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02/03/2024

GIDEON LEVY
Une jeep de l’armée israélienne percute deux adolescents palestiniens à vélo, puis l’un d’eux est abattu à bout portant

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 2/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une jeep de l’armée israélienne, à la poursuite de deux adolescents palestiniens circulant sur un vélo électrique, les percute et ils sont jetés à terre. Un soldat place son fusil sur le cou de l’un d’eux et appuie sur la gâchette. Imru Swidan, 17 ans, est toujours dans un état critique et paralysé.

Imru Swidan avant d’être abattu

Cette fois-ci, il n’y a pas de place pour le doute, ni pour les questions, les excuses ou les mensonges de l’unité du porte-parole des forces de défense israéliennes : les vidéos témoignent de ce qui s’est passé. Elles montrent une jeep blindée à la poursuite de deux jeunes qui roulent sur une bicyclette électrique. Le côté de la jeep heurte violemment les cyclistes, les faisant tomber du vélo. L’un d’eux parvient à s’échapper, l’autre est couché sur le ventre, face contre terre. L’un des soldats qui sort de la jeep place le canon de son fusil sur le cou du garçon. L’image est floue, mais un agrandissement permet de comprendre ce qui s’est passé ensuite : une balle pénètre dans le cou du jeune homme, brisant la partie supérieure de sa colonne vertébrale. Paralysé et placé sous respirateur, il se trouve actuellement dans l’unité de soins intensifs d’un hôpital de Naplouse.

L’événement rappelle l’incident impliquant Elor Azaria, le « tireur d’Hébron », qui, en 2016, avait abattu un « terroriste » palestinien qui avait déjà été abattu et maîtrisé, mais dans un format plus sinistre. Dans ce cas, le jeune n’est pas mort sur la route, et on ne sait pas exactement ce que les deux cyclistes - 17 et 15 ans - avaient fait pour justifier la poursuite par la jeep, ni ce qui a déclenché la fureur des soldats, qui ont décidé d’essayer d’exécuter l’un des jeunes en lui tirant une balle dans le cou à bout portant.

Ces questions troublantes resteront à jamais sans réponse. Cette semaine, l’unité du porte-parole des FDI n’a pas perdu de temps pour blanchir, truquer et dissimuler la vérité, se contentant de la réponse habituelle, générique, évasive et fictive, à la question de Haaretz : « Un certain nombre de terroristes ont lancé des engins explosifs sur une unité des FDI qui opérait près du village d’Azzun dans le [territoire de la] brigade Ephraim le 13 février 2024. Une unité des FDI qui se trouvait sur le site a pris des mesures pour les arrêter et, dans ce cadre, a tiré sur l’un d’entre eux ».

Les mots manquent. Deux adolescents sur un vélo deviennent « un certain nombre de terroristes », leur transgression n’étant pas claire ; « a pris des mesures pour les arrêter » est la façon dont l’armée décrit le tir à bout portant sur un jeune désarmé et sans défense qui était allongé face contre terre sur la route, ce qui ressemble plus à une tentative d’exécution qu’à toute autre chose. « A pris des mesures pour l’arrêter » ? Les soldats auraient pu très facilement arrêter le jeune prostré sur la route, mais ils ont préféré lui tirer dessus alors qu’il était blessé et immobile. Après la fusillade, les soldats sont partis sans arrêter personne.

Vidéo de l’incident

Un acte à la Elora Azaria, mais les temps ont changé de manière méconnaissable. Personne ne sera jugé pour avoir procédé à des exécutions en uniforme, pas après l’épisode Azaria et encore moins après la guerre dans la bande de Gaza. Personne n’a même l’intention d’enquêter sur cet incident ; l’unité du porte-parole de l’armée israélienne ne s’est pas intéressée à la vidéo qui documente l’acte. La jeep dont les soldats ont fait cela portait un drapeau israélien sur un mât imposant. C’est au nom de ce drapeau qu’ils ont abattu l’adolescent blessé sur la route, alors qu’ils auraient pu facilement le placer en détention.

Imru Swidan est un jeune homme de 17 ans originaire de la ville d’Azzun, à l’est de la ville cisjordanienne de Qalqilyah, de l’autre côté de la frontière de Kfar Sava. Depuis 2003, l’entrée orientale de la ville est bloquée et, depuis le 7 octobre, son entrée principale, au sud, est également fermée par une grille en fer. Seule une entrée reste ouverte, par l’ouest, via le village voisin de Khirbet Nabi Elias, où de fréquents barrages surprise de l’armée bloquent pendant de longues heures la circulation en direction et en provenance de la ville. Peu avant notre arrivée à Azzun cette semaine, les soldats étaient encore là, harcelant les habitants ; heureusement pour nous, nous sommes arrivés après leur départ.

La famille Swidan vit dans le complexe résidentiel familial au centre de la ville. Dans le salon où nous avons été reçus, deux guitares sont accrochées au mur et, à côté, du matériel de sonorisation appartenant au cousin d’Imru. Imru est dans un hôpital privé de Naplouse, complètement paralysé. Sur les photos prises sur place, on peut voir qu’un tube respiratoire lui a été inséré dans la gorge, qu’une attelle maintient son cou, que son visage est d’un blanc effroyable. Il est difficile de savoir s’il est conscient. Il murmure parfois quelque chose, dit sa mère. Elle pense qu’il demande qu’on lui récite des versets du Coran, car sa mort est proche.

