المقالات بلغتها الأصلية Originaux Originals Originales

Affichage des articles dont le libellé est Français. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Français. Afficher tous les articles

26/03/2025

MAURIZIO LAZZARATO
S’armer pour sauver le capitalisme financier !
La leçon de Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy

Maurizio Lazzarato, 26/3/2025
Dessins d' Enrico Bertuccioli
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

« Si grande que soit une nation, si elle aime la guerre, elle périra ; si pacifique que soit le monde, s’il oublie la guerre, il sera en danger »

Wu Zi, ancien traité militaire chinois

« Quand nous parlons de système de guerre, nous entendons un système tel que celui qui est en vigueur et qui suppose que la guerre, même si elle n’est que planifiée et non combattue, est le fondement et le sommet de l’ordre politique, c’est-à-dire des relations entre les peuples et entre les hommes. Un système où la guerre n’est pas un événement mais une institution, pas une crise mais une fonction, pas une rupture mais une pierre angulaire du système, une guerre toujours décriée et exorcisée, mais jamais abandonnée comme une possibilité réelle »

Claudio Napoleoni, 1986


L’avènement de Trump est apocalyptique, au sens premier de ce terme, celui de dévoilement. Son agitation convulsive a le grand mérite de montrer la nature du capitalisme, le rapport entre la guerre, la politique et le profit, entre le capital et l’État habituellement voilé par la démocratie, les droits humains, les valeurs et la mission de la civilisation occidentale. 

La même hypocrisie est au cœur du récit construit pour légitimer les 840 milliards d’euros de réarmement que l’UE impose aux États membres par le recours à l’état d’exception. S’armer ne signifie pas, comme le dit Draghi, défendre « les valeurs qui ont fondé notre société européenne » et qui ont « garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la solidarité et, avec notre allié américain, la sécurité, la souveraineté et l’indépendance », mais cela signifie sauver le capitalisme financier.

Il n’y a même pas besoin de grands discours et d’analyses documentées pour masquer l’indigence de ces récits, il a suffi d’un nouveau massacre de 400 civils palestiniens pour mettre en évidence la vérité du bavardage indécent sur l’unicité et la suprématie morale et culturelle de l’Occident.

Trump n’est pas un pacifiste, il ne fait que reconnaître la défaite stratégique de l’OTAN dans la guerre d’Ukraine, alors que les élites européennes refusent l’évidence. Pour elles, la paix signifierait le retour à l’état catastrophique auquel elles ont réduit leurs nations. La guerre doit continuer car pour elles, comme pour les démocrates et l’État profond usaméricain, c’est le moyen de sortir de la crise qui a commencé en 2008, comme ce fut le cas pour la grande crise de 1929. Trump pense pouvoir la résoudre en donnant la priorité à l’économie sans renier la violence, le chantage, l’intimidation, la guerre. Il est très probable que ni l’un ni les autres ne réussiront car ils ont un énorme problème : le capitalisme, dans sa forme financière, est en crise profonde et c’est précisément de son centre, les USA, qu’arrivent les signaux “dramatiques” pour les élites qui nous gouvernent. Au lieu de converger vers les USA, les capitaux fuient vers l’Europe. Une grande nouveauté, symptôme de grandes ruptures imprévisibles qui risquent d’être catastrophiques.

Le capital financier ne produit pas de biens, mais des bulles qui gonflent toutes aux USA et éclatent au détriment du reste du monde, se révélant être des armes de destruction massive. La finance usaméricaine aspire de la valeur (les capitaux) du monde entier, l’investit dans une bulle qui tôt ou tard éclatera, obligeant les peuples de la planète à l’austérité, au sacrifice pour payer ses échecs : d’abord la bulle internet, puis la bulle des subprimes qui a provoqué l’une des plus grandes crises financières de l’histoire du capitalisme, ouvrant la porte à la guerre. Ils ont aussi tenté la bulle du capitalisme vert qui n’a jamais décollé et enfin celle, incomparablement plus grosse, des entreprises de haute technologie. Pour colmater les brèches des désastres de la dette privée déchargée sur les dettes publiques, la Réserve fédérale et la Banque européenne ont inondé les marchés de liquidités qui, au lieu de “ruisseler” dans l’économie réelle, ont servi à alimenter la bulle des hautes technologies et le développement des fonds d’investissement, connus sous le nom de “Big Three” : Vanguard, BlackRock et State Street (le plus grand monopole de l’histoire du capitalisme, gérant 50 000 milliards de dollars, actionnaire principal de toutes les plus importantes sociétés cotées en bourse). Aujourd’hui, même cette bulle est en train de se dégonfler.

Si l’on divise par deux la capitalisation totale de la bourse de Wall Street, on est encore loin de la valeur réelle des entreprises de haute technologie, dont les actions ont été gonflées par ces mêmes fonds pour maintenir des dividendes élevés pour leurs “épargnants” (les Démocrates comptaient aussi remplacer le welfare par la finance pour tous, comme ils avaient déliré auparavant sur la maison pour tous les USAméricains).

Aujourd’hui, le festin touche à sa fin. La bulle a atteint sa limite et les valeurs chutent avec un risque réel d’effondrement. Si l’on ajoute à cela l’incertitude que la politique de Trump, représentant d’une finance qui n’est pas celle des fonds d’investissement, introduit dans un système que ces derniers avaient réussi à stabiliser avec l’aide des Démocrates, on comprend les craintes des “marchés”. Le capitalisme occidental a besoin d’une nouvelle bulle car il ne connaît rien d’autre que la reproduction de l'identique (la tentative trumpienne de reconstruire l’industrie manufacturière aux USA est vouée à un échec certain). 


L’identité parfaite de la “production” et de la destruction

L’Europe, qui dépense déjà de plus de 60 % les dépenses d’armement de la Russie (l’OTAN représente 55 % des dépenses d’armement dans le monde, la Russie 5 %), a décidé d’un grand plan d’investissement de 800 milliards d’euros pour augmenter encore les dépenses militaires.

