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04/04/2023

RURH MARGALIT
Écrire la Nakba en hébreu : Arabesques, d’Anton Shammas
“Déjudaïser la langue hébraïque, la rendre plus israélienne et moins juive”

Ruth Margalit, The New York Review of Books, 20/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le roman Arabesques, écrit en hébreu par le Palestinien Anton Shammas, est une complainte sur la catastrophe de 1948 et un hymne à l’hébreu et à l’arabe.

Ouvrage rencensé :

Arabesques
d’Anton Shammas, traduit de l’hébreu par Vivian Eden, avec une postface d’Elias Khoury
New York Review Books, 269 p., 17,95 $ (papier)

Édition française : traduit par Guy Séniak, Collection Babel, Actes Sud, 1988/2009 (aussi traduit en espagnol, allemand et italien, mais  pas encore en arabe)

L’épigraphe de la deuxième partie du roman Arabesques d’Anton Shammas, publié pour la première fois en hébreu en 1986, est la suivante :

Des robes de belles femmes, en bleu et blanc.
 Et tout en trois langues :
 Hébreu, Arabe et Mort.

Ces lignes sont extraites d’un poème de Yehuda Amichai, poète officiel d’Israël. À première vue, ce choix peut sembler curieux pour Shammas, un citoyen arabe d’Israël qui a quitté le pays peu de temps après la parution du roman. Il s’était rendu compte, avait-il déclaré à un journaliste à l’époque, qu’en tant que Palestinien et chrétien, l’État ne lui accorderait pas les mêmes droits. « Mon cas est désespéré », a-t-il déclaré. Depuis lors, Shammas, qui a soixante-douze ans, vit à Ann Arbor, où il est professeur émérite de littérature du Moyen-Orient à l’université du Michigan.

Anton Shammas ; illustration de Edel Rodriguez

 La citation d’Amichai reflète l’engagement intime de Shammas avec les deux langues de sa jeunesse et le gouffre - la “mort” - qui les sépare. Elle témoigne également d’une capacité littéraire qui correspond parfaitement à sa position morale à l’égard de la langue. Arabesques est son seul roman, mais Shammas est un traducteur doué et prolifique de et vers l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Dans un article universitaire datant de 2017, il a analysé le témoignage écrit d’un prisonnier palestinien pendant la première Intifada à la fin des années 1980 et sa traduction ultérieure en hébreu et en anglais, et a fait référence à la “violence” causée par les omissions linguistiques et les erreurs de traduction. Pour lui, la langue n’est donc pas simplement politique, comme le veut le cliché. Elle est peut-être l’instrument le plus puissant - et potentiellement corrupteur - qu’un individu puisse manier.

Arabesques fait référence à d’autres géants de la littérature hébraïque qu’Amichai. La description d’un lac dans le roman présente des similitudes linguistiques avec le poème La Piscine (1905) de Hayim Nahman Bialik. Un coq rappelle La Dot des fiancées (1931, fr. 2003), un roman de Samuel Joseph  Agnon sur un juif errant qui tente d’amasser suffisamment d’argent pour marier sa fille. Il y a des échos des jumeaux muets du roman Mon Michael (1968) d’Amos Oz (les jumeaux de Shammas sont à la fois sourds et muets), et du jeune mécanicien palestinien du roman L’Amant (1977, fr. 1998) d’A.B. Yehoshua qui entame une relation sexuelle avec une jeune fille juive (dans Arabesques, l’amant est un photographe et se trouve donc sur un pied d’égalité sociale avec sa maîtresse juive). À côté de ces écrivains israéliens, on trouve des chansons et des proverbes de réfugiés palestiniens, ainsi que des bribes de conversations entre villageois. (Il y a aussi des sources d’inspiration plus lointaines, de Clive James et Willa Cather à Samuel Beckett et David Lodge. On y trouve ce joyau de Walter Abish, sur le manque de fiabilité des écrivains : « Ils semblent avoir une certaine difficulté à prendre du plaisir à ce qu’ils font ».

Ces citations et allusions disparates apparaissent comme des lumières vacillantes dans le livre éblouissant et original de Shammas, aussi vivifiant aujourd’hui que lors de sa première publication. Arabesques est un roman autobiographique postmoderne sur les membres d’une même famille dont la vie est marquée par deux traumatismes : la révolte arabe ratée contre les forces britanniques en Palestine en 1936-1939 et la Nakba (Catastrophe) de 1948, au cours de laquelle l’armée israélienne naissante a chassé 700 000 Palestiniens de leurs maisons. En décrivant les histoires transmises d’une génération à l’autre, Shammas dépeint de manière vivante son lieu de naissance : le village de Fassouta en Galilée, « construit sur les ruines du château croisé de Fassove, lui-même construit sur les ruines de Mifshata, le village juif qui avait été établi après la destruction du Second Temple par les Harim, un groupe de prêtres déviants ».

