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17/04/2024

FAUSTO GIUDICE
Le Syndicaliste professionnel, une satire des travers de la société
Une critique théâtrale


Fausto Giudice, 17/4/2024

J’ai eu l’occasion d’assister à la répétition générale d’une pièce de théâtre appelée à faire parler d’elle, en particulier dans le milieu associatif et militant. Intitulée Le Syndicaliste professionnel, il s’agit d’une comédie de mœurs qui allie humour mordant et satire politique et sociale, à travers son portrait plus vrai que nature d’un Bureau syndical en proie aux contradictions entre ses idéaux proclamés et ses pratiques réelles. Cette pièce nous offre un regard lucide sur les lâchetés, les préjugés et même les haines qui minent notre société contemporaine, tout en nous offrant un spectacle divertissant. 


Synopsis

Le Syndicaliste professionnel est centré sur un nouveau venu idéaliste qui se retrouve confronté à des apparatchiks à l’alignement zélé. Sami, récemment élu et seul « racisé » des douze membres d’un Bureau provincial de la CGT Education, se voit injustement pris pour cible par ses « camarades » : pour avoir pris trop au sérieux les Statuts de son syndicat et revendiqué l’égalité des droits tout en professant des opinions « minoritaires », et s’être révélé trop entreprenant et combatif dans la défense des droits des salariés, il est mis à l’écart et poussé à la porte car ses collègues craignent qu’il promeuve ses idées « hérétiques » en interne et leur fasse de l’ombre. Nous assistons à une tentative à la fois abjecte et désopilante de le forcer à démissionner du fait de ses convictions politiques (notamment sur la Palestine, au moment du génocide israélien contre Gaza), croyances et pratiques religieuses, et de son rejet de toute compromission sur les principes, qui hérissent ses pairs : ceux-ci se croyaient tolérants et révolutionnaires avant son arrivée, mais se sont découverts timorés et pétris des préjugés qu’ils prétendent combattre lorsqu’ils ont été confrontés à cet « hurluberlu » trop différent. Voulant à tout prix retrouver leur entre-soi, ils décident de se débarrasser de l’intrus. Les onze autres membres du Bureau se liguent donc contre lui pour l’exclure purement et simplement, et orchestrent un procès kafkaïen qui bafoue les droits les plus élémentaires à la défense, les chefs d’accusation étant opaques et changeant constamment, et le verdict étant écrit d’avance. Les procédés les plus déloyaux sont déployés, de la mauvaise foi à la calomnie collective : Sami sera accusé d’avoir traité un camarade de « mécréant » et menacé de poursuites judiciaires sur la base de cette calomnie, afin de le faire passer pour un extrémiste et de l’intimider. La situation deviendra rapidement incontrôlable, culminant en des manœuvres de déstabilisation professionnelle sur son lieu de travail (deux de ses « camarades » du Bureau enseignent dans son établissement) et une menace d’agression physique et des accusations d’apologie du terrorisme, la solidarité avec la cause palestinienne et l’à-plat-ventrisme généralisé étant centraux dans ce contexte post-7 octobre.

Ce qui rend cette pièce si marquante, c’est son mélange habile d’absurdité comique et de réalisme poignant. Les dialogues, qui peuvent sembler mortellement insipides au premier abord, sont en réalité ciselés avec une précision redoutable, et soulignent avec brio les tensions personnelles et d’ordre éthique et idéologique qui alimentent le conflit. Au fur et à mesure que la frustration monte face à l’obstination de Sami à faire respecter le résultat des élections et à jouir pleinement de ses droits d’élu, et de sa revendication publique d’un soutien plus ferme au peuple palestinien à son heure de vérité, les échanges deviennent de plus en plus féroces, et certains protagonistes tombent le masque du défenseur syndical pour se révéler comme d’intransigeants inquisiteurs et gardiens du dogme, voire comme de véritables racailles. Plusieurs saillies hilarantes de personnages hauts en couleur rentreront dans l’anthologie, telles que « Arrête d’aller sur Google » (Jean-Edouard), « Je ne peux pas travailler avec un camarade qui m’insulte. Va te faire foutre 🖕 🖕 🖕 » (Sylvie), « Ici, c’est nous qui faisons les règles » (Daniel), « On s’aide mais on ne cède pas » (Karine), « Surprise, surprise » (Dagobert), « On a le droit de poser des questions à la CGT ? » (Célestin) et, cerise sur le gâteau, « Casse-toi ou je te casse la gueule » (François).

Mais au-delà de son aspect comique, Le Syndicaliste professionnel aborde des thématiques profondes et souvent dérangeantes. En mettant en scène les rivalités de personnes et de clans au sein d’un syndicat et la tension entre les prises de position courageuses et intègres et la simple posture ou gesticulation conformiste, la pièce nous invite à réfléchir sur les compromis moraux auxquels sont parfois confrontés ceux dont la vocation – voire le fonds de commerce – est de défendre les droits des salariés, des citoyens ou des peuples. Nous sommes amenés à réfléchir sur l’intériorisation de mécanismes d’oppression honnis lorsqu’ils sont déployés par les pouvoirs ou autorités en place, mais cyniquement réutilisés et même décuplés au sein de structures associatives prétendument démocratiques et attachées aux libertés : pour assouvir leurs sordides petites ambitions et défendre leur place et leur image, et s’attirer les bonnes grâces des instances nationales que Sami s’est avisé de critiquer publiquement comme trop poreuses à la propagande pro-israélienne en leur demandant un engagement pour la Palestine au moins commensurable à celui qu’elles ont manifesté pour l’Ukraine, les syndicalistes sont prêts non seulement à exclure du syndicat leur collègue et camarade, mais encore à le faire révoquer voire même condamner injustement à une peine de prison.