La guerre et l’Europe où sont encore actifs des réseaux politiques et économiques, des centres de pouvoir qui se réfèrent à la stratégie représentée par Biden, battue à la dernière élection présidentielle, sont l’occasion de construire une bulle basée sur l’armement pour compenser les difficultés croissantes des “marchés” usaméricains. Depuis décembre, les actions des entreprises d’armement ont déjà fait l’objet de spéculations, allant de hausse en hausse et jouant le rôle de valeur refuge pour les capitaux qui jugent la situation usaméricaine trop risquée. Au cœur de l’opération, les fonds d’investissement, qui sont aussi parmi les plus gros actionnaires des grandes entreprises d’armement. Ils détiennent des participations importantes dans Boeing, Lockheed Martin et RTX, dont ils influencent la gestion et les stratégies. En Europe, ils sont également présents dans le complexe militaro-industriel : Rheinmetall, une entreprise allemande qui produit les chars Leopard et dont le cours de l’action a augmenté de 100 % au cours des derniers mois, compte parmi ses principaux actionnaires Blackrock, la Société Générale, Vanguard, etc.. Plus grand fabricant de munitions d’Europe, Rheinmetall a dépassé le plus grand constructeur automobile du continent, Volkswagen, en termes de capitalisation, dernier signe en date de l’appétit croissant des investisseurs pour les valeurs liées à la défense.

L’Union européenne veut collecter et canaliser l’épargne continentale vers l’armement, avec des conséquences catastrophiques pour le prolétariat et une nouvelle division de l’Union. La course aux armements ne pourra pas fonctionner comme un « keynésianisme de guerre » parce que l’investissement dans les armes intervient dans une économie financiarisée et non plus industrielle. Construite avec de l’argent public, elle profitera à une petite minorité de particuliers, tout en aggravant les conditions de vie de la grande majorité de la population.

La bulle de l’armement ne pourra que produire les mêmes effets que la bulle de la haute technologie usaméricaine. Après 2008, les sommes d’argent capturées pour être investies dans la bulle high-tech n’ont jamais “ruisselé” vers le prolétariat usaméricain. Au contraire, elles ont produit une désindustrialisation croissante, des emplois déqualifiés et précaires, des bas salaires, une pauvreté endémique, la destruction du peu de welfare hérité du New Deal et la privatisation de tous les services qui s’en est suivie. C’est ce que la bulle financière européenne ne manquera pas de produire en Europe. La financiarisation conduira non seulement à la destruction complète de l’État-providence et à la privatisation définitive des services, mais aussi à la poursuite de la fragmentation politique de ce qui reste de l’Union européenne. Les dettes, contractées par chaque État séparément, devront être remboursées et il y aura d’énormes différences entre les États européens quant à leur capacité à honorer leurs dettes. 

Le vrai danger, ce ne sont pas les Russes, mais les Allemands avec leurs 500 milliards de réarmement et 500 autres milliards pour les infrastructures, des financements décisifs dans la construction de la bulle. La dernière fois qu’ils se sont réarmés, ils ont combiné des catastrophes mondiales (25 millions de morts dans la seule Russie soviétique, la solution finale, etc.), d’où la célèbre phrase de Maruriac : « J’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux ». En attendant les développements ultérieurs du nationalisme et de l’extrême droite déjà à 21 % que le « Deutschland ist zurück » [L’Allemagne est retour] ne manquera pas de produire, l’Allemagne imposera aux autres pays européens son hégémonie impérialiste habituelle. Les Allemands ont rapidement abandonné le credo ordo-libéral qui n’avait pas de base économique, mais seulement politique, pour embrasser à pleine bouche la financiarisation anglo-usaméricaine, mais avec le même objectif, dominer et exploiter l’Europe. Le Financial Times parle d’une décision prise par Merz, l’homme de Blackrock, et Kukies, le ministre du Trésor venu de Goldman Sachs, avec l’aval des partis de “gauche” SPD et Die Linke, qui, comme leurs prédécesseurs en 1914, assument une fois de plus la responsabilité des carnages à venir.

Si le précédent impérialisme intérieur allemand était fondé sur l’austérité, le mercantilisme des exportations, le gel des salaires et la destruction de l’Etat-providence, celui-ci sera fondé sur la gestion d’une économie de guerre européenne hiérarchisée selon les différentiels de taux d’intérêt à payer pour rembourser la dette contractée.

Les pays déjà lourdement endettés (Italie, France, etc.) devront trouver qui achètera leurs obligations émises pour rembourser leur dette, dans un “marché” européen de plus en plus concurrentiel. Les investisseurs auront intérêt à acheter des obligations allemandes, des obligations émises par des entreprises d’armement sur lesquelles la spéculation à la hausse jouera, et des titres de la dette publique européenne, certainement plus sûrs et plus rentables que les obligations des pays surendettés. Le fameux “spread” jouera encore son rôle comme en 2011. Les milliards nécessaires pour payer les marchés ne seront pas disponibles pour l’État-providence. L’objectif stratégique de tous les gouvernements et oligarchies depuis cinquante ans, la destruction des dépenses sociales pour la reproduction du prolétariat et leur privatisation, sera atteint.

27 égoïsmes nationaux s’affronteront sans enjeu, parce que l’histoire, dont « nous sommes les seuls à savoir ce que c’est », nous a mis au pied du mur, devenus inutiles et insignifiants après des siècles de colonialisme, de guerres et de génocides. 

La course aux armements s’accompagne d’une justification martelée – « nous sommes en guerre » contre tous (Russie, Chine, Corée du Nord, Iran, BRICS) - qui ne peut être abandonnée et qui risque de se concrétiser parce que cette quantité délirante d’armes doit de toute façon « être consommée ».

La leçon de Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy

Seuls les non-informés peuvent s’étonner de ce qui se passe. Tout est en fait en train de se répéter, mais dans le cadre d’un capitalisme financier et non plus industriel comme au XXe siècle.

La guerre et l’armement sont au cœur de l’économie et de la politique depuis que le capitalisme est devenu impérialiste. Ils sont aussi au cœur du processus de reproduction du capital et du prolétariat, en concurrence féroce l’un avec l’autre.  Reconstituons rapidement le cadre théorique fourni par Rosa Luxemburg, Kalecki, Baran et Sweezy, solidement ancré, contrairement aux inutiles théories critiques contemporaines, sur les catégories d’impérialisme, de monopole et de guerre, qui nous offre un miroir de la situation contemporaine.

Commençons par la crise de 1929, qui trouve son origine dans la Première Guerre mondiale et la tentative d’en sortir en activant les dépenses publiques par l’intervention de l’État. Selon Baran et Sweezy (ci-après B&S), l’inconvénient des dépenses publiques dans les années 1930 était leur volume, incapable de contrer les forces dépressives de l’économie privée. 