C’est du Shammas classique. Il ne nous fait jamais oublier que chaque coin de rue, chaque oliveraie, chaque jeune enfant a une histoire d’origine. Et son roman remonte le temps pour exposer les racines de ces histoires, qu’elles soient réelles ou imaginaires. En réponse à une histoire qui cherche à généraliser, à nier l’expulsion massive des Palestiniens ou à transformer ses témoins en “survivants” sans visage, Shammas insiste sur la singularité de chacun de ses personnages : « Réfugiés, c’est ainsi qu’ils ont commencé à nous appeler, et celui qui a ce nom collé à la peau ne pourra jamais s’en débarrasser ».

Comment écrire sur la Nakba ? En hébreu, qui plus est ? Shammas y parvient en étant précis, parfois au point de paraître banal. (Les villageois se souviennent de l’année où la Nakba s’est produite principalement en raison de la faible récolte d’olives). Il décentralise également son roman en choisissant de noyer l’autorité de son narrateur dans les voix de ses proches et de ses concitoyens. Une telle cacophonie oblige le lecteur à revenir sans cesse en arrière pour donner un sens à l’histoire. Et même cela peut ne pas suffire : les voix se contredisent souvent. Lorsque nous rencontrons pour la première fois la tante du narrateur, elle se tient sur un quai du port de Beyrouth en 1928 et regarde son mari partir pour l’Argentine. Plus tard, on apprend que cette tante a en fait vécu et travaillé à Haïfa jusqu’en 1948, et qu’elle ne s’est réfugiée à Beyrouth qu’à cette date. Pourtant, l’effet de toute cette incertitude n’est pas l’habituelle absence de vérité postmoderne. Il s’agit plutôt d’un phénomène lié à la façon dont la mémoire collective s’installe au sein de la famille. Chaque version de l’histoire la raconte avec un léger décalage. Cela ne fait qu’accentuer le sentiment d’une tradition orale, d’erreurs et d’ellipses, de récits qui ont été roulés et lissés au fil des ans, comme le travail du temps sur une pierre.

Au cœur du roman, un mystère : Qu’est-il advenu d’une jeune femme nommée Laylah Khoury, qui a disparu de Fassouta pendant la guerre de 1948, après s’être apparemment réfugiée en Jordanie ? Laylah avait été livrée, jeune orpheline, “beauté blonde”, à une famille de Tyr, au Liban, par un garçon qui deviendra le père du narrateur. L’une des jeunes filles de la famille est Hélène, la future mère du narrateur. Laylah est donc le premier lien entre les parents du narrateur, qui se sent poussé à découvrir ce qu’elle est devenue. Mais il ne parvient jamais à trouver une réponse. À un moment donné, il raconte qu’il a rencontré, près de Ramallah, une femme blonde nommée Surayyah Sa’id, dont il est convaincu qu’il s’agit de Laylah. Elle l’invite à entrer dans sa maison. Il s’excuse de l’avoir dérangée. Elle le rassure, « avec la voix plus amicale que les femmes arabes utilisent lorsqu’elles sont dans leur propre maison ». Leur rencontre est en tout point réelle. Et puis il y a ceci : « Mais en fait, je n’ai jamais mis les pieds dans le village de Silwad, et tout ce voyage pour voir Surayyah Sa’id n’est qu’un conte ». Quand le passé tourne autour d’une plaie béante, le romancier doit donner forme au vide.

Dans l’une des scènes les plus émouvantes du roman, un ordre d’évacuation est envoyé aux habitants de Fassouta. La tante du narrateur, craignant la longue route qui l’attend sans rien pour aider la famille à avancer, à l’exception d’un seul âne affamé, se précipite pour nourrir l’animal, lui donnant les sacs d’orge qui restent dans sa maison. La nouvelle arrive alors que le commandant israélien a été dûment soudoyé et que l’ordre est annulé. Ce n’est qu’à ce moment-là que la femme réalise ce qu’elle a fait :

La femme de mon oncle alla à l’étable et prit un bâton. Elle retourna vers l’âne vorace et commença à le battre, d’abord avec des coups de rage parce que la réserve d’orge de la famille était épuisée, puis avec des coups de colère contre elle-même, pour s’être empressée de payer la bête pour un travail qu’elle n’avait pas fait, et enfin avec des coups de sanglots étouffés à cause des Arabes et des Juifs et des rebelles et des soldats et des guerres et des réfugiés et du destin impitoyable et de la pauvreté et de son ventre plein de tout cela, et surtout parce qu’elle voulait arrêter de le battre et qu’elle n’y arrivait pas.

