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09/06/2025

GIDEON LEVY
Chers Gazaouis, s'il n'y a pas de farine, mangez du sang et des mensonges

Gideon LevyHaaretz, 8/6/2025 

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

La terrible accusation de meurtre rituel impliquant du sang, de la farine et des mensonges est gravée à jamais dans l’histoire du peuple juif. Aujourd’hui, le récit s’est inversé : il est désormais question de sang, de farine et des mensonges d’Israël.


Des chars israéliens prennent position à côté d’un centre de distribution d’aide humanitaire de la Gaza Humanitarian Foundation dans le sud de la bande de Gaza en mai. Photo : Abdel Kareem Hana/AP

Le sang et la farine sont visibles sur une photo prise à Gaza et publiée ce week-end : on y voit un cadavre mutilé recouvert de farine mélangée au sang, formant une pâte rose horrible. Le visage du défunt est recouvert d’une veste en lambeaux ; il fait partie des dizaines de personnes tuées dans le centre de distribution alimentaire de Gaza que les Forces de défense israéliennes ont transformé en une nouvelle zone de mort.

Les mensonges sur le sang et la farine ont été colportés par le porte-parole de l’armée israélienne et ses complices serviles : la plupart des correspondants militaires israéliens. Une enquête menée par Haaretz, qui s’est appuyée sur des images vidéo, des témoignages oculaires et des modifications apportées à la version des faits donnée par l’armée, a déterminé que l’armée israélienne était responsable des tirs qui ont tué des dizaines de personnes. Une enquête menée par CNN a également réfuté ces mensonges, un par un. Il ne nous reste donc que le sang, la farine et les mensonges. Nous ne pouvons pas rester silencieux.

Dimanche dernier, des dizaines de personnes ont été abattues dans la file d’attente pour recevoir de la nourriture. Le porte-parole de l’armée israélienne a affirmé que cet incident mortel « n’avait tout simplement pas eu lieu » ! Qu’il ait eu lieu ou non, au moins 35 personnes ont été tuées et 170 blessées dans une file d’attente remplie de désespoir.

Dans la matinée, l’armée israélienne a tenté de prétendre que ses forces n’avaient pas tiré sur des civils à proximité ou à l’intérieur du site d’aide, mais dans la soirée, elle a admis que des soldats avaient tiré des « coups de semonce » à environ 1 kilomètre (1 100 mètres) du centre d’aide et qu’« il n’y avait aucun lien avec les décès survenus dans la zone ».


Des secouristes palestiniens arrivent en ambulance pour évacuer des blessés après qu’un drone israélien aurait ouvert le feu sur un rassemblement de civils près d’un centre de distribution d’aide humanitaire, dimanche. Photo : Eyad Baba/AFP

Les mensonges sont devenus des insultes à l’intelligence. L’endroit où les personnes ont été tuées se trouvait dans ce qui était défini comme la zone du complexe. La fondation qui gère le centre s’est jointe à la campagne de dissimulation : « Ces fausses informations ont été activement propagées par le Hamas. »

Quiconque a suivi de bonne foi les événements à Gaza savait dès le début que ce sont les soldats qui ont massacré les civils affamés, à moins que ces derniers ne se soient suicidés en masse.

Depuis le meurtre de la journaliste palestino-usaméricaine Shireen Abu Akleh en Cisjordanie en 2022, en passant par le meurtre de 15 ambulanciers à Rafah en mars, et jusqu’à ce massacre, il est déjà clair que les déclarations du porte-parole de l’armée israélienne doivent être considérées comme fausses jusqu’à preuve du contraire. Un cas rare.

En matière de crimes de guerre, la probabilité d’entendre un mot de vérité de la part de l’armée israélienne, surtout dans les heures qui suivent l’incident, alors qu’il est encore possible de répandre des mensonges, est négligeable, voire inexistante. Israël et ses médias ne s’en soucient guère ; après tout, tout le monde veut vivre dans le mensonge agréable et addictif de la moralité militaire.

Des Palestiniens transportent des provisions de la Fondation humanitaire de Gaza dans le sud de la bande de Gaza en mai. Photo : Hatem Khaled/Reuters

Mais cette fois-ci, ça n’a pas fonctionné. L’enquête menée par Jeremy Diamond et ses collègues de CNN a porté un coup dur aux mensonges de l’armée et des médias israéliens. Nir Dvori – un nom israélien générique pour un journaliste israélien générique – devrait apprendre les bases du journalisme auprès de Diamond. Assiste au moins à un cours d’introduction, afin de commencer à comprendre ton rôle en tant que journaliste.

Même Ilana Dayan pourrait apprendre une chose ou deux de Diamond en matière d’enquête : le journalisme d’investigation ne consiste pas seulement à susciter des émotions patriotiques et militaristes auprès du public, surtout en temps de guerre. Pas une seule enquête du type de celles menées par CNN n’a été diffusée à la télévision israélienne.

Diamond a présenté 17 témoignages oculaires, l’examen balistique des munitions trouvées dans les corps des morts et l’analyse des bruits des coups de feu, qui prouvent tous que les tirs provenaient exclusivement de mitrailleuses appartenant à l’armée israélienne. Des témoins oculaires ont rapporté avoir été pris pour cible depuis des chars, des hélicoptères, des drones et la mer. Même l’imagination la plus « levantine » ne pourrait attribuer ce massacre à quelqu’un d’autre que l’armée israélienne. Mais l’armée israélienne a ignoré le bruit de fond qui, de toute façon, n’était entendu qu’à l’étranger, et a continué à massacrer les affamés.