Cette pièce, qui semble (très librement) basée sur des faits réels, est accentuée par une ironie mordante, en particulier lorsque les membres du Bureau tentent d’invoquer la lutte contre le sexisme ou la défense de l’IVG et des droits LGBT pour justifier leur volonté d’éviction de Sami, qui ne s’est pas engagé sur ces questions sociétales. A ce sujet, une réplique lancée avec componction par Karine (« Nous sommes des femmes respectables ! Nous savons des choses ! ») parce que Sami a utilisé le terme d’ « hommage » au lieu du néologisme « femmage », une faute jugée impardonnable et présentée comme justifiant à elle seule la défiance irrévocable du Bureau, est à la fois hautement comique et emblématique de la manipulation cynique des idéaux dits progressistes à des fins de diversion voire d’exclusion, et montre comment les discours universalistes peuvent cacher une grande intolérance, qui éclate avec d’autant plus de violence qu’elle était inconsciente et refoulée. Un personnage en particulier bave littéralement de rage dans des diatribes haineuses qui glacent le sang.

Le racisme latent et les relents antireligieux sont au cœur de la pièce, nous confrontant de manière frontale à la réalité de la discrimination au sein même des organisations censées lutter contre elle : la violence de répliques telles que « Ta religion n’a rien à faire à la CGT » (Jean-Édouard), « On n’en a rien à foutre de tes convictions religieuses, mais tu m’emmerdes avec tes convictions religieuses, mais je m’en fous moi de tes convictions religieuses, et de toute façon je suis immunisée contre l’islamophobie. » (Marine, fille d’un notable), « Tu salis ta religion » (Sandra), ou même « Les islamistes du Khamas* ont violé, décapité et brûlé vifs 40 bébés » est tout simplement écœurante. Le spectateur a tout de même quelques satisfactions (spoiler alert) : malgré ce « haro sur le baudet » généralisé, l’ostracisé tient tête, et lorsque les membres du Bureau démontrent à la fois leur fébrilité et leur haine en lançant une campagne nationale pour présenter Sami comme un serpent qui « distille son venin », et y falsifient grossièrement ses déclarations pour le discréditer et rallier d’autres sections à leur lynchage, ils échouent lamentablement et finissent eux-mêmes désavoués, conspués et victimes de la « purge » stalinienne qu’ils avaient fomentée.

Conclusion

Comme toutes les comédies, Le Syndicaliste professionnel force délibérément le trait : il serait difficile de croire qu’un personnage tel que Sami soit crédible, ni qu’une telle concentration de veulerie, d’ignorance crasse et d’ignominie puisse se retrouver dans aucune association ou section syndicale, surtout s’agissant d’enseignants chargés de l’instruction et de l’éducation d’enfants et adolescents. Mais on comprend que l’exagération qui caractérise cet auteur dramatique, probablement promis à une belle carrière (Courteline, Molière, Corneille, Ionesco, de Obaldia et même Desproges viennent à l’esprit), est un cri d’indignation face à l’injustice, à l’indifférence et aux compromissions. On reconnait, derrière le personnage principal, la naïveté de Candide, l’intransigeance morale d’Alceste, le combat de Don Quichotte contre des moulins à vent et le panache de Cyrano de Bergerac luttant à un contre cent, figures auxquelles plusieurs fines allusions sont disséminées tout au long de la pièce. Et derrière la machine bureaucratique qui s’efforce de le broyer, en conjuguant absence totale de scrupules, bien-pensance béate et infantilisme abyssal, on identifie clairement la servitude volontaire décriée par La Boétie.

A travers ses personnages dignes de la Commedia dell’arte, qui sont un microcosme de notre société, Le Syndicaliste professionnel offre un regard sans concession sur les travers de la France contemporaine, gangrénée par les idéaux d’extrême droite et la tentation autoritaire propres au prétendu « arc républicain », qui brouille les frontières traditionnelles entre la gauche et la droite, le PCF – présence tacite mais tutélaire tout au long de la pièce – s’efforçant de s’y intégrer au prix de toutes les trahisons. Cette pièce rappelle également à quel point notre inconscient collectif reste marqué par notre passé colonial, et dénonce le deux poids deux mesures occidental en soulignant à maintes reprises les écarts entre le zèle pro-ukrainien de nos capitales et leur indifférence au génocide du peuple palestinien : « Nos belles âmes sont racistes », disait Jean-Paul Sartre, cité par Sami avec amertume.

Cette expérience théâtrale saisissante invite à la fois à rire, à réfléchir et à se remettre en question, tout en donnant espoir. En attendant sa première représentation publique, qui est d’ores et déjà attendue avec impatience, précisons qu’il est toujours possible de signer ici une pétition demandant un soutien sans ambiguïtés au peuple palestinien.