Le traumatisme palestinien de 1948 se résume ici à l’image d’une pauvre femme et de son « ventre plein ». Mais il y en a d’autres : un grand-oncle avec une « ride dans l’esprit qui aplatit des bidons d’huile d’olive dans l’espoir d’en faire un véhicule blindé pour protéger son fils. Ou encore les villageois qui se lancent dans une danse dabkeh pour signaler leur reddition, soulevant une couche de poussière blanche qui « ne fait pas la différence entre le soldat conquérant et le villageois conquis ». Arabesques, dont Shammas a dit un jour qu’il était « écrit en arabe en lettres hébraïques", se lit comme un hymne aux deux langues et comme une complainte ».

Tout ce que j’ai décrit jusqu’à présent n’est, de manière invraisemblable, que la première partie du roman. Son titre est  Le conte, et son narrateur s’appelle Anton Shammas, qui partage de nombreuses similitudes biographiques avec l’auteur. Sa famille déménage de Fassouta à Haïfa lorsqu’il est un jeune enfant ; il se rend dans une université du Midwest usaméricain ; il devient écrivain.

Mais quelque chose change dans la deuxième partie du roman, Le conteur. La tentative du narrateur de rédiger des mémoires familiales est étouffée. L’histoire se divise. Nous sommes maintenant dans le présent, avec de courtes sections numérotées qui passent de la première à la troisième personne et se déplacent entre différents personnages. L’un d’eux est Amira, une Française juive originaire d’Alexandrie, avec laquelle le narrateur, devenu adulte, se lie d’amitié à Iowa City dans le cadre d’un groupe d’écrivains internationaux en visite. Une autre est Nadia, une jeune mère vivant à Abou Dhabi. Lorsque nous la rencontrons, elle vient d’interrompre une grossesse extra-utérine et certains indices laissent à penser qu’elle est hantée par l’intervention, mais il est frustrant de constater qu’on n’apprend pas grand-chose sur l’une ou l’autre de ces deux femmes. Nadia est également une cousine éloignée de la narratrice ou, plus précisément, d’un personnage inspiré de la narratrice.

Ici, les choses deviennent encore plus déconcertantes. Dans cette deuxième partie, le point de vue à la première personne est celui d’un romancier israélien d’âge moyen nommé Yehoshua Bar-On - aussi proche que possible de A.B. Yehoshua (jusqu’aux acronymes inversés des noms en hébreu). Ce n’est pas une coïncidence. En 1985, un an avant la sortie du roman, Shammas a publié un article en hébreu dans lequel il appelait Israël à respecter les aspirations nationales de ses citoyens palestiniens. En réponse, Yehoshua l’a publiquement fustigé, écrivant que s’il souhaitait vivre dans un tel État, il devrait « déménager à cent mètres à l’est » - en d’autres termes, quitter Israël et se rendre dans la future Palestine.

Les critiques que le génial Shammas avait jusqu’alors retenues sont ici lâchées, avec un coup d’éclat satirique, dans la figure du solipsiste Bar-On. Bar-On aurait aimé écrire sur la femme qui l’a quitté, nous dit-il. Ou sur le fils qui a eu des démêlés avec la justice. Mais il sent qu’ « il doit y avoir un Arabe cette fois-ci, comme une sorte de solution à une sorte de silence ». (Bar-On fait également partie de la délégation dans l’Iowa, mais la véritable raison de son voyage, qu’il révèle au lecteur, est de se rapprocher du narrateur : il tente d’écrire sur un homme arabe qu’il surnomme “mon Juif”. « Mon juif sera un Arabe éduqué. Mais pas un intellectuel », pense-t-il avec suffisance. « Il parle et écrit un excellent hébreu, mais dans les limites de ce qui est permis ».

Lorsque nous rencontrons Anton Shammas ensuite dans le roman, il apparaît à la troisième personne. Nous nous rendons compte qu’il ne s’agit pas vraiment du narrateur, mais plutôt de lui tel qu’il est filtré par Bar-On, avec des détails biographiques trompeurs que nous savons qu’il a délibérément donnés à Bar-On à son sujet. Comme le dit un autre écrivain du groupe, « ils n’ont pas encore décidé qui est le ventriloque de qui ».

