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09/09/2025

CAROLINE DUPUY
« Tout le monde a perdu » : comment un programme de migration sioniste a privé le Maroc de sa florissante communauté juive

Caroline DupuyMiddle East Eye, 3/8/2025
Traduit par SOLIDMAR

Dans les années 1960, plus de la moitié des Juifs marocains ont quitté le pays avec la promesse d’un avenir meilleur en Israël. Middle East Eye a parlé à ceux qui ont choisi de rester dans le royaume d’Afrique du Nord.


18 mai 2022 : un membre de la communauté juive prie lors de la Hiloula des Tsadikim, le pèlerinage sur les tombes des saints et des rabbins célèbres, au cimetière juif de Meknès, Maroc, érigé en 1682 et restauré récemment dans le cadre d'un programme de réhabilitation de plus de 160 cimetières juifs du Maroc  voulu par le roi Mohammed VI en 2010. Photo Fadel Senna/AFP

Ce n’est pas un secret : de nombreux Juifs ont quitté le Maroc pour Israël dans les années 1960, dans le cadre d’un programme sioniste officiellement connu sous le nom d’Opération Yakhin.

Conçue par le Mossad et menée par l’Agence juive, cette opération clandestine visait à accroître la population juive de l’État récemment proclamé en y transférant des Juifs depuis le Maroc. D’autres opérations similaires ont eu lieu aux quatre coins du monde à la même époque.

Entre 1961 et 1964, près de 97 000 Juifs, soit 54,6 % de la communauté du royaume, auraient quitté le Maroc. Avant l’opération, environ 225 000 Juifs vivaient dans ce pays d’Afrique du Nord.

Aujourd’hui, quelque 160 000 Juifs d’origine marocaine vivraient en Israël, formant le deuxième plus grand groupe d’immigrés après les Juifs issus des ex-républiques soviétiques.

L’aspect le plus méconnu de cette période est incarné par la communauté juive marocaine qui est restée — ou qui est revenue d’Israël après y avoir migré et vécu quelques années. Ils constituent les quelque 2 000 Juifs qui vivent encore aujourd’hui dans le pays — la plus grande communauté juive subsistante en Afrique du Nord.

L’écrivain juif marocain Jacob Cohen décrit cette communauté jadis florissante comme « une espèce rare ».

Né en 1944 à Meknès, Cohen fait partie du petit groupe qui est resté au Maroc pendant l’exode massif. Il a vu sa communauté disparaître sous ses yeux.

« J’étais convaincu que nous devions partir, que les Juifs marocains n’avaient pas d’avenir au Maroc. C’est le grand succès des organisations sionistes présentes au Maroc », a-t-il confié à Middle East Eye.

Une chose était claire, dit-il : « Il n’y avait pas d’antisémitisme manifeste ; les quelques Juifs qui vivaient au Maroc n’avaient pas de problèmes. Mais il y avait ce sentiment généralisé que l’avenir n’était plus là, sinon pour eux-mêmes, du moins pour leurs enfants. »

« Ce fut une tragédie »

Selon diverses sources universitaires, l’Opération Yakhin s’appuyait sur un accord entre le Premier ministre israélien David Ben Gourion et le défunt roi du Maroc Hassan II.

Pour compenser le Maroc de la perte de membres de sa communauté, Israël aurait accepté de verser 500 000 dollars, plus 100 dollars par émigrant pour les 50 000 premiers Juifs marocains partis, et 250 dollars pour chaque émigrant supplémentaire. La société new-yorkaise Hebrew Immigrant Aid Society aurait contribué à hauteur de 50 millions de dollars à Yakhin.

Fanny Mergui, 80 ans, de Casablanca, faisait partie des milliers de personnes parties en 1961. Elle se souvient de la façon dont les mouvements de jeunesse israéliens sont venus au Maroc pour convaincre les Juifs de partir et, pour ceux comme elle qui avaient le « bon profil », de rejoindre le mouvement.

« [Ils disaient que] le Maroc était indépendant [de la colonisation française depuis 1956], et que nous avions notre propre pays [Israël], que nous n’avions plus aucune raison de rester au Maroc », dit-elle à MEE.

Elle a commencé à fréquenter les clubs de jeunesse créés par l’Agence juive, branche opérationnelle de l’Organisation sioniste mondiale chargée de promouvoir l’immigration juive vers Israël, dès l’âge de 10 ans. Ces clubs diffusaient la propagande sioniste auprès des jeunes.

« Je vivais au rythme de la culture israélienne — la patrie, les chants des pionniers, le socialisme, la liberté, l’émancipation, la fraternité », dit-elle.