Ameen Khalifa, qui dimanche rampait sur le sable, terrifié par les coups de feu, et déclarait à CNN : « Nous apportons notre nourriture, trempée de sang, nous mourons de faim », a été abattu mardi, deux jours plus tard. Il avait 30 ans et mourait de faim. Cette fois, l’armée a inventé un nouveau mensonge : les soldats se sont sentis menacés. La distribution de nourriture, qui s’était transformée en distribution de sang, a été suspendue pendant quelques jours.

S’il n’y a pas de farine, alors mangez du sang, chers Gazaouis, du sang, de la farine et des mensonges.

GIDEON LEVY
Un soldat israélien a tué un Palestinien qui dormait dans son lit. Ses camarades lui ont demandé : “Tu es fou ?”

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 6/6/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Des soldats israéliens ont fait irruption dans une maison d’un village de Cisjordanie. Un soldat a tiré quatre coups de feu sur un jeune homme qui dormait dans son lit. Les soldats ont emporté le corps et ont fait sortir le tireur, et le frère de la victime les a entendus demander à leur camarade : « Pourquoi tu as tiré ? »

Ibrahim al-Sidda montre comment son fils Jassem était allongé sur son lit lorsqu’il a été abattu chez eux, dans le village de Jit, il y a dix jours.

« Pourquoi tu as tiré ? », a-t-on entendu les soldats demander à leur camarade, qui venait de tirer quatre balles dans une chambre obscure sur un jeune homme de 20 ans qui n’avait probablement même pas eu le temps de se réveiller.

« Pourquoi a-t-il tiré ? », demande le père du défunt. Le père dormait, mais il s’est réveillé en sursaut en entendant les soldats faire irruption dans la maison, immédiatement suivis par les coups de feu dans la chambre de son fils. Les soldats ne l’ont pas laissé s’approcher, mais il dit avoir vu son fils allongé sur le dos, le sang jaillissant de son épaule et de sa poitrine.

Pourquoi le soldat a-t-il tiré sur un jeune homme innocent dans son lit ? Cette question a également été posée cette semaine au porte-parole de l’armée israélienne. La réponse : « L’incident fait l’objet d’une enquête. » L’exécution de sang-froid d’un jeune homme dans son lit – et « l’incident fait l’objet d’une enquête » ? Bien sûr, nous n’entendrons rien sur les résultats de l’enquête dans un avenir proche, si tant est qu’il y en ait. Mais aux premières heures du mercredi 28 mai, un soldat a pris la vie d’une personne de son âge sans raison apparente. Juste comme ça, comme si ce n’était rien.

Les soldats ont enfoncé la porte métallique de la maison – les dégâts sont encore visibles. Pourquoi, pour commencer, ont-ils fait irruption dans cette maison et réveillé tout le monde en pleine nuit ? Personne dans la famille élargie qui vit dans cette maison à deux étages n’était « recherché ». De plus, la victime, Jassem al-Sidda, n’avait jamais été arrêtée. Le village de Jit, dans le nord de la Cisjordanie, est connu pour le fait que beaucoup de ses habitants, dont Jassem, travaillent dans les colonies – mais cela n’a bien sûr pas empêché les colons de se déchaîner là-bas en août dernier, perpétrant un pogrom au cours duquel un villageois a été tué.


La maison des al-Sidda cette semaine

Jit est situé dans le district de Qalqilyah, à l’est de la colonie de Kedumim. La maison des al-Sidda témoigne de la pauvreté : quatre familles s’entassent sur les deux étages de ce bâtiment ; il y a une petite cour où du linge est suspendu du linge et du bois de chauffage empilé. Jassem, le plus jeune de cinq enfants – quatre frères et une sœur – vivait avec ses parents au rez-de-chaussée dans un appartement de deux pièces. Un de ses frères vit dans l’appartement voisin avec sa femme et ses enfants ; à l’étage supérieur, deux autres frères vivent avec leurs familles.

Avec sa couverture colorée, ses draps et sa taie d’oreiller, le lit simple de Jassem, placé sous une armoire où sont exposés des bibelots en porcelaine bon marché, était encore entièrement recouvert de sang lorsque nous nous sommes rendus sur place cette semaine. Des taches de sang séché marquent l’endroit où gisait son corps.

Ibrahim al-Sidda, le père endeuillé, dormait dans une petite pièce adjacente et a entendu les coups de feu, qui ont été tirés sur Jassem à bout portant. Ibrahim, un homme de petite taille âgé de 63 ans, barbu et édenté, fait des petits boulots ; il est marié à Haifa, de trois ans sa cadette. Haifa n’était pas à la maison lors de cette terrible nuit de la semaine dernière. Elle avait dormi chez un autre de ses fils, ailleurs dans le village, et a ainsi été épargnée par cette scène horrible.

Jassem a été scolarisé jusqu’en cinquième, avant d’abandonner l’école pour aider sa famille. Jusqu’à il y a deux mois, il travaillait dans un atelier de menuiserie dans la zone industrielle de Bar-On, près de Kedumim, puis, après la fermeture de l’entreprise, il a fait des petits boulots dans les villages voisins. Mardi dernier, il travaillait à Laqif, non loin de Jit. Il est rentré chez lui vers le soir et a passé la soirée avec sa famille dans la cour jusqu’à 23h30, avant d’aller se coucher.


Jassem al-Sidda

Tout s’est passé très vite. Ibrahim se souvient avoir d’abord entendu la porte d’entrée être enfoncée. Il était 1 h 45 du matin. Presque instinctivement, il a cherché sa carte d’identité, qu’il garde toujours sous son matelas la nuit, afin d’être prêt à toute éventualité. En effet, les Palestiniens vivant dans les territoires ne peuvent pas vivre sans avoir à portée de main, à tout moment, la carte d’identité israélienne délivrée par leurs occupants.