Si l’élaboration de Bar-On semble un peu cruelle, c’est une cruauté bien dosée : Shammas produit bientôt un autre sketch satirique, cette fois d’un auteur palestinien tellement imbibé d’eau de Cologne qu’il le surnomme Paco, d’après le parfum Paco Rabanne. (Cela m’a fait rire aux éclats, me rappelant un ex. Est-ce que la marque s’est imposée ailleurs comme elle l’a fait au Moyen-Orient ?). À un moment donné, Bar-On décide d’abandonner Shammas et d’écrire sur Paco à la place. Il explique cette décision en s’avouant incapable de faire face à l’ambiguïté : « Mon ancien héros ne se définit pas comme mon ennemi, du moins pas dans le sens accepté du terme. Et c’est ce qui me rend la tâche difficile ».

La notion d’autobiographie contrariée est amplifiée par l’introduction d’un autre écrivain, un mystérieux USAméricain nommé Michael Abyad. Certains éléments indiquent qu’Abyad s’appelait autrefois Anton Shammas et qu’il s’agit en fait d’un cousin plus âgé du narrateur que tout le monde présumait mort (et qui a légué son nom au narrateur). Une photographie fortuite d’Abyad, parue dans les pages du Time en 1982, suggère que l’Anton Shammas “original”  est peut-être encore en vie. Lorsqu’Abyad rencontre le narrateur dans l’Iowa vers la fin du roman, il lui remet un document dans les mains. Ce document est “le récit” que nous venons de lire – “mon autobiographie fictive”, comme l’appelle Abyad. À qui appartient donc cette histoire ? Toute histoire a-t-elle un propriétaire unique ? « Prenez ce dossier et voyez ce que vous pouvez en faire », dit Abyad au narrateur. « Traduisez-le, adaptez-le, ajoutez ou retranchez. Mais laissez-moi y participer ».

Arabesques a reçu des éloges quasi unanimes en Israël lors de sa sortie. Un critique l’a qualifié de « roman le plus israélien jamais écrit ». Phrase après phrase, Shammas dresse des portraits silencieux et magnifiquement observés de la douleur : « Le vieil homme s’est assis sur la banquette arrière, enveloppé dans sa propre âme ». « Le silence des pauvres à l’heure où ils sont ensemble avec la maigre nourriture qui se trouve sur leur table ». Les lettres apprises par cœur des immigrants, qui commencent par une variante de « Je vais bien et je ne manque de rien, si ce n’est de voir vos visages brillants ». Mais les critiques ont également remarqué l’hébreu orné du roman, une langue stylisée si virtuose et si riche que ses simulations peuvent s’étendre sur des paragraphes entiers. Un critique a exhorté les lecteurs à ne pas être « complètement captivés » par les prouesses techniques de Shammas.

Il ne fait aucun doute que ces critiques étaient entachées de préjugés. Mais le langage d’Arabesques semble parfois obscurcir la véracité de son écriture, et son imagerie attire trop l’attention sur elle-même. Voici un exemple, celui d’un secret longtemps gardé qui est enfin révélé :

Il aurait mieux valu que l’histoire reste à jamais recroquevillée comme une chenille dans le cocon du silence. Mais aujourd’hui, le cocon a éclos et le papillon de l’histoire, d’un coup d’aile magique, a secoué les toiles des années d’oubli.

La traduction anglaise du roman (publiée pour la première fois en 1988), réalisée par Vivian Eden en étroite collaboration avec Shammas, réduit habilement bon nombre de ces excès (mais pas dans le passage ci-dessus). Le roman s’ouvre sur la description de deux décès survenus à vingt-quatre ans d’intervalle : celui de la grand-mère du narrateur, puis celui de son père. Voici ma traduction de l’hébreu : « Le papillon de nuit qui tournait au-dessus du corps mourant vingt-quatre ans après ce matin d’avril avait été projeté contre le mur et s’envolait maintenant, comme il s’était envolé, par la porte à peine ouverte ». La traduction économique d’Eden est la suivante : « Un papillon de nuit tournait au-dessus d’un corps mourant vingt-quatre ans après ce matin d’avril ».