« Considéré comme une opération de sauvetage de l’économie américaine dans son ensemble, le New Deal a donc été un échec flagrant. Même Galbraith, le prophète de la prospérité sans engagements guerriers, a reconnu qu’au cours de la décennie 1930-1940, la “grande crise” n’a jamais pris fin ».

Ce n’est qu’avec la Seconde Guerre mondiale qu’elle a pris fin : « Puis vint la guerre, et avec la guerre vint le salut (...) les dépenses militaires ont fait ce que les dépenses sociales n’avaient pas réussi à faire », car les dépenses publiques sont passées de 17,5 milliards de dollars à 103,1 milliards de dollars.

B&S montrent que les dépenses publiques n’ont pas donné les mêmes résultats que les dépenses militaires parce qu’elles étaient limitées par un problème politique qui est toujours d’actualité. Pourquoi le New Deal et ses dépenses n’ont-ils pas atteint un objectif qui « était à portée de main, comme la guerre l’a prouvé par la suite » ? Parce que sur la nature et la composition des dépenses publiques, c’est-à-dire la reproduction du système et du prolétariat, la lutte des classes se déchaîne. 

« Compte tenu de la structure du pouvoir du capitalisme monopoliste usaméricain, l’augmentation des dépenses civiles avait presque atteint ses limites extrêmes. Les forces qui s’opposaient à une nouvelle expansion étaient trop puissantes pour être vaincues ». 

Les dépenses sociales ont concurrencé ou nui aux entreprises et aux oligarchies, les privant de leur pouvoir économique et politique. « Comme les intérêts privés contrôlent le pouvoir politique, les limites des dépenses publiques sont fixées de manière rigide, sans se soucier des besoins sociaux, aussi flagrants soient-ils ». Et ces limites s’appliquaient également aux dépenses, à la santé et à l’éducation, qui à l’époque, contrairement à aujourd’hui, n’étaient pas directement en concurrence avec les intérêts privés des oligarchies. 

La course aux armements permet d’augmenter les dépenses publiques de l’État, sans que cela se traduise par une augmentation des salaires et de la consommation du prolétariat. Comment l’argent public peut-il être dépensé pour éviter la dépression économique qu’entraîne le monopole, tout en évitant le renforcement du prolétariat ? « Par des armements, par plus d’armements, par de plus en plus d’armements ».

Michael Kalecki, travaillant sur la même période mais sur l’Allemagne nazie, parvient à élucider d’autres aspects du problème. Contre tout économisme, qui menace toujours la compréhension du capitalisme par des théories critiques même marxistes, il souligne la nature politique du cycle du capital :   « La discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus importantes pour les capitalistes que les profits courants ».

Le cycle politique du capital, qui ne peut plus être garanti que par l’intervention de l’État, doit recourir aux dépenses d’armement et au fascisme. Pour Kalecki, le problème politique se manifeste également dans « l’orientation et les objectifs des dépenses publiques ». L’aversion pour la « subvention de la consommation de masse » est motivée par la destruction « du fondement de l’éthique capitaliste “tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” (à moins que tu ne vives des revenus du capital) ».

Comment s’assurer que les dépenses de l’État ne se transforment pas en augmentation de l’emploi, de la consommation et des salaires, et donc en force politique du prolétariat ? L’inconvénient pour les oligarchies est surmonté avec le fascisme, car la machine d’État est alors sous le contrôle du grand capital et de la direction fasciste, avec « la concentration des dépenses de l’État sur l’armement », tandis que « la discipline d’usine et la stabilité politique sont assurées par la dissolution des syndicats et les camps de concentration. La pression politique remplace ici la pression économique du chômage ».

D’où l’immense succès des nazis auprès de la majorité des libéraux tant britanniques qu’usaméricains.

La guerre et les dépenses d’armement sont au cœur de la politique usaméricaine même après la fin de la Seconde Guerre mondiale, car une structure politique sans force armée, c’est-à-dire sans le monopole de son exercice, est inconcevable. Le volume de l’appareil militaire d’une nation dépend de sa position dans la hiérarchie mondiale de l’exploitation. « Les nations les plus importantes auront toujours les besoins les plus importants, et l’ampleur de leurs besoins (en forces armées) variera selon qu’une lutte acharnée pour la première place se déroulera ou non entre elles ». 

 Les dépenses militaires ont donc continué à croître dans le centre de l’impérialisme : « Bien entendu, la majeure partie de l’expansion des dépenses publiques a eu lieu dans le secteur militaire, qui est passé de moins de 1 % à plus de 10 % du PNB et qui a représenté environ deux tiers de l’augmentation totale des dépenses publiques depuis 1920. Cette absorption massive de l’excédent dans des préparatifs limités a été le fait central de l’histoire usaméricaine d’après-guerre » 

Kalecki souligne qu’en 1966, « plus de la moitié de la croissance du revenu national provient de la croissance des dépenses militaires ».

Or, après la guerre, le capitalisme ne pouvait plus compter sur le fascisme pour contrôler les dépenses sociales. L’économiste polonais, “élève” de Rosa Luxemburg, souligne : « L’une des fonctions fondamentales de l’hitlérisme a été de surmonter l’aversion du grand capital pour une politique anticonjonturelle à grande échelle. La grande bourgeoisie avait donné son accord à l’abandon du laisser-faire et à l’accroissement radical du rôle de l’État dans l’économie nationale, à condition que l’appareil d’État soit sous le contrôle direct de son alliance avec la direction fasciste » et que la destination et le contenu des dépenses publiques soient déterminés par l’armement. Dans les Trente Glorieuses, sans que le fascisme n’assure l’orientation des dépenses publiques, les États et les capitalistes sont contraints au compromis politique. Les rapports de force déterminés par le siècle des révolutions obligent l’État et les capitalistes à faire des concessions qui sont de toute façon compatibles avec des profits atteignant des taux de croissance inconnus jusqu’alors. Mais même ce compromis est de trop car, malgré les profits importants, « les travailleurs deviennent alors “récalcitrants” et les “capitaines d’industrie” sont soucieux de leur “donner une leçon” ».

La contre-révolution, qui s’est développée à partir de la fin des années 1960, avait pour centre la destruction des dépenses sociales et la volonté farouche d’orienter les dépenses publiques vers les seuls et uniques intérêts des oligarchies. Le problème, depuis la République de Weimar, n’a jamais été une intervention générique de l’État dans l’économie, mais le fait que l’État avait été investi par la lutte des classes et avait été contraint de céder aux exigences des luttes ouvrières et prolétariennes.