Ibrahim a été choqué de voir deux soldats entrer dans sa chambre. Un instant plus tard, il a entendu des coups de feu provenant de l’autre pièce du petit appartement exigu.

Jassem avait 20 ans et une semaine le jour de sa mort.

« Vous avez tué mon fils ! » a crié Ibrahim aux soldats, sans savoir avec certitude à ce moment-là si son fils était mort. Les soldats n’ont rien dit, mais l’ont empêché d’entrer dans la chambre de son fils. En regardant derrière eux, Ibrahim a vu Jassem allongé sur le dos, saignant abondamment. Il a crié et les soldats lui ont ordonné d’aller dans l’appartement voisin, celui de son fils Ihab, 38 ans, père de quatre enfants.


Ibrahim al-Sidda, le père endeuillé, dormait dans une petite pièce adjacente et a entendu les coups de feu, qui ont été tirés sur Jassem à bout portant.

Alors qu’Ibrahim passait devant les soldats, il dit les avoir entendus crier « Fou, fou ! » au tireur. Un autre fils, Darwish, 37 ans, qui vit à l’étage avec sa famille, dit avoir entendu les soldats dire : « Pourquoi tu as tiré ? Quoi, tu es fou ? Pourquoi ? »

Un soldat a demandé au tireur : « À qui appartient ce corps ? » Le soldat a répondu qu’il ne savait pas. « Tu tires sur quelqu’un sans savoir qui c’est ? » lui a demandé son camarade. Selon Darwish, les soldats ont poussé le tireur dans une jeep avant même que le corps de leur victime ait été retiré.

Ibrahim a supplié les soldats de le laisser voir son fils, mais le corps avait été emporté par les soldats. Personne ne l’a informé de la mort de Jassem, mais Ibrahim dit qu’il en était presque certain. Il a demandé à aller aux toilettes, mais les soldats lui ont dit de faire ses besoins dans la cour.

Les soldats ont fait une descente dans trois des quatre appartements de l’immeuble cette nuit-là et ont procédé à des fouilles. Ils n’ont rien trouvé et n’ont arrêté personne. Ces raids nocturnes et ces invasions violentes et terrifiantes ne sont souvent qu’un exercice d’entraînement pour les soldats et un moyen de terroriser les habitants.

Les soldats ont conduit la jeep avec le corps de Jassem vers la sortie du village, puis ont transféré le corps dans une ambulance palestinienne. Le rapport médical du Dr Ibrahim Daoud de l’hôpital Darwish Nazzal, à Qalqilyah, où Jassem a été transporté, indique qu’il était mort à son arrivée.

Les médecins ont constaté trois entrées et deux sorties de balles dans la poitrine et l’estomac. Le jeune homme n’avait aucune chance de survivre après avoir reçu trois balles tirées à bout portant. Des éclats d’une quatrième balle ont touché sa tête et le médecin a également constaté des fractures au bras gauche de Jassem.


Des membres de la famille al-Sidda devant leur immeuble, où une affiche commémorative en hommage à Jassem est accrochée

C’est à 3 h 30 du matin que l’armée israélienne a informé le Bureau de coordination et de liaison du district palestinien du décès de Jassem et a demandé qu’une ambulance soit envoyée pour récupérer le corps. Une heure s’est écoulée avant que le dernier soldat ne quitte le village et que les habitants puissent enfin sortir de chez eux.

Quant aux al-Sidda, ils se sont précipités à l’hôpital de Qalqilyah pour voir le corps de Jassem, qui se trouvait déjà à la morgue. Des photos de lui ont été accrochées aux murs de l’appartement.

Abd al-Karim Sa’adi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, est arrivé à l’aube à la maison, après avoir fait le trajet depuis son village, Attil, dans le district de Toulkarem, situé à une certaine distance.

Sa’adi raconte avoir vu du sang sur le mur de la chambre de Jassem et sur les draps. D’après son examen des taches de sang dans la pièce, il ne fait aucun doute pour lui que Jassem a été abattu alors qu’il était couché dans son lit. Le fait que personne dans la maison n’ait entendu Jassem dire quoi que ce soit semble indiquer qu’il ne s’est jamais réveillé et qu’il a bien été exécuté dans son sommeil.

Plus tard dans la matinée du même mercredi, Jassem a été enterré dans le cimetière de Jit.

08/06/2025

JEAN-PIERRE FILIU
Un gang de pillards au service d’Israël dans Gaza

Jean-Pierre Filiu, Le Monde, 7/6/2025

Professeur des universités à Sciences Po

Plutôt que de favoriser une alternative palestinienne au Hamas [sic] dans la bande de Gaza, l’armée israélienne préfère soutenir et armer la milice d’un gangster notoire, responsable de nombreux pillages de l’aide humanitaire, raconte l’historien Jean-Pierre Filiu dans sa chronique.

Le gouvernement israélien et son armée ont longtemps cru tout savoir de Gaza, du fait de la surveillance permanente exercée par les drones et de l’interception parfois systématique des communications locales. Ils étaient persuadés de pouvoir ainsi compenser l’absence de tout relais dans la population de Gaza, que leur politique de la « terre brûlée », lors du retrait de l’armée et des colons en 2005, avait entraînée.

Ce manque de collaborateurs palestiniens n’avait fait que s’accentuer au fil des seize années de blocus imposé par Israël à partir de 2007, après la prise de contrôle de l’enclave palestinienne par le Hamas.

La toute-puissance technologique d’Israël ne lui a pourtant pas épargné le traumatisme du bain de sang du 7 octobre 2023. Mais même un tel choc n’a pas convaincu l’armée israélienne de changer d’approche à Gaza, où le recours systématique à l’intelligence artificielle, plutôt qu’au renseignement humain, a été dévastateur pour la population civile.