L’anglais est élégamment découpé (pas de porte, pas de zapping), bien rythmé et, en fin de compte, plus accessible que l’original. ("The head" dans l’original devient utilement "My father’s head" dans la traduction). Néanmoins, lire Shammas uniquement en anglais revient à regarder une carte postale d’un paysage où l’on ne peut pas se rendre. L’inventivité formelle du roman a disparu, de même que le sentiment exaltant que Shammas a réussi à accomplir avec l’hébreu quelque chose qu’aucun autre romancier n’avait réussi à faire auparavant. « Ce que j’essaie de faire », a-t-il écrit un jour,

c’est de déjudaïser la langue hébraïque, de la rendre plus israélienne et moins juive, la ramenant ainsi à ses origines sémitiques, à sa place. C’est un parallèle avec ce que je pense que l’État devrait être. De même que l’anglais est la langue de ceux qui le parlent, l’hébreu l’est aussi ; l’État devrait donc être l’État de ceux qui y vivent.

Le titre Arabesques n’est pas seulement un jeu de mots astucieux. Il fait référence à un motif architectural complexe composé de lignes entrelacées. Ce motif confère au roman sa forme changeante. À un moment donné, le narrateur se souvient de son oncle Youssef, dont les histoires « étaient tressées les unes dans les autres, s’embrassant et se séparant, se tordant et s’enroulant dans l’arabesque infinie de la mémoire ». Il s’agit là d’une description fidèle de l’idée du roman.

En 1975, les théoriciens français Gilles Deleuze et Félix Guattari ont publié un livre mince, dense et influent, Kafka : pour une littérature mineure. En examinant les œuvres de Kafka, un juif pragois écrivant en allemand, ils parviennent à une thèse qui s’énonce comme suit : il existe une catégorie distincte dans la littérature pour les livres écrits en allemand : il existe une catégorie distincte dans la littérature pour les livres écrits par des minorités dans la langue de la majorité. Ces livres sont par définition politiques : leur “espace exigu” ne permet pas de faire autrement, écrivent Deleuze et Guattari. Même lorsqu’il s’agit d’individus, l’accent de ces ouvrages est nécessairement mis sur le collectif. Ils se heurtent sans cesse à certaines impossibilités - écrire en allemand, par exemple, ou ne pas écrire du tout – qu’ils parviennent néanmoins à dépasser. Ils sont empreints de “déterritorialisation”, c’est-à-dire de l’arrachement d’une pratique, comme l’écriture, à son point de départ naturel.

Deleuze et Guattari soutiennent que ces œuvres appartiennent à une “littérature mineure” non pas en raison de leur qualité, mais parce qu’elles sont écrites par des minorités qui se taillent une place dans le langage des prépondérants. L’idée que l’écriture d’une littérature mineure est un acte révolutionnaire est explicite dans cette théorie. « Comment devenir un nomade, un immigrant et un gitan par rapport à sa propre langue ? », demandent-ils, comme un défi lancé à tous les écrivains.

Shammas a relevé ce défi. Il en va de même pour une poignée d’autres auteurs palestiniens écrivant en hébreu, dont le plus célèbre est peut-être Sayed Kashua. En tant qu’Israélienne, lorsque je lis Shammas et Kashua ces jours-ci, quelque chose me serre la gorge. Tous deux ont quitté le pays - Kashua en 2014. Israël a maintenant le gouvernement le plus fondamentaliste et le plus réactionnaire qu’il ait jamais connu. On ne peut que lire avec une terrible tristesse l’hébreu de ces écrivains, qui semble être moins écrit sur le papier que gravé sur la peau. C’est un hébreu en voie de disparition, un hébreu généreux, vécu et inclusif, et le monde littéraire devrait pleurer son absence.



 

RUTH MARGALIT
Itamar Ben-Gvir, ministre israélien du Chaos

Ruth Margalit, The New Yorker, 27/2/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Alors que des troubles agitent le pays, une figure controversée de l’extrême droite aide Benjamin Netanyahou à se maintenir au pouvoir.

À la fin de l’année dernière, alors qu’Israël inaugurait le gouvernement le plus à droite de son histoire, une blague désespérante a circulé en ligne. Une image divisée en carrés ressemblant à un captcha - le test conçu pour vous différencier d’un robot - représentait les membres du cabinet du Premier ministre Benjamin Netanyahou. La légende disait : « Sélectionnez les carrés dans lesquels apparaissent les personnes qui ont été inculpées ». La bonne réponse concernait la moitié d’entre eux. C’était le genre de message qui est devenu typique du centre et de la gauche israéliens ces dernières années : sombre, cynique et finalement résigné.