Dans les temps “paisibles” de la guerre froide, sans l’aide du fascisme, l’explosion des dépenses militaires a besoin d’une légitimation, assurée par une propagande capable d’évoquer continuellement la menace d’une guerre imminente, d’un ennemi aux portes prêt à détruire les valeurs occidentales : « Les créateurs officieux et officiels de l’opinion publique ont la réponse toute prête : les USA doivent défendre le monde libre contre la menace d’une agression soviétique (ou chinoise)3.

Kalecki, pour la même période, précise : « Les journaux, le cinéma, les stations de radio et de télévision travaillant sous l’égide de la classe dirigeante créent une atmosphère qui favorise la militarisation de l’économie ».

Les dépenses d’armement n’ont pas seulement une fonction économique, mais aussi une fonction de production de subjectivités assujetties. En exaltant la subordination et le commandement, la guerre « contribue à la création d’une mentalité conservatrice ».

« Alors que les dépenses publiques massives en faveur de l’éducation et de la protection sociale tendent à saper la position privilégiée de l’oligarchie, les dépenses militaires font le contraire. La militarisation favorise toutes les forces réactionnaires, (...) un respect aveugle de l’autorité est déterminé ; une conduite de conformité et de soumission est enseignée et imposée ; et l’opinion contraire est considérée comme antipatriotique, voire comme une trahison ».

Le capitalisme produit un capitaliste qui, précisément en raison de la forme politique de son cycle, est un semeur de mort et de destruction, plutôt qu’un promoteur de progrès. Richard B. Russell, sénateur conservateur du Sud des USA dans les années 1960, cité par B&S, nous le dit : « Il y a quelque chose dans les préparatifs de destruction qui incite les hommes à dépenser l’argent plus inconsidérément que s’il était destiné à des fins constructives. Je ne sais pas pourquoi cela se produit, mais depuis une trentaine d’années que je siège au Sénat, je me suis rendu compte qu’en achetant des armes pour tuer, détruire, rayer des villes de la surface de la terre et éliminer de grands systèmes de transport, il y a quelque chose qui fait que les hommes ne calculent pas les dépenses aussi soigneusement qu’ils le font lorsqu’il s’agit de penser à un logement décent et à des soins de santé pour les êtres humains ».

La reproduction du capital et du prolétariat s’est politisée à travers les révolutions du XXe siècle. La lutte des classes a également engendré une opposition radicale entre la reproduction de la vie et la reproduction de sa destruction, qui n’a fait que s’approfondir depuis les années 1930.


Comment fonctionne le capitalisme 

La guerre et l’armement, pratiquement exclus de toutes les théories critiques du capitalisme, fonctionnent comme des discriminants dans l’analyse du capital et de l’État.

Il est très difficile de définir le capitalisme comme un “mode de production”, comme l’a fait Marx, parce que l’économie, la guerre, la politique, l’État, la technologie sont des éléments étroitement liés et inséparables. La “critique de l’économie” ne suffit pas à produire une théorie révolutionnaire. Dès l’avènement de l’impérialisme, un changement radical dans le fonctionnement du capitalisme et de l’Etat s’est produit, mis en évidence par Rosa Luxemburg pour qui l’accumulation a deux aspects. Le premier « concerne la production de la plus-value - dans l’usine, dans la mine, dans l’exploitation agricole - et la circulation des marchandises sur le marché. Vue sous cet angle, l’accumulation est un processus économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capitaliste et le salarié ». Le second aspect a pour théâtre le monde entier, une dimension mondiale irréductible au concept de “marché” et à ses lois économiques. « Ici, les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des prêts internationaux, la politique des sphères d’intérêt, la guerre. La violence, la tromperie, l’oppression, la prédation se développent ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois strictes du processus économique dans l’enchevêtrement de la violence économique et de la brutalité politique ».

La guerre n’est pas une continuation de la politique mais a toujours coexisté avec elle, comme le montre le fonctionnement du marché mondial. Ici, où la guerre, la fraude et la prédation coexistent avec l’économie, la loi de la valeur n’a jamais vraiment fonctionné. Le marché mondial est très différent de celui esquissé par Marx. Ses considérations semblent ne plus s’appliquer, ou plutôt doivent être précisées : ce n’est que dans le marché mondial que l’argent et le travail deviendraient adéquats à leur concept, faisant fructifier leur abstraction et leur universalité. Au contraire, on constate que la monnaie, forme la plus abstraite et la plus universelle du capital, est toujours la monnaie d’un État. Le dollar est la monnaie des USA et ne règne qu’en tant que tel. L’abstraction de la monnaie et son universalité (et ses automatismes) sont appropriées par une “force subjective” et sont gérées selon une stratégie qui n’est pas contenue dans la monnaie.  

Même la finance, comme la technologie, semble être l’objet d’une appropriation par des forces subjectives “nationales”, très peu universelles.  Sur le marché mondial, même le travail abstrait ne triomphe pas en tant que tel, mais rencontre d’autres formes radicalement différentes de travail (travail servile, travail d’esclave, etc.) et fait l’objet de stratégies.

L’action de Trump, ayant fait tomber le voile hypocrite du capitalisme démocratique, nous révèle le secret de l’économie : elle ne peut fonctionner qu’à partir d’une division internationale de la production et de la reproduction définie et imposée politiquement, c’est-à-dire par l’usage de la force, ce qui implique aussi la guerre. 

La volonté d’exploiter et de dominer, en gérant simultanément les relations politiques, économiques et militaires, construit une totalité qui ne peut jamais se refermer sur elle-même, mais qui reste toujours ouverte, scindée par les conflits, les guerres, les prédations. Dans cette totalité éclatée, tous les rapports de force convergent et se gouvernent eux-mêmes. Trump intervient sur l’usage des mots, mais aussi sur les théories du genre, en même temps qu’il voudrait imposer un nouveau positionnement mondial, à la fois politique et économique, des USA. Du micro au macro, une action politique à laquelle les mouvements contemporains sont loin de ne serait-ce que de penser.