Le pari israélien sur les pillards

Le plus sûr moyen d’évincer le Hamas de la bande de Gaza serait de lui opposer une alternative palestinienne crédible [sic], une option pourtant catégoriquement refusée par Benyamin Nétanyahou. Le premier ministre israélien craint en effet qu’un retour à Gaza de l’Autorité palestinienne de Ramallah [ce serait l'"alternative palestinienne crédible" ?] ne relance la « solution à deux États », alors même qu’il ferraille contre toute perspective d’une entité palestinienne digne de ce nom, même démilitarisée.

L’armée israélienne a dès lors misé sur certains clans de Gaza, espérant que ces structures traditionnelles pourraient contrebalancer le Hamas. C’était oublier que de tels réseaux de solidarité avaient été profondément affaiblis par les déplacements incessants imposés à la population, et qu’ils étaient incapables de se coaliser pour faire pièce au mouvement islamiste dans l’ensemble de l’enclave.

Les militaires israéliens se sont dès lors rabattus sur une frange du crime organisé pouvant opérer à proximité de leurs positions, dans l’espoir de les transformer en milice de supplétifs locaux. Le chef de ce qu’il faut bien appeler un gang est Yasser Abou Shebab, un repris de justice renié par son clan de Rafah et assoiffé de vengeance à l’encontre du Hamas, qui l’avait incarcéré pour trafic de drogue.

Il peut recruter une centaine de délinquants de son acabit, eux aussi en rupture avec leur famille, parfois évadés des prisons, à la faveur des frappes israéliennes. Du fait de ce gang, armé par Israël, 40 % de l’aide humanitaire, déjà notoirement insuffisante, sont pillés durant le mois d’octobre 2024, peu après son entrée dans la bande de Gaza.

Les décideurs israéliens espèrent ainsi, d’une part, renforcer Abou Shebab, qui profite de l’aide détournée pour recruter de nouveaux miliciens, et, d’autre part, discréditer les Nations unies, afin de les remplacer comme distributeur direct d’une aide humanitaire devenue un instrument de contrôle d’une population épuisée.

Une dimension de la guerre inhumanitaire

Durant mon séjour de plus d’un mois dans la bande de Gaza, j’ai pu documenter, non loin de mon lieu de résidence, deux pillages de convois par le gang d’Abou Shebab, appuyé par l’armée israélienne.

Dans la nuit du 22 au 23 décembre 2024, une frappe israélienne tue d’abord deux responsables de la sécurité d’un convoi de 66 camions des Nations unies, puis un tiers de ces camions d’aide sont dérobés dans une embuscade où six gardes sont tués par des drones israéliens.

Aux premières heures du 4 janvier 2025, ce sont cette fois 50 camions sur 74 qui sont pillés après des combats qui font onze morts (cinq tués par les drones israéliens et six dans les échanges de tirs interpalestiniens). Le secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations unies dénonce la volonté israélienne de rendre « dangereux de protéger les convois d’aide, alors qu’on peut les piller sans danger ». Le Hamas sévit alors contre les pillards, ou ceux qu’il désigne comme tels, d’où une hausse spectaculaire de la violence interpalestinienne jusqu’à la trêve du 19 janvier.


Un camion transportant de l’aide humanitaire pour la bande de Gaza dans la zone de déchargement du poste de Kerem Shalom, du côté israélien de la frontière, le jeudi 22 mai 2025. LEO CORREA/AP

Le gang d’Abou Shebab, déstabilisé par une telle suspension des hostilités, est relancé par l’armée israélienne avec le blocus hermétique de l’enclave, le 2 mars, et la reprise des bombardements massifs et des opérations terrestres, deux semaines plus tard. Les envahisseurs sont désormais déterminés à se débarrasser des Nations unies et des organisations humanitaires, visées parfois par des frappes directes.

Abou Shebab plastronne sur les réseaux sociaux en se présentant comme la « voix d’un peuple fatigué du chaos, du terrorisme et de la division ». Ses miliciens intègrent le dispositif où l’armée israélienne délègue à des mercenaires américains la distribution dans des conditions indignes d’une aide minimale. Il s’agit bien d’une guerre inhumanitaire, marquée par une militarisation sans précédent de l’aide humanitaire comme par la banalisation des traitements inhumains, avec déjà plusieurs tueries autour de ces centres d’« aide inhumanitaire ».

En Israël même, la polémique enfle depuis qu’un ancien ministre de la défense [Avigdor Lieberman] a accusé Benyamin Nétanyahou de « donner des armes au groupe de criminels et de voyous » d’Abou Shebab, qui serait même « proche de l’État islamique ».

Cela s’appelle la politique du pire.

Un enregistrement présenté comme “la première déclaration publique de Yasser Abou Shabab, chef des Forces populaires”, diffusée le 8 juin sur des médias en ligne par des “experts en affaires arabes” israéliens (suivez mon regard)


Luis E. Sabini Fernández
Panorama... planétaire et focus sur Gaza

  Luis E. Sabini Fernández  5/6/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Il y a une sensation, un malaise comme lorsque l’on est près de la mer et que l’on voit venir une tempête : le ciel s’assombrit, des rafales de vent arrivent de tous côtés, le ciel se couvre...

C’est ainsi qu’on peut voir le panorama politique, non plus (seulement) local mais général.

(Bien sûr, nous n’avons pas la moindre idée de ce qui e passe en Mongolie, au Costa Rica ou en Hongrie, mais c’est une situation qui dépasse de toute façon nos particularités).