Son père, Mohammed, 42 ans, est à ses côtés, et sa mère, Arwa, 33 ans, lui rend également visite, bien entendu. Le couple a quatre fils et deux filles - Imru est l’aîné, sa mère n’avait pas encore 17 ans lorsqu’elle l’a eu. Les déplacements des parents à Naplouse pour voir leur fils sont extrêmement difficiles. En raison des nombreux points de contrôle autour de Naplouse - la ville est presque assiégée depuis le début de la guerre - le voyage dure des heures, bien que la distance soit relativement courte. Voilà à quoi ressemble aujourd’hui la vie dans toute la Cisjordanie.

Arwa Swidan, mère d’Imru

C’était le 13 février, un mardi, il y a deux semaines. Les FDI font de fréquentes incursions à Azzun, comme c’était le cas ce midi-là. La mère d’Imru raconte que lorsqu’il s’est levé ce matin-là, vers 10 heures, comme d’habitude, elle l’a envoyé au marché pour acheter des légumes. Comme son vélo électrique était hors d’usage, il s’est rendu chez un voisin, un lycéen de 15 ans qui est son ami depuis l’enfance et qu’il rencontre tous les jours (et qui a demandé à ce que son nom ne soit pas mentionné). Avec le vélo de son ami, il a fait les courses pour sa mère. Mais il a oublié d’acheter de la pita, et elle l’a renvoyé. Cette fois, il ne reviendra pas. Il a été abattu à quelques centaines de mètres de chez lui, sur la rue principale de la ville.

Les soldats ont envahi la ville par l’entrée Est, qui est fermée. Imru pédale, son ami se tient sur le vélo. Nous n’avons aucune information sur ce qu’ils ont fait en chemin, jusqu’à ce que la vidéo montre la jeep les poursuivant puis les renversant. Une ambulance palestinienne appelée sur le site a été bloquée pendant dix minutes, selon le témoignage recueilli par Abd al-Karim Sa’adi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem. Ce n’est qu’après le départ des soldats que les ambulanciers ont pu accéder au jeune blessé.

Il a été transporté à l’hôpital Omar al-Qassem d’Azzun, puis à l’hôpital Darwish Nazzal de Qalqilyah, et comme il était dans un état critique, il a été transféré à Naplouse. Là, selon les habitants d’Azzun, il a eu la chance d’être soigné par un habitant de sa ville, le Dr Abdallah Harawi, un chirurgien réputé. La mère du chirurgien est décédée le jour même, mais il a opéré Imru. Une radiographie montre les dégâts considérables causés à la moelle épinière par la balle.

Imru Swidan avant d’être abattu

Selon sa mère, Imru a quitté l’école pendant la pandémie de COVID, alors qu’il était en dixième année, et depuis lors, il est resté chez lui, désœuvré. Son père est ouvrier d’entretien dans des hôpitaux israéliens. L’année dernière, il travaillait à l’hôpital Meir, à Kfar Sava, mais depuis la guerre, un bouclage a été imposé en Cisjordanie, si bien qu’il est hors de question de se rendre à son ancien travail. De nombreux membres de la famille élargie ont travaillé en Israël et parlent l’hébreu.

Vers midi, après qu’Imru est retourné chercher le pain, des amis ont appelé sa mère pour lui dire qu’il avait été blessé. Stupéfaite, elle a téléphoné à son mari, qui avait commencé un nouveau travail dans un atelier de couture dans le village voisin de Jayous. Il s’est immédiatement rendu à l’hôpital de Naplouse, tout comme sa femme et d’autres membres de la famille.

À leur arrivée, Imru sortait d’un scanner et sa mère s’est évanouie à sa vue. Elle est rentrée chez elle le soir, dans une maison remplie de voisins et de membres de sa famille. Aujourd’hui, elle prie Dieu tous les jours pour que l’état de son fils s’améliore. Pour l’instant, rien ne laisse présager une telle amélioration.

29/06/2023

GIDEON LEVY
Un commandant de brigade de Tsahal est-il un meurtrier ?

Gideon Levy, Haaretz, 29/6/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Ils lui ont crié “assassin” et il s’est éloigné, penaud, en disant qu’il était “blessé en tant que personne” mais qu’il “n’allait pas craquer”. Les dirigeants de l’État se sont empressés d’exprimer leur inquiétude, de condamner les attaques verbales et de louer son héroïsme.

Le commandant de la brigade Binyamin, le colonel Eliav Elbaz, était venu réconforter la famille de Harel Masoud, un colon d’un avant-poste particulièrement violent et sauvage, qui a été tué la semaine dernière lors d’une fusillade dans la colonie d’Eli, en Cisjordanie. Elbaz a été accueilli par un flot d’insultes de la part des voyous colons.

S’agissait-il d’un acte honteux ? Je n’en suis pas certain. Parfois, les colons peuvent nous apprendre quelque chose sur la manière de protester.

Elbaz mérite d’être la cible de manifestations de colère, mais dans un lieu différent et pour des raisons diamétralement opposées. Dans cet autre endroit, il serait une cible digne des slogans désobligeants et des insultes qui lui ont été lancés par les colons. Mais dans cet autre lieu, ni Elbaz ni aucun autre membre de l’armée n’est venu consoler les familles endeuillées, personne n’a protesté et personne ne portera la responsabilité.

S’il fallait insulter Elbaz pour ternir son image et noircir son nom, il aurait fallu le faire loin de la maison de la famille Masoud à Yad Binyamin. Au lieu de cela, il aurait fallu le faire dans la maison de la famille Tamimi à Nabi Saleh.