Note

*On reconnaît les pro-israéliens au fait qu’ils prononcent Khamas au lieu de Hamas, la consonne « kh » renvoyant, en hébreu comme en arabe, à ce qui est dégoûtant

 

05/04/2024

YANIV KUBOVICH
Israël a créé des “zones de mise à mort” à Gaza : quiconque y pénètre est abattu

 

Yaniv Kubovich, Haaretz, 31/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’armée israélienne affirme que 9 000 terroristes ont été tués depuis le début de la guerre à Gaza. Des responsables de la défense et des soldats expliquent cependant à Haaretz qu’il s’agit souvent de civils dont le seul crime a été de franchir une ligne invisible tracée par les FDI.


Soldats de l’armée israélienne à Khan Younès, le mois dernier. Photo Olivier Fitoussi

Il s’agissait d’une annonce de routine de plus de la part de l’armée israélienne. Après le lancement d’une roquette sur Ashkelon, « un terroriste qui avait tiré la roquette a été identifié et un avion de l’armée de l’air l’a attaqué et éliminé ». En apparence, il s’agissait d’une nouvelle statistique dans la liste des militants du Hamas morts.

Cependant, il y a plus d’une semaine, d’autres documents relatifs à l’incident ont fait surface sur Al-Jazeera. On y voit quatre hommes, et non un seul, marchant ensemble sur un large chemin, en vêtements civils. Il n’y a personne à proximité, seulement les ruines des maisons où les gens vivaient autrefois. Ce silence apocalyptique dans la région de Khan Younès a été brisé par une forte explosion. Deux des hommes sont tués sur le coup. Deux autres, blessés, tentent de continuer à marcher. Ils pensaient peut-être avoir été sauvés, mais quelques secondes plus tard, une bombe est tombée sur l’un d’entre eux. On voit alors l’autre tomber à genoux, puis un boum, du feu et de la fumée.

« Il s’agit d’un incident très grave », a déclaré à Haaretz un officier supérieur des Forces de défense israéliennes. « Ils n’étaient pas armés, ils ne mettaient pas en danger nos forces dans la zone où ils marchaient ». En outre, selon un officier des services de renseignement qui connaît bien l’affaire, il n’est pas du tout certain qu’ils aient été impliqués dans le lancement de la roquette. Selon lui, il s’agissait simplement des personnes les plus proches du site de lancement - il est possible qu’il s’agisse de terroristes ou de civils à la recherche de nourriture.

Cette histoire n’est qu’un exemple, rendu public, de la manière dont les Palestiniens sont tués par les tirs des FDI dans la bande de Gaza. On estime aujourd’hui à plus de 32 000 le nombre de morts parmi les habitants de Gaza. Selon l’armée, quelque 9 000 d’entre eux sont des terroristes.

Images de l’attaque publiées par Al Jazeera. Avertissement : contenu pénible

Cependant, un grand nombre de commandants de l’armée de réserve et de l’armée permanente qui se sont entretenus avec Haaretz ont mis en doute l’affirmation selon laquelle tous ces hommes étaient des terroristes. Ils laissent entendre que la définition du terme “terroriste” est sujette à de nombreuses interprétations. Il est tout à fait possible que des Palestiniens qui n’ont jamais tenu une arme de leur vie aient été élevés au rang de “terroristes” à titre posthume, du moins par les FDI.

"Dans la pratique, un terroriste est toute personne que les FDI ont tuée dans les zones où leurs forces opèrent", explique un officier de réserve qui a servi à Gaza.

Les chiffres de l’armée ne sont pas secrets. Au contraire, ils sont devenus au fil du temps une source de fierté, peut-être ce qui se rapproche le plus d’une « image de victoire » qu’Israël a obtenue depuis le début de la guerre. Mais cette image n’est pas tout à fait authentique, comme l’explique un officier supérieur du commandement sud, très au fait de la question.

« Il est étonnant d’entendre, après chaque opération, les rapports sur le nombre de terroristes tués », explique-t-il : « Il n’est pas nécessaire d’être un génie pour comprendre qu’il n’y a pas des centaines ou des dizaines d’hommes armés qui courent dans les rues de Khan Younès ou de Jabaliya et qui combattent les FDI ».

Alors, à quoi ressemblent vraiment les batailles à Gaza ? Selon un officier de réserve qui s’est rendu sur place, « il y a généralement un terroriste, peut-être deux ou trois, caché dans un bâtiment. Ceux qui les découvrent sont des combattants équipés de matériel spécial ou de drones ».

L’un des rôles de cet officier était d’informer les échelons supérieurs du nombre de terroristes tués dans la zone où lui et ses hommes se battaient. « Il ne s’agissait pas d’un débriefing officiel où l’on vous demande de présenter tous les corps », explique-t-il. « Ils vous demandent combien et je donne un chiffre basé sur ce que nous voyons et comprenons sur le terrain, et nous passons à autre chose ».


Enfants à Khan Younès vendredi 29 mars. Photo Ahmed Zakot/Reuters

Il souligne : « ce n’est pas que nous inventons des corps, mais personne ne peut déterminer avec certitude qui est un terroriste et qui a été touché après avoir pénétré dans la zone de combat d’une force de Tsahal ». En effet, un certain nombre de réservistes et d’autres soldats qui se trouvaient à Gaza ces derniers mois soulignent la facilité avec laquelle un Palestinien est inclus dans une catégorie spécifique après sa mort. Il semble que la question ne soit pas de savoir ce qu’il a fait mais où il a été tué.

