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Sergio Rodríguez Gelfenstein
¿Qué hará Marcos Rubio? 

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22/12/2024

DAHLIA SCHEINDLIN
Israël est-il vraiment en train de construire un empire au Moyen-Orient ?

Dahlia Scheindlin, Haaretz, 19/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Alors que l’armée israélienne s’apprête à passer un temps indéterminé sur les hauteurs du Golan syrien et que les colons font la queue pour pénétrer à Gaza et au Liban, il est de plus en plus difficile de s’opposer à l’idée qu’Israël est en train de construire un empire.

Netanyahou en visite sur le plateau du Golan syrien occupé mardi. Photo Maayan Toaf/Bureau de presse du gouvernement israélien

Dans les premiers mois de l’année 2024, un collègue arabe d’un pays du Moyen-Orient a demandé ce qu’Israël essayait de faire. Israël semblait se comporter comme l’empire musulman en expansion du début du Moyen-Âge, disait le collègue avec anxiété, prêt à conquérir tout le Moyen-Orient.
Cela ressemblait à une vision paranoïaque, ou du moins très exagérée, d’Israël en tant qu’agresseur expansionniste maléfique perpétuel. Il est vrai que la guerre d’Israël à Gaza était déjà plus que brutale au début de l’année 2024, et j’espérais déjà ardemment un cessez-le-feu bien avant cela. Et dès la fin du mois de janvier, il était clair que des éléments radicaux de la coalition au pouvoir avaient des idées folles sur l’occupation de Gaza.
Néanmoins, Israël n’avait pas vraiment de plan de conquête territoriale dans d’autres pays. D’une part, les Palestiniens ont la malchance d’être nés sur une terre que les juifs considèrent comme un héritage biblique. Par consensus et par la Realpolitik du 20e siècle, les sionistes de tous bords ont limité leur revendication, même maximaliste, au mandat britannique historique de la CisJordanie. (Le rêve des « deux rives » du Jourdain du Likoud a perduré, mais s’est évanoui au siècle dernier). À partir des années 1990, les sionistes de gauche se sont contentés d’un Israël moderne situé à l’intérieur de la Ligne verte.
En outre, c’est la décision idiote [sic] du Hezbollah de participer à la guerre, en inspirant les Houthis du Yémen, qui a internationalisé le tout. La décision du Premier ministre Ehud Barak de quitter unilatéralement le Liban en 2000 était très populaire dans les sondages de l’époque, selon les enquêtes sur la sécurité nationale et l’indice de paix disponible sur Data Israel - et les Israéliens étaient euphoriques lorsque cela s’est produit. Malgré des années de révisionnisme en Israël affirmant que c’était une mauvaise idée, personne n’a appelé à réoccuper l’endroit.
Mais franchement, il est de plus en plus difficile de s’opposer à l’affirmation qu’un « empire » est en cours de construction. Après des mois d’escalades limitées, quoique meurtrières, avec le Hezbollah, Israël est passé à la guerre totale en septembre ; les explosions de bipeurs et l’assassinat de Hassan Nasrallah étaient le prélude à une invasion aérienne et terrestre de grande envergure, destinée à éliminer à jamais la menace militaire que représente le Hezbollah. Mais quelle était la valeur ajoutée, en termes de sécurité, du fait de qualifier le Liban de « partie de la terre promise », comme l’a fait en juin un nouveau groupe ésotérique appelé « Wake up the North » (Réveille-toi, le Nord) ? C’est à ce moment-là qu’ Anshel Pfeffer a mis en garde, dans Haaretz, contre le fait de rejeter de telles déclarations lors de la conférence en ligne du nouveau groupe, simplement parce que la colonisation du Liban semblait farfelue.
En novembre, Ze’ev Erlich, connu par sa communauté comme un chercheur de la « Terre d’Israël » de la colonie d’Ofra en Cisjordanie, a été tué au Liban. Il s’était apparemment engagé dans l’armée et effectuait des recherches sur une ancienne forteresse. Les forces de défense israéliennes enquêtent sur les raisons pour lesquelles il se trouvait là en tant que civil, et non pour des besoins opérationnels, apparemment avec l’aide de certains membres d’une unité de l’armée. Il est difficile d’imaginer ce que cet homme de 71 ans aurait pu apporter sur le plan opérationnel. On a plutôt l’impression qu’il était là pour réhistoriciser le territoire libanais dans le cadre de ses recherches sur la « Terre d’Israël ».
Cette semaine, les FDI ont également admis que des membres de Wake up the North étaient entrés au Liban et y avaient monté des tentes. Le groupe a réagi à ce rapport en affirmant haut et fort son intention de s’installer dans le sud du Liban : « Bientôt, ce ne sera plus de l’autre côté de la frontière », a écrit le groupe dans un message sur WhatsApp.
Entre-temps, le misérable dictateur syrien Bachar El Assad est tombé et s’est enfui, vaincu par les rebelles. En réponse, Israël a immédiatement pénétré dans la zone démilitarisée du plateau du Golan, à l’intérieur de la Syrie, pour la première fois depuis les termes de l’armistice de 1974. Les dirigeants israéliens font savoir qu’il ne s’agit pas d’une brève incursion : Benjamin Netanyahou a annulé sa comparution devant le tribunal mardi pour se rendre sur le versant syrien du mont Hermon [Jebel
ech-Cheikh]. Il a déclaré qu’Israël resterait en territoire syrien - qu’il a qualifié de « lieu très important » - pour le moment. Cette déclaration est déjà plus ouverte que celle du ministre de la défense, Israël Katz, qui a déclaré vendredi dernier que les forces de défense israéliennes devaient se préparer à rester sur place pendant l’hiver.

Le ministre de la Défense Israël Katz en visite sur le versant syrien du Mont Hermon [Jebel ech-Cheikh]  mardi. Photo porte-parole du ministère de la Défense israélien

Il semble encore choquant qu’Israël conquière ou occupe de nouveaux territoires souverains d’autres pays pour la première fois depuis l’invasion du Liban il y a 42 ans. Mais il n’y a pas de meilleure façon de rendre moins choquants les desseins d’Israël sur Gaza : l’expulsion massive et la destruction quasi-totale du nord, les colons qui campent le long des frontières dans l’attente du butin sont désormais des nouvelles d’hier. Qui se souvient encore de l’annexion régulière de la Cisjordanie ? Bezalel Smotrich a récemment déclaré que près de 23 000 dunams [2 300 hectares] de terres de Cisjordanie étaient des « terres d’État », une manière bureaucratique sophistiquée de permettre la poursuite de l’expansion des colonies.
Pourtant, un autre drame est en cours dans les étages souterrains du tribunal de district de Tel Aviv. À propos du témoignage de Netanyahou, un collègue d’un autre pays voisin s’est étonné : « Vous voulez dire qu’il s’est présenté lui-même ? Vous n’avez aucune idée de ce que cela signifie ». Comment le même pays qui réprime et détruit les Palestiniens, et qui envahit impunément des territoires étrangers, peut-il en même temps juger un dirigeant en exercice - ce qui semble être le summum de la responsabilité démocratique ?
Il est facile d’être cynique, comme si tout cela n’était qu’un spectacle. Mais en regardant Netanyahou au tribunal, il est clair que, même s’il est malheureux, il s’est soumis à l’autorité de la seule institution israélienne capable de le restreindre : le pouvoir judiciaire, encore indépendant.

Netanyahou comparaissant devant le tribunal de district de Tel Aviv la semaine dernière. Photo Miriam Elster/Flash90

La réponse la plus juste est qu’il ne s’agit pas d’une bataille à armes égales entre les forces de l’impérialisme et de la démocratie, luttant pour l’âme d’Israël. Si la démocratie gagne la bataille, elle ne peut pas continuer à être un occupant conquérant et gagner la guerre. Mais il s’agit d’un conflit asymétrique ; si Israël ne change pas rapidement de cap, la partie la plus faible perdra.

21/12/2024

LUCA CELADA
Le plan de la Silicon Valley pour s’emparer de l’État
L'irrésistible (ou résistible ?) ascension des broligarques

USA : Une ploutocratie « armée » et extrémiste est sur le point de prendre le contrôle de la plus grande superpuissance du monde.

Luca Celada, il manifesto, 17/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Luca Celada est le correspondant à Los Angeles du quotidien italien il manifesto


Cette semaine, Jeff Bezos d’Amazon, Sam Altman d’Open AI et Mark Zuckerberg ont annoncé des dons d’un million de dollars chacun en guise de contribution à la cérémonie d’investiture de Donald Trump le 20 janvier prochain. Les magnats du numérique ont souvent été attaqués par Trump, qui, il y a encore quelques semaines affirmait que Zuckerberg, en particulier, devrait « aller en prison » pour avoir censuré des opinions de droite sur ses plateformes. Après sa victoire, il y a pratiquement eu une procession depuis la Silicon Valley pour faire acte de soumission. La semaine dernière, le patron de Meta s’était envolé vers Mar a Lago pour une rencontre avec Trump, Bezos a rendez-vous dans les prochains jours.

De nombreux autres ploutocrates sont une présence fixe dans la cour tournante qui virevolte depuis les élections de novembre autour du président de retour. Parmi les nombreux magnats qui ont généreusement contribué à sa réélection, beaucoup ont été ponctuellement récompensés par des nominations dans des ministères. Parmi eux, Charles Kushner, père de son gendre Jared, qu’il a gracié en 2020 [il avait été condamné pour malversations fiscales] , honoré par le poste d’ambassadeur en France.

(Une autre nomination « dynastique » est celle de la (peut-être ex)  fiancée du premier-né Donald Jr, Kimberley Guilfoyle, en tant que nouvelle ambassadrice en Grèce, tandis que sa belle-fille, Lara Trump, devrait passer du comité central du parti républicain au Sénat).

Parmi les ministres aux fortunes opulentes (plus d’un milliard de dollars), on trouve Linda McMahon à l’éducation publique, Scott Bessent au Trésor, Doug Burgum à l’intérieur, Howard Lutnick au commerce, Jared Isaacman à la tête de la NASA, et Steve Witkoff - partenaire en affaires de Trump dans une nouvelle société de crypto-monnaies, World Liberty Financial – comme envoyé spécial au Moyen-Orient 

En plus de créer un autre conflit d’intérêts flagrant pour le nouveau président, l’entrée de la famille dans la production de « Trump coin » est la dernière indication d’un partenariat croissant entre Trump et le nouveau capitalisme incubé dans la Silicon Valley. Les magnats siliconiens sont fantastiquement riches, et pour Trump, la richesse a toujours été un symbole ostentatoire de réussite. Selon un récent article du New York Times, il aime exhiber ses nouveaux associés politiques comme des trophées dans son palais kitsch. « J’ai amené deux des hommes les plus riches du monde », aurait-il récemment déclaré, selon le Times, en se présentant à une réunion des journalistes en compagnie d’Elon Musk et du PDG d’Oracle, Larry Ellison. « Vous, vous avez amené qui ? »

C’est Elon Musk qui incarne l’influence des accélérationnistes de la Silicon Valley dans la restauration de Trump : comme on le sait, il s’est vu confier, avec un autre milliardaire, Vivek Ramaswami, un poste central d’administrateur du « département de l’efficacité gouvernementale » (DOGE). Musk aurait cependant une plus grande liberté d’action, y compris sur la composition du cadre gouvernemental lui-même, sur lequel travailleraient, en Floride, de nombreux collaborateurs « prêtés » par ses entreprises.