C’est cette famille qui avait besoin d’être réconfortée et indemnisée et qui avait toutes les raisons de l’insulter. Mais Elbaz, comme ses collègues officiers de l’occupation, est trop lâche pour prendre la responsabilité de l’assassinat d’un bébé. Il est encore plus lâche de ne pas exprimer son chagrin et de ne pas partager la douleur d’une famille dont le monde entier a été détruit par ses soldats.

Elbaz est le commandant de la brigade responsable de l’unité Duhifat, dont les soldats ont tué au début du mois le bambin Mohammed Tamimi. Il est le commandant de la brigade qui a truqué l’enquête et n’a jamais pensé à poursuivre qui que ce soit. C’est lui qui a inutilement envoyé les soldats à Nabi Saleh, lui qui est responsable de la confusion embarrassante qui s’en est suivie, et du doigt sur la gâchette qui a fini par abattre un enfant en bas âge et son père. Elbaz est responsable de ce terrible crime, et plus encore de la dissimulation qui a suivi.

Comme dans tout crime, celui qui envoie quelqu’un commettre un crime partage le blâme, voire en porte une part encore plus grande.

Pour ce crime et d’autres du même genre, Elbaz est sorti aussi pur que la rosée du matin. Personne n’a tué de bébé, et s’il l’a fait, c’est par erreur, et s’il s’agit d’une erreur, il n’y a pas de problème juridique ou moral.

C’est peut-être une justice poétique que ce soient les voyous colons, les voleurs de terres racistes et violents, qui aient sali l’honneur de l’officier qui méritait d’être sali, au lieu du sang de Tamimi, qui aurait dû crier contre lui depuis la terre et conduire à la révocation d’Elbaz.

Soit dit en passant, en avril de l’année dernière, Elbaz a tué de ses propres mains un homme ayant des besoins spéciaux qui tenait un fusil jouet à Ashkelon. Cette histoire a également été rapidement passée sous silence, même si la victime était juive.

Les forces de défense israéliennes doivent décider si le meurtre d’un enfant en bas âge sous les yeux de son père est un acte acceptable ou non. Les soldats auraient-ils tiré sur le bambin et son père s’il s’était agi d’une colonie juive et non d’un village palestinien, un village réputé pour sa résistance à l’occupation ? Si un tel acte est acceptable, alors nous devrions protester contre les responsables de ces normes perverties, y compris Elbaz.

Si un tel acte n’est pas acceptable, s’il est illégal et criminel, alors les suspects auraient dû être traduits en justice, y compris Elbaz, qui a cherché à dissimuler l’incident. La gauche [quelle gauche ? NdT] aurait dû réclamer cela, mais lorsque la gauche est faible et découragée, et que l’occupation ne l’intéresse plus, le résultat honteux est que personne n’est venu protester contre Elbaz pour le meurtre d’un enfant en bas âge.

Il est douteux que beaucoup de personnes de gauche oseraient traiter de “meurtrier” un officier des FDI responsable de la mort d’un bébé. Ce type de protestation - flagrante, violente et courageuse - est réservé aux jeunes des collines. Pour la gauche, des personnages comme Elbaz restent des héros dont la dignité, à Dieu ne plaise, ne doit jamais être touchée. Ils sont les vaches sacrées de la gauche.

25/06/2023

GIDEON LEVY
Et qui est censé protéger les Palestiniens ?

 Gideon Levy, Haaretz, 25/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Il n’y a pas beaucoup de populations dans le monde aussi démunies que les Palestiniens qui vivent dans leur propre pays. Personne ne protège leur vie et leurs biens, encore moins leur dignité, et personne n’a l’intention de le faire. Ils sont totalement abandonnés à leur sort, tout comme leurs biens. Leurs maisons et leurs voitures peuvent être brûlées, leurs champs incendiés. On peut leur tirer dessus sans pitié, tuer des vieillards et des bébés, sans aucune force de défense à leurs côtés. Pas de police, pas de militaires : personne. Si une telle force de défense désespérée est organisée, elle est immédiatement criminalisée par Israël. Ses combattants sont qualifiés de “terroristes”, leurs actions d’“attaques terroristes” et leur sort est scellé, la mort ou la prison étant les seules options possibles.

Voitures de Palestiniens incendiées par des colons israéliens dans la région d’Al Lubban Ash Sharqiya en Cisjordanie occupée la semaine dernière. Photo : AHMAD GHARABLI /AFP

Dans le chaos total créé par l’occupation, l’interdiction faite aux Palestiniens de se défendre est l’une des règles les plus folles : c’est une norme acceptée qui n’est même pas discutée. Pourquoi les Palestiniens ne sont-ils pas autorisés à se défendre ? Qui est censé le faire à leur place ? Pourquoi, lorsque l’on parle de sécurité”, ne s’agit-il que de la sécurité d’Israël ? Les Palestiniens sont davantage victimes d’agressions, d’effusions de sang, de pogroms et de violences - et n’ont aucun outil de défense à leur disposition.

En trois jours, la semaine dernière, 35 pogroms ont été perpétrés par des colons. Depuis le début de l’année, environ 160 Palestiniens ont été tués par des soldats, la grande majorité d’entre eux inutilement et la plupart du temps de manière criminelle. Du bébé Mohammed Tamimi au vieillard Omar As’ad, des Palestiniens ont été tués sans raison.

Il n’y avait personne pour empêcher les soldats de tirer sans discernement, personne pour faire face aux tireurs d’élite. Aucune autorité israélienne n’a même envisagé de retenir les centaines de colons déchaînés. Par ses actions et ses omissions, l’armée israélienne s’est rendue complice des pogroms, tout comme la police. Les Palestiniens ont été abandonnés à leur sort.