Au cœur d’une zone de mise à mort

La zone de combat est un terme clé. Il s’agit d’une zone dans laquelle une force s’installe, généralement dans une maison abandonnée, et dont les abords deviennent une zone militaire fermée, sans qu’elle soit clairement identifiée comme telle. Un autre terme pour désigner ces zones est celui de “kill zones” [zones de mise à mort”].

« Dans chaque zone de combat, les commandants définissent de telles zones de mise à mort », explique l’officier de réserve. "Il s’agit de lignes rouges claires que personne n’appartenant pas à Tsahal ne peut franchir, afin que nos forces présentes dans la région ne soient pas touchées. Les limites de ces zones d’abattage ne sont pas déterminées à l’avance, pas plus que leur distance par rapport à la maison où se trouvent les forces ».

GIDEON LEVY
Pour Israël, le sang de travailleurs humanitaires est plus épais que celui des Palestiniens

Gideon Levy, Haaretz, 3/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’armée d’Israël s’est comportée comme on l’attendait d’elle. C’est exactement ce qu’on attend d’elle. Le concert d’hypocrisie et de bien-pensance pharisienne internationales qui s’est élevé après l’assassinat de sept travailleurs humanitaires de la World Central Kitchen est une injustice pour les forces de défense israéliennes et une injustice encore plus grande pour les milliers d’autres victimes. Quelle est la différence entre un jour et un autre ? Quelle est la différence entre une personne tuée et la suivante ? Qu’est-ce qui a changé lundi soir avec l’attaque contre les sept travailleurs humanitaires ?


Emad Hajjaj

Même les promesses d’Israël de mener une enquête approfondie sont tout à fait ridicules : Qu’y a-t-il à enquêter ici ? Qui a donné l’ordre ? Qu’est-ce que cela change de savoir qui a donné cet ordre ? N’y a-t-il pas eu d’innombrables ordres de ce genre pendant la guerre ? Des dizaines de milliers d’ordres d’ouvrir le feu pour tuer des journalistes, des équipes médicales, des personnes portant des drapeaux blancs, des gens qui ont été déracinés et qui n’ont rien, et surtout des enfants et des femmes.

Allez-y, faites sauter une université à Gaza, mais suivez la procédure !

Les FDI ont bombardé à trois reprises un convoi d’aide humanitaire de la WCK, visant un membre armé du Hamas qui ne s’y trouvait pas.

Si seulement Israël considérait toutes ses victimes de Gaza comme un désastre en termes de relations publiques.

Des personnes se rassemblent autour du véhicule utilisé par l’organisation humanitaire usaméricaine World Central Kitchen après qu’il a été touché par une frappe israélienne la veille à Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, mardi. Photo AFP

Avez-vous entendu parler des champs de mort et de destruction révélés dans Haaretz par Yaniv Kubovich, le seul correspondant militaire en Israël qui a également révélé les détails de l’attaque contre les travailleurs humanitaires ? Tel est l’esprit de Tsahal dans cette guerre, le seul. Qu’y a-t-il à enquêter ?

Il n’y a aucune différence, aucune, entre l’attaque de l’hôpital Al-Shifa - qui a duré deux semaines et a laissé des centaines de cadavres dans la poussière et un hôpital dont il ne reste plus une pierre sur l’autre - et l’assassinat des sept travailleurs humanitaires dans leur véhicule. Dans les deux cas, l’armée savait qu’elle allait blesser des innocents, dans les deux cas, la justification était les membres du Hamas qui s’y cachaient, dans les deux cas, il s’agissait de cibles humanitaires qu’il est interdit de frapper.

Nous ne saurons jamais combien de personnes ont été tuées à Al Shifa et combien d’entre elles étaient réellement des terroristes, mais il est parfaitement clair que beaucoup des personnes qui ont été tuées étaient des patients et des personnes réfugiées dans l’hôpital. Israël s’en est réjoui et le monde est resté silencieux. Quelle excellente opération chirurgicale, au milieu des décombres de ce qui avait été un centre médical important, le seul de toute la bande de Gaza.

Tout le monde sait également que l’attaque contre les travailleurs humanitaires n’était pas intentionnelle, qu’il s’agissait d’une erreur - après tout, les FDI ne sont pas comme ça, nos soldats ne sont pas comme ça. Même lorsqu’il est absolument clair qu’il n’y a pas eu d’erreur, ni d’écart par rapport aux ordres et aux procédures.

Ce que les soldats ont appris à Al  Shifa, ils l’ont également mis en œuvre à Deir al-Balah. Ceux qui se sont tus à propos d’Al Shifa feraient bien de se taire à propos de la World Central Kitchen. Même les ratios sont similaires : tuer sept personnes pour obtenir la tête d’un terroriste, dont personne ne connaît avec certitude l’identité et le crime. En tout cas, il n’était pas dans la voiture, ni lui ni Yahya Sinwar.


L’aide humanitaire transportée par World Central Kitchen arrive à Gaza le mois dernier. Photo FDI via AP

Le terme “terroriste” est le plus souple du lexique israélien. Dans les zones de combat, il désigne n’importe quel individu. C’est ainsi que le pharisaïsme est arrivé en Israël également. Le premier ministre a regretté l’assassinat des travailleurs humanitaires - pourquoi regrette-t-il soudainement, et à propos de quoi exactement ? Le chef d’état-major de l’armée israélienne déclare qu’une erreur s’est produite - quelle erreur, avec le tir de trois roquettes sur trois voitures parfaitement identifiées ? Et les FDI ont enquêté à la vitesse de la lumière.