Parmi les personnages clés figurerait Jared Birchall, directeur de Neuralink, l’entreprise en charge des implants neurologiques, mais aussi administrateur des finances personnelles du magnat et généralement son bras droit, en charge des affaires familiales, de la fondation, ainsi que des biens immobiliers, des déplacements et de la sécurité de Musk. À ces tâches s’ajoutent désormais les pourparlers avec d’éventuels représentants du département d’État. Le fait que Birchall n’ait aucune expérience en matière d’affaires internationales n’est manifestement pas considéré comme un problème dans une sélection qui, comme pour les autres départements, semblerait se concentrer principalement sur les affinités idéologiques et la loyauté des candidats à l’égard du président.

Un autre conseiller, cette fois pour sélectionner le personnel du renseignement, est Shaun Maguire, un physicien de Caltech devenu milliardaire en tant qu’associé de Sequoia, l’un des principaux fonds d’investissement de la Silicon Valley et (ça va sans dire) ami d’Elon Musk, avec qui il partage le culte, si à la mode dans la Valley, du génie indiscipliné et inadapté, peut-être même un peu misanthrope, mais toujours brillant.

En d’autres termes, de nombreuses décisions destinées à façonner le gouvernement Trump bis sont entre les mains d’une faction idéologique de « méritocrates » extrémistes, pour ne pas dire de théoriciens « darwinistes » du triomphe des meilleurs sur les médiocres. Un autre « conseiller » fixe à Palm Beach, par exemple, est Marc Andreesen, le fondateur milliardaire de Netscape et l’un des principaux idéologues de l’oligarchie néo-réactionnaire, fervent défenseur du libéralisme radical et d’une ingérence minimale de l’État dans les affaires des corporations.

Grâce à son alliance stratégique avec Trump, un partenariat qui n’a vraiment mûri que dans les dernières étapes de la campagne électorale, ce petit groupe d’entrepreneurs radicalisés par le succès des oligopoles de la Silicon Valley, a désormais la possibilité de transporter les philosophies du management (et de l’eugénisme) vers l’appareil d’État. Musk a, par exemple, exprimé à plusieurs reprises l’idée que l’immigration devrait être gérée comme une campagne de sélection d’« un club sportif », tenu de sélectionner les meilleurs joueurs et d’écarter les « losers » tant honnis, pour lui comme pour Trump.


Captain X, par Vasco Gargalo

19/12/2024

GIANFRANCO LACCONE
Les super-riches bousillent l’environnement

Gianfranco Laccone, climateaid.it , 17/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

De nombreuses études suggèrent que les super-riches ont un impact environnemental disproportionné par rapport à la majorité de la population. Cet impact est principalement lié à leur mode de vie, à leurs habitudes de consommation et à leurs investissements. Voici quelques études et rapports pertinents analysant l’impact environnemental disproportionné des super-riches : 1. Oxfam - « Confronting Carbon Inequality » (2020) : les 10 % les plus riches de la population mondiale sont responsables d’environ 50 % des émissions mondiales de CO2 entre 1990 et 2015. Les 1 % les plus riches émettent deux fois plus que les 50 % les plus pauvres de la population mondiale. La consommation des super-riches, notamment les jets privés, les yachts et les grandes propriétés, est l’une des principales causes de ce déséquilibre. 2) Stockholm Environment Institute (SEI) - « Carbon Inequality in 2030 » (2021) : si aucune mesure n’est prise, les 1 % les plus riches seront responsables de 16 % des émissions mondiales d’ici à 2030. Les émissions individuelles des super-riches dépassent de loin les niveaux supportables pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C. 3. Cambridge Sustainability Commission - « The Case for Limiting the Consumption of the Rich » (2021) : l’étude souligne que la surconsommation de l’élite économique est une cause majeure de la destruction de l’environnement. Elle propose de taxer les produits de luxe et les émissions des super-riches afin de réduire l’impact sur l’environnement. 4) Transport & Environnement - « Private Jets : Can the Super-Rich Supercharge Climate Change » (2021) : Les jets privés émettent entre 5 et 14 fois plus de CO2 par passager qu’un vol commercial et 50 fois plus qu’un train. En 2019, les jets privés ont émis environ 2,1 mégatonnes de CO2 rien qu’en Europe. 5. Agence internationale de l’énergie (AIE) - « The Global Energy Perspective » (2023) : les ménages les plus riches consomment disproportionnellement plus d’énergie que les plus pauvres, en raison de l’utilisation de propriétés multiples, de piscines chauffées, de voitures de luxe et d’autres biens à forte consommation d’énergie. 6. Changement environnemental mondial - « Luxury emissions : The climate impact of the super-rich » (2022) : la consommation de produits de luxe (montres, voitures haut de gamme, yachts, etc.) a une empreinte environnementale beaucoup plus importante que la consommation de base. L’étude suggère la nécessité de politiques qui redistribuent la charge environnementale en réduisant la consommation des riches.

Comment les riches ravagent la planète — Et comment les en empêcher, de Hervé Kempf (scénariste) et Juan Mendez (illustrateur), aux éditions du Seuil, septembre 2024, 128 p., 20 euros

Laissons pour l’instant les réflexions générales sur les questions qui façonneront nos prochaines années : la guerre et l’attitude des autorités à l’égard du changement climatique. Les gouvernements sont dans une phase de grande crise et il semble que la seule réaction dont ils sont capables soit de limiter les actions de leurs citoyens par des restrictions économiques et des lois et moyens plus ou moins coercitifs, puis d’essayer de s’attirer leurs faveurs en leur garantissant - en paroles - la sécurité et des réductions d’impôts.
Examinons de plus près les comportements individuels en matière d’environnement, en les analysant avant tout sur la base des revenus car, dans une société où l’argent détermine les comportements, il est essentiel d’évaluer ce que les gens font en matière d’environnement sur la base des possibilités dont ils disposent.
Je pense qu’il est utile d’ouvrir une fenêtre sur le comportement des personnes qui ont accumulé de grandes richesses et qui vivent immergées (virtuellement) dans la structure centrale de la société planétaire, c’est-à-dire le moteur industriel qui génère des richesses grâce au système financier qui le soutient. Il s’agit d’une minorité distincte par rapport aux huit milliards (et plus) d’habitants qui, grâce à la capacité qu’ils ont de se comporter au-dessus (souvent au-delà) de la loi et du comportement des masses, conditionnent la vie de tout le monde. Nous découvrirons qu’ils conditionnent non seulement les personnes mais aussi l’environnement, c’est-à-dire tous les êtres vivants, animaux et plantes. Commençons par l’analyse réalisée par Oxfam, une organisation qui analyse et compare les inégalités afin de « mettre fin à la pauvreté et à l’injustice », car « un monde plus juste et meilleur est possible », comme l’indiquent les mots inscrits sur leur site web.
Leur dernier rapport (auquel l’hebdomadaire Famiglia Cristiana s’intéresse) stigmatise le comportement des milliardaires, en mesurant la consommation d’un milliardaire typique : les heures de vol, la consommation de super-yachts, de jets et de limousines privées, le chauffage de leurs résidences, le temps et l’argent utilisés pour des activités apparemment communes à celles des autres mortels, comme se rendre au travail, visiter les entreprises dont ils sont responsables, avoir des moments de détente, mais tout cela dans un style multimilliardaire.
Les données sont implacables : par exemple, un milliardaire parmi les 23 plus riches du monde émet dans l’atmosphère, en une seule année, une quantité de CO2 égale à celle qu’un autre être humain, considéré dans des conditions statistiques moyennes, émettrait en 300 ans, rien qu’en calculant le nombre de fois (184 vols) et le nombre d’heures (425) qu’il a passées en avion ! En utilisant le même critère de calcul annuel, les yachts de 18 milliardaires, qui font l’objet d’articles de presse non seulement dans les magazines people, émettent une quantité de dioxyde de carbone égale à celle qu’un citoyen moyen émettrait en 800 ans.
On pourrait penser que, compte tenu de leur mode de vie, nombre d’entre eux pourraient compenser ces dommages par des activités caritatives, des actions respectueuses du climat et la protection de la faune et des forêts. Tout cela arrive, mais ne sert qu’à soulager les consciences. Contrairement à l’opinion de ceux qui prônent la libre initiative au détriment des interventions des États et des organisations internationales (ONU et ses affiliés), l’analyse nous apprend que 40 % des investissements des ultra-riches concernent des industries très polluantes.
Depuis 1990, la quantité d’émissions produites par les choix des milliardaires et leur mode de vie a eu des conséquences dévastatrices pour la planète. Le statut de cette catégorie est exécrable en analysant ce qu’elle a provoqué dans trois domaines différents :

- L’augmentation des inégalités dans le monde, qui aurait entraîné une baisse du PIB mondial de 2,9 billions de dollars depuis 1990, avec le plus grand impact dans les pays qui ont été les moins responsables des émissions de CO2.
- L’augmentation de la faim et de la malnutrition, les émissions de CO2 étant à l’origine de pertes de récoltes et d’une baisse de productivité qui ont privé les populations, en particulier dans les régions pauvres, de leurs moyens de subsistance.
- Les victimes directes de la crise climatique, car la hausse des températures et la chaleur torride sur des périodes prolongées ont fait jusqu’à 78 % du nombre total de victimes, principalement dans les pays moyennement pauvres souffrant de sécheresse chronique.

