand on me dit que j’ai fait “un’opera” [une œuvre, mais aussi un opéra] je réponds : “Lyrique ?” Tu te rends compte ? Je suis obligé de rire. Parce que je suis plus militant que philosophe. Cela
peut faire rire certains, mais moi, je m’y vois comme Papageno*...

Il ne fait pourtant aucun doute que tu as écrit de nombreux livres...

J’ai eu la chance d’être quelque part entre la philosophie et le militantisme. Dans les meilleures périodes de ma vie, je suis passé en permanence de l’une à l’autre. Cela m’a permis de cultiver un rapport critique à la théorie capitaliste du pouvoir. Pivotant sur Marx, je suis passé de Hobbes à Habermas, en passant par Kant, Rousseau et Hegel. Des gens suffisamment sérieux pour devoir être combattus. En revanche, la ligne Machiavel-Spinoza-Marx constituait une véritable alternative. Je le répète : l’histoire de la philosophie n’est pas pour moi une sorte de texte sacré qui aurait mêlé tout le savoir occidental, de Platon à Heidegger, à la civilisation bourgeoise et transmis des concepts fonctionnels au pouvoir. La philosophie fait partie de notre culture, mais elle doit être utilisée pour ce dont elle a besoin, à savoir transformer le monde et le rendre plus juste. Deleuze a parlé de Spinoza et a repris l’iconographie qui le représente comme Masaniello. J’aimerais que ce soit le cas pour moi. Même à 90 ans, j’ai toujours ce rapport à la philosophie. Vivre le militantisme est moins facile, mais j’arrive à écrire et à écouter, dans une situation d’exil.

L’exil, encore aujourd’hui ?
 Un peu, oui. Mais c’est un exil différent. Cela dépend du fait que les deux mondes dans lesquels je vis, l’Italie et la France, ont des dynamiques de mouvement très différentes. En France, l’opéraïsme n’a pas eu beaucoup d’adeptes, même s’il est redécouvert aujourd’hui. Le mouvement de gauche en France a toujours été porté par le trotskisme ou l’anarchisme. Dans les années 1990, avec la revue Futur antérieur, avec mon ami et camarade Jean-Marie Vincent, nous avons trouvé une médiation entre le gauchisme et l’opéraïsme : cela a marché pendant une dizaine d’années. Mais nous l’avons fait avec beaucoup de prudence. Nous avons laissé le jugement sur la politique française à nos camarades français. Le seul éditorial important écrit par des Italiens dans la revue a été celui sur la grande grève des cheminots de 1995, qui ressemblait tellement aux luttes italiennes.

Pourquoi l’opéraïsme connaît-il aujourd’hui une résonance mondiale ?
 Parce qu’il répond à un besoin de résistance et de résurgence des luttes, comme dans d’autres cultures critiques avec lesquelles il dialogue : féminisme, écologie politique, critique post-coloniale par exemple. Et puis parce qu’il n’est la propriété de rien ni de personne. Il ne l’a jamais été, pas plus qu’il n’a été un chapitre de l’histoire du PCI, comme certains s’en font l’illusion. Il s’agit plutôt d’une idée précise de la lutte des classes et d’une critique de la souveraineté qui coagule le pouvoir autour du pôle maître, propriétaire et capitaliste. Mais le pouvoir est toujours divisé, il est toujours ouvert, même lorsqu’il ne semble pas y avoir d’alternative. Toute la théorie du pouvoir comme extension de la domination et de l’autorité faite par l’école de Francfort et ses évolutions récentes est fausse, même si elle reste malheureusement hégémonique. L’opéraïsme balaie d’un revers de main cette lecture brutale. C’est un style de travail et de pensée. Il prend l’histoire par le bas, faite de grandes masses en mouvement, il cherche la singularité dans une dialectique ouverte et productive.

Tes références constantes à François d’Assise m’ont toujours impressionné. D’où vient cet intérêt pour le saint et pourquoi l’as-tu pris comme exemple de ta joie d’être communiste ?
 Dès mon plus jeune âge, on s’est moqué de moi parce que j’utilisais le mot “amour”. On me prenait pour un poète ou pour un illuminé. Au contraire, j’ai toujours pensé que l’amour était une passion fondamentale qui maintient l’humanité debout. Il peut devenir une arme pour vivre. Je viens d’une famille qui a connu la misère pendant la guerre et qui m’a appris une affection avec laquelle je vis encore aujourd’hui. François est au fond un bourgeois qui vit à une époque où il saisit la possibilité de transformer la bourgeoisie elle-même, et de faire un monde où les gens s’aiment et aiment le vivant. L’appel à lui, pour moi, est comme l’appel aux Ciompi*** de Machiavel. François, c’est l’amour contre la propriété : exactement ce que nous aurions pu faire dans les années 70, en inversant cette évolution et en créant une nouvelle façon de produire. François n’a jamais été suffisamment pris en compte, pas plus que l’importance que le franciscanisme a eue dans l’histoire de l’Italie. Je le mentionne parce que je veux que des mots comme amour et joie entrent dans le langage politique.
[Lire
Ce communiste de Saint François]

NdT

*Pietro Calogero, substitut du procureur à Padoue, responsable de l’enquête conduisant au coup de filet du 7 avril, aurait déclaré : » « Puisqu’on ne peut pas attraper le poisson [les Brigades rouges], il faut assécher la mer [le mouvement subversif] », appliquant ainsi les principes de la guerre contre-insurrectionnelle appliqués par les militaires français “maoïstes” en Algérie, tirant les leçons de leur défaite au Vietnam (d’où était originaire sa mère). Calogero, alias Kalogero, est devenu célèbre en raison du théorème qui lui est attribué et qui établit un lien entre les responsabilités de certains professeurs d’université prêchant la subversion (appelés “professorini”, petits profs) et les actions terroristes. Le magistrat a indiqué dans ses ordres d’arrestation des crimes tels que la “formation de et la participation de bandes armées” et “l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État”, ainsi que des attentats, des meurtres, des blessures et des enlèvements, affirmant que les publications de l’Autonomia Operaia et d’autres documents, ainsi que les témoignages, avaient fourni des “indications suffisantes de culpabilité”. Les dirigeants du Parti communiste italien apportèrent un soutien inconditionnel à ce chevalier blanc de la contre-subversion.

** Papageno est un personnage masculin de La Flûte enchantée de Mozart, dont le rôle est écrit pour une voix de baryton. C’est un oiseleur au service de La Reine de la Nuit, « gai, léger, chantant, habillé d’un pittoresque vêtement de plumes », et « l’un des personnages les plus populaires de tout le répertoire lyrique ».

***Les Ciompi, les “batteurs” de laine, étaient la catégorie la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile de la république de Florence. Leur révolte (“tumulto”) de juin à août 1378 leur permit d’obtenir en juillet la création de guildes spécifiques et Michele di Lando, simple ouvrier cardeur, fut promu gonfalonnier de justice de la république de Florence. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas sans problèmes et le mois d’août voit le retour à l’ordre antérieur. Cette révolte a fait l’objet de développements dans L’Histoire de Florence de Machiavel, qui la présente du point de vue des classes supérieures.