La propagande fonctionnait, et depuis sa maison dans le quartier historique, Mergui était aux premières loges pour voir l’opération se dérouler.

« Ils envoyaient des bus entiers de villages vers Casablanca, et j’ai passé mon enfance à regarder ces gens partir. Il suffisait de traverser la rue et on se retrouvait là où les bateaux accostaient, juste sous nos yeux. »

Mergui décrit l’état d’esprit des départs comme une « sorte de psychose du départ ».

« J’ai vu toutes ces personnes quitter la médina — grands-mères, grands-pères, jeunes et vieux, avec leurs marmites à couscous, paniers, épices, tous en larmes. C’était une tragédie. Les gens ne partaient pas le cœur joyeux », se souvient-elle.

Les Juifs étaient parfaitement intégrés à la société marocaine majoritairement musulmane, à laquelle ils appartenaient depuis plus de 2 000 ans.

« Les Marocains musulmans ne nous attaquaient pas, ils ne nous disaient pas de partir, bien au contraire », confie-t-elle.

Mais à l’époque, dit Mergui, le mouvement sioniste et le projet migratoire promettaient la « modernité » et l’accès à un nouveau monde.

« Quand je suis partie, dans mon esprit, et pour beaucoup de Juifs marocains, Israël avait toujours existé. Nous ne pensions pas aller dans un pays qui venait juste de naître. Pour nous, c’était la Terre sainte. C’était notre pays. C’était la terre de la Bible », dit-elle.

« Nous rentrions chez nous, tout simplement. Nous ne comprenions pas ce qui se passait réellement. Il m’a fallu toute une vie pour comprendre ce qui était arrivé à ma communauté », ajoute-t-elle.

Retour au Maroc

Une source anonyme bien informée a confié à MEE qu’en plus du voyage gratuit vers Israël, les migrants se voyaient offrir un logement permanent.

Cependant, une fois en Israël, les Juifs marocains, comme d’autres immigrés venus des pays arabes, ont découvert une réalité bien différente de ce que le mouvement sioniste leur avait décrit.

En Israël, les Marocains furent les premiers à former ce qu’on appelait les « quartiers arabes », explique Mergui, qu’elle décrit comme « des zones complètement désolées ».

« Si vous vouliez un toit, il fallait le construire vous-même », ajoute-t-elle, précisant que les Juifs arabes étaient les plus pauvres parmi les communautés arrivantes.


Les bâtiments restants du quartier Moghrabi (maghrébin/marocain) dans la vieille ville de Jérusalem, le 12 juin 1967, après leur démolition par Israël afin d'agrandir l'espace devant le Mur occidental. Photo Ilan Bruner/Bureau de presse du gouvernement israélien/AFP

Le racisme entre communautés et les inégalités étaient aussi un problème.

« C’était une idéologie coloniale. Les Juifs européens, qui furent les premiers à s’installer en Palestine depuis la Russie dans les années 1880, se considéraient comme supérieurs à nous et nous ne pouvions jamais être que des citoyens de seconde zone. »

Il n’a pas fallu longtemps aux nouveaux immigrés pour contester cette situation.

« Les Juifs marocains sont descendus dans la rue avec des portraits du roi Mohammed V, en disant : “Nous voulons rentrer chez nous”, mais ce n’était pas possible ; c’était un voyage sans retour », explique Mergui. Bien que Mohammed V soit décédé en 1961, les manifestants brandissaient son image car le défunt roi était connu pour avoir protégé les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il avait refusé de livrer les Juifs marocains au régime nazi.

Le retour au Maroc n’était pas une option facilement accessible pour la plupart des Juifs marocains. L’opération étant clandestine, ils n’avaient pas de documents de voyage légitimes et leur situation de passeport dépendait des accords conclus avec le Maroc, explique-t-elle.

Après la guerre israélo-arabe de 1967, Mergui elle-même souhaita revenir au Maroc et en eut l’occasion en devenant responsable du club de jeunesse sioniste qui recrutait des membres pour le mouvement.

« J’étais folle de joie, non pas parce que j’allais travailler pour le mouvement sioniste, mais parce qu’ils me donnaient la possibilité de remettre en question ce départ précipité du Maroc. »

Israël n’était pas son foyer. « J’étais immergée dans une culture étrangère, que j’appréciais bien sûr — j’ai beaucoup appris, je ne le nie pas. Je me suis politisée. J’ai rencontré des jeunes venus du monde entier », dit-elle.

Alors qu’elle considérait autrefois le sionisme « comme tout autre mouvement colonial ayant besoin de s’implanter », tout a changé pour elle après 1967 et l’occupation par Israël des territoires palestiniens.