Si telles sont les données, difficilement contestables, faut-il en conclure que la planète est entre les mains d’une poignée de malfaiteurs? Alors, après les avoir éliminés ou contrôlés, serions-nous en mesure de rétablir de meilleures conditions de vie à l’avenir ? Cette façon de penser peut donner lieu à une série de films à grand spectacle, comme « Star Wars », mais elle nous éloigne de la réalité. Le comportement des super-riches, en effet, est guidé par des règles et des comportements acquis à partir des règles morales et sociales qui guident aujourd’hui nos relations et qui voient une propension particulière se développer au fil du temps chez certains individus.
Il s’agit d’une vision de l’argent comme prolongement de soi et d’une sorte de délire de toute-puissance qui frappe aussi sous d’autres formes, comme l’exercice de la politique en tant que profession. Lorsque les propensions se rejoignent, on assiste alors à l’émergence de personnages qui poursuivent cet objectif jusqu’à la fin de leur cycle de vie, mais qui laissent ensuite les structures et les personnes dont ils avaient la responsabilité dans un état bien pire que celui dans lequel ils les avaient acquises. Je ne cite pas de noms, mais il sont faciles à trouver.
Un essai/enquête écrit par Vance Packard en 1989, intitulé « Les ultra-riches (The Ultra Rich) », nous aide dans notre analyse des super-riches. Déjà à l’époque, en plein hédonisme reaganien, l’auteur - bien connu des défenseurs des consommateurs pour son essai de 1958 « The Hidden Persuaders » - posait le problème de ce qui pourrait se passer si plus d’un tiers de la richesse d’un pays (les USA) était entre les mains d’un pour cent de la population : est-ce moralement et rationnellement justifiable ? Est-ce admissible dans une société véritablement démocratique ?
En analysant les propriétaires de plus de 330 millions de dollars et en interrogeant trente d’entre eux, il a dressé un tableau - à mon sens - étonnant. Leur richesse n’était pas vraiment perceptible psychologiquement pour eux. Leur train de vie était souvent très inférieur à leurs possibilités réelles, mais le besoin d’accumulation en soi persistait chez tous, ce qui constituait la principale satisfaction à côté de la propension générale à contourner l’impôt. La richesse est le support de l’ego, la preuve qu’ils sont toujours en compétition pour l’acquisition du pouvoir et du prestige, souvent avec des systèmes douteux ou malhonnêtes : c’est ce qui ressort des entretiens, même dans les cas où des philanthropes sont impliqués. À la lecture du livre, les événements de nombreuses telenovelas de l’époque (Dallas, Even the Rich Cry) apparaissent comme des contes de fées édulcorés pour enfants. Et je dois ajouter que j’ai eu la même impression lorsque, en 1987, j’ai eu la chance d’assister à la présentation d’un livre à la Trump Tower par l’épouse de Donald Trump à l’époque.
Vance Packard, libéral usaméricain et défenseur du libre marché, proposait alors des solutions drastiques, qui rappellent les événements européens d’aujourd’hui, visant à réduire les concentrations de capital : l’introduction d’un impôt sur la fortune, l’imposition d’un « plafond » sur la richesse individuelle avec l’obligation de dépenser le capital excédentaire dans l’intérêt de la communauté.
Bien sûr, à l’époque, on ne connaissait pas les conséquences environnementales du comportement des super-riches, mais ces conclusions tirées en 1989 devraient nous faire réfléchir sur le chemin parcouru par notre machine sociale et sur le chemin qui reste à parcourir pour unir une vision écologiste à une conscience sociale.

GIDEON LEVY
Sur fond de deuil et de désastre, Israël est devenu aveugle

Gideon Levy, Haaretz,  19/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Des Palestiniens marchent sur une route de terre bordée de décombres de bâtiments détruits dans la ville de Gaza, le 7 octobre 2024. Photo Omar Al-Qattaa/AFP

Un professeur israélien qui vit aux USA depuis des décennies était en Israël cette semaine lors de l’une de ses fréquentes visites. Il enseigne dans une université prestigieuse, est né dans un kibboutz, est le descendant d’une famille de combattants de la guerre de 1948 et d’aristocrates intellectuels, si tant est que cela existe en Israël. Il est toujours profondément enraciné ici, malgré la distance des années, et pas seulement parce qu’une partie de sa famille est ici. Depuis son lieu de résidence USA, il veille à regarder les nouvelles sur l’une des chaînes de télévision israéliennes tous les soirs. Certains de ses amis sont ici, et il fait des recherches et écrit sur Israël, entre autres choses.
Nous sommes tous deux de la même génération et de la même ville, mais jusqu’à il y a quelques jours, nous ne nous étions jamais rencontrés. 

Il y a quelques jours, il est venu chez moi. C’était son dernier jour en Israël, il est parti hier. Avant de nous séparer, il m’a dit que cette fois-ci, il se sentait étouffé. Il voulait vraiment partir. Il ne comprenait pas comment il était encore possible de vivre ici. Dans les contacts qu’il a eus au cours de l’année écoulée avec des directeurs d’université en Israël, il a senti un changement radical en direction d’une corruption morale. La femme de son ami d’enfance, un ancien juge de la Cour suprême, lui a dit cette semaine qu’elle avait du mal à accepter ses opinions. Elle ne lui avait jamais dit cela auparavant. Son mari était l’un des piliers libéraux de la Cour suprême.

Il est convaincu qu’Israël commet un génocide à Gaza - il connaît bien le sujet en raison de sa profession - et il explique pourquoi : Il n’existe pas de définition du nettoyage ethnique dans le droit international, mais il s’agit d’une étape sur la voie du génocide. Lorsqu’une population est expulsée par la force, non pas vers un lieu sûr, mais vers un endroit où l’on continue à la tuer, il s’agit d’un génocide. Il ne fait plus aucun doute qu’Israël procède à un nettoyage ethnique dans le nord de la bande de Gaza. Israël le déclare, et ses actes en sont la preuve évidente. De plus, la destruction systématique par Tsahal de tout le nord de la bande, ne laissant que des ruines sur son passage, témoigne de l’intention de ne pas permettre un retour.

Le visiteur est convaincu que lorsque la Cour internationale de justice devra décider si Israël a commis un génocide, elle se concentrera sur le nord de la bande de Gaza, comme elle l’a fait à l’époque pour Srebrenica. Là, « seulement » quelque 8 000 Bosniaques ont été massacrés, pour la plupart des hommes, alors que la ville avait été déclarée « zone de sécurité ». La Haye et le monde entier ont établi à jamais qu’il s’agissait d’un génocide, et les coupables ont été jugés et condamnés.

Lorsque vous bombardez sans pitié une population déplacée sur son nouveau lieu de résidence, comme le font les Forces de défense israéliennes, il s’agit d’un génocide. Si cela ressemble à un génocide et opère comme un génocide, c’est un génocide. En Israël, il est impossible de dire ça, même aux libéraux. Dans les universités prestigieuses des USA, dont les donateurs sont juifs, il est également difficile de le dire. Les oreilles israéliennes et juives ne sont pas prêtes à l’entendre, et peu importe ce que la réalité démontre.

Mon visiteur a découvert que même ses meilleurs amis, les libéraux israéliens, les intellectuels et les gens de paix et de conscience, ne sont pas prêts à l’accepter. Les divergences d’opinion se sont transformées en hostilité. Cela ne s’était jamais produit auparavant. Il y a toujours eu un camp de soutien ici, même pour les opinions radicales. Il y a eu des manifestations de haine, parfois même de violence, mais de l’autre côté, il y avait un camp plus petit mais tout aussi déterminé. C’est fini.

Le visiteur occasionnel l’a bien senti. Il est peut-être encore possible de trouver quelques radicaux en marge, mais pas de camp radical - dans la situation la plus radicale de l’histoire du pays.

Israël s’est embourbé dans son deuil et son désastre et est devenu totalement aveugle. Personne ne prête attention au désastre bien plus horrible de Gaza. Beaucoup de choses ont déjà été écrites ici sur le rôle méprisable des médias dans la création de cette situation, mais la responsabilité de ce « dégrisement » total repose sur la conscience de chaque Israélien qui aura retrouvé ses esprits. Cela pourrait bien le hanter un jour ou l’autre.

L’invité est parti. Il reviendra sûrement, mais il ne lui reste ici que quelques rares interlocuteurs, qu’in peut compter sur les doigts d’une seule main.


Anne Derenne


17/12/2024

RIM BEN FRAJ
Mellassine miroir du monde : Matula, un film d'Abdallah Yahia


 Rim Ben Fraj, 17/12/2024

Mellassine, dans la proche banlieue de Tunis, est un de ces quartiers populaires chaotiques et abandonnés par l’État comme en trouve dans tout le Sud du monde, de Rio à Kolkata (Calcutta), en passant par Casablanca et Le Caire. C’est là que vit Rayaan, un adolescent, surnommé Matula par ses copains en référence à un footballeur africain. Matula a été élevé par ses grands-mères après que ses parents ont pris la mer en 2011.Installés en France, ils attendent toujours une réponse à leur demande d’asile.

Matula porte les espoirs de toute sa famille, qui projette sur lui ses rêves de bien-être et de richesse, de sortie de l’enfer de Mélassine -misère, drogue et violence policière : il doit devenir une star du football. Sélectionné comme junior de l’Espérance sportive de Tunis, il s’entraîne tous les jours.

Abdallah Yahia et Moez Bhiri ont suivi Matula et ses proches avec leur caméra pendant 4 ans. Le résultat de leur travail : un documentaire faisant le portrait collectif d’un groupe d’individus interagissant dans un environnement implacable où ils survivent au jour le jour.

Dans ce décor de misère entre autoroute, voie ferrée, colline et sebkha de Sijoumi, les jeunes du quartier rêvent en regardant des images de la Ville-lumière -Paris- via un casque de réalité virtuelle, construisant leur vision du paradis du nord. La seule alternative envisageable au pentagone infernal -zetla, subutex, ecstasy, lacrymogènes, hogra - semble être la fuite vers ce nord, dont la réalité est loin de correspondre au fantasme.

Au milieu de ce chaos ; no future, des fortes personnalités se sont dressées pour faire barrage à la dérive, Dhouha Ben Salah, une battante et combattante a créé en 2011 Hay Hlel-Mellassine Sport, une association qui regroupe des jeunes de six à dix-huit ans pour des activités sportives. Matula est l’un de ses poulains les plus prometteurs, elle le suit jour après jour, complétant le travail des grand-mères. Toutes les trois n’ont qu’un objectif : éviter que Matula connaisse le sort des garçons détruits et même tués par les fléaux évoqués plus haut. Et veiller à ce qu'il ne s’embarque pas dans une aventure sans espoir, en suivant l’exemple de ses parents. Ceux çi ne l'ont vu depuis douze ans que sur les écrans de leurs téléphones. Dans l’attente interminable d’un statut de résidents en France, ils ne peuvent pas aller à Tunis.Les tentatives pour permettre à Matula de leur rendre visite n’ont toujours pas abouti.


Avec cette nouvelle œuvre, Abdallah Yahia continue à restituer la réalité d’une humanité abandonnée à elle-même qui ne peut compter que sur ses propres ressources pour s'en sortir, ceux d’en bas n’ont rien à attendre d’en haut.

Matula et les siens sont certes tunisiens, mais ils pourraient être argentins, dans une villa miseria du grand Buenos Aires, ou nigérians, dans une shanty town de Lagos.


 

16/12/2024

VALÉRIE K ORLANDO
La littérature et le cinéma francophones du « nouveau » Maroc, reflets d’une société en transition
Nouveau livre des éditions The Glocal Workshop

“Seul le palmier se tient encore droit, implorant le Ciel, profitant du vent chaud pour dire ses prières d’un léger hochement de tête. Comme la première lettre de l’alphabet, l’Alif, il se tenait droit parmi toutes ces courbes, ces points épars, ces lignes brisées.”