Abandonnés, les résidents palestiniens ont assisté, impuissants, à l’incendie de leurs maisons, de leurs champs et de leurs voitures par les abominables colons, craignant même de respirer. Essayez d’imaginer des centaines de voyous répugnants à l’entrée de votre maison, brûlant et détruisant tout, et vous-même espérant qu’ils n’entrent pas dans votre maison et ne blessent pas vos enfants, et ne pouvant rien y faire jusqu’à ce qu’ils partent enfin. Il n’y a personne à qui s’adresser pour demander de l’aide. Il n’y a ni police, ni autorités, ni personne à qui demander de l’aide. Toute mesure prise pour se défendre serait considérée comme un acte de terrorisme. Essayez d’imaginer ça.

Lorsque les courageux combattants du camp de réfugiés de Jénine - bien plus courageux que les soldats des FDI bien protégés et plus légitimes qu’eux - tentent d’arrêter les invasions militaires du camp avec leurs armes moins puissantes, ils sont bien sûr considérés comme des terroristes et n’ont qu’un seul sort à subir. L’envahisseur est légitime, et celui qui défend sa vie et ses biens est un terroriste. Les critères et les règles morales sont incompréhensibles dans leur absurdité. Chaque meurtre commis par un soldat est considéré comme juste, y compris celui de Sedil, une réfugiée de 15 ans tuée sur la terrasse de sa maison la semaine dernière. Tout tir d’autodéfense contre un soldat envahisseur est considéré comme un acte terroriste brutal.

Dans une autre réalité, on pourrait au moins rêver d’une force juive israélienne se mobilisant pour défendre les Palestiniens sans défense. On pourrait rêver d’une gauche israélienne se mobilisant pour défendre sa victime, comme l’ont fait certains individus remarquables, dont des Juifs exemplaires, pour aider à défendre les Sud-Africains noirs sous l’apartheid, en se battant avec eux et en étant blessés et emprisonnés pendant de nombreuses années à leurs côtés.

Accompagner les élèves à l’école pour les protéger est noble, mais ce n’est pas suffisant. Il est facile de parler mais difficile d’agir. Cette idée n’a jamais fait son chemin pendant toutes les années d’occupation, à l’exception d’une ou deux tentatives immédiatement bloquées par Israël. Il est difficile de blâmer la gauche pour cela, mais il est impossible de ne pas ressentir une certaine amertume face à son inaction. Cette semaine, d’autres Palestiniens seront tués sans raison et leurs biens seront détruits. Les enfants mouilleront leur lit, craignant le moindre bruit dans la cour, sachant que leurs parents ne peuvent rien faire pour les protéger. Une fois de plus, les Palestiniens seront laissés sans défense.

L’envahisseur est légitime et celui qui défend sa vie et ses biens est un terroriste. Les critères moraux sont incompréhensibles dans leur absurdité.

 

22/04/2023

GIDEON LEVY
Azzoun : les jeunes hommes de cette ville palestinienne continuent de mourir

 Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 22/4/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

 

Ayid Salim, un étudiant palestinien de 20 ans en architecture d’intérieur, a participé à des manifestations contre les troupes israéliennes qui ont effectué des raids sur sa ville natale. Un soldat qui pensait qu’Ayid lançait des pétards lui a tiré dessus à cinq reprises. C’est le troisième homme à mourir ainsi à Azzoun en un an

 

Azam Salim, le père d’Ayid

 La ville d’Azzoun est un lieu déshérité, militant, gorgé de souffrance. Pour son malheur, elle est située sur l’autoroute 55, la principale voie de communication entre Naplouse et Qalqilyah, dans le nord de la Cisjordanie, où la circulation des colons est intense. Deux grandes colonies - Karnei Shomron et Alfei Menashe - sont situées à l’est et à l’ouest, Azzoun étant coincé entre les deux. Parmi les habitants écoeurés de la ville, avec ses quelques garages et ateliers de métallurgie, la tentation de jeter des pierres sur les voitures des colons est très grande.

Les habitants sont condamnés à être assiégés, emprisonnés derrière des monticules de terre et une porte en fer jaune à l’entrée de la ville, qui est fermée par une chaîne pendant des jours et parfois des semaines, apparemment de façon arbitraire. Même lorsque le portail est grand ouvert, il est presque toujours gardé par des soldats des Forces de défense israéliennes. Les habitants qui sortent d’Azzoun ou ceux qui cherchent à y entrer vivent dans la crainte des forces étrangères qui gardent l’entrée jour et nuit. Trois jeunes gens ont été tués dans la ville au cours de l’année écoulée, tous de la même manière. Aucun d’entre eux n’était armé, ils n’ont apparemment mis personne en danger. S’il s’était agi de manifestants juifs ou de supporters de football de Jérusalem, le genre de personnes connues pour lancer des pétards, personne n’aurait songé à leur tirer dessus à balles réelles, avec l’intention de tuer. Si un policier ou un soldat tuait sans réfléchir un juif qui lançait des pierres ou des pétards, il serait probablement jugé. Mais à Azzoun, les soldats qui font cela aux Palestiniens “font leur devoir”, peut-être même sont-ils considérés comme des parangons d’héroïsme.

 

Ainsi, avec une insupportable désinvolture, sans susciter le moindre intérêt dans les médias ou ailleurs, des jeunes gens qui n’ont pratiquement rien fait de mal sont abattus. On abrège la durée de vie de personnes qui commencent à peine à vivre. Chez eux, les familles endeuillées se noient dans le chagrin et l’agonie, tandis que les soldats font comme si de rien n’était.

