Je crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires sur Israël et la Palestine qui a transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera pas l’occupation
Dahlia Scheindlin, Haaretz, 3/3/2025
Lorsque j’ai
appris à mon réveil que “No Other Land” avait remporté l’Oscar du meilleur film
documentaire, j’étais ravie. Ravie pour les réalisateurs et pleine d’espoir que
les messages émouvants de leur discours de remerciement - arrêter la guerre,
rendre les otages, libérer le peuple palestinien - soient entendus par tous les
Israéliens qui écoutent les nouvelles du matin. Mais il manquait encore quelque
chose.
Je suis
assez âgée pour me souvenir du film “Budrus”, sorti en 2009, qui raconte la
lutte des Palestiniens de Cisjordanie contre la barrière de séparation. Mais le
mur n’a fait que grandir, et en 2011,
le documentaire “5 Broken Cameras” est apparu. Ce documentaire exquis a
profondément humanisé la vie des Palestiniens sous l’occupation. Le principe d’un
père qui documente son enfant mais qui est entraîné dans la politique par le
biais de sa caméra était créatif, original et universel.
Ce film avait
lui aussi été réalisé par un Israélien et un Palestinien (Guy Davidi et Emad
Burnat). Il avait lui aussi été nominé aux Oscars, propulsant le sort des
Palestiniens sous les feux de la rampe, à la vue du monde entier.
Cette
situation aurait dû susciter une nouvelle vague d’indignation lorsque le
réalisateur palestinien Burnat a
fait l’objet de tracasseries à son entrée aux USA pour assister à la cérémonie. Mais le film n’a
pas gagné, le mur de béton qu’il a détesté et documenté a été construit, et l’occupation
s’est poursuivie.
Je suis du
côté de “No Other Land”. Je me sens mal à l’aise face à la violence brutale,
kafkaïenne, exercée pendant toute la durée de l’occupation contre les villages
palestiniens pauvres et sales de Masafer Yatta. J’ai visité
les collines du sud d’Hébron, j'ai vu comment ils vivent, je me suis assise avec
les enfants, j'ai regardé leurs livres scolaires et j'ai vu “No Other Land”
lors d'une projection spéciale en plein air qui s'y est tenue l'année dernière..
Je suis
assez fière que le coréalisateur israélien, Yuval Abraham, ait été un grand
reporter d’investigation pour Local Call et +972 Magazine - un
projet médiatique que j’ai aidé à fonder en 2010, avec des collègues. J’ai
beaucoup écrit pour +972 Magazine et j’ai été présidente du conseil d’administration
de l’ONG pendant les huit premières années (qui se sont achevées avant l’arrivée
d’Abraham).
Inutile de
dire que le film lui-même est excellent. Mais en le regardant, je me suis
sentie troublée. Je suis déjà passée par là.
De plus, “5
Broken Cameras” est apparu dans une phase où les conflits israélo-palestiniens
et israélo-arabes ont produit certains des plus superbes films documentaires
que j’avais vus jusqu’alors.
Il y avait “Valse
avec Bashir”
en 2008, qui ne traitait pas de l’occupation des territoires palestiniens mais
exposait le traumatisme et l’angoisse morale de la première guerre du Liban à
travers ce qui était pour moi un style cinématographique envoûtant. “The
Law in these Parts”, de
2011, reste le meilleur exposé cinématographique d’un aspect sous-estimé et
pourtant omniprésent de l’occupation : le système juridique militaire d’(in)justice
qui sous-tend les pratiques d’occupation les plus injustes, raconté par ceux
qui l’ont construit minutieusement au fil des ans. Les recherches du film ont
été si riches que les créateurs ont créé un un
site ouèbe dédié, rempli de documents d’archives, qui ne laisse aucune excuse
pour ne pas connaître cette colonne vertébrale essentielle de l’occupation.
Et puis il y
a eu “Les
gardiens”.
Ce film de 2012 a fait sensation dans le monde entier. Pendant des années, des
personnes extérieures m’ont demandé si le film avait marqué un tournant dans l’attitude
des Israéliens à l’égard de l’occupation ou, plus généraleEment, des pratiques
militaires d’Israël. La réponse était non.
Il y a près
de deux ans, j’ai été bouleversé par le film documentaire “20
jours à Mariupol”.
J’étais sûre que personne ne pourrait
rester indifférent à la souffrance de l’Ukraine après l’avoir vu. Un an plus
tard, le film le
film remporte l’Oscar tant convoité. Mais la guerre continue, le monde avance - et la
vérité aussi : selon le président usaméricain Donald Trump, l’Ukraine a
déclenché la guerre, Volodymyr Zelenskyy est un dictateur, et le pays pourrait
être contraint de renoncer à ses ressources et à son territoire pour parvenir à
la paix.
Je suis ravie
pour Basel
Adra et Yuval
Abraham.
J’espère désespérément que leur collaboration et leur amitié convaincront les
gens de suspendre leur cynisme, de respecter la façon dont les gens peuvent
canaliser l’injustice et la fureur qui en résulte dans l’art plutôt que dans la
violence. Je ne cesserai jamais d’aimer les grands documentaires émouvants, et
je prie pour que Miki Zohar, le bouffon ministre de la culture d’Israël, qui a
vomi sa bile sur le film qu'il n'a pas vu, soit démasqué pour le fraudeur
proto-fasciste qu'il est.
Mais je
crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires israéliens et palestiniens
qui ont transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera
pas l’occupation.
En même
temps, si une seule personne change d’avis pour s’opposer à l’occupation, le
film est un succès à mes yeux, bien au-delà des Oscars.