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25/09/2023

“À force de prendre et d’exploiter, la mer se vide” : paroles de Lampedusiens sur la pêche, les harragas, les Tunisiens

Note du traducteur

Entre le 26 septembre et le 11 octobre 2022, quinze chercheurs en sciences sociales des universités de Parme et de Gênes ont embarqué sur le Tanimar, un ketch (voilier à deux mâts) de 15 mètres barré par deux skippers génois devenus lampedusiens, pour traverser la Méditerranée et rencontrer, dans une perspective de sociologie publique, les étapes et les protagonistes de l’espace le plus névralgique de la “mobilité des migrants”. Un voyage de recherche dans le cadre du projet universitaire MOBS (Mobilités, solidarités et imaginaires à travers les frontières) qui étudie, à travers l’observation directe, les interviews, les données et les relations avec les institutions et les personnes, la gouvernance frontalière de quatre espaces choisis : les montagnes, la Méditerranée, l’espace urbain et l’espace rural. Le Tanimar s’est arrêté à quatre carrefours de la mobilité des migrants et du contrôle des frontières européennes : Pantelleria, Lampedusa, Linosa et Malte. Ce voyage d’enquête a été restitué dans un livre publié par les éditions elèuthera, Crocevia Mediterraneo [Méditerranée carrefour], édité par Jacopo Anderlini et Enrico Fravega, deux des chercheurs embarqués. Nous avons traduit le journal de bord du septième jour tenu par Luca Queirolo Palmas, sociologue gênois des migrations, dont l’intérêt réside dans les interactions entre pêcheurs et migrants et dans la mémoire des relations entre pêcheurs lampedusiens et tunisiens. - Fausto Giudice, Tlaxcala

 


 Luca Queirolo Palmas, à bord du Tanimar, 2/10/2022
2 octobre 2022 - Septième jour
VattelaPesca*. Dialogues piscicoles
Lampedusa 35° 31’ Nord - 12° 35’ Est

Lampedusa, conçue pour être une colonie agricole, s’est rapidement caractérisée par une longue histoire de pêche. Au cours des dernières décennies, le tourisme de masse est devenu la principale source de revenus, transformant le mode de vie de l’île : les distances entre les deux mondes sont poreuses et une grande partie du capital accumulé en mer est reconverti sur terre. Au-dessus du Tanimar, le vrombissement des avions de tous types et de toutes origines est continu.

Voici quelques voix recueillies sur les quais et dans les bars du port, réorganisées en une conversation imaginée autour de certains thèmes : l’avenir de la pêche, l’image des Tunisiens, les sauvetages en mer. Le discours est affecté par les différents positionnements sociaux dans une réalité stratifiée en termes de classe et d’échelle sociales : des armateurs aux capitaines, des mareyeurs aux prolétaires de la mer, des artisans aux industriels.

 


L’avenir de la pêche

Z. : La pêche, que peut-on faire pour l’améliorer ? Rien, elle est morte. La moitié de Lampedusa attend que les bateaux soient démolis. Le poisson ? Il n’y en a plus. Ils viennent tous ici pour pêcher, même les gens de Mazara [del Vallo]. Le diesel coûte trop cher, il n’y a plus de beau temps. Avant, on pouvait sortir pendant 30, 40 jours consécutifs. Mon bateau est resté au port pendant des années, mort dans l’eau. Si je le vends, je gagnerai 12 000 euros, si je le mets à la casse avec l’État, au moins 60 000. Je vends aussi mon permis de pêche. Maintenant que je suis à la retraite, j’obtiendrai 800 euros, et à 60 ans, peut-être 1 200. Les poissons sont morts, il n’y a rien à faire pour améliorer la situation. Même les habitants de Mazara ont réduit leurs bateaux. Ici, les grossistes sont les maîtres, ils fixent les prix. En été, nous vendons encore aux restaurants, mais en hiver ? Que faisons-nous ? Est-ce qu’on jette le poisson qu’on a pêché ? Ce sont des voleurs, ils changent même les poids sur les balances. Au final, ils gagnent de l’argent. Ils ont essayé plusieurs fois de faire la coopérative ; mais ils ont tout volé aussi, ça n’a pas marché. La calamité [indemnités pour catastrophes atmosphériques] ? La dernière, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont donné 26 000 euros, j’ai fait deux remises en état de bateau. J’ai un permis de pêche à l’intérieur des 12 miles, mais je vais souvent plus loin, les mérous et les thons, je les pêche à deux cents mètres de profondeur.

H. : Mon père a laissé un bateau de pêche, plusieurs frères, tous pêcheurs. Mais aucun de mes fils n’a voulu continuer à pêcher... ils ont essayé, mais c’est un travail difficile... et puis le tourisme s’est installé ici et la pêche a lentement disparu. Mes fils voulaient étudier et ils ont tous deux quitté Lampedusa... aujourd’hui, nous vivons plus du tourisme que de la pêche, nous louons les appartements familiaux. Mais la pêche reste ma grande passion... et de toute façon il faut bien que je gagne ma vie jusqu’à la retraite... De toute façon la pêche n’a pas d’avenir, le prix du carburant ne permet plus à personne de travailler...