 

 
La ville d’Azzoun en 2020

Nous nous étions rendus à Azzoun il y a moins d’un an pour documenter les circonstances de l’assassinat de Yahya Adwan, âgé de 27 ans au moment de sa mort (“The suspected offense: throwing a firebomb. The punishment: death”, 13/5/2022). Adwan a d’abord été arrêté pour avoir jeté des pierres à l’âge de 14 ans et a été condamné à deux ans et demi de prison, après quoi il a dû quitter l’école. Il a passé une grande partie des années qui lui restaient à vivre dans les prisons israéliennes, soit un total de huit années de sa vie, pour avoir jeté des pierres, jusqu’à ce que des soldats le tuent.

 

C’était le vendredi soir, 29 avril 2022 - pendant le Ramadan précédent, lorsque l’armée a organisé une autre de ses opérations d’arrestation, des enlèvements pour la plupart inutiles qui provoquent inévitablement une résistance violente de la part des jeunes gens locaux - lorsqu’une jeep blindée de Tsahal s’est arrêtée dans la rue principale d’Azzoun. Sa portière s’est ouverte et un soldat à l’intérieur a tiré trois balles sur Adwan. Des images vidéo montrent l’acte de tuer. En un clin d’œil, la portière s’est refermée et la jeep a poursuivi sa route, tandis que le jeune homme se vidait de son sang.

 

À l’époque, Abdulkarim Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, avait noté que, d’après ses données, il s’agissait du cinquième cas, au cours des dernières semaines, où des soldats avaient ouvert le feu à balles réelles à partir d’une jeep blindée, avant de repartir. Les blessures par balles d’Adwan montrent qu’il a été abattu alors qu’il s’enfuyait. Quelques minutes plus tôt, un cocktail Molotov lancé sur la jeep avait explosé et s’était éteint sur le véhicule blindé, sans causer de dommages. On ne sait pas si c’est Adwan qui l’avait lancé.

 

Forces israéliennes en Cisjordanie en août. Photo : bureau du porte-parole des FDI

 Il a été abattu dans la rue principale de la ville, non loin de son domicile, à côté d’un supermarché qui porte le nom idyllique de Paradise, un véritable Eden. Le 2 mars dernier, Mohammed Salim, 17 ans, a été tué à côté de l’école locale, également par des soldats israéliens. C’était encore le Ramadan, et l’armée semait à nouveau la mort.

 

Le dernier chahid (martyr) de la ville a été abattu comme ses prédécesseurs. Il a lui aussi été tué dans la rue principale, non loin de chez lui, à une différence près : au lieu d’être tué à côté d’un supermarché ou d’une école, il a été abattu à côté d’une fontaine publique. Tout le reste est étonnamment similaire dans la vie et la mort des jeunes qui tombent à Azzoun.

 

Cette semaine, lorsque nous nous sommes rendus au domicile d’Ayid Salim, abattu le 8 avril, nous avons pu entendre en arrière-plan la psalmodie enregistrée de versets du Coran. Il avait 20 ans. Le père endeuillé, Azam Salim, est un chauffeur de camion de 55 ans ; sa femme, Kifah, 50 ans, est vêtue de noir. Ils ont cinq filles, et maintenant un seul fils. Ayid a abandonné l’école en seconde et a travaillé dans un atelier de réparation de pneus près de chez lui, pour aider à subvenir aux besoins de la famille. Il y a deux ans, il a suivi un cours de trois mois sur la décoration et l’aménagement de la maison, dans un établissement d’enseignement supérieur situé à Qalqilyah, non loin de là. Il n’a pas pu trouver d’emploi dans son nouveau domaine et a continué à travailler dans l’atelier de réparation de pneus. Son frère aîné Ali, 27 ans, travaille comme terrassier, mais il ne peut pas économiser suffisamment d’argent pour une future vie de couple en raison de la situation économique de sa famille. Les murs du salon des Salim sont nus, certains n’ont même pas été enduits ; quelques chaises en plastique sont empilées dans un coin, pratiquement le seul mobilier présent.

Ayid Salim, qui a été tué ce mois-ci. Son cousin avait vu un jeune homme allongé sur le sol en train de saigner, s’était approché pour l’aider - et avait alors vu qu’il s’agissait d’Ayid. Photo famille Salim

La vie d’Ayid Salim se déroulait généralement entre le travail et la maison ; il partait à 8 heures du matin et rentrait à 17 heures. Il dînait généralement avec sa famille et rendait ensuite visite à l’une de ses sœurs mariées, ou allait rencontrer des amis qui se retrouvaient dans la rue principale. Comme la plupart des jeunes d’Azzoun, Ayid a également participé aux affrontements avec les soldats près de la porte d’entrée de la ville.

 

En décembre dernier, il a été arrêté pour la première fois de sa vie. Des soldats ont fait une incursion nocturne dans sa maison - une autre incursion audacieuse derrière les lignes - et ont kidnappé Ayid dans son lit. Il a été libéré 15 jours plus tard sans condition, les soupçons des autorités quant à son implication dans des jets de pierres n’ayant pas abouti.