Quelques semaines plus tard, le cabinet Netanyahou a présenté la première étape d’une refonte judiciaire qui affaiblirait la Cour suprême du pays et rendrait le gouvernement largement imperméable au contrôle. Les députés de droite avaient déjà proposé une mesure similaire, mais elle avait été jugée trop radicale. Ce qui a changé, selon les opposants à Netanyahou, c’est qu’il est désormais accusé d’avoir accordé des faveurs politiques à des magnats en échange de cadeaux personnels et d’une couverture médiatique positive, accusations qu’il nie. En supprimant les contraintes qui pèsent sur le pouvoir exécutif, la refonte menaçait de placer Israël dans les rangs de démocraties peu libérales telles que la Hongrie et la Pologne. Dans un discours extraordinairement brutal, la présidente de la Cour suprême du pays, Esther Hayut, l’a qualifiée de “coup fatal” porté aux institutions démocratiques. Depuis lors, des dizaines de milliers de manifestants se sont déversés dans les rues de Tel-Aviv et d’autres villes chaque samedi. La pancarte d’un manifestant résume le sentiment général : « À vendre : Démocratie. Modèle : 1948. Sans freins ».

Netanyahou dirige le Likoud, un parti qui se définit par des idées conservatrices et populistes. Le Likoud a longtemps adopté des positions dures en matière de sécurité nationale, mais ses dirigeants ont toujours vénéré l’État de droit, maintenu l’équilibre des pouvoirs et défendu la liberté d’expression. Netanyahou avait lui aussi l’habitude de courtiser les électeurs centristes, en tentant de convaincre les indécis. Mais l’échec des négociations de paix avec les Palestiniens et la montée en puissance du nationalisme religieux ont eu pour effet de ratatiner la gauche israélienne et de rendre le parti de Netanyahou plus extrémiste. Récemment, un député du Likoud a présenté une proposition qui interdirait à de nombreux hommes politiques palestiniens de se présenter à la Knesset.

Les manifestants avertissent que les titres des journaux israéliens commencent à ressembler à un manuel pour les futures autocraties, avec des ministres apparemment triés sur le volet pour saper les services qu’ils dirigent. Le nouveau ministre de la Justice a l’intention de priver le système judiciaire de son pouvoir. Le ministre des Communications a menacé de défaire le radiodiffuseur public israélien, espérant apparemment canaliser l’argent vers une chaîne favorable à Netanyahou. Le ministre des Affaires de Jérusalem et des Traditions a qualifié les organisations représentant les juifs réformés de “danger actif” pour l’identité juive.

Ben-Gvir a bâti sa carrière sur la provocation. En tant que ministre de la sécurité nationale, il supervisera ce qu’un fonctionnaire appelle une “armée privée”. Illustration de Yonatan Popper

Cependant, personne n’offense les Israéliens libéraux et centristes autant qu’Itamar Ben-Gvir. Entré à la Knesset en 2021, il dirige un parti d’extrême droite appelé Otzma Yehudit, Pouvoir juif. Son modèle et sa source idéologique sont depuis longtemps Meir Kahane, un rabbin de Brooklyn qui s’est installé en Israël en 1971 et qui, au cours d’un seul mandat à la Knesset, a testé les limites morales du pays. Les hommes politiques israéliens s’efforcent de concilier les identités d’Israël en tant qu’État juif et que démocratie. Kahane a affirmé que « l’idée d’un État juif démocratique est absurde ». Selon lui, les tendances démographiques allaient inévitablement faire des non-Juifs d’Israël une majorité, et la solution idéale était donc « le transfert immédiat des Arabes ». Pour Kahane, les Arabes étaient des “chiens” qui “doivent rester tranquilles ou dégager”. Sa rhétorique était si virulente que les députés des deux bords avaient l’habitude de quitter la Knesset lorsqu’il prenait la parole. Son parti, le Kach (Ainsi), a finalement été exclu du parlement en 1988. Pouvoir Juif est une émanation idéologique du Kach ; Ben-Gvir a été l’un des responsables de la jeunesse du Kach et a qualifié Kahane de “saint”.

Âgé de quarante-six ans, il a été condamné pour au moins huit chefs d’accusation, dont le soutien à une organisation terroriste et l’incitation au racisme. Son casier judiciaire est si long que, lorsqu’il comparaissait devant un juge, « nous devions changer l’encre de l’imprimante », m’a dit Dvir Kariv, un ancien fonctionnaire de l’agence de renseignement Shin Bet. En octobre dernier encore, Netanyahou refusait de partager la scène avec lui, ou même d’être vu avec lui sur des photos. Mais une série d’élections décevantes a convaincu Netanyahou de changer d’avis.