Donald Trump a été, à mon avis, défini à juste titre comme le monarque qui est de plus en plus nu (et certains d’entre nous devinent qui lui a tissé son coûteux costume invisible).

Comment est-il possible que face à la jungle qui entoure de toutes parts le jardin (unique) de l’Europe pas si chaste que ça, ce soit précisément l’Europe qui batte les tambours de guerre ? Malaise.

Et que nous ayons un autre monarque, issu d’élections démocratiques, qui consulte son chien, mort ? Malaise.

Et que la théocratie juive (dont se démarquent quelques rares juifs) mène, avec une brutalité et une franchise inattendues, un génocide « en direct » ?

Et que l’Ukraine apparaisse de plus en plus clairement comme la marionnette ventriloque des services secrets israélo-britannico-usaméricains ?

De telles politiques, récurrentes chez les pouvoirs dictatoriaux, étaient généralement dissimulées, « calfeutrées ». Mais il semble que nous soyons entrés dans une zone idéologique, psychique, sans calfeutrages.

Nous pourrions nous réjouir, voire être fiers de ce langage direct, sans détours, mais il s’avère que ces déclarations sincères sont faites avec effronterie pour réclamer encore plus de brutalité, l’élimination des obstacles à la mise en œuvre de sévices, l’audace d’exercer un despotisme sanglant  et cela s’avère « approprié » pour soumettre des populations à une volonté omnipotente.


L’excellent Francisco Claramunt révèle ces agissements dans ses articles sur le génocide palestinien et en particulier à Gaza dans le magazine Brecha.[1] Dans son dernier article, il expose le trafic d’armes de contrôle et de mort d’Israël et ses profits juteux.

Mais ce n’est certainement pas le profit qui en constitue le principal aspect. Car le pouvoir que confèrent ces déploiements est encore plus significatif.

Le traitement que l’Israël inflige aux Palestiniens, en s’appropriant leurs terres  – un processus qui dure depuis un siècle –, éveille l’intérêt de nombreuses constellations de pouvoir, tout aussi désireuses de réaffirmer leurs droits sur des terres mal acquises.

Le « cheval de bataille » des exportations réussies de matériel et de techniques militaro-policiers d’Israël se caractérise par le slogan utilisé par leurs exportateurs : « testé et éprouvé au combat ».

Et c’est là la « contribution » israélienne, l’invention d’Israël : celle d’un ennemi (et du combat qui en découle).

Car lorsque le sionisme entame la spoliation par appropriation du territoire palestinien, il se heurte à une résistance. Sociale. Mais pas militaire ni politique. Israël va alors reconfigurer la résistance en scène de combat, inventer un adversaire, ou plutôt un ennemi idéologique et politique qu’il traite comme un ennemi de guerre.

C’est une tâche militaire assez facile : il traite en ennemies les populations réfractaires pourvu qu’elles aient ne serait-ce qu’un fusil de chasse pour l’affronter. Les résultats en nombre de « pertes » l’illustrent : les grévistes de la grève générale insurrectionnelle de 1936 paieront leur soulèvement contre l’occupation sioniste de milliers de morts ; en 1948, les paysans seront expulsés de leurs terres, de leurs cultures et de leurs habitations (les pelotons sionistes détruiront environ 500 à 600 villages palestiniens) et après avoir tué les réfractaires (des milliers), ils expulseront plusieurs centaines de milliers de Palestiniens de leur habitat millénaire. Lors d’affrontements ultérieurs entre des habitants en colère et l’armée israélienne, comme lors des intifadas, et même lors des guérillas palestiniennes des années 60, des centaines de Palestiniens (hommes, femmes, enfants) mourront pour chaque soldat israélien tombé « au combat ».

Comment expliquer que des Juifs dépouillés de tout, vie comprise, au début des années 40 en Allemagne, en Pologne, dans les pays baltes, etc., quelques années plus tard, pas plus que ceux que l’on peut compter sur les doigts d’une main,  aient dépouillé les Palestiniens de leurs terres, de leurs biens, de leurs maisons avec leurs meubles, leurs vêtements et leur vaisselle (jusqu’aux tasses à thé fumantes, dans des maisons abandonnées à la hâte face à la menace de la réquisition sioniste) ?

Il ne s’agissait pas exactement des mêmes personnes. Beaucoup de ceux qui ont été spoliés par le nazisme se sont réfugiés aux USA. Et beaucoup de sionistes juifs qui occupaient la Palestine et déplaçaient les Palestiniens ne venaient pas des shtetls pillés de Russie et d’Europe orientale ni de la terreur nazie ; ils venaient souvent d’Angleterre et d’autres pays européens occidentaux, ainsi que de pays des Amériques (USA, Argentine).[2]

Une comparaison aussi irritante ne tient donc pas la route, en raison de la diversité des destins particuliers, parfois familiaux.

Réfugiés ou colonisateurs ?

Ce que nous venons d’évoquer se situe au niveau des destins personnels. Mais en outre, parce que le « destin juif »  a été superposé à la question coloniale. La colonisation proprement dite : s’emparer du territoire d’un « autre ».

Une question qui, pour les colonialistes, n’existe pas. Elle est sans importance. Car évoquer la question coloniale ouvrirait la porte aux droits des colonisés. Et pour le colonialisme, le droit est par antonomase le droit des colonisateurs. Il n’y en a pas d’autre.

De quel autre droit peut-on donc parler ? Parce que le droit colonial est élaboré et concrétisé comme le droit des colonisateurs.