Youssouf Amine Elalamy Amour nomade

Valérie K Orlando étudie dans ce livre la production écrite et filmée de langue française durant la première décennie du règne de Mohamed VI, dans le Maroc d’après les Années de plomb (1963-1999). Une décennie marquée par un florilège d’œuvres de fiction et documentaires brisant les tabous politiques, sociaux et culturels. Le fait sans doute le plus remarquable de cette période est la prise de parole féminine. Mais les œuvres ici analysées mettent aussi en scène les déshérités et les laissés pour compte. Les espoirs énormes exprimés durant cette première décennie du “nouveau” Maroc ont souvent été déçus, mais les Marocain·es ont su et savent faire preuve de persévérance et de résilience. Ils et elles le démontrent chaque jour, par la plume, par le clavier et par la caméra.

Valérie K. Orlando

La littérature et le cinéma francophones du « nouveau » Maroc
Reflets d’une société en transition

Traduit de l’anglais (USA) par Isa Rousselot
Édité par Fausto Giudice

Éditions The Glocal Workshop/L’Atelier Glocal

Collection “Tezcatlipoca” n° 6
408 pages, format A5
Décembre 2024

Classification Dewey : 070 - 440 – 492 – 791 - 840 – 843.08.083 - 892 – 928 - 964


Tout soutien bienvenu

15/12/2024

ZVI BAR’EL
La Syrie pourrait devenir un protectorat turc, ce qui limiterait la liberté d’action d’Israël

La Turquie, qui a un intérêt stratégique à faire de la Syrie un rempart contre les Kurdes, cherche à prendre la place de la Russie et de l’Iran, notamment en contrôlant l’espace aérien syrien.

Zvi Bar’el, Haaretz , 15/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 


Des membres de la communauté syrienne d’Istanbul célèbrent la chute du régime Assad, la semaine dernière. Photo Yasin Akgul/AFP
 

Un jour après qu’Israël a pris le contrôle du Mont Hermon syrien et des zones autour de Quneitra, le nouveau gouvernement syrien dirigé par Ahmed Hussein al-Chara (alias Abou Mohammed al-Joulani) a rapidement envoyé deux lettres au Conseil de sécurité et au secrétaire général de l’ONU, demandant à Israël de retirer ses forces du territoire syrien et de cesser ses attaques.

« La République arabe syrienne entame un nouveau chapitre de son histoire, son peuple aspirant à construire un État fondé sur la liberté, l’égalité, l’État de droit et la réalisation de ses espoirs de stabilité et de paix. Pourtant, en ce moment même, l’armée israélienne a envahi de nouvelles zones du territoire syrien dans les provinces de Jebel El Cheikh [nom arabe du Mont Hermon] et de Quneitra », peut-on lire dans la toute première lettre du gouvernement au Conseil de sécurité.

Lors de sa visite sur le plateau du Golan dimanche dernier, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou n’a laissé aucune place au doute : « L’accord de 1974 qui établissait la séparation des forces entre Israël et la Syrie par le biais d’une zone tampon s’est effondré... Les soldats syriens ont abandonné leurs postes. Nous ne permettrons à aucune force hostile de s’établir le long de notre frontière ». Jeudi, Walla News a rapporté que Netanyahou avait informé le conseiller à la sécurité nationale des USA, Jake Sullivan, que les forces de défense israéliennes resteraient dans la zone tampon syrienne « jusqu’à ce qu’une force capable de faire respecter l’accord de séparation soit établie ».

Il s’agit du deuxième accord international régional violé par Israël, après sa prise de contrôle du corridor Philadelphie et le déploiement de forces à Gaza - des actions qui, selon l’Égypte, violent à la fois les accords de Camp David et l’accord de 2005 sur les déplacements et l’accès. Les situations sont toutefois différentes. Avec l’Égypte, Israël maintient des négociations en cours.
Par le passé, il a même permis aux forces égyptiennes de dépasser les limites de Camp David en renforçant leur présence militaire dans le Sinaï, y compris par l’utilisation de la puissance aérienne, pour combattre les organisations islamistes dans la péninsule. En revanche, Israël ne dialogue pas avec la Syrie et n’a pas l’intention de se retirer dans un avenir prévisible des territoires qu’il a récemment saisis.
La déclaration d’al-Chara, samedi, selon laquelle « dans l’état d’affaiblissement où se trouve la Syrie, elle n’a pas l’intention d’entrer dans une confrontation militaire... et nous n’avons aucun intérêt à entrer en conflit avec Israël » n’est pas de nature à rassurer Israël ou à modifier sa position concernant les territoires occupés.

Une course à la normalisation
Contrairement à la liberté d’action pratiquement illimitée d’Israël à Gaza - soutenue par la légitimation internationale et arabe pour agir avec force contre le Hamas, mais pas contre les civils -, sa position à l’égard de la Syrie est nettement différente. Bien qu’Al-Chara et son gouvernement n’aient pas été élus démocratiquement et qu’ils soient arrivés au pouvoir par la force militaire, craignant une guerre civile potentielle, ils ont déjà acquis une grande crédibilité arabe et internationale. Il continue à renforcer ce soutien par des déclarations diplomatiques stratégiques qui laissent entrevoir les politiques qu’il entend mener, et ces efforts portent déjà leurs fruits.

Après avoir reçu les félicitations de grands États arabes comme l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, des mesures concrètes ont été prises. La Turquie a rouvert son ambassade à Damas samedi, et le Qatar devrait faire de même dimanche. Les pays européens semblent également prêts à normaliser leurs relations avec la Syrie après une interruption de 13 ans, d’autant plus que certains d’entre eux avaient déjà envisagé de rétablir des liens avec le régime d’Assad.
Le soutien international croissant au nouveau gouvernement syrien pourrait bientôt se traduire par des pressions sur Israël pour qu’il se retire des territoires nouvellement occupés. Contrairement au Hamas, qui fait face à un large consensus international [disons : occidental, NdT] contre son rôle dans la future gouvernance de Gaza, le Ha’yat Tahrir al-Cham de Syrie est de plus en plus considéré comme une autorité légitime - bien qu’il soit toujours inscrit sur la liste des organisations terroristes et que son chef fasse l’objet d’une prime de 10 millions de dollars.
La Turquie, qui dispose de l’influence la plus importante, se positionne pour diriger les efforts visant à normaliser les relations internationales du nouveau régime syrien. Cette position s’explique par de multiples facteurs : Le soutien de longue date de la Turquie aux milices de Ha’yat Tahrir al-Cham, son contrôle sur l’Armée nationale syrienne (anciennement l’Armée syrienne libre) et sa maîtrise des postes-frontières cruciaux qui constituent la ligne de vie économique de la Syrie.
La Turquie entend désormais jouer le rôle de principal protecteur de la Syrie que tenaient auparavant l’Iran et la Russie. Cela va au-delà de simples relations de « bon voisinage » entre pays frontaliers. La Turquie a un intérêt stratégique primordial : transformer la Syrie en un rempart contre les forces kurdes, qu’elle combat depuis des décennies. Alors que la Turquie a condamné l’incursion d’Israël sur le territoire syrien, elle a elle-même occupé par la force certaines parties du nord-ouest de la Syrie. La semaine dernière, les milices qui lui sont alliées se sont emparées de la ville de Manbij à l’ouest de l’Euphrate, un bastion kurde, et la Turquie ne cache pas son intention d’étendre ses opérations à l’est de l’Euphrate.
La question kurde devrait dominer les prochaines discussions turco-syriennes, car sa résolution est cruciale pour la capacité d’Al-Chara à établir un État unifié. Un accord réussi permettrait d’éviter que les conflits internes ne dégénèrent en affrontements armés entre le régime et la minorité kurde, de faciliter le retrait des forces turques de Syrie et d’apaiser les tensions entre les autres minorités religieuses et ethniques du pays.

La situation des Kurdes
Le Conseil d’administration autonome kurde, qui gouverne les provinces kurdes du nord de la Syrie, supervise les Forces démocratiques syriennes (FDS) - un corps militaire composé de combattants kurdes et arabes que les USA ont établi comme une force efficace contre ISIS. La semaine dernière, le Conseil a annoncé que « les provinces du nord et de l’est de la Syrie sont une partie inséparable de la géographie syrienne » et a décidé de hisser le nouveau drapeau syrien des rebelles sur tous les bâtiments publics. Cela montre que les Kurdes ont l’intention de continuer à faire partie de la Syrie plutôt que d’établir une région indépendante, en acceptant l’autorité du nouveau gouvernement.

Toutefois, les Kurdes, qui contrôlent la plupart des champs pétroliers et les principales régions agricoles de la Syrie, posent des conditions à cette acceptation. Un document circulant sur les médias sociaux jeudi, censé présenter des projets de demandes de négociation entre les forces kurdes et Hayat Tahrir al-Cham sous la supervision des USA, détaillait plusieurs points clés. Les Kurdes se retireraient de Deir ez-Zor, Raqqa et Tabqa en échange du retour des résidents kurdes à Afrin, Tel Abyad et Ras al-Ayn, occupés par les Turcs, ainsi que du retrait des Turcs de ces zones.
Parmi les autres revendications figurent la reconnaissance d’une gouvernance autonome kurde, une aide au retour des Kurdes déplacés dans les villes occupées par la Turquie, une représentation militaire kurde dans le gouvernement qui sera formé après mars 2025 (date limite fixée par Al-Chara pour le mandat du gouvernement temporaire), l’engagement de retirer toutes les forces turques et la reconnaissance du kurde en tant que deuxième langue officielle.
Bien que cette liste reste préliminaire et sujette à des négociations, elle illustre clairement l’ampleur des défis auxquels le gouvernement syrien est confronté s’il cherche une solution diplomatique plutôt que militaire. Al-Chara, pris entre les pressions turques et les exigences kurdes, doit naviguer prudemment sur ce terrain miné, en équilibrant les aspirations turques et les intérêts kurdes, tout en maintenant de bonnes relations avec la Turquie sans fragmenter l’État.
L’évolution des relations turco-syriennes pourrait avoir un impact significatif sur les opérations d’Israël en Syrie. Au-delà des efforts internationaux visant à retirer les forces de Tsahal de la zone tampon, la Turquie pourrait déterminer la liberté opérationnelle aérienne d’Israël en Syrie. Alors qu’Israël bénéficiait auparavant d’un accès presque illimité, coordonné avec le commandement russe, à la base aérienne de Khmeimim, les forces russes ont commencé à se retirer. La plupart des avions russes ont quitté la Syrie et Moscou négocie actuellement le maintien de sa présence navale dans le port de Tartous.
En l’absence des forces aériennes syriennes et russes, la Turquie pourrait devenir le contrôleur de facto de l’espace aérien syrien et, en partenariat avec le gouvernement syrien, mettre fin à la liberté opérationnelle d’Israël. Bien que le besoin d’Israël pour une telle liberté puisse diminuer de manière significative avec le départ de la plupart des forces iraniennes et l’intention d’al-Chara d’empêcher les activités du Hezbollah en Syrie, Israël reste sceptique quant à la capacité du nouveau gouvernement syrien à bloquer les transferts d’armes de la Syrie vers le Liban. Par conséquent, Israël devra probablement conclure des accords avec la Turquie - des accords qui pourraient avoir un coût politique dans d’autres régions, y compris à Gaza.