En tête de liste, curieusement, la critique gastronomique Ruthie Rousso. Très engagée dans cette guerre, elle a apporté son aide aux Israéliens délogés et aux familles des otages. Mme Rousso a travaillé avec les responsables de la World Central Kitchen, qui opèrent également dans les communautés frontalières de Gaza. « Je suis anéantie », a-t-elle écrit sur X, ce qui, bien sûr, est déchirant.

Mais la Rousso anéantie est la même personne qui a écrit il y a exactement trois ans sur Twitter : « Ils sont tous du Hamas. Personne n’est à l’abri (à part les animaux qui sont là) ».

Que dire de plus ? Si personne à Gaza n’est innocent, à part les animaux, c’est bien que les FDI ont aussi tué les amis de Rousso de la WCK. Ou peut-être que leur sang étranger est plus épais que le sang fluide et de second ordre des Palestiniens, et que leur race est supérieure ?



03/04/2024

DOHA CHAMS
Un monde qui a l’air d’un monde
Monsieur Guterres à Rafah

Doha Chams, Al Araby Al Jadid, 29/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Doha Chams est une journaliste et blogueuse libanaise. Elle vit à Beyrouth

 Le vieil homme se tient devant le poste-frontière fermé. Derrière lui, d’interminables convois de camions d’aide s’alignent, pourrissant sous le soleil du désert de midi. Devant lui, des dizaines de microphones se bousculent, attendant de capter ce qu’il a à dire. Il est le plus haut fonctionnaire des Nations unies à arriver ici. Il y a un certain empressement, presque reconnaissable, dans son insistance à venir lui-même. La pâleur de l’âge et de la vie de bureau se lit sur son visage flasque. L’air souffle mêlé à la poussière du désert et ses cheveux gris voltigent, atténuant la monotonie de son image officielle.

La visite elle-même est un pas en avant dans la diplomatie. Ici, au poste frontière de Rafah, avec son sweat-shirt et ses cheveux au vent, le Secrétaire général ressemble davantage à un grand-père affectueux venu voir ce qui arrive à certains de ses voisins dans cette humanité. Nous attendons ses propos avec l’impatience de ceux qui ne se lassent pas d’espérer. Il dit, comme si c’était la première fois qu’il foulait du pied ce champ de mines : « Le refus d’Israël d’apporter de l’aide au nord de Gaza est inacceptable ! »

Quelle efficacité, tonton ! Le grand air ne semble rien changer aux inquiétudes de l’ONU.

Géographiquement, au moins, la déclaration de Guterres semble inappropriée. De l’autre côté du mur, les habitants de Gaza, au nord, au sud et au centre, mouraient de faim et étaient tués de la manière la plus horrible qui soit, 24 heures sur 24, au moment où il a fait sa déclaration.

Son expression « diplomatique », à une époque où il n’y a pas de meilleure expression linguistique que les insultes et les épithètes, semble bien plus préjudiciable que le peu de bien que sa présence a apporté.

Sur le plan géographique, la déclaration du Secrétaire général était totalement inappropriée, compte tenu de sa position, de ses efforts et de la gravité de l’événement. Elle était cependant très révélatrice de l’impuissance des Nations unies, même s’il a essayé de montrer le contraire. L’incapacité du monde à apporter une aide humanitaire, à agir avec honneur et courage comme l’a fait, par exemple, l’Afrique du Sud, face à des calculs complexes d’intérêts et à la peur de l’équilibre des forces.

La visite de Guterres au point de passage fermé par la volonté des USA, d’Israël et de l’Égypte a révélé que, peut-être sans le vouloir, nous avons perdu un temps précieux à attendre l’aide du monde.

Alors, comment cet espoir reste-t-il vivant - est-ce l’espoir en l’humanité ? D’où vient-il ? Quand avons-nous déjà vu le monde venir en aide aux opprimés comme une mère attentionnée ? Ou est-ce le désespoir d’attendre autre chose ? Un espoir qui « sort de l’ennui », comme le dit la chanson de Ziad Rahbani ?

Depuis des mois, notre regard suppliant se tourne vers le monde, et quand nous disons le monde, nous ne parlons pas d’un pays ou d’un gouvernement en particulier. Le monde, dans le sens où il peut arrêter Israël, est en fait l’Occident, car notre monde arabe est également occupé, même si c’est d’une manière plus insidieuse que par le colonialisme brut en Palestine.

LE MONDE
« Quarante bébés décapités » : itinéraire d’une rumeur au cœur de la guerre de l’information d’Israël contre le reste du monde

,  (Jérusalem, correspondance) et , Le Monde, 3/4/2024

Les faits
Le 10 octobre, les comptes officiels israéliens se font le relais d’une allégation sordide, mais infondée. Six mois plus tard, celle-ci continue de circuler, alimentant les accusations de désinformation israélienne.

Après l’attaque du Hamas contre Israël qui a fait environ 1 160 victimes le 7 octobre 2023, les images du massacre ont inondé les réseaux sociaux et les médias du monde entier.