14/09/2022

RUTH MARGALIT
“Shtisel”, la série Netflix qui plonge dans la communauté ultra-orthodoxe juive de Jérusalem

 Ruth Margalit, The New Yorker, 14/4/2019
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Ruth Margalit est une écrivaine israélienne qui vit à Tel Aviv après une décennie à New York. Ses écrits sont parus entre autres dans The New Yorker, The New York Times Magazine, The New York Review of Books, Columbia Journalism Review et Slate. Elle a fait partie de la rédaction du New Yorker, a étudié la littérature anglaise et l'histoire à l'université de Tel Aviv et a obtenu un master en journalisme à l'université de Columbia. @ruthmargalit

La série israélienne "Shtisel" exploite dramatiquement les restrictions de la vie ultra-orthodoxe mais ne suggère pas que ses personnages centraux veulent ou doivent s'en échapper. Netflix

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été fascinée par la communauté haredi, ou ultra-orthodoxe, d'Israël. J'ai grandi dans un quartier de Jérusalem situé à une courte distance en voiture de leur enclave la plus insulaire, à Mea Shearim, et lors des déplacements qui nécessitaient de passer par cette partie de la ville - chez le dentiste, chez le père d'un ami - j'avais l'habitude d'observer leurs grandes familles avec envie : des groupes d'enfants courant côte à côte dans les rues pavées, les filles portant des robes de velours qui semblaient avoir été coupées dans un seul tissu, dans ce qui me semblait alors être un spectacle élaboré de sororité.

Au fil des ans, cette envie s'est transformée en quelque chose que je ne peux que qualifier de pitié. J'ai observé non pas les enfants haredi, mais leurs sœurs plus âgées et leurs jeunes mères harassées, souvent cachées derrière une poussette à deux places. Sous le soleil israélien sans pitié, elles portaient des collants en forme de treillis, des pulls en laine et des perruques lourdes. Elles avaient l'air épuisées. Le film Kadosh, réalisé en 1999 par le réalisateur israélien (non religieux) Amos Gitai, a semblé réaffirmer mes préjugés : racontant l'histoire de deux sœurs haredi, l'une à qui on conseille de quitter son mari parce qu'ils ne peuvent pas concevoir et l'autre contrainte à un mariage sans amour, le film dépeint les femmes haredi comme des esclaves qui aspirent à se libérer. Ayant grandi avec certaines libertés, il m'a été impossible d'envisager la non-liberté autrement qu'avec un jugement désinvolte. Un désir de validation s'insinue également. Plus le monde dépeint est étrange, plus il est étouffant, plus les contours du nôtre n’irritent plus.

Un besoin de voyeurisme prend le dessus lorsqu'il s'agit de sociétés isolées et autosuffisantes. Nous prétendons vouloir découvrir des modes de vie parallèles alors qu'en réalité, notre désir le plus fort est de découvrir à quel point ils sont différents des nôtres. En 2007, comme de nombreux Israéliens, j'étais scotchée devant une série télévisée à succès, “A Touch Away”, sur une adolescente ultra-orthodoxe de la ville haredi de Bnei Brak qui tombe amoureuse d'un émigré russe laïc. Je pensais avoir un aperçu authentique de la façon dont “ils” - les Haredim - vivaient, mais ce que je regardais en réalité, je l'ai compris depuis, c'était un feuilleton relevé dont le message implicite était que l'amour romantique ne peut être atteint qu'en surmontant les restrictions religieuses.

Je n'avais pas réalisé à quel point la superficialité et les conjectures avaient influencé ma vision de toute une communauté. Jusqu'à ce que je regarde “Shtisel”, une série israélienne diffusée actuellement sur Netflix, qui raconte l'histoire de quatre générations d'une famille ultra-orthodoxe vivant à Jérusalem. La série, qui a été créée par deux hommes ayant une connaissance intime de la communauté haredi, exploite dramatiquement les restrictions de la vie ultra-orthodoxe mais ne suggère pas que ses personnages centraux veulent ou doivent s'en échapper. Il ne s'agit pas, comme la plupart des autres représentations des Haredim, du désir de sortir des confins de leur société, mais plutôt des peines et des joies ordinaires de la vie en son sein. Comme me l'a dit l'un des créateurs de la série, Yehonatan Indursky, « cette perspective selon laquelle les Haredim vivent dans une sorte de ghetto et n'attendent que le jour où ils pourront s'en échapper - c'est un fantasme pour passer le temps de personnes laïques ».