Avec le même fondement que celui sur lequel les droits humains ont été élaborés à l’ONU en 1945. Le sénateur usaméricain de l’AIPAC, Lindsey Graham, l’explique, ou plutôt le dévoile, le 21 novembre 2024 : « Le Statut de Rome [de la CPI] ne s’applique pas à Israël, ni aux USA, ni à la France, ni à l’Allemagne, ni à la Grande-Bretagne, car il n’a pas été conçu pour agir sur nous. »

Examinons ce statut : le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, établi par l’ONU en 1998 et complété en 1999 et 2002, tient compte du fait « qu’au cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités » et « que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne doivent pas rester impunis », [... et] résolues, aux fins d’atteindre ces objectifs et dans l’intérêt des générations présentes et futures, à établir une Cour pénale internationale à caractère permanent, indépendante [...] ». « La Cour [...] sera compétente pour exercer sa juridiction sur les personnes pour les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ».

Apparaît-il dans un passage quelconque que ces dispositions s’appliquent aux Maghrébins, aux Salvadoriens, aux Portugais ou aux Tunisiens et non aux Anglais, aux Israéliens, aux USAméricains ou aux Français ?

Il est utile de confronter les exceptions que s’octroient les puissants de la planète à l’article 6 du statut de la CPI qui traite du génocide :

“Article 6

CRIME DE GÉNOCIDE

Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;

 e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.”

Les cinq éléments constitutifs d’un génocide sont largement remplis par Israël en Palestine, et en particulier dans la bande de Gaza !

Et nous nous demandons d’où pourrait venir une exonération d’Israël telle que celle que prétend obtenir le sénateur soutenu par l’AIPAC pour certains citoyens du monde de première classe.

Nous n’avons pas pu trouver de raisons aussi particulières ; c’est peut-être notre aveuglement...

Il n’y a d’autre choix que de conclure, selon les critères de la CPI, que tous les actes commis par « l’armée la plus morale du monde » constituent définitivement un génocide.

Peut-être qu’à cheval sur une telle exception « grahamienne », Israël se permet de  propager ses produits de guerre, de soumission  et de torture comme « testés et éprouvés au combat ». Nous avons déjà vu que le terme « combat » sonne faux, car il transforme en guerre ce qui est simplement et brutalement une occupation militaire (il n’y a pas deux armées qui s’affrontent).

Israël arme « les scènes de combat ». Il joue à la guerre avec de nombreux « ennemis ». Beaucoup. Toute une population. En réalité, cette population victime, composée de personnes âgées, de femmes, d’enfants et de bébés, n’a été et n’est qu’un punching-ball pour l’armée israélienne.

Claramunt passe en revue l’énorme succès que cette propagande, ces tests d’armes israéliennes, remporte auprès des acheteurs : sans doute parce qu’ils veulent en faire un usage analogue...


Un moment de la « colonisation » : fabriquer des mutilés

Jusqu’en octobre 2023, outre la spoliation, la propagation de la mort, l’expulsion administrative des habitants de la société et leur maintien en détention, isolés, parfois pendant des décennies, Israël a mené une politique délibérée de mutilations, qui leur a donné un rôle important. Montrant une logique coloniale de mutilation, restreignant les possibilités pour le peuple palestinien de guérir de ses blessures, car les Palestiniens et les Palestiniennes perdent un œil, une jambe, se retrouvent avec une cheville brisée à vie […]

En octobre 2023, lorsque les Palestiniens ont pris le contrôle de casernes locales israéliennes à Gaza et fait des prisonniers, Gaza comptait 440 000 personnes handicapées, selon Danila Zizi, directrice de Handicap international pour la Palestine, soit 21 % de la population totale. Vous avez bien lu. Une personne sur cinq... Après le 8 octobre 2023, on comptait en un mois près de 100 000 blessés, dont on peut déduire qu’une grande partie seront désormais handicapés (sans compter les morts, adultes et enfants).

Le handicap n’est pas une conséquence du massacre, mais un objectif de la politique coloniale.[3]

Bien sûr, les massacres entraînent également une augmentation des mutilations et, par par conséquent, le nombre de personnes handicapées.

Test d’ignorance crasse

Quand quelqu’un qui ne sait rien de cette tragédie, ni des droits humains, est amené à parler des Palestiniens, de Gaza, d’Israël, il s’accroche à deux points et se sent en sécurité : 1) c’est une guerre (déclenchée de manière malveillante le 7 octobre 2023 ; peut-être dans un ciel serein, dans le meilleur des mondes), et 2) nous devons faire face au « réseau terroriste du Hamas ».

Ce n’est pas une guerre, et il n’y a jamais eu deux armées. Il s’agit d’une colonisation par la spoliation.

Et le Hamas n’est pas terroriste comme on peut le dire de Daech, de la Mano guatémaltèque ou de l’Irgoun sioniste.

Le Hamas s’est constitué pour venir en aide aux Palestiniens dans le besoin, leur fournir des abris, de la nourriture et préserver leur intégrité culturelle (qui est religieuse pour le Hamas). De nombreuses actions du Hamas ont été non seulement non violentes, mais résolument pacifiques, comme les Marches pour la Terre (2019 et 2020) qui ont été réprimées par Israël avec  acharnement et ont fait des centaines de morts et de blessés [4].

Mais ce ne sont pas des pacifistes. Ce sont des islamistes qui invoquent la « guerre sainte ». Et en tant que fidèles d’un monothéisme absolu (et absolutiste) – à l’instar des monothéismes verticaux juif et chrétien –, ils admettent la violence et peuvent même la glorifier. Mais même l’ONU reconnaît que contre le colonialisme qui sous-tend le projet israélien, la violence est légitime.