Mais dans ce flot de témoignages de meurtres, pillages, mutilations, une rumeur a pris une ampleur extraordinaire : 40 bébés décapités auraient été retrouvés dans le kibboutz de Kfar Aza, l’une des localités israéliennes les plus meurtries. Ce récit, et ses variantes, a connu une viralité inédite, jusqu’à être évoqué à la Maison-Blanche. Pourtant, dans l’horreur qu’a constituée ce massacre, où 38 mineurs dont deux nourrissons ont été tués, il n’y a jamais eu 40 bébés décapités. Ni à Kfar Aza, ni dans aucun autre kibboutz, a confirmé au Monde le bureau de presse du gouvernement israélien.

Comment cette fausse information est-elle née ? Peut-on la comparer à l’affaire des couveuses du Koweït, un récit fabriqué de toutes pièces de bébés kidnappés et massacrés, qui avait en partie servi à justifier la première guerre du Golfe ? L’enquête du Monde met en lumière une rumeur née de manière organique, d’un mélange d’émotion, de confusion et d’exagération macabre. Mais Israël n’a rien fait pour lutter contre, et a plus souvent tenté de l’instrumentaliser que de la démentir, alimentant les accusations de manipulation médiatique.

Aux origines

Mardi 10 octobre, 13 heures

Trois jours après l’attaque du Hamas, l’armée convie des dizaines de journalistes et correspondants étrangers, dont celui du Monde, dans le kibboutz de Kfar Aza, où les terroristes du Hamas ont tué plus de 60 civils. Richard Hecht, plus haut porte-parole de l’armée israélienne et coorganisateur de cette visite, veut « montrer à la presse internationale que ce qui s’est passé est sans précédent. »

Le territoire n’a été repris par l’armée que depuis quelques heures, et les cadavres sont encore partout : des victimes israéliennes enveloppées dans des sacs mortuaires, des combattants du Hamas gisant là où ils sont tombés, une odeur de mort, témoignent une dizaine de journalistes, secouristes et soldats interrogés par Le Monde.

Témoignage de notre journaliste

Samuel Forey, correspondant du « Monde » à Jérusalem et coauteur de cet article, a participé à la visite de presse du 10 octobre à Kfar Aza.

« Nous ne sommes pas intégrés à une unité militaire, c’est une visite pour la presse, sous bonne escorte (…) Comme souvent dans les zones de conflit, le contrôle serré se relâche au bout de quelque temps. Nous pouvons parler à tous les soldats qui le veulent bien. Nous pouvons entrer dans les maisons déjà inspectées par l’armée, car les autres peuvent être piégées.

La visite se termine. Elle a duré une heure et trente minutes. Je rentre à Jérusalem. Mon responsable au Monde m’appelle. Ai-je vu des bébés décapités ? Je lui réponds que j’ai vu passer l’information sur les réseaux sociaux, alors que j’étais sur le chemin du retour, mais que rien ne semblait l’affirmer. Aucun soldat ne m’en a parlé – j’ai échangé avec une demi-douzaine d’entre eux. En m’asseyant à mon bureau, je vois l’emballement médiatique. Je ne pense pas cette histoire possible. Les soldats étaient présents dans le kibboutz depuis la veille, au moins. Un événement aussi atroce aurait été documenté, et pas confié par certains soldats à certains journalistes.

Je contacte deux organisations de secourisme déployées lors de l’attaque. Aucune ne mentionne de décapitation – sans dire que ça n’a pas existé. Au 11 octobre, date de parution de mon reportage, je ne peux pas confirmer de décapitations. Je ne le fais donc pas. Mais l’image, forte, prend le pas sur la réalité. Elle sert notamment à faire du Hamas l’incarnation du mal absolu – qui mérite une réponse du même ordre. Je ne veux pas minimiser les exactions de ce mouvement islamiste palestinien. Je veux les documenter, le plus précisément possible.

Le problème, c’est que si l’image des bébés décapités sert une certaine propagande israélienne, elle sert aussi à ses ennemis pour nier d’autres exactions, par exemple l’existence de violences sexuelles – avérées – ou le fait que des victimes ont été brûlées vives ; voire à réfuter l’ensemble du massacre. C’est le fond de mon message publié sur X, le lendemain de la visite à Kfar Aza. J’ai constaté, quelque temps après, que mon post n’était plus accessible en France et dans certains pays européens. Depuis, l’histoire des bébés décapités s’est révélée être une fausse information. »

Itai Veruv, le général qui a mené la contre-attaque, multiplie les parallèles avec les camps de la mort. Il évoque un bilan provisoire de 100 à 150 morts. Des cérémonies funéraires sont parfois réalisées sous l’œil des caméras. Certains reporters ont confié au Monde un sentiment de malaise face à la théâtralisation du site du massacre.

En raison du risque de pièges explosifs, les journalistes ne peuvent entrer que dans quelques maisons. Les seuls cadavres israéliens qu’ils voient sont dans des sacs mortuaires, tous de taille adulte. Sur place, selon des journalistes présents, l’état-major n’évoque pas de bébés morts, mais les reporters sont libres d’interroger les militaires et premiers secours présents, dont les récits sont plus troubles, et troublants.

Les approximations et exagérations des secouristes

Sur les lieux opèrent des secouristes de Zaka, une organisation non gouvernementale (ONG) ultraorthodoxe chargée de récupérer les corps dans le respect des préceptes juifs. Ils étaient aussi présents le matin dans un autre kibboutz, Be’eri, où le photographe Tomer Peretz a décrit « des bouts de corps, des bébés, des enfants » et a pris la photo d’un berceau ensanglanté, très partagée, qui a alimenté la confusion de certains journalistes, qui l’ont utilisée pour parler de Kfar Aza.

