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01/06/2023

GIDEON LEVY
À 70 ans, personne en Cisjordanie ne me soupçonne d'être un agent du Shin Bet

Gideon Levy, Haaretz, 1/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Gideon Levy, par Gil Cohen Magen, AFP/Getty Images

Lorsque mon grand-père a eu 70 ans, ses amis ont fêté son anniversaire. Dans le salon du petit appartement de la rue Rozenbaum à Tel Aviv, qui se transformait la nuit en chambre à coucher de ma grand-mère, des amis du vieux pays [les grands-parents venaient de Saaz/Žatec, dans les Sudètes, en Bohême du Nord, Tchécoslovaquie, NdT], dont je me souviens encore des noms, se sont réunis : Franzi, Ilsa, Pepi, Artur, Binka, Irma, Josef, Netka. Il y avait peut-être aussi Mme Korf, peut-être Mme Knopfelmacher, peut-être M. Gronich, l'avocat de la famille, peut-être Mme Simon, l'agent d'assurance.

L'une des amies, probablement Elsa Aufricht, mais je n'en suis pas certain, a récité un long maqama - un genre de récit en prose rimé d'origine arabe, remis au goût du jour en Israël vers 1960 par l'écrivain Haim Hefer - en allemand, en l'honneur de celui qui fêtait son anniversaire. J'avais 10 ans. C'était l'Europe centrale à Tel Aviv. Il y avait des petits fours, des gespritzten (panaché de vin blanc et de limonade), un gâteau au chocolat avec de la crème fouettée appelé “gav hatzvi” (épaule de cerf), ou encore pischinger ou malakoff, que ma grand-mère Trude préparait. Les dames portaient encore les fourrures qu'elles avaient apportées de “là-bas”, ou des tailleurs en jersey d'Iwanir ou des ensembles tricotés d'Aled avec une broche au revers ; elles fumaient des Dubek 10 dans un porte-cigarette. Mon grand-père ne quittait jamais la maison autrement qu'en costume, généralement avec un nœud papillon.  Nous étions des sabras, des nouveaux juifs, sains et robustes, qui allions bientôt écouter Pink Floyd et entrer dans l'armée, et eux, c'étaient des déplacés qui s'accrochaient de toutes leurs forces aux restes d'Europe qu'ils s'étaient conservés ici, loin du Levant, qu'ils ne pouvaient supporter. Ils ne s'intègreraient jamais ici, alors ils nous semblaient encore plus âgés. L'allemand qu'ils parlaient, que je considérais comme une langue réservée aux vieux, n'était pas la seule raison pour laquelle j'avais l'impression qu'il s'agissait d'un événement pour les personnes âgées. À l'époque, les septuagénaires étaient considérés comme très vieux.

 Rozenbaum 6

Mon grand-père Viktor utilisait déjà une canne depuis quelques années, une habitude qui avait commencé, soi-disant, pour que les gens lui laissent leur place dans le bus, ou du moins c'est ce qu'il disait, mais en fait il en avait de plus en plus besoin. Le bandage herniaire qu'il portait le gênait également dans ses mouvements. À l'époque, il n'y avait pas beaucoup de personnes plus âgées que mon grand-père. Il m'entraînait dans ses fréquents déplacements vers les cabinets d'avocats poussiéreux d'Allenby Street, afin d'obtenir des réparations de la part de l'Allemagne pour des amis. Il m'emmenait dans deux de ses cafés habituels, un petit et un grand, et commandait des taxis place HaBima en utilisant les deux seuls mots qu'il connaissait en hébreu : “Rozenbaum shesh” [six]. Il m'attendait sur le balcon de son appartement avec les livres de politique et de philosophie en allemand qu'il avait commandés à Robinson Books dans la rue Nahalat Binyamin, après avoir marqué au crayon les passages qu'il me lirait, et mes yeux se fermaient d'ennui. Il me destinait à la grandeur, en vain.

Lorsque l'accord de cessez-le-feu de la guerre d'usure a été signé le 7 août 1970, il m'a envoyé un télégramme de félicitations. J'étais en Amérique, dans le cadre d'une mission de jeunesse auprès des communautés juives de la côte Est. Nous avons dansé la hora pour eux, vêtus de chemises brodées, au son de “Shir La'shalom”. Mon grand-père pensait que la paix était revenue et il a envoyé un télégramme à son petit-fils. Même à l'époque, je trouvais que c'était une chose bizarre à faire.

La vie a filé à toute allure et j'aurai 70 ans ce vendredi 2 juin. Ce mot roule sur la langue plus facilement qu'à 60 ans, l'année de la véritable crise de la vieillesse, du moins pour moi. La tentation est grande de croire que mon grand-père était un vieux 70 ans et que je suis un jeune de 70 ans. De recourir au cliché selon lequel les septuagénaires sont les nouveaux cinquantenaires. Il est assez facile d'affirmer que cet âge a ses avantages : j'ai déjà vu des gens me céder leur place dans le bus. Mais c'était tellement humiliant. Lorsque cela s'est reproduit, j'ai pensé qu'il valait mieux mourir.

Mais le fait est que chaque fois que je descends du bus, je m'accroche à tous les poteaux possibles pour ne pas trébucher, et je me plains en silence des jeunes qui mettent leurs pieds sur les sièges. Ce n'est qu'en voyageant en Cisjordanie que l'ignominie de la vieillesse devient un avantage : plus personne ne nous soupçonne, le photographe Alex Levac et moi, d'être des agents du Shin Bet, des commandos infiltrés de l’unité Douvdevan ou même des colons. Ceux-là sont tous plus jeunes que nous. Jusqu'à présent, seul Levac a été appelé hadj par des Palestiniens.

Je pensais que ce serait plus dur que ça d'avoir 70 ans.

NdT : Bon anniversaire, Gideon !