La construction de la bulle financière, processus que l’on peut suivre pas à pas, se déroule de la même manière. Les acteurs impliqués dans sa production sont nombreux : l’Union européenne, les États qui doivent s’endetter, la Banque européenne d’investissement, les partis politiques, les médias et l’opinion publique, les grands fonds d’investissement (tous usaméricains) qui organisent le transport des capitaux d’une bourse à l’autre, les grandes entreprises. Ce n’est qu’après le verdict de l’affrontement/coopération entre ces centres de pouvoir que la bulle économique et ses automatismes pourront fonctionner. Il y a toute une idéologie de l’automatisme à déboulonner. Le “pilote automatique”, surtout au niveau financier, n’existe et ne fonctionne qu’après avoir été politiquement mis en place. Il n’a pas existé dans les années 1930 parce qu’il a été décidé politiquement, il fonctionne depuis la fin des années 1970, par une volonté politique explicite.

Cette multiplicité d’acteurs qui s’agitent depuis des mois est soudée par une stratégie. Il y a donc un élément subjectif qui intervient de manière fondamentale. En fait, il y en a deux. Du point de vue capitaliste, il y a une lutte féroce entre le “facteur subjectif” Trump et le “facteur subjectif” des élites qui ont été battues à l’élection présidentielle, mais qui ont encore de fortes présences dans les centres de pouvoir aux USA et en Europe. 

Mais pour que le capitalisme fonctionne, il faut aussi tenir compte d’un facteur prolétarien subjectif. Il joue un rôle décisif car soit il deviendra le porteur passif du nouveau processus de production/reproduction du capital, soit il tendra à le rejeter et à le détruire. Compte tenu de l’incapacité du prolétariat contemporain, le plus faible, le plus désorienté, le moins autonome et indépendant de l’histoire du capitalisme, la première option semble la plus probable. Mais s’il ne parvient pas à opposer sa propre stratégie aux innovations stratégiques permanentes de l’ennemi, capables de se renouveler sans cesse, nous tomberons dans une asymétrie des rapports de force qui nous ramènera au temps d’avant la Révolution française, dans un “ancien régime” nouveau/ déjà vu. [et vive le technoféodalisme !, NdT]


25/03/2025

PARTHA CHATTERJEE
Parler de notre modernité en deux langues

Partha Chatterjee, Studies in Humanities and Social Sciences, Vol. II, No.2, 1996, pp. 153-169

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

« La nôtre est la modernité des anciens colonisés. Le même processus historique qui nous a enseigné la valeur de la modernité a également fait de nous les victimes de la modernité. Notre attitude à l’égard de la modernité ne peut donc qu’être profondément ambiguë. Cela se reflète dans la manière dont nous avons décrit nos expériences de la modernité au cours du dernier siècle et demi […]. Mais cette ambiguïté ne provient pas d’une quelconque incertitude quant à savoir s’il faut être pour ou contre la modernité. L’incertitude vient plutôt du fait que nous savons que pour façonner les formes de notre propre modernité, nous devons parfois avoir le courage de rejeter les modernités établies par d’autres. À l’époque du nationalisme, il y a eu de nombreux efforts de ce type qui reflétaient à la fois le courage et l’inventivité. Tous n’ont bien sûr pas connu le même succès. Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, le temps est peut-être venu de mobiliser à nouveau ce courage. Peut-être devons-nous réfléchir à “ces jours-là” et “ces jours-ci” de notre modernité. »

Partha Chatterjee (1947) est un théoricien politique, un anthropologue politique et un historien, professeur émérite d’anthropologie et d’études sur le Moyen-Orient, l’Asie du Sud et l’Afrique. Il est également dramaturge. Il est diplômé du Presidency College de Kolkata et a obtenu son doctorat à l’université de Rochester (État de New York, USA). Depuis 1997, il partage son temps entre l’université Columbia et le Centre d’études en sciences sociales de Kolkata, dont il a été le directeur de 1997 à 2007. Il est l’auteur de plus de trente livres et volumes édités en anglais et en bengali. Il est l’un des membres fondateurs du Subaltern Studies Collective. L’un de ses livres a été traduit en français : Politique des gouvernés (Amsterdam, 2009). Bibliographie




24/03/2025

Hommage au martyr Hossam Shabat, assassiné à Gaza

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le dernier article de Hossam Shabat

Déposé quelques heures avant que son auteur soit tué par une frappe aérienne israélienne, le dernier article du journaliste Hossam Shabat décrit la reprise de la campagne israélienne de terre brûlée dans sa ville natale de Beit Hanoun.

Sharif Abdel Kouddous, Drop Site News, 24/3/2025

Hossam Shabat est mort. La rage et le désespoir m'envahissent au moment où j'écris ces mots. L'armée israélienne a bombardé sa voiture ce matin alors qu'il circulait à Beit Lahia. Mon écran est rempli de vidéos montrant son corps gisant dans la rue, transporté à l'hôpital, pleuré par ses collègues et ses proches. C'est le genre de scènes tragiques que Hossam lui-même documentait si souvent pour le monde entier. Il était un journaliste exemplaire : courageux, infatigable et dévoué à raconter l'histoire des Palestiniens de Gaza.

Hossam était l'un des rares reporters à être resté dans le nord de Gaza pendant la guerre génocidaire d'Israël. Sa capacité à couvrir l'une des campagnes militaires les plus brutales de l'histoire récente dépasse presque l'entendement. Pendant dix-sept mois, il a été témoin de morts et de souffrances indicibles presque quotidiennement. Il a été déplacé plus de vingt fois. Il a souvent souffert de la faim. Il a enterré beaucoup de ses collègues journalistes. En novembre, il a été blessé lors d'une frappe aérienne israélienne. Je n'arrive toujours pas à croire que je parle de lui au passé. Israël efface le présent.

Lorsque j'ai contacté Hossam en novembre dernier pour lui demander d'écrire pour Drop Site News, il s'est montré enthousiaste. « Je te salue habibi. Que Dieu te garde. Je suis très heureux d'avoir cette opportunité », a-t-il écrit. « Il y a tellement d'idées, de scènes, d'histoires ».

Sa première dépêche pour Drop Site était un compte rendu saisissant d'une campagne d'expulsion massive et vicieuse menée par l'armée israélienne à Beit Lahia, qui a contraint des milliers de familles palestiniennes à fuir l'un des derniers abris de la ville assiégée :

Certains blessés sont tombés sur la route sans espoir d'être soignés. « Je marchais avec ma sœur dans la rue », a déclaré Rahaf, 16 ans. Elle et sa sœur sont les seules survivantes dans leur famille d'une frappe aérienne qui a tué 70 personnes. « Soudain, ma sœur est tombée à cause du bombardement. J'ai vu du sang couler d'elle, mais je n'ai rien pu faire. Je l'ai laissée dans la rue et personne ne l'a retirée. Je criais, mais personne ne m'entendait ».