Dans les maisons ravagées, les bénévoles de Zaka découvrent des corps rendus méconnaissables par les projectiles, les explosions et les incendies. Dénués de formation médicale, certains se méprennent sur l’identité ou l’âge des victimes. Un secouriste évoque une famille de cinq personnes, mortes fusillées, mais prend la mère pour une grand-mère, et les deux adolescents pour des enfants. D’autres affirment à la presse qu’une femme enceinte aurait été éventrée et son fœtus poignardé, ce qui n’a jamais été le cas, comme l’a confirmé au Monde Nachman Dyksztejn, volontaire francophone de Zaka. Dans un rapport sur les violences sexuelles commises le 7 octobre, l’Organisation des Nations unies soulignera le « défi » qu’a représenté « les interprétations imprécises et peu fiables des preuves par des non-professionnels ».

Ces approximations ne sont pas toujours volontaires. « Les secouristes ont vu tellement de morts, des cadavres de femmes et d’enfants, des morceaux de corps, peut-être qu’ils ont dit des choses qu’ils ont imaginées », explique aujourd’hui Nachman Dyksztejn. Mais sur le moment, les porte-parole de l’ONG font preuve de surenchère macabre. Auprès de différents médias, Yossi Landau, son fondateur, déclare avoir « vu de ses propres yeux des enfants et des bébés qui avaient été décapités ». Le quotidien israélien Haaretz a révélé plus tard que l’association, à la santé financière précaire, avait essayé de profiter de la tragédie pour drainer des dons.

02/04/2024

REBECCA RUTH GOULD
“Nouvel antisémitisme” : ces mots qui tuent
Comment le mythe du “Juif collectif” protège Israël des critiques : un livre d’Antony Lerman


Rebecca Ruth Gould, deterritorialization,  30/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Dans Whatever Happened to Antisemitism ? Redefinition and the Myth of the ‘Collective Jew’ [Qu’est-il advenu de l’antisémitisme ? La redéfinition et le mythe du “Juif collectif”](Pluto Books, 2022), Antony Lerman examine ce qui est arrivé à l’antisémitisme au cours des cinq dernières décennies. Comment l’effort de définition de l’antisémitisme s’est-il aligné sur la réduction au silence des discours critiques à l’égard d’Israël ? L’histoire est complexe et n’a jamais été racontée avec autant de détails et de profondeur que dans ce livre.

Lerman écrit en tant que figure centrale des débats sur l’antisémitisme. En plus d’être un observateur de longue date de la lutte contre l’antisémitisme, il a également participé à l’élaboration de cette histoire. Il a été directeur de l’Institut des affaires juives* à partir de 1991, et c’est à ce titre qu’il a fondé le rapport mondial sur l’antisémitisme, qui a été publié de 1992 à 1998.

 
Anthony Lerman, lors d’une présentation de son livre au Musée juif de Hohenems, en Autriche, en novembre 2022

Lerman décrit et documente les pressions intenses qu’il a subies pour aligner le programme de recherche de son institut sur le projet d’étude de l’antisémitisme de l’université de Tel-Aviv, financé par le Mossad. En fin de compte, le refus de Lerman de s’aligner sur les objectifs sionistes et pro-israéliens des organisations israéliennes et usaméricaines a fait de lui la cible d’attaques de la part de l’establishment. Il a décidé de démissionner de son poste en 2009, afin d’écrire de manière indépendante sur le sujet de l’antisémitisme, libre de toute contrainte institutionnelle.

S’appuyant sur des décennies de recherches empiriques approfondies, Lerman nous guide de manière experte à travers les nombreux changements qui ont eu lieu dans la signification de l’antisémitisme au cours des dernières décennies. Comme il le souligne, même si l’attention du monde s’est déplacée vers le soi-disant « nouvel antisémitisme" »centré sur la critique d’Israël, le « nouvel antisémitisme » n’a pas remplacé l’ancien antisémitisme, qui prospère même à une époque où la quasi-totalité de la censure se concentre sur le « nouvel antisémitisme ».

Lerman rejoint d’autres chercheurs, tels que la théoricienne critique interdisciplinaire Esther Romeyn, pour considérer le nouvel antisémitisme comme « un champ de gouvernance transnational" »qui est « contrôlé par des “acteurs” institutionnels et humains ». Ces acteurs comprennent les Nations unies, l’UNESCO, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la Commission européenne, diverses institutions communautaires, ainsi qu’une foule de politiciens et d’experts en la matière. Ces organisations « définissent, inventent des outils et des technologies de mesure, analysent, formulent des déclarations politiques et des programmes, et élaborent des “interventions” pour traiter et corriger » ce qu’elles considèrent comme le “nouvel antisémitisme”, qu’elles confondent souvent avec l’antisionisme et les critiques à l’égard d’Israël.

En d’autres termes, le discours qui mobilise les sociétés contre le “nouvel antisémitisme” est un outil de gouvernance, et pas seulement - ni même principalement - une praxis antiraciste. Cet outil de gouvernance s’est avéré de plus en plus utile aux États occidentaux ces dernières années dans leurs efforts pour réprimer le discours et l’activisme propalestiniens.