13/12/2024

NIR HASSON
Une base de données massive de preuves, compilée par un historien israélien, documente les crimes de guerre d’Israël à Gaza

Une femme accompagnée d’un enfant est abattue alors qu’elle brandit un drapeau blanc ■ Des fillettes affamées sont écrasées à mort dans la file d’attente pour du pain ■ Un homme de 62 ans menotté est écrasé, manifestement par un char d’assaut ■ Une frappe aérienne vise des personnes qui tentent d’aider un garçon blessé ■ Une base de données de milliers de vidéos, photos, témoignages, rapports et enquêtes documente les horreurs commises par Israël à Gaza.

Nir Hasson, Haaretz , 5/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Journaliste à Haaretz depuis 2008, Nir Hasson est auteur du livre URSHALIM : Israéliens et Palestiniens à Jérusalem, 1967-2017 (en hébreu), Books in the Attic/Yediot Books, 2017

Une femme gazaouie porte le corps d’un enfant, la semaine dernière. Photo Omar El Qattaa/AFP

La note de bas de page n° 379 du document très fouillé et très complet que l’historien Lee Mordechai a rédigé contient un lien vers un clip vidéo. On y voit un gros chien ronger quelque chose au milieu de buissons. « Ouaï, ouaï, il a pris le terroriste, le terroriste est parti - parti dans les deux sens du terme », dit le soldat qui a filmé le chien en train de manger un cadavre. Après quelques secondes, le soldat lève la caméra et ajoute : « Mais quelle vue magnifique, quel magnifique coucher de soleil ! Un soleil rouge se couche sur la bande de Gaza ». Il s’agit bien d’un magnifique coucher de soleil.

Le rapport que le Dr Mordechai a mis en ligne - « Bearing Witness to the Israel-Gaza War » - constitue la documentation la plus méthodique et la plus détaillée en hébreu (il existe également une traduction en anglais) des crimes de guerre perpétrés par Israël dans la bande de Gaza. Il s’agit d’un acte d’accusation choquant composé de milliers d’entrées relatives à la guerre, aux actions du gouvernement, des médias, des forces de défense israéliennes et de la société israélienne en général. La traduction anglaise de la septième version du texte, la plus récente à ce jour, compte 124 pages et contient plus de 1 400 notes de bas de page renvoyant à des milliers de sources, notamment des rapports de témoins oculaires, des séquences vidéo, des documents d’enquête, des articles et des photographies.
Par exemple, il y a des liens vers des textes et d’autres types de témoignages décrivant des actes attribués à des soldats des FDI qui ont été vus « tirant sur des civils agitant des drapeaux blancs, maltraitant des individus, des captifs et des cadavres, endommageant ou détruisant allègrement des maisons, diverses structures et institutions, des sites religieux et pillant des biens personnels, ainsi que tirant au hasard avec leurs armes, tirant sur des animaux locaux, détruisant des propriétés privées, brûlant des livres dans des bibliothèques, dégradant des symboles palestiniens et islamiques (y compris en brûlant des Corans et en transformant des mosquées en espaces de restauration) ».
Un lien renvoie à une vidéo montrant un soldat à Gaza brandissant une grande pancarte prise dans un salon de coiffure de la ville de Yehud, dans le centre d’Israël, avec des corps éparpillés autour de lui. D’autres liens renvoient à des images de soldats déployés à Gaza lisant le Livre d’Esther, comme il est d’usage lors de la fête de Pourim, mais à chaque fois que le nom du méchant Haman est prononcé, ils tirent un obus de mortier au lieu de se contenter d’agiter les bruiteurs traditionnels. Un soldat est vu en train de forcer des prisonniers ligotés et les yeux bandés à envoyer des salutations à sa famille et à dire qu’ils veulent être ses esclaves. Des soldats sont photographiés tenant des piles d’argent qu’ils ont pillées dans les maisons de Gaza. Un bulldozer des FDI est vu en train de détruire une grande pile de paquets de nourriture provenant d’une agence d’aide humanitaire. Un soldat chante la chansonnette des enfants « L’année prochaine, nous brûlerons l’école », alors qu’on voit une école en flammes à l’arrière-plan. Et il y a de nombreuses séquences de soldats montrant des sous-vêtements féminins qu’ils ont pillés.
La note de bas de page n° 379 figure dans une sous-section intitulée « Déshumanisation dans les forces de défense israéliennes », incluse dans le chapitre intitulé « Discours israélien et déshumanisation des Palestiniens ». Elle contient des centaines d’exemples du comportement cruel de la société israélienne et des institutions de l’État à l’égard des habitants de Gaza qui souffrent - d’un premier ministre qui parle d’Amalek, au chiffre de 18 000 appels d’Israéliens sur les médias sociaux à raser la bande, aux médecins israéliens qui soutiennent le bombardement des hôpitaux de Gaza, en passant par l’humoriste qui plaisante sur le fait que les Palestiniens ne sont pas les seuls à souffrir, à un humoriste qui plaisante sur la mort de Palestiniens, en passant par un chœur d’enfants chantant gentiment « Dans un an, nous anéantirons tout le monde, puis nous reviendrons labourer nos champs », sur la mélodie de la chanson emblématique de l’époque de la guerre d’indépendance, « Shir Hare’ut » (Chanson de la camaraderie).
Les liens de « Bearing Witness to the Israel-Gaza War » mènent également à des images graphiques de corps éparpillés, dans toutes les conditions possibles, de personnes écrasées sous les décombres, de flaques de sang et de cris de personnes qui ont perdu toute leur famille en un instant. Des documents attestent de l’assassinat de personnes handicapées, d’humiliations et d’agressions sexuelles, d’incendies de maisons, de privations forcées de nourriture, de tirs au hasard, de pillages, d’abus de cadavres et de bien d’autres choses encore.
Même si tous les témoignages ne peuvent être corroborés, l’image qui s’en dégage est celle d’une armée qui, dans le meilleur des cas, a perdu le contrôle de nombreuses unités, dont les soldats ont fait ce qui leur plaisait, et qui, dans le pire des cas, laisse son personnel commettre les crimes de guerre les plus atroces que l’on puisse imaginer.
Mordechai cite des preuves des horribles situations difficiles que la guerre a imposées aux habitants de Gaza. Un médecin qui ampute la jambe de sa nièce sur une table de cuisine, sans anesthésie, à l’aide d’un couteau de cuisine. Des gens qui mangent de la chair de cheval et de l’herbe, ou qui boivent de l’eau de mer pour apaiser leur faim et leur soif. Des femmes obligées d’accoucher dans une salle de classe bondée. Desmédecins regardant, impuissants, des blessés mourir parce qu’il n’y a aucun moyen de les aider. Des femmes affamées poussées dans une file chaotique à l’extérieur d’une boulangerie ; selon le rapport, deux filles de 13 et 17 ans et une femme de 50 ans ont été écrasées à mort lors de cet incident.
Selon « Bearing Witness », dans les camps de personnes déplacées de la bande de Gaza en janvier, il y avait en moyenne un cabinet de toilette pour 220 personnes et une douche pour 4 500 personnes. Un grand nombre de médecins et d’organisations de santé ont signalé que des maladies infectieuses et des affections cutanées se propageaient parmi un grand nombre de Gazaouis.

Le quartier de Shujaiya’ah dans la ville de Gaza, le 7 octobre 2024. "Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des camps de la mort pour que cela soit considéré comme un génocide. Photo  Omar El Qattaa/AFP