Son écriture était lyrique et saisissante. Je me suis efforcé de traduire et d'éditer ses textes, de leur rendre justice, de traduire son utilisation émotive de l'arabe en quelque chose de compréhensible en anglais. Dans le va-et-vient éditorial typique de la finalisation d'un article, je revenais souvent vers lui avec des clarifications et des questions, lui demandant des détails supplémentaires et des citations directes. Il a toujours répondu rapidement, malgré les circonstances extraordinaires dans lesquelles il se trouvait.

En janvier, Hossam a déposé un article sur les trois jours qui se sont écoulés entre l'annonce de l'accord de “cessez-le-feu” et sa mise en œuvre, période au cours de laquelle Israël a intensifié sa campagne de bombardements sur Gaza :

Ils ont pris pour cible l'école al-Falah ; ils ont bombardé tout un quartier résidentiel de Jabaliya ; ils ont tué des familles, comme la famille Alloush, dont les corps n'ont pas encore été retrouvés et gisent encore sous et sur les décombres. Les enfants que j'ai vus cette nuit-là semblaient heureux, mais ils ne vivaient plus, leurs visages étaient figés dans un mélange de sourire et de sang.

Début décembre, en préambule à l'un de ses articles, je lui ai demandé de confirmer son âge. « Hahaha. Je suis jeune. 24 ans », a-t-il écrit. Quelques instants plus tard, il a apporté des précisions : « En fait, je n'ai pas encore 24 ans. J'ai 23 ans ». Je lui ai dit qu'il n'était jeune que par l'âge, mais qu'il était vieux par l'expérience (cela sonne mieux en arabe). « Il m'a répondu : “Je suis vraiment fatigué. Je jure que je n'ai plus de force. Je ne trouve pas d'endroit où dormir. J'ai été déplacé 20 fois”. Il a poursuivi : « Tu sais que je suis le seul de ma famille à vivre seul dans le nord ? » Le mois dernier, pendant le “cessez-le-feu”, il a été réuni avec sa mère pour la première fois depuis 492 jours.

En octobre, l'armée israélienne a inscrit Hossam et cinq autres journalistes palestiniens sur une liste de personnes à abattre. À l'époque, il a déclaré qu'il avait l'impression d'être “traqué”. Il a appelé les gens à s'exprimer en utilisant le hashtag #ProtectTheJournalists : « Je demande à tout le monde de partager la réalité des journalistes afin de faire connaître les véritables plans de l'occupation israélienne visant à cibler les journalistes afin d'imposer un black-out médiatique. Diffusez le hashtag et parlez de nous ! »

En décembre, après que l'armée israélienne a tué cinq journalistes lors d'une frappe aérienne sur leur véhicule, je lui ai envoyé un message pour prendre de ses nouvelles.

Il m'a répondu : « Notre travail consiste uniquement à mourir ». « Je déteste le monde entier. Personne ne fait rien. Je te jure que j'en suis venu à détester ce travail ». Au sujet de ses collègues survivants, il écrit : « Nous avons commencé à nous dire les uns aux autres : “Nos familles nous considèrent comme des martyrs” ».

Lorsqu'Israël a repris ses bombardements de terre brûlée la semaine dernière, j'ai envoyé un nouveau message pour prendre de ses nouvelles. Il m'a répondu par un seul mot : “Mort”.

Pendant tout ce temps, Hossam envoyait des messages avec des idées d'histoires, ou simplement pour relater ce qui se passait dans le nord. Dans ses messages et ses notes vocales, il parvenait souvent à rester chaleureux et drôle, une sorte de rébellion contre la mort qui l'entourait.

Après l'entrée en vigueur du “cessez-le-feu”, il est retourné dans sa ville natale de Beit Hanoun, à la limite nord-est de Gaza. Il ne restait pratiquement plus aucune structure debout, mais il était déterminé à rester et à documenter la destruction.

Il m'a envoyé un message tard dans la nuit de dimanche à lundi, quelques heures avant d'être tué. Il avait été contraint de quitter sa ville natale de Beit Hanoun le jour de la nouvelle attaque israélienne de la semaine dernière et avait été déplacé de force une nouvelle fois, cette fois à Jabaliya. Nous avions convenu qu'il écrirait un article sur l'attaque de la semaine dernière et sur ce dont il avait été témoin.

“Habibi”, a-t-il écrit, “Tu me manques”. Je lui ai demandé quelle était la situation à Jabaliya. “Difficile”, a-t-il répondu.

Il a envoyé son article, je l'ai lu et j'ai envoyé mes questions complémentaires. Il n'a répondu qu'à une seule avant de se déconnecter. Je lui ai envoyé un nouveau message dès mon réveil ce matin. Je ne savais pas encore qu'il avait été tué.

Ce que vous allez lire est le dernier article de Hossam. Je l'ai traduit en pleurant.

Rapport sur la ligne de front de la guerre d'anéantissement d'Israël

Récit de Hossam Shabat, traduit par Sharif Abdel Kouddous

BEIT HANOUN, GAZA - La nuit était sombre et prudemment calme. Tout le monde s'est endormi dans un sommeil anxieux. Mais la tranquillité est rapidement rompue par des cris assourdissants. Alors que les bombes pleuvent, les gémissements des voisins annoncent les premiers instants de la reprise de la campagne militaire israélienne. Beit Hanoun est plongée dans la panique et la terreur. Des cris de détresse s'élèvent au milieu du fracas des obus dans une scène qui reflète l'ampleur du désastre qui engloutit la ville. Ce n'est que le début. Le massacre de familles entières a rapidement suivi. Des colonnes de fumée s'élèvent partout. Les bombardements n'ont pas cessé un seul instant, noyant tout sous un déluge de feu et de souffrance.

L'attaque israélienne se poursuit. L'occupation exerce sa brutalité par des bombardements sans précédent qui laissent derrière eux d'horribles scènes de destruction et d'effusion de sang. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, le nombre de martyrs au cours des six derniers jours a dépassé les 700, ce qui témoigne de l'ampleur de ces immenses souffrances humaines. L'OCHA rapporte également que Gaza souffre d'une grave pénurie de médicaments et d'aide médicale, ce qui aggrave une situation déjà désastreuse.