Une perspective historique

En expliquant comment le vieil antisémitisme a été reconfiguré en “nouvel antisémitisme” dans l’imaginaire politique des États et des institutions d’Europe et d’Amérique du Nord, Lerman identifie le 11 septembre comme le tournant décisif. Le 11 septembre marque également un tournant dramatique dans la guerre contre le terrorisme. À partir de ce moment, les attaques disproportionnées menées par les grandes puissances mondiales contre l’Afghanistan, l’Irak, le Xinjiang, le Cachemire et maintenant Gaza ont commencé à être considérées comme nécessaires et acceptables pour le maintien de l’ordre mondial.

Au moment même où l’antisémitisme était redéfini pour englober la critique d’un État-nation spécifique - Israël - les plus grandes puissances militaires du monde affirmaient leur droit à se défendre contre les insurgés terroristes et d’autres acteurs non étatiques sans tenir compte de la proportionnalité. Cette intersection entre la guerre et le discours politique sur l’antisémitisme est révélatrice car, comme l’affirme Lerman de manière lapidaire, « On ne peut pas faire la guerre à une abstraction ».

Les sections historiques (chapitres 3, 5 et 7) comptent parmi les parties les plus convaincantes de l’ouvrage. Elles documentent les défis lancés à l’État d’Israël et à l’idéologie politique du sionisme à l’ONU, ainsi que les institutions qui se sont développées en réponse à ces défis entre les années 1970 et 2000. L’un des principaux enseignements de la trajectoire historique esquissée par Lerman est que le “nouvel antisémitisme” n’est pas aussi nouveau que nous l’imaginons généralement. La tendance à confondre les critiques de gauche à l’égard d’Israël avec l’antisémitisme peut être observée dans les déclarations de responsables israéliens datant des années 1970.

En 1975, les Nations unies ont adopté la résolution 3379, qui qualifie le sionisme de « forme de racisme et de discrimination raciale ». Pourtant, dès 1973, le ministre israélien des Affaires étrangères, Abba Eban, avait perçu le sens de la marche et s’était rendu compte de l’hostilité des pays du Sud et de certains courants de gauche à l’égard d’Israël. « La nouvelle gauche est l’auteur et le géniteur du nouvel antisémitisme », affirmait Eban. Se projetant dans l’avenir, Eban ajoutait que « l’une des tâches principales de tout dialogue avec le monde des Gentils [goyim, non-juifs] est de prouver que la distinction entre l’antisémitisme et l’antisionisme n’est pas une distinction du tout ». Dans cette première déclaration, nous pouvons discerner l’idée maîtresse des débats sur l’antisémitisme qui allaient consumer les institutions communautaires et politiques juives jusqu’à aujourd’hui.

Bien que le livre de Lerman soit aujourd’hui l’étude définitive sur le sujet, il est nécessaire de signaler quelques erreurs de typographie et de translittération. Par exemple, il est impossible de savoir où commence une citation de Romeyn à la page 9 (paragraphe quatre). Plus important encore, nakba est mal orthographié en tant que naqba à la page 3. Espérons que les éditeurs procéderont à une relecture approfondie pour la prochaine édition.

Une prochaine édition sera certainement nécessaire. Les controverses autour de l’antisémitisme en relation avec Israël-Palestine, documentées dans ce livre historique, sont susceptibles de s’intensifier dans un avenir prévisible, alors que la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza se poursuit et que la menace d’un nettoyage ethnique plane sur la Cisjordanie. Nous devrions également être reconnaissants à Lerman d’avoir un livre objectif, fondé sur des principes et érudit pour nous guider à travers ces désastres.

*NdT : fondé en 1941 à New York sous les auspices du Congrès Juif Mondial, l’Institute of Jewish Affairs a déménagé à Londres en 1965 et a été renommé Institute for Jewish Policy Research en 1996

Pour lutter contre le racisme, nous avons besoin d’une approche matérialiste

Sur la politique de définition de l’antisémitisme - et de résistance à l’antisémitisme

Rebecca Ruth Gould, ILLUMINATION-Curated, 20 février 2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Pendant la première Intifada (1987-1993), l’artiste palestinien Sliman Mansour a commencé à dépeindre l’érosion des frontières de la Palestine par l’occupation militaire israélienne.

Les artistes palestiniens étaient engagés dans un boycott des produits israéliens, et Mansour n’avait accès qu’aux matériaux locaux qui pouvaient être obtenus sans commerce avec Israël : bois, cuir, boue, henné, teintures naturelles et objets trouvés.

À partir d’un mélange de bois, de boue et de teintures naturelles, il a produit une image tridimensionnelle de la Palestine, qu’il a appelée "Shrinking Object" (objet qui rétrécit). Vu en trois dimensions, le cadre de Mansour s’agrandit à mesure que la Palestine s’éloigne du champ de vision.

 

Shrinking Object ( (شئ متقلص), boue sur bois, 1996 , par Sliman Mansour

Bien qu’elle ait été créée en 1996, l’image d’une Palestine qui se rétrécit est encore plus prégnante aujourd’hui. Au cours des décennies écoulées, les frontières de la Palestine ont encore reculé. Elles ont été recouvertes par des centaines de colonies israéliennes qui ont effectivement effacé la frontière entre la Palestine et Israël et rendu obsolète le concept d’une solution à deux États.

J’ai choisi “Shrinking Object” comme couverture de mon livre, Erasing Palestine. L’image illustre parfaitement le parallèle entre l’effacement des terres palestiniennes par l’expansion du régime de colonisation et la réduction au silence de l’activisme palestinien en Europe et en Amérique du Nord.