De plus en plus d’enfants
Lee Mordechai, 42 ans, ancien officier du Corps des ingénieurs de combat des FDI, est actuellement maître de conférences en histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem, où il se spécialise dans les catastrophes humaines et naturelles des époques antique et médiévale. Il a écrit sur la peste de Justinien au VIe siècle et sur l’hiver volcanique qui a frappé l’hémisphère nord en 536 de l’ère chrétiennee. Il a abordé le sujet de la catastrophe de Gaza d’une manière académique et historique, avec une prose sèche et peu d’adjectifs, en utilisant la plus grande diversité possible de sources primaires ; ses écrits sont dépourvus d’interprétation et ouverts à l’examen et à la révision. C’est précisément la raison pour laquelle les visages reflétés dans son texte sont si épouvantables.
« J’ai senti que je ne pouvais pas continuer à vivre dans ma bulle, que nous parlions de crimes capitaux et que ce qui se passait était tout simplement trop important et contredisait les valeurs dans lesquelles j’avais été élevé ici », explique Mordechai. « Je ne cherche pas à me confronter avec les gens ou à polémiquer. J’ai rédigé ce document pour qu’il soit connu de tous. Ainsi, dans six mois, un an, cinq ans, dix ans ou cent ans, les gens pourront revenir en arrière et constater que c’est ce que l’on savait, ce qu’il était possible de savoir, dès janvier ou mars dernier, et que ceux d’entre nous qui ne savaient pas ont choisi de ne pas savoir.
« Mon rôle en tant qu’historien, poursuit-il, est de donner la parole à ceux qui ne peuvent pas s’exprimer, qu’il s’agisse d’eunuques au XIe siècle ou d’enfants à Gaza. Je cherche délibérément à ne pas faire appel aux émotions des gens et je n’utilise pas de mots qui pourraient être controversés ou obscurs. Je ne parle pas de terroristes, de sionisme ou d’antisémitisme. J’essaie d’utiliser un langage aussi froid et sec que possible et de m’en tenir aux faits tels que je les comprends ».
Mordechai était en congé sabbatique à Princeton lorsque la guerre a éclaté. Lorsqu’il se réveille le 7 octobre, c’est déjà l’après-midi en Israël. En quelques heures, il a compris qu’il y avait une disparité entre ce que le public israélien voyait et la réalité. Cette compréhension découle d’un système alternatif de réception des informations qu’il avait créé pour lui-même neuf ans plus tôt.
« En 2014, pendant l’opération Bordure protectrice [à Gaza], je suis rentré de mes études doctorales aux USA et de mes recherches dans les Balkans. J’ai alors eu l’impression qu’il n’y avait pas de discours ouvert en Israël ; tout le monde disait la même chose. J’ai donc fait un effort conscient pour accéder à d’autres sources d’information - [basées sur] les médias étrangers, les blogs, les médias sociaux. Cela ressemble aussi à mon travail d’historien, qui consiste à rechercher des sources primaires. Je me suis donc créé une sorte de système personnel pour comprendre ce qui se passait dans le monde. Le 7 octobre, j’ai activé le système et j’ai rapidement réalisé que le public en Israël avait un retard de quelques heures - Ynet a publié un bulletin sur la possibilité que des otages aient été pris, mais j’avais déjà vu des clips d’enlèvements. Cela crée une dissonance entre ce qui est dit sur la réalité de la situation et la réalité réelle, et ce sentiment s’intensifie ».
Le rapport contient plus de 1 400 notes de bas de page faisant référence à des milliers de sources. Il détaille les cas où les troupes israéliennes ont tiré sur des civils brandissant des drapeaux blancs, maltraité des individus, des captifs et des cadavres, tiré au hasard, détruit allègrement des maisons, brûlé des livres et dégradé des symboles islamiques.
En fait, la disparité entre ce que Mordechai a découvert et les informations parues dans les médias israéliens et étrangers n’a fait que s’accroître. « Au début de la guerre, l’histoire la plus marquante était celle des 40 nourrissons israéliens décapités le 7 octobre. Cette histoire a fait les gros titres des médias internationaux, mais lorsqu’on la compare à la liste [officielle de l’Assurance nationale] des personnes tuées, on se rend très vite compte qu’elle n’a pas eu lieu.
Mordechai a commencé à suivre les informations en provenance de Gaza sur les réseaux sociaux et dans les médias internationaux. « Dès le début, j’ai été inondé d’images de destruction et de souffrance, et j’ai compris qu’il y avait deux mondes séparés qui ne se parlaient pas. Il m’a fallu quelques mois pour comprendre quel était mon rôle ici. En décembre, l’Afrique du Sud a présenté sa plainte officielle pour génocide à l’encontre d’Israël en 84 pages détaillées avec de multiples références à des sources pouvant être recoupées.
« Je ne pense pas que tout doive être accepté comme une preuve », ajoute-t-il, “mais il faut s’y frotter, voir sur quoi cela repose, examiner ses implications”. » Au début de la guerre, j’ai voulu retourner en Israël pour faire du bénévolat pour une organisation de la société civile, mais pour des raisons familiales, je n’ai pas pu. J’ai décidé d’utiliser le temps libre dont je disposais pendant mon congé sabbatique à Princeton pour essayer d’éclairer le public israélien qui ne consomme que les médias locaux ».
Il a publié la première version de « Bearing Witness », de huit pages seulement, le 9 janvier. Selon le ministère de la santé de Gaza, officiellement connu sous le nom de ministère palestinien de la santé - Gaza, le nombre de personnes tuées dans la bande de Gaza s’élevait alors à 23 210. « Je ne crois pas que ce qui est écrit ici entraînera un changement de politique ou convaincra beaucoup de gens », écrit-il au début de ce document. « J’écris plutôt ceci publiquement, en tant qu’historien et citoyen israélien, afin de faire connaître ma position personnelle concernant l’horrible situation actuelle à Gaza, au fur et à mesure que les événements se déroulent. J’écris en tant qu’individu, en partie à cause du silence général décevant sur ce sujet de la part de nombreuses institutions académiques locales, en particulier celles qui sont bien placées pour le commenter, même si certains de mes collègues se sont courageusement exprimés ».

Depuis lors, Mordechai a passé des centaines d’heures à collecter des informations et à écrire, continuant à mettre à jour le document qui apparaît sur le site web qu’il a créé. Depuis qu’il s’est lancé dans ce projet, il a amélioré sa façon de travailler : il compile méticuleusement des rapports provenant de différentes sources sur une feuille de calcul Excel, à partir de laquelle, après un examen plus approfondi, il sélectionne les éléments qui seront mentionnés dans le texte. Il utilise une grande variété de sources : images filmées par des civils, articles de presse, rapports des Nations unies et d’autres organisations internationales, médias sociaux, blogs, etc.
Bien qu’il reconnaisse que certaines de ces sources ne respectent pas les normes journalistiques ou éthiques, Mordechai est convaincu de la crédibilité de sa documentation. « Ce n’est pas comme si je copiais-collais tout ce que quelqu’un d’autre trouve. D’un autre côté, il est clair qu’il y a un fossé entre ce qui existe et ce que nous aimerions voir : Nous aimerions que chaque incident dans la bande de Gaza soit examiné correctement par deux organisations internationales indépendantes et non indépendantes, mais cela n’arrivera pas.
C’est pourquoi j’examine les sources, je vérifie si elles ont été prises en flagrant délit de mensonge, si un organisme à but non lucratif ou un blogueur a transmis des informations dont je peux prouver qu’elles sont incorrectes - et si c’est le cas, je cesse de les utiliser et je les supprime. Je donne plus de poids aux sources neutres, comme les organisations de défense des droits humains et les Nations unies, et je fais une sorte de synthèse entre les sources pour voir si elles [les informations] sont cohérentes. Je travaille également de manière très ouverte et j’invite tous ceux qui le souhaitent à me contrôler. Je serais très heureux de voir que je me suis trompé dans ce que j’ai écrit, mais ce n’est pas le cas. Jusqu’à présent, j’ai dû faire très peu de corrections ».
La lecture du rapport de Mordechai permet de dissiper le brouillard qui recouvre les Israéliens depuis le début de la guerre. Le nombre de morts en est un bon exemple : La guerre du 7 octobre est la première guerre dans laquelle Israël ne fait aucun effort pour comptabiliser le nombre de tués dans l’autre camp. En l’absence de toute autre source, de nombreuses personnes dans le monde - gouvernements étrangers, médias, organisations internationales - s’appuient sur les rapports du ministère palestinien de la santé - Gaza, qui sont jugés tout à fait crédibles. Israël s’efforce de nier les chiffres du ministère. Les médias locaux indiquent généralement que la source de ces données est le « ministère de la santé du Hamas ».

Enfants palestiniens dans un centre de distribution de nourriture à Deir al-Balah, la semaine dernière. Mordechai affirme que plus d’enfants ont été tués à Gaza que tous les enfants de toutes les guerres du monde, au cours des trois années précédant le 7 octobre. Photo AFP/OMAR AL-QATTAA

Cependant, peu d’Israéliens savent que non seulement les FDI et le gouvernement israélien ne disposent pas de leurs propres chiffres concernant le nombre de morts, mais que des sources israéliennes haut placées, ne disposant pas d’autres données, finissent par confirmer celles publiées par le ministère à Gaza. De quel rang ? Benjamin Netanyahou lui-même. Le 10 mars, par exemple, le premier ministre a déclaré dans une interview qu’Israël avait tué 13 000 militants armés du Hamas et estimé que pour chacun d’entre eux, 1,5 civil avait été tué. En d’autres termes, jusqu’à cette date, entre 26 000 et 32 500 personnes avaient été tuées dans la bande de Gaza. Ce jour-là, le ministère palestinien a publié un chiffre de 31 112 morts à Gaza, dans la fourchette citée par Netanyahou. À la fin du mois, Netanyahou a parlé de 28 000 morts, soit environ 4 600 de moins que le chiffre officiel palestinien. Fin avril, le Wall Street Journal a cité une estimation d’officiers de haut rang des FDI selon laquelle le nombre de morts s’élevait à environ 36 000, soit plus que le chiffre publié par le ministère palestinien à l’époque.
Mordechai : « Il semble que, du côté israélien, on choisisse de ne pas s’occuper des chiffres, bien qu’Israël puisse ostensiblement le faire - la technologie existe, et Israël contrôle le registre de la population palestinienne. L’establishment de la défense dispose également d’images faciales ; il pourrait les recouper et voir si une personne déclarée morte est passée par un point de contrôle. Allez, montrez-moi ! Donnez-moi des preuves et je changerai d’approche. Cela me compliquera la vie, mais je serai beaucoup moins contrarié.
Je pense que nous devons nous demander quelle « barre » de preuves est nécessaire pour que nous changions d’avis sur le nombre de Palestiniens qui ont été tués. C’est une question que chacun d’entre nous doit se poser - peut-être que pour vous les preuves que je cite ne sont pas suffisantes - parce qu’il doit y avoir une sorte d’étape réaliste dans l’accumulation des preuves à partir de laquelle nous accepterons les chiffres comme fiables ».
« Pour moi, explique-t-il, ce stade est arrivé il y a longtemps. Une fois que l’on a fait le sale boulot et que l’on comprend un peu mieux les chiffres, la question n’est plus de savoir combien de Palestiniens sont morts, mais pourquoi et comment le public israélien continue de douter de ces chiffres après plus d’un an d’hostilités et en dépit de toutes les preuves ».
Dans son rapport, il cite les chiffres du ministère palestinien qui mentionnent, parmi les personnes tuées depuis le début de la guerre jusqu’en juin dernier, 273 employés des Nations unies et des organisations humanitaires, 100 professeurs, 243 athlètes, 489 travailleurs de la santé (dont 55 médecins spécialistes), 710 enfants de moins d’un an et quatre prématurés qui sont morts après que les FDI ont forcé l’infirmier qui s’occupait d’eux à quitter l’hôpital. L’infirmier s’occupait de cinq prématurés et a décidé de sauver celui qui semblait avoir les meilleures chances de survie. Les corps en décomposition des quatre autres ont été retrouvés dans des couveuses deux semaines plus tard.
La note de bas de page du texte de Mordechai concernant ces nourrissons ne fait pas référence à un tweet d’un habitant de Gaza ou à un blog pro-palestinien, mais à une enquête du Washington Post. Les Israéliens qui s’interrogent sur « Bearing Witness to the Israel-Gaza War » au motif qu’il s’appuie sur les médias sociaux ou sur des rapports non vérifiés doivent savoir qu’il s’appuie également sur des dizaines d’enquêtes menées par presque tous les médias occidentaux qui se respectent. De nombreux médias ont examiné les incidents survenus à Gaza en appliquant des normes journalistiques rigoureuses - et ont trouvé des preuves d’atrocités. Une enquête de CNN a corroboré l’affirmation palestinienne concernant le « massacre de la farine », au cours duquel environ 150 Palestiniens venus chercher de la nourriture auprès d’un convoi d’aide le 1er mars ont été tués. Les FDI ont déclaré que c’était la foule et la bousculade des habitants de Gaza eux-mêmes qui les avaient tués, et non les tirs d’avertissement effectués par les soldats dans la zone. En fin de compte, l’enquête de CNN, basée sur une analyse minutieuse de la documentation et sur 22 entretiens avec des témoins oculaires, a révélé que la plupart des victimes mortelles avaient effectivement été tuées par des tirs d’avertissement.
Interrogé sur l’image qui l’a le plus marqué, Mordechai mentionne la photo du corps de Jamal Hamdi Hassan Ashour, 62 ans, qui aurait été écrasé par un char d’assaut, le corps mutilé au point d’être méconnaissable. L’image a été publiée sur une chaîne Telegram israélienne avec la légende « Vous allez adorer ça ! ».
Le New York Times, ABC, CNN, la BBC, des organisations internationales et l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem ont publié les résultats de leurs propres enquêtes sur des actes de torture, des abus, des viols et d’autres atrocités perpétrés contre des détenus palestiniens dans la base de Sde Teiman des FDI dans le Néguev et dans d’autres installations. Amnesty International a examiné quatre incidents dans lesquels il n’y avait pas de cible militaire ni de justification à l’attaque, et au cours desquels les FDI ont tué 95 civils au total.
Une enquête menée fin mars par Yaniv Kubovich dans Haaretz a montré que les FDI créaient des « zones de mort » dans lesquelles de nombreux civils étaient abattus après avoir franchi une ligne imaginaire délimitée par un commandant sur le terrain ; les victimes étaient classées comme terroristes après leur mort. [Israël a créé des “zones de mise à mort” à Gaza : quiconque y pénètre est abattu]
 La BBC a mis en doute les estimations des FDI concernant le nombre de terroristes que ses forces ont tués en général ; CNN a fait un rapport détaillé sur un incident au cours duquel une famille entière a été éliminée ; NBC a enquêté sur une attaque contre des civils dans des zones dites humanitaires ; le Wall Street Journal a vérifié que les FDI s’appuyaient sur des rapports de décès à Gaza publiés par le ministère palestinien de la santé ; le New Yorker et le Telegraph ont publié les résultats d’enquêtes approfondies sur des cas d’enfants dont les membres ont dû être amputés, et bien d’autres choses encore, toutes mentionnées dans « Bearing Witness ». »
Le rapport publié cette semaine par le ministère palestinien de la santé à Gaza, selon lequel, depuis le 7 octobre, 1 140 familles ont été totalement rayées du registre de la population locale - très probablement victimes de bombardements aériens, n’est pas inclus dans l’ouvrage.
Mordechai cite de nombreux éléments relatifs au laxisme des règles d’engagement des FDI dans la bande de Gaza. Un clip montre un groupe de réfugiés avec une femme à l’avant, tenant son fils d’une main et un drapeau blanc de l’autre ; on la voit se faire tirer dessus, probablement par un sniper, et s’effondrer tandis que l’enfant lui lâche la main et s’enfuit pour sauver sa vie. Un autre incident, largement diffusé fin octobre, montre Mohammed Salem, 13 ans, appelant à l’aide après avoir été blessé lors d’une attaque de l’armée de l’air ; lorsque des personnes s’approchent pour offrir de l’aide, elles sont la cible d’une autre attaque de ce type. Salem et un autre jeune ont été tués, et plus de 20 personnes ont été blessées.
Mordechai reconnaît que regarder les témoignages visuels de la guerre a endurci son cœur - aujourd’hui, il peut visionner même les scènes les plus horribles. « Lorsque les vidéos d’ISIS ont été publiées [il y a des années], je ne les ai pas regardées. Mais là, j’ai senti que c’était mon obligation, parce que c’est fait en mon nom, donc je dois les voir pour transmettre ce que j’ai vu. Ce qui est important, c’est la quantité, ce sont des enfants et encore des enfants et encore des enfants ».