Au cours des six premiers jours de cette nouvelle opération militaire, le nord de Gaza a été le théâtre de quatre massacres sanglants. Le plus notable a été le massacre de la famille Moubarak, qui a eu lieu alors que la famille se réunissait en deuil pour présenter ses condoléances au Dr Salim Moubarak. En un instant, leur deuil collectif s'est transformé en une mer de sang et de morceaux de corps. Toute la famille a été tuée : le Dr Salim, sa femme, ses enfants, ses parents. Personne n'a survécu. Un témoin oculaire a résumé la situation en termes clairs : « Ils ont tous été tués. Les victimes ne se trouvaient pas sur un champ de bataille, mais dans une maison de deuil. Il s'agit d'un crime dans tous les sens du terme ».

Ce massacre n'a pas été le seul - il a été suivi d'attaques successives contre d'autres familles, dont la famille Abu Nasr, puis la famille Abu Halim - rappelant les bombardements vicieux du tout début de la guerre, après le 7 octobre. L'agression se poursuit, implacable, visant sans distinction des civils innocents, ne laissant derrière elle que destruction et mort.

Lorsque je suis arrivé sur les lieux, je n'étais pas préparé à l'horreur qui s'offrait à mes yeux. Les rues étaient remplies de morts. Sous chaque pierre se cachait un martyr. Des dizaines de personnes appelaient à l'aide sous les décombres de leurs maisons, mais personne ne répondait. Les cris emplissaient l'air tandis que tout le monde restait impuissant. Mes larmes n'ont pas cessé de couler. Les scènes étaient plus que ce qu'un être humain peut supporter. Les ambulances étaient remplies de cadavres, de corps et de membres empilés et entremêlés. On ne pouvait plus faire la différence entre les enfants et les hommes, entre les blessés et les morts.

A l'hôpital Al-Andalus, la scène est encore plus douloureuse. L'hôpital est rempli de martyrs. Les mères faisaient des adieux silencieux à leurs enfants. Le personnel médical travaille dans des conditions épouvantables, essayant de soigner les blessés avec les moyens les plus élémentaires. La situation était impossible, les morts et les blessés arrivant en masse à un rythme effrayant.

L'agression israélienne se poursuit. Massacre après massacre, ne laissant dans son sillage que les cris des mères et les rêves des enfants réduits en cendres. Il n'y a aucune justification à cela. Tout est écrasé : la vie d'innocents, leur dignité et leurs espoirs d'un avenir meilleur.


Déclaration de Drop Site News sur l'assassinat par Israël de notre collègue Hossam Shabat : nous tenons Israël et le gouvernement usaméricain pour responsables

Drop Site News, 24/3/2025

Aujourd'hui, 24 mars 2025, Israël a tué le journaliste Hossam Shabat, reporter pour Al Jazeera Mubasher et collaborateur de Drop Site News, dans ce que les témoins ont décrit comme une frappe ciblée. Hossam était un jeune journaliste extraordinaire qui a fait preuve d'un courage et d'une ténacité remarquables en documentant le génocide facilité par les USA contre les Palestiniens de Gaza. L'un des rares journalistes à ne pas avoir quitté le nord de la bande de Gaza, Hossam a été assassiné à Beit Lahia, où se déroulaient certains des bombardements israéliens les plus intenses et certaines des opérations de massacre les plus meurtrières.

Drop Site News tient Israël et les USA pour responsables de l'assassinat de Hossam. Le journaliste Mohammad Mansour, correspondant de Palestine Today, a également été tué lundi lors d'une attaque israélienne contre une maison à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. Au cours des dix-sept derniers mois, plus de 200 de nos confrères des médias palestiniens ont été tués par Israël, qui est fournie en armes et bénéficie d'une impunité totale de la part de la plupart des gouvernements occidentaux.

« Si vous lisez ceci, c'est que j'ai été tué - très probablement pris pour cible - par les forces d'occupation israéliennes », a écrit Hossam dans un communiqué. posté à titre posthume par ses amis sur ses comptes de médias sociaux. « Au cours des 18 derniers mois, j'ai consacré chaque instant de ma vie à mon peuple. J'ai documenté minute par minute les horreurs commises dans le nord de Gaza, déterminé à montrer au monde la vérité qu'ils tentaient d'enterrer. J'ai dormi sur des trottoirs, dans des écoles, sous des tentes, partout où je le pouvais. Chaque jour était une bataille pour la survie. J'ai souffert de la faim pendant des mois, mais je n'ai jamais quitté les côtés de mon peuple ».

Hossam, qui n'avait que 23 ans, a rédigé des dépêches poétiques et douloureuses depuis Gaza. Il ne s'est jamais séparé des personnes dont il a documenté la vie et la mort. « Aujourd'hui, le temps ne se mesure pas en minutes, mais en vies entières de douleur et de larmes », alors que les habitants de Gaza attendent la mise en œuvre du cessez-le-feu, écrvaiit Hossam dans un article pour Drop Site en janvier. « À chaque instant, l'anxiété et la tension des gens ici augmentent, car ils se demandent s'ils resteront en vie assez longtemps pour que les tirs cessent ».

Alors que les journalistes palestiniens de Gaza continuent de documenter le génocide perpétré contre leurs familles et leur peuple, la plupart des gens ne découvrent leur travail qu'à travers leurs reportages vidéo sur les réseaux sociaux. Ils sont bien plus que ces vidéos. Hossam est né dans une période d'escalade de l'annexion, du siège et du génocide israéliens. Inébranlable face aux privations et à la violence constantes, Hossam a résumé l'engagement de sa vie lors d'une interview: « Je dis au monde que je continue. Je couvre les événements avec l'estomac vide, avec constance et persévérance. Je m'appelle Hossam Shabat et je viens du nord de la bande de Gaza ».

Quelques heures avant d'être tué, Hossam avait rédigé un article pour Drop Site sur la reprise des bombardements israéliens sur Gaza la semaine dernière, qui ont tué plus de 400 personnes, dont près de 200 enfants, en l'espace de quelques heures. Il était impatient de publier son article. « Je veux partager ce texte de toute urgence », a-t-il écrit en arabe. Il a toujours voulu faire connaître l'histoire, rapporter ce qui se passait sur le terrain. Il y a environ un an, Hossam écrivait : « Avant que le génocide ne commence, j'étais un jeune étudiant qui étudiait le journalisme. J'étais loin de me douter qu'on me confierait l'un des emplois les plus difficiles au monde : couvrir le génocide de mon propre peuple ».

