Saman Mudunkotuwage, 25/11/2023
L’auteur est un exilé srilankais
vivant en France
Le conflit entre les puissances
internationales et régionales dans l’océan Indien s'intensifie depuis le Sommet
du G20 qui s’est tenu en septembre dernier, organisé par le Premier ministre
indien Narendra Modi.
Deux mois après cette réunion, où
le grand absent était la Chine, l’ United States International Development
Finance Corporation (DFC) , une
agence du gouvernement fédéral américain, a injecté 550 millions de dollars au
profit du Groupe ADANI, une
société multinationale indienne qui a déjà investi 700 millions de dollars dans
le développement d’une partie du port de Colombo, en dépit de l'opposition et
des protestations des syndicats et des dockers.
De ce fait, les médias
occidentaux posent la question de savoir si les Américains et les Indiens
n’auraient pas passé un accord pour s’opposer l'expansion chinoise dans l'île
de Ceylan, au vu de sa situation stratégique dans l’océan Indien.
Namal
Amarasinghe
Au lendemain de cet
investissement, la Banque mondiale a également accordé à ce pays un crédit de
150 millions de dollars, au prétexte de sauver l’épargne et la stabilité
financière du pays.
Ce conflit d'intérêt entre les
impérialistes et les puissances régionales concernant Ceylan et sa situation
stratégique n'est pas une nouveauté :
- Le 25 mars 1802, le traité
d'Amiens, signé entre le Royaume-Uni d’une part et la France napoléonienne,
l’Espagne et la République Batave (ex-Provinces-unies, futurs Pays-Bas) d’autre
part, aurait dû confier l'île à la France. Mais les Britanniques ont finalement
gardé cette clef de l’accès à l’océan Indien.
- La République batave, installée
en maître à Colombo, a refusé de remettre le pays aux Britanniques, en dépit de
la lettre envoyée par son chancelier en exil à Londres après la guerre de
l'ensemble de monarchies européennes contre la France révolutionnaire. En
attaquent les possessions hollandaises avec le soutien de l'armée cinghalaise,
les Britanniques ont donc pris le contrôle de ces territoires et ports
maritimes.
Cela démontre parfaitement
l'intérêt militaire que représente Ceylan (devenu Sri Lanka), avec ses rades
naturelles similaires à celles de la presqu'île de Crimée ou de Djibouti, aux yeux des
pays impérialistes. Aujourd’hui, ce pays est partagé entre les pays impérialistes
et la Chine.
Lors de la visite-éclair du
président français en juillet dernier, certains médias et experts de cette
région ont également évoqué cette question. La DFC a indiqué que son prêt de
550 millions de dollars ne modifiait pas la dette de 55 milliards de dollars
due par le Sri Lanka à divers bailleurs de fonds, mais que « ce prêt
améliorerait la situation de nos alliés dans la région ».
Tiens donc ! Cette phrase nous
rappelle l’histoire d'un autre carnage et de la déclaration cynique de la
secrétaire d'État américaine, Condoleeza Rice, après le tsunami de 2004 : « Le
tsunami représente pour nous une opportunité merveilleuse ». A chaque fois
que ce peuple lutte pour sa survie, son malheur représenterait une merveilleuse
opportunité d'améliorer la situation des impérialistes ? Rien que ça !
Tous les experts économiques,
sans exception, indiquent que l'économie du Sri Lanka s’est effondrée en raison
de son rapprochement avec les valeurs néo-libérales propagées par les
néoclassiques de l'école des Chicago Boys. L'ouverture à l'importation massive,
la réduction de ses exportations de 80%, et le blocage de toutes les
interventions de l’État dans le domaine économique sont des facteurs majeurs du
désastre politique et social dans ce pays.
Force est de constater que
l'économie sri-lankaise est fondée sur trois secteurs prépondérants, à savoir
le textile, le tourisme et les fonds des diasporas. Dès lors que ces trois
secteurs entrent en crise, le Sri Lanka est à chaque fois confronté à des difficultés
sans précédent. Après l'épidémie de coronavirus en 2020, 25% de la population
du pays souffrent d’extrême pauvreté, selon un rapport du 23 septembre 2023. La
dette extérieure atteint 55 milliards de dollars.
Aragalaya/The
Struggle [La lutte], le raz-de-marée de révolte qui a déferlé sur le Sri Lanka
de mars à juillet 2022, a conduit à la fuite du président Gotabaya Rajapaksa et à la démission
de tous les membres de sa famille installés à des postes-clé, mais son
remplacement par Ranil Wickremesinghe n’a rien changé.
Le peuple et la jeunesse se sont
révoltés contre le régime en 2022, mais avant qu’ils aient pu atteindre leurs
objectifs, la situation prérévolutionnaire a été confisquée par le système en
place avec l'aide du FMI et autres bailleurs du fonds. Le 20 octobre 2023, le
FMI a bloqué l’octroi d’un prêt de 333 millions de dollars, en accusant le
pouvoir de Colombo de n’avoir pas assez collaboré avec le programme d'austérité
proposé par cet organisme. La classe ouvrière s’oppose à tous les programmes de
privatisation des ressources naturelles du pays, telles que l'eau, les terres,
les assurances, la distribution d'énergie, les compagnies aériennes ou le
patrimoine culturel, etc. Voilà la vraie raison du retard dans ce versement.
Quant au régime en place, il a reporté toutes les élections municipales et provinciales
sous prétexte d’un manque d'argent. Le Président par intérim a déclaré à
l'Assemblée nationale que la montée du communisme est à l'origine de ce report.
Ils veulent retarder ces élections pour gagner du temps, croyant que les
impérialistes finiront par se porter à leur chevet ou que la crise mondiale va
se terminer.
La question de l’octroi de ces
555 millions de dollars est une démonstration parfaite de la façon dont
l’impérialisme intervient pour sauver ce système pourri, contre l'instauration
d'un pouvoir soutenu par le peuple sur la base de la démocratie directe, exigée
par les luttes et l'occupation par la jeunesse du Parc Galle Face Green à
Colombo en 2022. Face à l’endettement du pays d’une part et aux exigences de la
jeunesse et du peuple d’autre part, la classe capitaliste sri-lankaise
s'apprête à accepter n'importe quelles concessions suggérées par les
impérialistes et les puissances régionales pour sauvegarder son système
corrompu.
La guerre d'Ukraine-Russie et
d'Israël-Palestine va provoquer une nouvelle montée des taux d'intérêts et
l'inflation mondiale va à nouveau toucher de plein fouet les trois ressources
économiques du Sri Lanka - textile, tourisme et transferts de
fonds des membres de la diaspora qui travaillent majoritairement dans les pays du
Golfe et au Machreq. La crise qui se développe au Bangladesh est un bon exemple
pour comprendre le désarroi de la classe ouvrière du textile dans la région et
le reste du monde. De ce fait, l'injection de dollars par les impérialismes et
leurs institutions financières en contrepartie d’occupations militaires et
d’acquisitions économiques ne calmeront pas la résistance de la classe ouvrière
et du peuple qui se battent pour leur propre émancipation.

‘Aragalaye Smarakaya’, le
Monument à la Lutte, connu sous le nom The Slipper (la tong), une œuvre de l’artiste
Salinda Roshan installée sur l’emplacement du Gotagogama, le Village
Gotabaya Dégage !, est fortement symbolique : elle montre une tong
écrasant un bidon de gaz lacrymogène.