Mordechai : « J’ai écrit cela pour que dans un semestre ou dans 100 ans, les gens reviennent en arrière et voient que c’est ce qu’il était possible de savoir, dès janvier, et que ceux d’entre nous qui ne savaient pas, ont choisi de ne pas savoir ». Photo Olivier Fitoussi

Lorsqu’on lui demande laquelle des milliers d’images, qu’il s’agisse de vidéos ou de photos, de personnes mortes, blessées ou souffrantes l’a le plus marqué, Mordechai réfléchit et mentionne la photo du corps d’un homme qui a été identifié plus tard comme étant Jamal Hamdi Hassan Ashour. Ashour, 62 ans, aurait été écrasé par un char d’assaut en mars, son corps ayant été mutilé au point d’être méconnaissable. Une menotte à zip sur l’une de ses mains atteste qu’il avait été détenu auparavant, selon des sources palestiniennes. L’image a été publiée sur une chaîne Telegram israélienne avec la légende suivante : « Vous allez adorer ça ! ».
« Je n’ai jamais rien vu de tel dans ma vie », déclare Mordechai à Haaretz. « Mais le pire, c’est que l’image a été partagée par des soldats dans un groupe Telegram israélien et qu’elle a suscité des réactions très favorables ». Outre les informations concernant Ashour, « Bearing Witness » fournit des liens vers les images d’un certain nombre d’autres corps dont l’état suggère qu’ils ont été écrasés par des véhicules blindés. Dans un cas, selon un rapport palestinien, les victimes étaient une mère et son fils.
Un cas mentionné uniquement dans une note de bas de page témoigne des questions relatives aux méthodes de Mordechai et aux dilemmes auxquels il a été confronté. Fin mars, Al Jazeera a diffusé une interview d’une femme qui s’était présentée à l’hôpital Shifa de Gaza et avait déclaré que des soldats des FDI avaient violé des femmes. Peu après, la famille de cette femme a démenti les allégations qu’elle avait faites et Al Jazeera a supprimé le reportage, mais de nombreuses personnes avaient encore des doutes.
« Selon ma méthodologie, après la suppression par Al Jazeera, l’information n’est pas crédible et n’a pas eu lieu », explique Mordechai. « Mais je me pose aussi la question : Peut-être que je participe à la réduction au silence de cette femme ? Et ce n’est pas pour honorer la vérité que cette femme est réduite au silence, mais au nom de son honneur et de celui de sa famille. Est-ce parfait ? Ce n’est pas parfait, mais en fin de compte, je suis un être humain et c’est à moi de décider. J’ai donc expliqué dans une note de bas de page qu’il s’agissait de l’allégation d’une femme et j’ai ajouté [qu’elle était] « presque certainement fausse » pour exprimer mes réserves.
« Je ne garantis pas que chaque témoignage soit totalement fiable. En fait, personne ne sait exactement ce qui se passe à Gaza - ni les médias internationaux, ni les Israéliens, ni même les forces de défense israéliennes. Dans « Bearing Witness », je soutiens que le fait de faire taire les voix de Gaza - de restreindre les informations qui en sortent - fait partie de la méthode de travail qui rend la guerre possible. Je soutiens la synthèse que j’utilise et j’aimerais avoir tort. Mais du côté israélien, il n’y a rien. Je parle de preuves - apportez-moi des preuves ! »
L’un des cas décrits dans le document, même si de nombreux Israéliens auront du mal à le croire, concerne l’utilisation par les FDI d’un drone qui émettait le son des pleurs d’un nourrisson afin de déterminer où se trouvaient les civils et peut-être de les faire sortir de leur abri. Dans la vidéo référencée par le lien donné par Mordechai, on entend des pleurs et on voit les lumières d’un drone.
« Nous savons qu’il existe des drones équipés de haut-parleurs, peut-être qu’un soldat qui s’ennuie décide de le faire pour plaisanter et que cela est perçu comme une horreur par les Palestiniens », explique-t-il. « Mais est-ce si exagéré qu’un soldat, au lieu d’être filmé avec des culottes et des soutien-gorge ou de dédier l’explosion d’une rue à sa femme, fasse quelque chose de ce genre ? C’est peut-être une invention, mais c’est compatible avec ce que je vois ». Cette semaine, Al Jazeera a diffusé un reportage d’investigation sur les « drones pleureurs » et a affirmé que leur utilisation avait été confirmée par un certain nombre de témoins oculaires qui ont tous raconté la même histoire.
« Nous pouvons toujours contester les témoignages anecdotiques de ce type, mais il est plus difficile de le faire face à des montagnes de témoignages plus étayés », note Mordechai. « Par exemple, des dizaines de médecins américains qui ont travaillé bénévolement à Gaza ont rapporté qu’ils voyaient presque tous les jours des enfants qui avaient reçu une balle dans la tête. Est-ce que nous essayons même d’expliquer ou de faire face à cela ? »
Plus d’enfants ont été tués à Gaza que dans toutes les guerres du monde au cours des trois années précédant le 7 octobre. Au cours du premier mois de la guerre, le nombre d’enfants tués a été dix fois supérieur au nombre d’enfants tués au cours de la guerre d’Ukraine en un an.
L’un des sommets de la brutalité militaire israélienne à Gaza a été atteint lors du deuxième grand raid sur l’hôpital Shifa à la mi-mars, ajoute l’historien, qui lui consacre d’ailleurs un chapitre distinct. Les FDI ont affirmé que l’hôpital était un centre d’activité du Hamas à l’époque et qu’il y avait eu des échanges de tirs pendant le raid, à la suite duquel 90 membres du Hamas avaient été arrêtés, dont certains de haut rang.
Cependant, l’occupation de Shifa par les FDI s’est poursuivie pendant environ deux semaines. Pendant cette période, selon des sources palestiniennes, l’hôpital est devenu une zone de meurtres et de tortures. Apparemment, 240 patients et membres du personnel médical ont été enfermés dans l’un des bâtiments pendant une semaine, sans accès à la nourriture. Les médecins présents sur place ont rapporté qu’au moins 22 patients étaient décédés. Un certain nombre de témoins oculaires, y compris des membres du personnel, ont décrit des exécutions. Une vidéo tournée par un soldat montre des détenus ligotés et les yeux bandés, assis dans un couloir, face à un mur. Selon les sources, après le retrait des FDI de l’hôpital, des dizaines de corps ont été découverts dans la cour. Un certain nombre de clips documentent la collecte des corps, certains mutilés, d’autres enterrés sous des décombres ou gisant dans de grandes mares de sang coagulé. Une corde a été nouée autour du bras de l’un des hommes morts, ce qui montre peut-être qu’il a été ligoté avant d’être tué.
D’autres sommets de brutalité ont été atteints au cours des deux derniers mois dans le cadre de l’opération militaire en cours dans la partie nord de la bande de Gaza. L’opération a commencé le 5 octobre. Les FDI ont coupé Jabalya, Beit Lahia et Beit Hanoun de la ville de Gaza, et les habitants ont reçu l’ordre de partir. Beaucoup l’ont fait, mais plusieurs milliers sont restés dans la zone assiégée.
À ce stade, l’armée a lancé ce que l’ancien chef d’état-major des FDI et ministre de la défense, Moshe Ya’alon, a qualifié cette semaine de « nettoyage ethnique » de la région : les groupes d’aide ont été interdits d’accès, le dernier dépôt de farine a été incendié et les deux dernières boulangeries fermées, et même les activités des équipes de défense civile qui évacuaient les blessés ont été interdites. L’approvisionnement en eau a été interrompu, les ambulances ont été mises hors service et les hôpitaux ont été attaqués.
Mais l’effort principal de l’armée s’est concentré sur les raids aériens. Presque chaque jour, les Palestiniens font état de dizaines de morts lors du bombardement d’immeubles d’habitation et d’écoles, devenus des camps de déplacés. Le rapport de Mordechai cite des dizaines de témoignages bien documentés sur les campagnes de bombardement : familles ramassant les corps de leurs proches parmi les ruines, funérailles dans d’immenses fosses communes, blessés couverts de poussière, adultes et enfants en état de choc, personnes pleurant avec des morceaux de corps éparpillés autour d’elles, etc.