 

Le samedi 8 avril, il travaille comme d’habitude et rentre chez lui en fin d’après-midi. Il attend l’iftar (repas de rupture du jeûne), qu’il prend avec sa famille, puis sort. Kifah raconte qu’elle est également sortie et qu’à son retour, sa fille Isra lui a dit qu’Ayid avait pris son enceinte portable et qu’il allait voir des amis. Quelques minutes plus tard, Kifah a entendu une volée de coups de feu provenant de la rue principale, à quelques dizaines de mètres de la maison. Elle estime avoir entendu une trentaine de coups de feu.

 

La mère d’Ayid Salim, Kifah, et son cousin, Abderrahmane Salim

 

Kifah a paniqué et s’est précipitée hors de la maison dans la rue. Un parent l’a appelée pour lui demander si elle savait où se trouvait son fils, puis l’a informée qu’Ayid avait été blessé à la jambe ; il a précisé qu’il avait été transporté dans le petit hôpital local et qu’il était en bon état. Le docteur Mustafa Salim, médecin de garde, a écrit dans son rapport qu’Ayid avait été amené aux urgences vers 21 heures dans un véhicule privé, après avoir reçu cinq balles dans le haut du corps. Il souffrait de graves blessures à la poitrine, à l’épaule et à l’estomac et est arrivé à l’hôpital dans un état de mort clinique - tous les efforts pour le réanimer ont été vains.

 

Peu de temps auparavant, le cousin d’Ayid circulait en voiture dans la rue principale d’Azzoun. Abderrahmane Salim, 30 ans, revenait de son travail dans un magasin de pièces détachées dans le village voisin de Jayus. Soudain, il a vu un jeune homme étendu sur le sol, en sang. Il s’est arrêté et a emporté la victime grièvement blessée dans sa voiture. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il s’est rendu compte qu’il s’agissait de son cousin. Il a vu un trou béant dans la poitrine d’Ayid et s’est souvenu plus tard que le jeune homme ne répondait pas et semblait ne plus respirer.

 

Abderrahmane nous a dit cette semaine qu’il avait remarqué un soldat qui se tenait au milieu de la rue à environ 150 mètres d’Ayid - peut-être était-ce celui qui lui a tiré dessus. Il a également raconté qu’avant la fusillade, il n’y avait pas eu d’affrontements à cet endroit et que les soldats étaient apparemment sortis de derrière la barrière à l’entrée d’Azzoun pour tendre une embuscade à des jeunes qui leur avaient jeté des pétards et les avaient poursuivis. Lorsque Ayid a été abattu, dit son cousin, il n’y avait que quelques jeunes autour de lui.

 Azzoun en 2019. Photo: Moti Milrod

 L’unité du porte-parole des FDI a déclaré cette semaine, en réponse à une question de Haaretz : « Le 8 avril 2023, au cours d’une activité de protection des routes, des combattants de Tsahal ont tiré sur un suspect qui leur avait lancé un engin à côté du village d’Azzoun, sur le territoire de la brigade régionale d’Ephraïm. Un touché a été observé [sic]. Par la suite, le décès d’Ayid Salim a été signalé. Les circonstances de sa mort sont en cours d’éclaircissement ».

 

Pour sa part, Sadi, l’enquêteur sur le terrain, a déclaré que quelque 20 000 personnes ont assisté aux funérailles d’Ayid par une journée particulièrement chaude en plein Ramadan.

 

Plus tard, nous nous sommes rendus dans le magasin de vidange et d’accessoires automobiles d’Ifrah Efendi, près d’une fontaine d’eau potable pour les passants. C’est là qu’Ayid s’est effondré et est mort.

 

26/03/2023

GIDEON LEVY
À qui appartient vraiment Israël ?

Gideon Levy, Haaretz, 26/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Samedi à l’aube, un groupe d’ouvriers érythréens posait du gazon le long d’un chemin à Ramat Aviv vers le parc Yarkon (au nord de Tel Aviv) entre le centre Yitzhak Rabin, le siège de l’unité du porte-parole de Tsahal et le siège d’une grande agence militaire. À la fin de la journée, tout était vert. Pendant ce temps, d’autres demandeurs d’asile originaires d’Afrique, vêtus de sweats à capuche et armés de pinces à déchets, débarrassaient le parc de ses détritus, pour le plus grand plaisir de ses visiteurs. Ce sont eux qui portent le fardeau du nettoyage et de l’embellissement d’Israël.

Une peinture murale réalisée en 2017 par un artiste érythréen demandeur dasile, Afwerki Teame, représentant un nettoyeur de rue africain derrière une voiture portant la plaque dimmatriculation de la date de la loi sur les dépôts de 2017 qui prélève 20 % de la rémunération de tous les demandeurs dasile et auxquels ils ne peuvent accéder quaprès avoir quitté Israël.

Tôt le matin, au quatrième jour du ramadan, des dizaines de milliers de travailleurs palestiniens en plein jeûne étaient déjà sur les échafaudages des gratte-ciels et sur les routes et les ponts qu’ils construisent. Ils ont quitté leur domicile au milieu de la nuit, ont enduré le passage long, difficile et humiliant des points de contrôle, ont accompagné leurs patrons exploiteurs sur leurs chantiers, où ils ont risqué leur vie en travaillant dans des conditions dangereuses, et sont rentrés chez eux le soir, épuisés, affamés et n’ayant droit à aucun respect. Ils sont les bâtisseurs de ce pays, ils en portent le fardeau, peut-être même plus que tous ceux qui sont reconnus comme tels. Personne ne pense à les remercier pour quoi que ce soit.