La série, qui a été diffusée pour la première fois en Israël sur la chaîne de diffusion par satellite Yes, en 2013, nous présente la famille Shtisel exactement un an après le décès de la matriarche de la famille. Le fils, Akiva, est un alter [vieux, en yiddish, NdT] rêveur, ou “célibataire vieillissant”, de vingt-quatre ans, qui dessine en secret. Il accepte un poste de professeur remplaçant dans l'école où enseigne son père et tombe amoureux d'Elisheva, la mère d'un de ses élèves, veuve et plus âgée que lui.

Shulem, par John Blenkinsopp

 Shulem, le père, est un homme de confort qui semble toujours être en train de manger. Au début de la série, il transfère sa mère dans une maison de retraite où, pour la première fois de sa vie, elle possède une télévision. La plus ennuyeuse des émissions de télé-réalité devient, dans son récit, une prouesse talmudique : « Il y a un tribunal d'érudits qui leur apprend à chanter ! », dit-elle à Shulem, le souffle coupé. Giti, la sœur d'Akiva, est mariée à un boucher casher qui se fait la malle en Argentine, la laissant seule pour s'occuper de leurs cinq enfants. La fille aînée du couple est Ruchami, une adolescente bibliophile magnifiquement portraiturée (Shira Haas) qui, le soir, lit à ses frères ce qu'elle appelle “Hannah Karenina”.

Shtisel” est généreux, léger et nostalgique, même si les origines de cette nostalgie restent floues. Il est également un peu vieux jeu, non seulement en raison de son sujet mais aussi de sa structure situationnelle. Des choses arrivent et cessent d'arriver aux personnages dans un même épisode : une maladie, un vol. C'est un drame déguisé en sitcom. Le centre de gravité de la série est la relation père-fils entre Shulem et Akiva, que l'on voit généralement assis autour de leur table de cuisine exiguë, avec sa toile cirée, mangeant des légumes coupés en tranches en manches de chemise et en châle de prière. Dans l'un de ces épisodes, ils discutent de l'amour non réciproque d'Akiva pour Elisheva. Shulem l'appelle “la veuve Rothstein” et “celle de la banque” (Elle travaille comme caissière). Akiva a annulé des fiançailles arrangées avec une autre femme, et Shulem s'inquiète que cela ait rendu son fils “de second choix”. Pourtant, c'est parce qu'il soupçonne qu'Akiva a peut-être déjà ruiné ses perspectives de mariage que Shulem est maintenant favorable à la quête d'Elisheva par son fils. Qu'est-ce qu'il y a à perdre ?, pense Shulem. Il est pratique, pas sentimental. Il conseille à son fils d'être stable et confiant, “comme le soleil”, et de forcer Elisheva à “retourner” vers lui. Mais Akiva le réprimande : « Les temps changent, Aba.» (« Le Juif reste le même, et le soleil aussi », rétorque Shulem).

Elisheva (Ayelet Zurer)

Giti (Neta Riskin)
Rushami (Shira Haas)

Ce qu'Akiva pense changer n'est jamais clair. Ce ne doit pas être grand-chose, étant donné que la série donne au mariage entre cousins et aux fiançailles entre deux jeunes de seize ans un aspect quotidien, voire romantique. Et pourtant, pendant douze épisodes par saison, vos habitudes sont imprégnées de celles de l'écran. Vous vous retrouvez à applaudir la consanguinité, à mazal-tov-er les adolescents. “Shtisel” jette ce genre de sort. C'est en grande partie grâce à l'absence de jugement de ses créateurs et au résultat de plusieurs performances puissantes et discrètes, notamment celles d'Ayelet Zurer, dans le rôle d'Elisheva, et de Neta Riskin, dans celui de Giti - deux femmes fougueuses et intelligentes que la vie a laissé tomber. “Shtisel” est peut-être alimenté par Akiva et Shulem, mais ce sont les femmes qui font monter la température. « Tu ne me vois pas vraiment », dit Elisheva à Akiva à un moment donné. « Je n'ai pas l'énergie pour recommencer. » « Recommencer quoi ? » demande-t-il. « Tout », dit-elle. « Je n'ai pas l'énergie pour l'amour, un mariage, une maison, des meubles, plus de famille, plus d'enfants, plus de vie ».

En plissant un peu les yeux, Elisheva pourrait être un personnage de Jane Austen, une Anne Elliot ou une Elinor Dashwood. C'est l'un des plaisirs de la série, et cela nous rappelle pourquoi les intrigues de mariage contemporaines sont difficiles à réaliser : les enjeux ne semblent jamais vraiment élevés lorsque tout ce que vous avez à faire est de glisser vers la droite. Dans leur quartier haredi de Geula, cependant, les regards comptent, tout comme le risque de déraper dans l'ordre social et d'échapper à un mariage digne de ce nom.