Bench Ansfield, The New York Review of Books, 16/9/2022
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala
À partir de 1967, l'armée a construit de fausses villes pour former les policiers et les militaires à la contre-insurrection. Le nouveau documentaire de Sierra Pettengill met à nu les craintes et les fausses promesses de cette entreprise.
Un quartier d'affaires de petite ville glisse à travers l'écran dans un technicolor granuleux des années 1960. La prise de vue montre un prêteur sur gages, une pharmacie et des publicités pour du fromage blanc et des patates blanches. La ville se fait passer pour Anywhere [N’importe où], USA, mais quelque chose ne va pas. Les façades aux couleurs vives sont fabriquées et fragiles. Au sommet du magasin d'alcool, un sniper en uniforme est accroupi. Deux voitures renversées gisent devant Joe’s Place. Une voix off demande : « Qu'est-ce qu'on est en train de regarder ? »
L'endroit capturé dans cette séquence de Riotsville, USA [riot = émeute, NdT] - un documentaire envoûtant de Sierra Pettengill, avec un récit écrit par Tobi Haslett - n'est pas une rue principale ordinaire ; c'est une scène de combat mise en scène. « Riotsville » est le nom que l'armée a donné aux terrains d'entraînement qu'elle a construits, à partir de 1967, pour former les services de police et le personnel militaire à l'art de la contre-insurrection domestique. Alors qu'une foule de hauts gradés regardait depuis les gradins, la police et les cadets militaires jouaient à divers scénarios de désordre civil dans les deux blocs de cette ville de diorama.
Riotsville a été construit avec un but singulier : perfectionner des formes politiquement acceptables de répression étatique. Elle a vu le jour à la suite de la réponse hasardeuse de la Garde nationale et des forces de l'ordre locales aux soulèvements de Watts, Newark et de nombreuses autres villes. Trente-trois habitants noirs ont été tués pendant le seul soulèvement de Detroit. « Si on voyait quelqu'un bouger », avait déclaré un garde national au New York Times,« on tirait d’abord et on posait des questions après » Une violence de l'État à ce point excessive a fait l'objet d'une censure généralisée - même le comité de rédaction du Times a publié une tribune intitulée « Trigger-Happy Guard » [La gâchette facile de la Garde nationale]- et en 1967, les forces de l'ordre avaient adopté la formation anti-émeute formelle comme mesure corrective privilégiée. Les exercices de Riotsville, organisés d'abord au fort Belvoir de Virginie, puis au fort Gordon de Géorgie (deux bases de l'armée nommées en hommage à l'esclavagisme et à la Confédération), ont donné aux forces de l'ordre une arène simulée dans laquelle répéter des tactiques sans balles pour désamorcer la rébellion noire et le militantisme anti-guerre.
Dans une reconstitution supposée de la rébellion de Watts, une grosse bande multiraciale d'acteurs - policiers et soldats vêtus de vêtements de rue et de perruques - se transforme en foule frénétique après avoir été témoin d'un barrage routier anodin de la police. Le pillage commence, la horde de faux radicaux mime l'insurrection, et un régiment anti-émeute se livre à une embuscade non létale. Une fois arrêté, un manifestant noir crie : « Je vais vous avoir ! » aux policiers blancs qui l’arrêtent. Dans les gradins, les commandants se marrent.
Pettengill a découvert les images des Archives nationales, et dans ses mains, elles deviennent la matière d'une sorte de moqumentaire [documenteur] inversé. Les simulations, filmées par les journalistes et les militaires eux-mêmes, sont imprégnées de parodie, de caricature et de bouffonnerie involontaires ; l'une des scènes présente un char de style Zamboni [surfaceuse] qui grince sans cesse, attirant des gloussements involontaires des journalistes. Il y a là un élément de burlesque sécuritaire. Mais toute envie de rigoler passe quand on comprend qu’on assiste à une répétition en costumes pour la militarisation rapide de la police qui aura lieu au cours des cinq décennies suivantes. Ce n'est pas seulement une fantaisie de l'État, c'est la préfiguration d'un nouveau mode de gouvernance urbaine. De notre point de vue en 2022, Riotsville peut être trouvé dans toute municipalité des USA.
Le film de Pettengill est donc une méditation sur les perversions de la réaction. « Une porte s’est ouverte à la fin des années soixante, et quelqu'un - quelque chose – l’a fermée », dit la narratrice, l'actrice Charlene Modeste, sur les images d'un hélicoptère aspergeant des gaz lacrymogènes. Depuis Citizenfour de Laura Poitras (2014) je n’avais pas regardé une mise en accusation aussi accablante de l’État sécuritaire.
Le documentaire fonctionne si bien en partie parce que Pettengill permet à l'État de parler avec ses propres mots, qui sont hérissés de mépris froid et technocratique. Les images proviennent entièrement d’archives, et seules les images de l'État et des actualités sont utilisées (avec la médiation du récit percutant de Haslett). Riotsville offre une visualisation soutenue de la panique de l'État, un théâtre dans lequel les autorités jouent leur paranoïa : des radicaux noirs incitant à une émeute parmi les manifestants blancs anti-guerre ; des snipers se cachant sur les toits ; des policiers et des soldats apprenant quoi craindre et comment gérer leur peur.
L'horreur du film réside dans la prise de conscience que toute cette opération est menée au nom d'une police plus humaine. La leçon sanglante de cette époque, à l'aube de l'incarcération massive, est que la réforme de la police engendre le pouvoir de la police.1 Riotsville, USA présente une enquête kaléidoscopique sur les nombreuses apparences de la réforme, de la professionnalisation promise par la cartographie de la criminalité basée sur les données à la croyance indue que la formation de la police peut endiguer sa violence.