Les conséquences de l’opération de deux semaines menée par les forces de défense israéliennes à l’hôpital Shifa, en avril. Photo Dawoud Abu Alkas/Reuters

Dans un clip vidéo datant du 20 octobre, on voit deux enfants extraits des décombres. Le premier a l’air abasourdi, les yeux exorbités et totalement couvert de sang et de poussière. À côté de lui, on retire un corps sans vie, apparemment celui d’une fille.
Au cours des deux dernières semaines, Haaretz a, pour sa part, envoyé des questions à l’unité du porte-parole des FDI concernant une trentaine d’incidents, la plupart à Gaza, au cours desquels de nombreux civils ont été tués. L’unité a répondu qu’elle avait classé la plupart d’entre eux comme des événements inhabituels et qu’ils avaient été renvoyés à l’état-major général pour une enquête plus approfondie.
Mordechai rejette d’emblée l’affirmation couramment entendue par les Israéliens selon laquelle ce qui se passe à Gaza n’est pas si terrible par rapport à d’autres guerres. « Bearing Witness » montre, par exemple, que plus d’enfants ont été tués à Gaza que tous les enfants tués dans toutes les guerres du monde au cours des trois années qui ont précédé la guerre du 7 octobre. Dès le premier mois de la guerre, le nombre d’enfants morts était dix fois supérieur au nombre d’enfants tués dans la guerre en Ukraine en un an.
Plus de journalistes ont été tués à Gaza que pendant toute la Seconde Guerre mondiale. Selon une enquête publiée par Yuval Avraham sur le site web Sicha Mekomit (Local Call), concernant les systèmes d’intelligence artificielle utilisés dans les campagnes de bombardement des FDI à Gaza, l’autorisation a été donnée de tuer jusqu’à 300 civils afin d’assassiner des personnalités de haut rang du Hamas. En comparaison, des documents révèlent que pour les forces armées américaines, ce chiffre s’élevait à un dixième de ce nombre - 30 civils - dans le cas d’un meurtrier d’une envergure supérieure à celle de Yahya Sinwar : Oussama Ben Laden.
« Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des camps de la mort pour que l’on puisse parler de génocide. Tout se résume à la commission des actes et à l’intention, et l’existence des deux doit être établie. »
Lee Mordechai
Un rapport d’enquête du Wall Street Journal affirme qu’Israël a déversé plus de bombes sur Gaza au cours des trois premiers mois de la guerre que les USA n’en ont largué sur l’Irak en six ans. Quarante-huit prisonniers sont morts dans les centres de détention israéliens au cours de l’année écoulée, contre neuf à Guantanamo au cours de ses 20 années d’existence. Les chiffres sont également éloquents lorsqu’il s’agit des données concernant les décès dans les guerres menées par d’autres pays : Les forces de la coalition en Irak ont tué 11 516 civils en cinq ans, et 46 319 civils ont été tués en 20 ans de guerre en Afghanistan. Selon les estimations les plus indulgentes, quelque 30 000 civils ont été tués dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023.
Le rapport de Mordechai reflète non seulement les horreurs qui se produisent à Gaza, mais aussi l’indifférence d’Israël à leur égard. « Au début, on a tenté de justifier l’invasion de l’hôpital Shifa ; aujourd’hui, il n’y a même pas cette prétention - vous attaquez des hôpitaux et il n’y a pas de discussion publique. Nous ne faisons face d’aucune manière aux implications de ces opérations. Vous ouvrez les médias sociaux et vous êtes submergés par la déshumanisation. Qu’est-ce que cela nous fait ? J’ai grandi dans une société dont l’éthique était totalement différente. Il y a toujours eu des pommes pourries, mais regardez l’affaire du bus n° 300 [un événement survenu en 1984, au cours duquel des agents du Shin Bet sur le terrain ont exécuté deux Arabes qui avaient détourné un bus] et voyez où nous en sommes aujourd’hui. Il est important pour moi de tendre un miroir, il est important pour moi que ces choses soient connues. C’est ma forme de résistance.
Un sombre secret
Dans les versions les plus récentes de « Bearing Witness », Mordechai a ajouté une annexe qui explique pourquoi, selon lui, les actions d’Israël à Gaza constituent un génocide, un sujet qu’il développe au cours de notre conversation. « Nous devons déconnecter la façon dont nous concevons le génocide en tant qu’Israéliens - les chambres à gaz, les camps de la mort et la Seconde Guerre mondiale - du modèle qui apparaît dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide [de 1948] », explique-t-il. « Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des camps de la mort pour que cela soit considéré comme un génocide. Tout se résume à la commission d’actes et à l’intention, et l’existence de ces deux éléments doit être établie. En ce qui concerne la commission d’actes, il s’agit de meurtres, mais pas seulement - [il y a] aussi des blessures, des enlèvements d’enfants et même de simples tentatives d’empêcher les naissances au sein d’un groupe particulier de personnes. Ce que tous ces actes ont en commun, c’est la destruction délibérée d’un groupe.
« Les personnes à qui je parle ne discutent généralement pas des actes commis, mais de l’intention. Ils diront qu’il n’existe aucun document montrant que Netanyahou ou [le chef d’état-major des FDI] Herzl Halevi ont ordonné un génocide. Mais il y a des déclarations et des témoignages. Il y en a beaucoup, beaucoup. L’Afrique du Sud a soumis un document de 120 pages contenant un grand nombre de témoignages prouvant l’intention. Le journaliste Yunes Tirawi a recueilli des déclarations sur le génocide et le nettoyage ethnique sur les médias sociaux de plus de 100 personnes ayant des liens avec Tsahal - apparemment de nombreux officiers de réserve.
« Que faisons-nous avec tout cela ? De mon point de vue, les faits parlent. Je vois une ligne directe entre ces déclarations, l’absence de tentative de lutte contre ces déclarations et la réalité sur le terrain qui correspond à ces déclarations ».
La version anglaise de « Bearing Witness » fait référence à des articles rédigés par six autorités israéliennes de premier plan, qui ont déjà déclaré qu’à leur avis, Israël commet un génocide : Omer Bartov, spécialiste de l’Holocauste et du génocide ; Daniel Blatman, chercheur sur l’Holocauste (qui a écrit que ce que fait Israël à Gaza se situe entre le nettoyage ethnique et le génocide) ; l’historien Amos Goldberg ; Raz Segal, spécialiste de l’Holocauste ; Itamar Mann, expert en droit international ; et l’historien Adam Raz.
« La définition est moins importante », déclare Mordechai. « Ce qui est important, ce sont les actions. Admettons que la Cour internationale de justice de La Haye déclare dans quelques années qu’il ne s’agit pas d’un génocide mais d’un quasi-génocide. Cela atteste-t-il d’une victoire morale d’Israël ? Ai-je envie de vivre dans un endroit qui perpétue un « quasi-génocide » ? Le débat sur le terme attire l’attention, mais les choses se produisent d’une manière ou d’une autre, qu’elles atteignent la barre ou non. En fin de compte, nous devons nous demander comment arrêter cela et comment nous répondrons à nos enfants lorsqu’ils nous demanderont ce que nous avons fait pendant la guerre. Nous devons agir ».
Mais la définition est importante. Vous dites aux Israéliens : « Regardez, vous vivez à Berlin en 1941. » Quel est l’impératif moral pour les personnes qui vivaient à Berlin à l’époque ? Qu’est-ce qu’un citoyen est censé faire lorsque son État commet un génocide ?
« Une position morale a toujours un prix. S’il n’y a pas de prix, il s’agit simplement d’une position normative acceptée. La valeur d’une chose pour une personne est exprimée par le prix qu’elle est prête à payer pour l’obtenir. D’un autre côté, je suis conscient que les gens ont aussi d’autres considérations et d’autres besoins - ramener de la nourriture à la maison, préserver les liens avec leur famille - chacun doit prendre ses propres décisions. De mon point de vue, ce que je fais, c’est parler et continuer à parler, que les gens m’écoutent ou non. Cela me prend beaucoup de temps et de force mentale, mais je suis arrivé à la conclusion que c’est la chose la plus utile que je puisse faire ».
Après notre séparation, Mordechai m’a envoyé un dernier lien. Celui-ci ne concernait pas les témoignages sur les atrocités commises à Gaza, mais une nouvelle de la regrettée romancière américaine Ursula K. Le Guin, « The Ones Who Walk Away from Omelas » (Ceux qui partent d’Omelas). L’histoire parle de la ville d’Omelas, où les gens sont beaux et heureux, et où leur vie est intéressante et joyeuse. Mais à l’âge adulte, les citoyens d’Omelas apprennent peu à peu le sombre secret de leur ville : leur bonheur dépend de la souffrance d’un enfant qui est contraint de rester dans une pièce insalubre sous terre, et ils ne sont pas autorisés à le consoler ou à l’aider. « C’est l’existence de l’enfant, et la connaissance de son existence, qui rend possible la majesté de leur architecture, l’intensité poignante de leur musique, la profondeur de leur science. C’est à cause de l’enfant qu’ils sont si doux avec les enfants», écrit Le Guin.
La majorité des habitants d’Omelas continuent à vivre avec ce savoir, mais de temps en temps, l’un d’entre eux rend visite à l’enfant et ne revient pas, mais continue à marcher et abandonne la ville. L’histoire se termine ainsi : « […] ils marchent devant eux, dans l’obscurité, et ils ne reviennent pas. Le lieu vers où ils marchent est un lieu encore moins imaginable pour la plupart d’entre nous que la cité du bonheur. Je ne peux pas du tout le décrire. Il est possible qu’il n’existe pas. Mais ils semblent savoir où ils vont, ceux qui partent d’Omelas».

Le bureau du porte-parole des FDI a répondu que les FDI « n’opère que contre des cibles militaires et prend toute une série de précautions pour éviter de blesser des non-combattants, notamment en lançant des avertissements à la population. En ce qui concerne les arrestations, tout soupçon de violation des ordres ou du droit international fait l’objet d’une enquête et est traité. En général, si l’on soupçonne un soldat de s’être mal comporté et d’avoir commis un acte criminel, une enquête est ouverte par la division des enquêtes criminelles de la police militaire ». [donc, circulez, ya rien à voir, NdT]