On dit que le Hamas a été promu et financé par l’État sioniste. Il ne faut pas l’écarter. Israël a utilisé, comme tout pouvoir établi, des résistances les unes contre les autres pour s’en débarrasser mieux (des deux). À un moment donné, Israël a peut-être facilité la tâche des islamistes pour faire plier les Palestiniens laïques dirigés par Arafat ; à un autre moment, il a pu se servir de l’Autorité nationale palestinienne pour écarter l’opposition moins malléable du Hamas.

Mais ces vicissitudes ne contredisent pas la volonté d’émancipation des Palestiniens spoliés et de plus en plus massacrés. Elles n’effacent pas non plus le moteur de cette situation, que Francesca Albanese présente si succinctement : le génocide en cours est « la conséquence de la situation exceptionnelle et de l’impunité prolongée dont bénéficie Israël ».

 Notes

[1]  Voir par exemple Gaza un genocidio de exportación, 30 mai 2025. 

[2]  Il existe des témoignages de Juifs qui n’ont pas pu banaliser« le changement » de victime à bénéficiaire.  Au moins, cela leur a coûté psychologiquement : tel est le cas de la famille juive Peled, de l’ancien Yichouv. Mais ils étaient une extrême minorité au moment de s’emparer de la Palestine.

 [3]  Voir Iñaki Urdanibia, Gaza un genocidio de exportación”,

 [4]   Expression du mépris absolu pour tout prochain qui guide les pas de la direction israélienne.

 

07/06/2025

ZVI BAR’EL
Trump blanchit les djihadistes alors que le président syrien s’efforce de constituer une armée nationale

Le nouveau président syrien doit manœuvrer entre le monde occidental, le monde arabe et ses alliés miliciens étrangers qui se sentent marginalisés. Le consentement de Trump à l’intégration des combattants étrangers dans l’armée syrienne sert les intérêts des deux présidents.

Zvi Bar’el, Haaretz, 6/6/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

L’une des conditions posées par Donald Trump au président syrien Ahmad al-Charaa pour obtenir la pleine reconnaissance de son pays et la levée des sanctions était le démantèlement de toutes les milices étrangères en Syrie et l’expulsion des combattants. Une fois de plus, Trump n’a pas déçu.

Cela ressemble à son revirement lorsqu’il a annoncé son « accord de cessez-le-feu » avec les Houthis au Yémen et a troqué ses menaces d’ouvrir les portes de l’enfer sur l’Iran contre une diplomatie visant à un nouvel accord nucléaire.


Le président Donald Trump, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane et le président par intérim syrien Ahmad al-Charaa, à droite, posent pour une photo à Riyad, en Arabie saoudite, le 14 mai 2025. Sana via AP

De la même manière, il a radicalement changé sa position sur la Syrie. Cette semaine, il a autorisé al-Charaa à intégrer des combattants étrangers dans la nouvelle armée syrienne.

Dans ces trois développements, Trump a balayé les réserves d’Israël et l’a laissé manœuvrer seul sa nouvelle carte géopolitique. La raison de ce revirement en Syrie pourrait résider dans l’avertissement sévère que le secrétaire d’État Marco Rubio a adressé au Comité des relations étrangères du Sénat le mois dernier.

« En fait, nous estimons franchement que, compte tenu des défis auxquels elle est confrontée, l’autorité de transition est peut-être à quelques semaines, et non à plusieurs mois, d’un effondrement potentiel et d’une guerre civile à grande échelle aux proportions épiques, qui conduirait essentiellement à la division du pays », a déclaré Rubio.

Un avertissement similaire a été lancé par les amis de Trump, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane et l’émir qatari Tamim ben Hamad al-Thani, lors de la visite de Trump dans la région le mois dernier. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a exprimé des idées similaires.

Ils sont tous les nouveaux protecteurs d’al-Charaa et ont promis de l’aider à forger une nouvelle Syrie, à reconstruire son armée et à garantir que le nouvel avatar sera pro-occidental et pacifique, et qu’il combattra l’État islamique.

Mais comme tout le monde l’a dit à Trump, sans la levée des sanctions, la Syrie n’aurait aucune chance de se reconstruire et pourrait même s’effondrer, mettant en danger toute la région.

Trump s’intéressait à une autre question. Il n’a pas exigé que la Syrie devienne un pays démocratique laïc où les droits de l’homme seraient le principe directeur. Trump voulait savoir comment et quand il pourrait ramener les troupes usaméricaines et quitter ce pays qu’il avait décrit en 2019, lorsqu’il avait annoncé pour la première fois son intention de retirer les forces usaméricaines, comme un endroit où il y avait « beaucoup de sable ».

Ainsi, si le départ des USAméricains nécessite un renforcement d’al-Charaa et si la condition est un “arrangement”  avec les milices étrangères, alors les considérations idéologiques ou morales ne feraient que perturber les plans de Trump.

Ces milices sont estimées à quelques milliers de combattants provenant d’une douzaine de pays, dont la Tchétchénie, la Chine, la Turquie, la Jordanie et l’Égypte. Elles constituaient l’épine dorsale d’al-Charaa lorsqu’il dirigeait les rebelles du Hayat Tahrir al-Cham dans la province d’Idlib, et en décembre dernier, lorsqu’il a lancé sa campagne éclair pour prendre Damas et renverser le régime d’Assad.

Mais il ne s’agit pas de mercenaires d’al-Charaa qui, une fois leur mission accomplie, peuvent être payés et renvoyés chez eux. Les combattants ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine, où la plupart d’entre eux sont considérés comme des terroristes. Et sans une solution qui garantisse leur sécurité en Syrie, le danger est qu’ils retournent leurs armes contre le nouveau gouvernement.