Y. : Ma famille continue à pratiquer la pêche. Beaucoup de pêcheurs ont découragé leurs enfants de faire ce métier pénible... mais pour nous c’était différent, j’ai transmis ma grande passion à mes enfants. Malheureusement, il est clair que de nombreux facteurs ont un effet négatif, par exemple j’ai toujours dit que nous devrions avoir un marché aux poissons à Lampedusa et il n’est jamais arrivé... Nous avons beaucoup de poissons mais le revenu est minime, sans parler du coût élevé du mazout aujourd’hui qui nous tue tous. Sur les 80 bateaux de pêche de Lampedusa, 40 sont à l’arrêt aujourd’hui...

K. : Ici, nous vivions de la pêche, aujourd’hui nous vivons du tourisme. Les armateurs n’étaient pas riches, mais ils gagnaient juste assez pour que les banques leur fassent confiance. Alors, ils ont construit des appartements et ils se sont tous lancés dans le tourisme... Les seuls à avoir conservé une flotte importante sont les gens de Mazara... mais de toute façon, le monde de la pêche est en train de mourir...

R. : Toutes les technologies de détection des poissons ont détruit la pêche et la mer. C’est un massacre permanent et la mer ne se régénère pas.

Sur les représentations des Tunisiens

Y. : D’après les récits de mes parents, la paix et le respect régnaient entre les parties. La Tunisie était notre Sicile à l’époque. Il y avait une coopération étroite avec Sfax et Sousse, beaucoup de gens allaient y vivre, parce qu’il y avait des bancs de pêche très riches.

H. : À l’époque de la pêche à l’éponge, les Tunisiens et nous, on avait l’habitude de pêcher ensemble. Nous avons tous des parents qui sont nés en Tunisie. Puis il y a eu l’indépendance, et nous avons été obligés de choisir entre être Tunisiens et Italiens. La plupart d’entre eux sont revenus. Je ne suis pas allé pêcher au Mammellone [le “mamelon”, les eaux entre Lampedusa et la Tunisie] depuis des dizaines d’années, ils nous ont un jour poursuivis pour nous tirer dessus. Ils se tenaient sur les hauts-fonds pour vivre, ils ne faisaient pas de va-et-vient comme nous et ne les occupaient pas avec des filets. Du poisson bleu, nous avons dû passer à la pêche au chalut, évidemment sans licence, et ils ne nous ont régularisés qu’après plus de vingt ans.

Z. : Les Tunisiens nous volent du poisson et nous leur en volons.

J. : Les Tunisiens sont une mauvaise race... ils viennent pêcher chez nous et nous ne pouvons pas pêcher chez eux. Contrairement aux Noirs, ceux qui viennent ici ne fuient aucune guerre.

K. : Je connais bien la Tunisie, c’est un peuple que je n’aime pas. Ils m’ont tiré dessus et m’ont mis en prison quand j’étais jeune... ils ont laissé 300 trous dans mon bateau. Nous avions l’habitude d’aller “voler du poisson”, mais quand ils se faufilent par ici, personne ne leur dit rien.

A. : Les Tunisiens ont des bateaux plus grands et mieux équipés que les nôtres. Eux aussi pillent la mer, comme les gens de Mazara. C’est comme une marmite. Nous devrions tous y vivre, mais à force de prendre et d’exploiter la mer....

Sur les sauvetages en mer

Z. : Heureusement qu’on a Salvini pour nous débarrasser de tous ces immigrés clandestins. On va voir avec ce nouveau gouvernement. Quand il était là, ils n’arrivaient plus. En fait, ici, nous voulons les immigrés clandestins. Laissez-moi vous expliquer... Nous prenons les poissons ; eux, les financiers, l’État, prennent les clandestins. Si on leur enlève les clandestins, alors eux, ils s’occupent trop de nous. Au lieu de cela, nous vivons sans loi, parce qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent des clandestins. C’est leur travail. Moi, si j’ai dû porter secours [à des migrants en détresse] ? Des millions, des millions de fois. Et qu’est-ce que tu veux faire ? Moi, je porte secours même si on me met en prison. Au moins, j’ai la conscience tranquille, je me fiche de la prison. Et puis moi, je suis en mer. Qui me sauvera si je ne sauve pas les autres ?

K. : Depuis qu’il y a du tourisme, il faut davantage de contrôle. Mais quels pauvres gens ? Il y a un dessein derrière tout ça, c’est un trafic de chair humaine. Tant que Kadhafi était là, il a réussi à garder le pays sous contrôle. Maintenant, la principale ressource c’est devenu les immigrés clandestins. Ils ne vont pas à Pantelleria parce qu’il y a du tourisme avec les villas des riches.