Des ouvriers du bâtiment organisent une cérémonie à la mémoire d’un collègue tué sur le chantier à Jérusalem, au début du mois. Photo : Olivier Fitoussi

Lorsque l’ancien chef du Shin Bet, Nadav Argaman, a déclaré à la journaliste Ilana Dayan que l’État « appartient à tous ceux qui en assument la charge* », il ne parlait pas d’eux. Ni des éboueurs érythréens, ni des bâtisseurs palestiniens. Ses remarques s’adressaient principalement aux Haredim, comme d’habitude ici, les derniers à ne pas partager le fardeau.

Quand les Israéliens disent “porteurs du fardeau”, ils parlent d’agents du Shin Bet comme Argaman, le nouveau John Locke de la contestation démocratique :ils parlent de généraux, de soldats, mais seulement des unités de combat et de préférence des unités d’élite, qui sont indemnisés à l’extrême. S’y ajoutent depuis peu des gens de la haute technologie, riches à l’extrême. Tous ceux qui n’appartiennent pas à l’une de ces catégories ne supportent pas le fardeau et, selon la théorie d’Argaman, l’État ne leur appartient pas.

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L’État n’appartient pas à ses citoyens malades et handicapés qui, en raison de leur handicap, n’assument aucune charge et sont eux-mêmes une charge pour lui. Il n’appartient pas aux centaines de milliers de travailleurs anonymes qui peinent dans des conditions pénibles dans l’industrie et les services, et auxquels personne ne fait référence lorsqu’il parle de ceux qui supportent le fardeau. Il n’appartient pas non plus aux dizaines de milliers de chômeurs qui ont été licenciés ou laissés sur le bord du chemin, ni aux faibles qui ont été abandonnés pour diverses raisons. Il n’appartient pas aux infirmières et aux médecins, aux aides-soignants et aux techniciens médicaux du système de santé, tous aussi dévoués que les soldats de la Brigade Kfir. Personne ne parle d’eux lorsqu’il s’agit d’assumer le fardeau. Personne ne parle non plus des chauffeurs de camions et de bus, des nettoyeurs de rues et de centres commerciaux, d’une grande armée de soldats inconnus qui rendent le pays possible, sans mériter ni gloire ni gratitude.

L’État n’appartient pas non plus à ses citoyens arabes : personne ne songe à les appeler porteurs du fardeau, même lorsqu’ils risquent leur vie sur des grues de construction ou dans les cabines de camions de marchandises sur les routes et qu’ils meurent en accomplissant des tâches subalternes pour la gloire de leur pays. D’après Argaman - Argaman, qui a gagné ici une admiration réservée à quelques rares personnes, une étoile brillante au firmament de la protestation - dans ce pays, les droits dépendent du respect des obligations, comme les fascistes aiment toujours le dire, et bien sûr, ce sont les Argaman qui définissent les obligations.

Comment se fait-il que, même dans le camp libéral, tant de gens soient convaincus que l’État n’appartient qu’aux privilégiés et aux puissants, à ceux qui sont capables de remplir ses devoirs sacrés, de préférence en servant dans une unité militaire d’élite, et non aux faibles, aux exploités, aux handicapés, aux pauvres, ni aux Arabes et aux Haredim. Au fur et à mesure que la protestation en faveur de la démocratie prend de l’ampleur, l’esprit de Sparte éclate, même chez ceux qui se prétendent Athéniens. Il faut le dire aux Argaman : l’État, comme tout État, appartient à tous ses citoyens, y compris les faibles, les pauvres, les handicapés, les Haredim, les Arabes et même les parasites. Aucun agent du Shin Bet ne décidera à qui ce pays appartient ou n’appartient pas, et ce n’est pas le respect des obligations qu’il spécifie qui définira les droits des citoyens. Une fois que cela sera clair, nous pourrons commencer à parler de démocratie.

Comment se fait-il que, même dans le camp libéral, tant de personnes soient convaincues que l’État n’appartient qu’aux privilégiés et aux puissants, de préférence ceux qui font partie des unités d’élite chargées de la sécurité ?

NdT
*Allusion à un épisode biblique : durant la traversée du désert après la sortie d’Égypte, les Hébreux se plaignent de l’avoir à manger que de la manne. « 
Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte, et qui ne nous coûtaient rien, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et des aulx. Maintenant, notre âme est desséchée : plus rien ! Nos yeux ne voient que de la manne. » Moïse, attristé, dit à l’Éternel : « Pourquoi affliges-tu ton serviteur, et pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux, que tu aies mis sur moi la charge de tout ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu ce peuple? est-ce moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises: Porte-le sur ton sein, comme le nourricier porte un enfant, jusqu’au pays que tu as juré à ses pères de lui donner? Où prendrai-je de la viande pour donner à tout ce peuple ? Car ils pleurent auprès de moi, en disant : Donne-nous de la viande à manger! Je ne puis pas, à moi seul, porter tout ce peuple, car il est trop pesant pour moi.  Plutôt que de me traiter ainsi, tue-moi, je te prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, et que je ne voie pas mon malheur. » Réponse du patron : «  L’Éternel dit à Moïse: Assemble auprès de moi soixante-dix hommes des anciens d’Israël, de ceux que tu connais comme anciens du peuple et ayant autorité sur lui; amène-les à la tente d’assignation, et qu’ils s’y présentent avec toi.  Je descendrai, et là je te parlerai ; je prendrai de l’esprit qui est sur toi, et je le mettrai sur eux, afin qu’ils portent avec toi la charge du peuple, et que tu ne la portes pas à toi seul. » [Nombres, 11] Le sieur Argaman se voit sans doute comme l'un des 70 élus...