Comme l’a déclaré l’un de ces combattants à un site ouèbe en langue arabe : « Après toutes ces souffrances, après le changement de politique et le changement de drapeau » – du drapeau du parti Baas à l’ancien drapeau syrien – « j’ai l’impression d’être à découvert, comme si nous avions été oubliés, comme si les immigrés qui ont tout sacrifié étaient devenus un fardeau ». Al-Charaa est conscient que le chemin vers la lutte armée pourrait être court.

Les combattants étrangers sont arrivés en Syrie en 2012, environ un an après le début de la guerre civile. Depuis, ils se sont intégrés, ont fondé des familles et créé des entreprises et, si vous leur demandez, sont devenus partie intégrante de la société.

Beaucoup étaient motivés par les idéologies religieuses d’Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaida, et d’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’État islamique. Certains ont combattu pour l’État islamique avant de rejoindre al-Charaa, qui utilisait alors le nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani. D’autres ont créé des milices qui ont offert leurs services à al-Charaa, puis, après sa rupture avec Al-Qaida en 2016, ont soit continué avec Al-Qaida, soit aidé l’État islamique.

À l’époque, al-Charaa devait lutter à la fois contre l’armée du régime d’Assad et les milices rivales, jusqu’à ce qu’il forme Hayat Tahrir al-Cham, une coalition de milices. En cours de route, il n’a pas hésité à tuer ses rivaux, y compris certains qui faisaient partie de son cercle restreint, lorsqu’il a découvert, ou cru découvrir, qu’ils cherchaient à le renverser ou qu’ils étaient en désaccord avec ses politiques et sa vision du monde.

Le passage de la direction d’un ensemble de milices à celle d’un pays a obligé al-Charaa à se démener pour empêcher cet ensemble de se désagréger. Il a dû former une grande force nationale loyale opérant dans tout le pays, mais il s’est heurté à un champ de mines constitué de groupes ethniques et de milices armées.

Parmi ceux-ci figurent les Druzes, les Kurdes et les Alaouites (la secte de la famille Assad) ; les deux premiers au moins sont lourdement armés et réclament l’autonomie. En outre, des dizaines de milices composées de Syriens et d’étrangers sont réticentes à abandonner les zones qu’elles contrôlent, qui financent leurs opérations et leur mode de vie.

Al-Charaa a également dû trouver des financements pour l’État syrien, afin de mettre en place les institutions gouvernementales, les forces de l’ordre, la justice et les services civils détruits sous le régime d’Assad.

Une fois de plus, il a dû suivre deux voies : établir des relations avec des pays arabes et occidentaux méfiants en prouvant sa volonté d’adopter des politiques pro-occidentales, y compris une éventuelle volonté de reconnaître Israël, tout en apaisant ses frères d’armes, les commandants des milices radicales qui éveillent les soupçons des pays qu’il courtise.

Al-Charaa a rapidement nommé certains des commandants étrangers à des postes élevés dans l’armée et les services de sécurité syriens, faisant de certains d’entre eux des généraux.

Il a également conclu un accord temporaire avec les Kurdes, qui ont annoncé leur volonté de rejoindre l’armée syrienne à condition de pouvoir créer une unité kurde qui n’opérerait que dans les zones kurdes, une condition à laquelle al-Charaa s’oppose. Al-Charaa a également conclu un accord partiel avec les Druzes, soutenu par plusieurs grandes milices druzes, même si d’autres attendent de voir où va la Syrie.

Quant aux petites milices, dont certaines ne comptent que quelques dizaines ou centaines de combattants, il leur a ordonné de déposer les armes et de rejoindre l’armée avant le 27 mai.

La semaine dernière, le ministre syrien de la Défense, Murhaf Abu Qasra, a déclaré que jusqu’à présent, plus de 130 miliciens avaient rejoint l’armée et formeraient une brigade distincte.

Ce compromis visait à obtenir le consentement des USAméricains pour l’enrôlement des combattants étrangers au lieu de leur expulsion. L’hypothèse est que s’ils font partie d’une unité spéciale, ils peuvent être déployés dans des missions moins sensibles et être étroitement surveillés.

Mais cela ne résout pas le problème de l’endoctrinement religieux radical dont ont fait l’objet la plupart de ces combattants, qui les a poussés à venir en Syrie. Cela pourrait avoir des conséquences concrètes.

Par exemple, l’armée syrienne est censée gérer les grands complexes pénitentiaires où sont détenus des dizaines de milliers de combattants de l’État islamique et leurs familles, principalement dans le nord du pays.

Ces installations sont sous contrôle kurde. La crainte est que si ces complexes sont transférés à l’armée syrienne, certains soldats redécouvrent leurs « frères perdus » de l’État islamique et les aident à s’échapper, ou pire, collaborent avec eux contre le régime.

Cette crainte devrait être prise en compte par la Turquie, qui a proposé de combattre l’État islamique à la place des USAméricains, qui se retireraient alors de Syrie. Dans le passé, Washington a rejeté cette idée, mais elle semble désormais constituer une solution acceptable qui permettrait à Trump de réfuter les accusations selon lesquelles le retrait des troupes usaméricaines équivaut à abandonner les Kurdes et la lutte contre l’État islamique.

L’accord concernant les milices étrangères est loin de suffire à imposer l’autorité de l’État sur les forces armées. Les accords avec les Kurdes et les Druzes n’existent encore que sur le papier. Les Alaouites, qui vivent sur la côte, sont une source de friction, tout comme les vestiges du régime Assad, qui sont armés et envisagent une contre-révolution.

Pour l’instant, al-Charaa bénéficie d’un large soutien arabe et occidental. Mais il devra bientôt prouver aux Syriens que sa révolution est plus que quelques slogans accrocheurs.


Cravate sanglante, par Hassan Bleibel, mars 2025