H. : Le décret sur la sécurité a été pris sur le dos des pêcheurs. Ils n’ont pas laissé les garde-côtes aller au-delà de 12 milles. Alors, si je vais pêcher au large, c’est à moi de décider s’ils vont vivre ou mourir ? L’État doit au moins prendre ses responsabilités. Même si, à terre, les pêcheurs peuvent te dire n’importe quoi, en mer, ils ne peuvent pas ne pas secourir. Si tu ne les sauves pas, comment tu vas vivre, comment tu vas pouvoir regarder tes enfants dans les ? Pour nous qui pêchons au chalut, le vrai problème de la migration, ce sont les épaves abandonnées en mer....

J. : Il faut se défendre. Ici, nous sommes en guerre contre les immigrés clandestins. Mais que faire si on les trouve en mer ? ça m’est arrivé, comme à tout le monde. J’ai appelé mes amis qui m’ont dit de laisser pisser. Finalement, j’ai décidé de les remorquer, et si le bateau avait coulé, je les aurais pris à bord. On ne laisse pas les gens en mer. Quand nous sommes arrivés au port, ils m’ont pris dans leurs bras comme un sauveur... regardez, j’en ai la chair de poule.

R. : Dans le temps, c’étaient les pêcheurs de là-bas [la Tunisie] qui qui amenaient les gens ici. Ils savaient naviguer et ils ramenaient leurs bateaux à la maison. Il y avait plus de sécurité.

Épilogue

Les Tunisiens, les gens de Mazara, les immigrés clandestins... Les récits recueillis dans le monde, les mondes, de la pêche sont construits autour de ce premier plan hyper-visible. Mais il s’agit souvent d’une façade. Et les coulisses qui apparaissent font parfois voler en éclats les certitudes et les positions et mettent en lumière d’autres dimensions. Par exemple, l’extractivisme forcé et la destruction de l’environnement. Ou encore le marché et l’uniformisation des goûts : « Maintenant, ils ne veulent plus que certains poissons, qui doivent être sans arêtes. Il y a de très bons poissons que plus personne ne mange et ils ne les achètent pas. Il faut apprendre à nos enfants à manger du poisson, tout les poissons », dit celui qui, après de nombreuses années à bord, a changé de métier. Un autre ancien marin-pêcheur poursuit : « La mer est pleine de déchets, d’huile, de moteurs, d’épaves. Bien sûr, c’est la faute aux clandestins. Mais je me souviens aussi de tous les poissons que l’on remontait et que l’on rejetait à la mer lorsque je travaillais dans l’Atlantique parce qu’ils n’avaient pas de valeur et qu’ils n’avaient pas de marché. Je me souviens d’avoir pêché ici à l’explosif, ce qui a tout détruit. Aujourd’hui, il y a des bateaux qui remontent d’énormes vivaneaux pleins d’œufs... et alors, comment tu veux repeupler la mer ? » Enfin, la question de la classe et de l’exploitation : « Les grossistes, c’est quatre usuriers, regarde, il y en a un devant. Le poisson entre à 5 [euros] par une porte et sort à 25 [euros] par l’autre. Ils ne savent même pas ce qu’est un hameçon. Nous n’avons pas pu nous organiser. Les “rigattieri” [brocanteurs] nous mettaient en concurrence. Ils t’offraient un prix plus élevé si tu ne le disais pas aux autres pêcheurs. La coopérative ? Elle n’existe pas. Elle ne sert qu’à obtenir des subventions de l’État, pas à fixer un prix et à créer notre propre magasin ou restaurant ».

Avant notre départ, quelques articles de Giacomo Orsini nous ont aidés à comprendre les différentes manières dont les pêcheurs s’organisent entre Lampedusa et les Canaries : si dans le premier cas la gestion familiale individuelle prévaut, dans le second le poisson est donné à des confréries qui le distribuent et le revendent, réduisant ainsi le pouvoir des grossistes. Certains d’entre nous sont rentrés récemment des Canaries et, sur le quai d’Arguineguín, nous avons recueilli d’autres histoires de mer que nous apportons maintenant à Lampedusa dans ces conversations informelles : la destruction de la pêche artisanale au Sénégal, les voyages auto-organisés dans les villages pour collecter le capital nécessaire à la mise au rebut du vieux bateau et à l’achat d’un nouveau, les pêcheurs contraints de devenir des clandestins parce qu’ils sont étranglés par les multinationales.

Oui, la marmite est en train de se vider, et ce n’est pas un hasard si une grande partie des prises de l’ensemble de l’industrie mondiale de la pêche est aujourd’hui issue de l’élevage. [le consommateur s’en rend bien compte quand il doit choisir entre la daurade sauvage et celle d’élevage, deux fois moins chère, NdT]

NdT

*Jeu de mots intraduisible : vattelapesca ou vattelappesca (de vattela pescare, litt. va te la pêcher) signifie va savoir.