« J’ai commencé à réaliser que c’était ça le véritable problème et à comprendre ce qui se passait réellement. J’ai complètement renoncé à vivre en Israël. »

Avant de retourner au Maroc, Mergui étudia à l’Université de Vincennes, à Paris, où elle se familiarisa avec l’histoire de la Palestine.

« Cela a façonné mon parcours académique et politique, et ma conscience s’est éveillée. »

Durant son séjour en France, Mergui s’engagea en politique, militant à la fois pour les Black Panthers israéliens, un groupe réclamant la justice sociale pour les Juifs séfarades et mizrahim en Israël, et pour la cause palestinienne.

« Au bord de l’extinction »

L’opinion publique marocaine soutient ouvertement la cause palestinienne et s’oppose à l’accord de normalisation signé avec Israël en 2020 — et les Juifs du royaume semblent partager une perspective similaire.

La plupart des Juifs marocains gardent un profil politique discret ; cependant, de nombreux membres de la communauté condamnent les actions israéliennes. Rabat est la ville natale de figures propalestiniennes renommées d’origine juive marocaine, comme Sion Assidon, membre fondateur du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) au Maroc.

Cependant, la politique moyen-orientale n’est pas la seule raison pour laquelle les Juifs du pays ont décidé de rester — ou de revenir.

Haim Crespin, né dans la ville septentrionale de Ksar el-Kébir en 1957, décrit sa décision de rester dans le royaume comme « non motivée politiquement ».

Il était enfant lors de l’exode massif.

« Mon père était commerçant, et nous avions une bonne vie ici. J’ai aussi ouvert mon restaurant il y a 25 ans. La raison pour laquelle chaque Juif reste au Maroc n’est pas toujours liée à des aspects politiques », a-t-il dit à MEE.

Le restaurateur, qui vit aujourd’hui à Rabat, défend le choix de sa famille de rester malgré certaines difficultés qu’il ne considère pas comme propres au Maroc.

Alors que certains Juifs interrogés par MEE disent percevoir une hausse de l’antisémitisme dans le royaume, il n’existe pas de données fiables sur la question. En tout cas, ce n’est pas suffisant pour pousser les gens à partir, estime Crespin. « Les gens bougent à cause de la peur, mais cela arrive partout dans le monde, alors pourquoi partir ? »

Cohen, en revanche, se montre pessimiste quant au destin de la communauté juive du Maroc, que l’écrivain dit être « au bord de l’extinction ».

Lui-même a décidé de partir pour la France après avoir rencontré, dit-il, « certains problèmes personnels » lorsqu’il travaillait comme maître-assistant à Casablanca, ce qui l’a amené à penser que « les Juifs marocains avaient généralement raison de ne pas considérer la société marocaine comme suffisamment tolérante et égalitaire pour offrir aux Juifs les postes qu’ils méritaient ».

Cependant, il reconnaît que le royaume a fait des efforts pour préserver l’identité juive historique du pays.

En 1997, la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain a créé à Casablanca le premier musée juif du monde arabe, encore actif aujourd’hui. La fondation a également préservé plus de 167 cimetières et sanctuaires juifs à travers le royaume.

En 2011, la nouvelle constitution marocaine a reconnu l’identité hébraïque comme partie intégrante de l’identité marocaine, et en 2020, le roi Mohammed VI a approuvé l’introduction de l’enseignement de l’histoire et de la culture juives dans les écoles primaires. Un conseiller juif marocain influent du roi, André Azoulay, a joué un rôle clé pour souligner l’importance de cette reconnaissance officielle.

« Tout est fait pour la protéger, la soutenir et la préserver. Mais sa fin semble inévitable, et même si elle survit, ce sera sous une forme réduite à sa plus simple expression », estime Cohen.

« Rien ne peut s’opposer à ce verdict de l’histoire », ajoute-t-il, soulignant les pertes majeures entraînées par l’Opération Yakhin.

« Du côté marocain, tout le monde a perdu. Le pays a perdu une communauté potentielle d’un à deux millions de personnes qui auraient pu contribuer à son développement, sa diversité et son harmonie.

Du côté juif, ce fut l’éradication irréversible d’une civilisation qui avait mis 15 siècles à se former et à s’épanouir. »

En décrivant la période migratoire, Mergui aime utiliser la métaphore des gens fuyant un bâtiment en flammes.

« La communauté juive marocaine était complètement perdue. Elle ne savait pas ce qu’il allait advenir d’elle, c’était comme être dans une maison en feu, et les gens s’enfuyaient », dit-elle.

« Alors, que faire ? Eh bien, on court, comme tout le monde. »