26/02/2023

GIDEON LEVY
Pourquoi les plus hauts responsables militaires israéliens soutiennent soudainement l’objection de conscience

Gideon Levy, Haaretz, 26/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Amos Harel et Yaniv Kubovich ont rapporté vendredi dans Haaretz que les discussions entre les pilotes de réserve de l’armée de l’air israélienne sur le refus de se conformer aux ordres de réquisition ou à certaines directives « sont en tête de liste des préoccupations de l’état-major général des Forces de défense israéliennes ».

Cérémonie de remise des diplômes de pilote sur une base de l’armée de l’air israélienne, en 2022. Photo : Ilan Assayag

L’élite de l’élite militaire se joint à la protestation qui se répand. Selon les rapports, l’une des principales motivations de cette protestation est la crainte qu’à la suite du coup d’État judiciaire du gouvernement, et en l’absence d’un véritable système judiciaire en Israël, les pilotes soient vulnérables à des poursuites à l’étranger pour crimes de guerre. Il s’avère que les pilotes ont effectivement commis des crimes de guerre que le système judiciaire a occulté, et ils se sentent maintenant abandonnés face à la justice internationale chargée de poursuivre les criminels de guerre.

Les préoccupations personnelles prennent le dessus : les Israéliens de la haute technologie craignent la fuite des investisseurs, les pilotes craignent pour leur réputation et leur liberté. L’objection de conscience est soudain légitimée et respectée. Ehud Barak l’a prêchée à la conférence d’urgence de Haaretz la semaine dernière. Soudain, le soldat n°1 d’Israël se lève et parle d’ordres sur lesquels flotte un drapeau noir d’illégalité et auxquels il faut donc désobéir, comme s’il s’était transformé en directeur de Breaking the Silence.

En s’inspirant de Bertrand Russell, il a dit : « L’histoire se souviendra de ceux qui ont donné des ordres et de ceux qui les ont suivis. Ils tomberont dans l’infamie ». Vraiment, la fin des temps doit être à notre porte. Barak est devenu Yonatan Shapira [pilote militaire, refuznik, NdT]. Soudainement, il se souvient qu’il y a des ordres illégaux auxquels on doit désobéir. Soudain, refuser n’est pas seulement un droit, mais un devoir moral positif.

Les bombardements sous son commandement et celui de ses cohortes, le meurtre de centaines de femmes et d’enfants et la destruction de milliers de maisons et d’avenirs dans la bande de Gaza, l’aplatissement du quartier Dahieh de Beyrouth et la dévastation du Liban en général, étaient tous légaux et éthiques pour Barak. Seul le service de réserve au moment d’un coup d’État judiciaire est une obéissance à un ordre illégal. Comme cette moralité est tordue. Quelle hypocrisie.

Deux différences distinguent Shapira, le courageux pilote objecteur, du nouveau prophète du refus de service, Barak, comme elles distinguent les pilotes de réserve qui refusent de voler maintenant de leurs amis qui ont refusé de le faire pendant les bombardements de Gaza et du Liban : ce sont la motivation et le prix. Lorsque Yiftach Spector, Yigal Shochat et 25 de leurs camarades ont publié la lettre des pilotes en 2003, ils ont écrit que les attaques de l’armée de l’air israélienne sur les centres de population étaient illégales et immorales, et qu’ils refusaient donc d’y prendre part.

Ils ont refusé de participer à la danse macabre de l’IAF [Israeli Air Force], de tuer 11 enfants juste pour avoir Salah Shehadeh [commandant des Brigades Ezzedine El Qassm du Hamas, assassiné en juillet 2002, NdT] ou une bande d’adolescents jouant oisivement sur une plage de Gaza. C’est ce que leurs camarades ont fait à l’époque. Le commandant de l’IAF de l’époque, Dan Halutz, les a fustigés : « L’objection politique est la racine de tous les dangers pour ce peuple », a-t-il dit. Aujourd’hui, Halutz est en quelque sorte en faveur de l’objection politique : « Si les officiers et les soldats doivent reconnaître qu’il y a une dictature ici, ils n’ont pas signé pour être les mercenaires d’un dictateur ».

L’objection de conscience est un devoir moral. Ce qui est inacceptable, c’est l’utilisation hypocrite qui en est faite. Halutz a autrefois attaqué l’objection politique, maintenant il la soutient, comme Barak. Bienvenus au dans le club. Mais Dieu du ciel : comment pouvez-vous penser que bombarder des innocents sans défense n’est pas une cause justifiable d’objection, mais que les changements du système judiciaire sont une raison légitime ? Pourquoi Spector est-il un traître, et le colonel qui ne veut même pas s’identifier par son nom est-il maintenant considéré comme correct et même héroïque ?

La protestation a poussé les Israéliens à prendre des mesures sans précédent. C’est un signe de bon augure. Les pilotes et autres membres du service qui ont l’intention de refuser en raison du danger du coup d’État doivent être salués. Mais on soupçonne furtivement que les règles du jeu changent non pas en fonction de normes morales, mais en proportion directe du préjudice personnel.

Le bombardement de Gaza n’a fait de mal à aucun des pilotes, et l’objection a exigé un lourd tribut personnel, si bien que peu se sont opposés. La réforme judiciaire pourrait nuire aux pilotes et le coût du refus est faible, il est donc permis et même souhaitable de refuser. Les meilleurs deviennent pilotes, pour paraphraser le slogan hébreu, et maintenant les meilleurs refusent aussi les ordres. La seule chose qu’on peut regretter, c’est que cela leur ait pris tant d’années.