En octobre 2024, l'armée israélienne a inscrit Hossam et cinq autres journalistes palestiniens sur une liste de personnes à abattre. Hossam a régulièrement reçu des menaces de mort par téléphone et par SMS. Depuis près d'un an et demi, nous assistons à une campagne systématique de l'armée israélienne visant à tuer des journalistes palestiniens et des membres de leur famille. Hossam laisse derrière lui sa sa mère bien-aimée et son peuple, dont il s'efforçait inlassablement de représenter et de protéger la vie.

Au cours de cette campagne d'assassinats sans précédent contre les journalistes, le silence de tant de nos collègues des médias occidentaux est une tache sur la profession. La Fédération internationale des journalistes a publié une liste nominative des nombreux journalistes et professionnels des médias qui ont été tués ou blessés dans la bande de Gaza. Dans un monde juste, ceux qui ont aidé à tuer Hossam - et tous nos collègues palestiniens - seraient traduits en justice et jugés pour leurs crimes. Nous appelons tous les journalistes à élever la voix pour exiger la fin de l'assassinat de nos collègues palestiniens qui ont risqué, et souvent donné, leur vie pour que la vérité elle-même puisse vivre.

Le dernier message de Hossam était le suivant : « Je vous le demande maintenant : ne cessez pas de parler de Gaza. Ne laissez pas le monde détourner le regard. Continuez à vous battre, continuez à raconter nos histoires, jusqu'à ce que la Palestine soit libre ».


23/03/2025

LA JORNADA
Bukele, geôlier de Trump

La Jornada, Mexico, 17/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Le samedi 15 mars, le juge fédéral US James E. Boasberg a interdit au gouvernement de Washington de poursuivre l’expulsion d’étrangers sans papiers, en réponse à une action en justice intentée par l’American Civil Liberties Union (ACLU) et Democracy Forward. La décision de justice a noté qu’un retard dans les renvois ne nuisait pas aux autorités et a ordonné le retour de tout avion transportant des migrants expulsés vers d’autres pays. Cependant, l’administration dirigée par Donald Trump a ignoré la décision et un avion transportant des personnes expulsées est arrivé au Salvador, dont le président, Nayib Bukele, a récemment convenu avec le secrétaire d’État Marco Rubio d’un accord entre les deux gouvernements en vertu duquel le pays d’Amérique centrale détiendra dans ses prisons quelque 300 personnes expulsées des USA en échange d’un paiement annuel de 6 millions de dollars, soit 20 000 dollars par prisonnier.

Le juge James Boasberg du district de Washington
Photo Carolyn Van Houten (Getty Images)

Il est clair que les déportations ordonnées par Trump reposent sur une base juridique extrêmement fragile, c’est le moins que l’on puisse dire : le Alien Enemies Act de 1798 , qui donne au chef de l’exécutif la liberté de prendre des mesures telles que des expulsions massives de personnes du territoire usaméricain en temps de guerre. La vérité est qu’officiellement, les USA n’ont déclaré la guerre à personne, même si le magnat new-yorkais affirme que l’organisation criminelle d’origine vénézuélienne Tren de Aragua est en guerre contre les USA et qualifie la présence de membres de ce gang sur le territoire usaméricain d’invasion, une hyperbole dépourvue de toute raison juridique et, bien sûr, militaire.


Des détenus dans une cellule du Centre de détention pour terrorisme, le complexe pénitentiaire de Tecoluca, au Salvador, devenu un symbole de l’administration du président Nayib Bukele.
Photo Marvin Recinos/Agence France-Presse — Getty

Ces faits confirment le mépris du droit qui caractérise la présidence trumpiste, qui non seulement entreprend des actions sans autre fondement que l’alarmisme métaphorique de son titulaire, mais aussi ignore les décisions judiciaires comme celle évoquée ici et transforme les actions de sa politique xénophobe et raciste en faits accomplis.

L’affaire a une facette tout aussi grave : le fait que Bukele ait assumé, en échange de quelques millions de dollars, le statut de geôlier des Yankees. Il s’agit non seulement d’un traitement humiliant pour le Salvador, mais aussi d’un placement d’individus dont la culpabilité n’a même pas été établie par la justice dans un enfer carcéral construit par le président salvadorien au mépris total des droits humains des détenus.

Il convient de rappeler que sous l’argument de la lutte contre la violence des groupes criminels, Bukele a fait effectuer d’énormes rafles qui ont conduit à l’emprisonnement de quelque 80 000 personnes, dont beaucoup n’avaient commis aucun crime, si ce n’est d’avoir, selon la police, l’apparence physique d’un membre d’un gang. En conséquence, le Salvador est devenu le pays ayant la plus forte population carcérale au monde : 1086 pour 100 000 habitants. En outre, le gouvernement de ce pays d’Amérique centrale a érigé une méga-prison dans laquelle sont entassées quelque 25 000 personnes. Ceux qui ont le malheur d’échouer dans les prisons de Bukele perdent automatiquement tous leurs droits, y compris le droit à un procès pénal, à des visites d’avocats et de membres de la famille, ainsi qu’à un régime alimentaire un tant soit peu digne.

Bukele a même soumis la population carcérale à des mauvais traitements pour exercer une pression explicite sur les gangs afin qu’ils réduisent leurs actes de violence.

Dans ces conditions, le fait que les gouvernements des deux pays aient établi un pacte commercial pour emprisonner des personnes constitue une violation internationale et binationale scandaleuse des droits humains et devrait conduire les Nations unies et les gouvernements démocratiques du monde à dénoncer et à répudier une entreprise aussi dégradante.


21/03/2025

“Je suis un prisonnier politique”
Lettre de Mahmoud Khalil depuis un centre de détention de l’ICE

Mahmoud Khalil, Jacobin, 20/3/2025
Traduit par Fausto Giudice
Tlaxcala  

Mahmoud Khalil, qui a été détenu et visé par une procédure d’expulsion par l’administration Trump pour avoir dénoncé les atrocités commises à Gaza, a dicté une lettre au public depuis sa cellule de détention en Louisiane. 
Je m’appelle Mahmoud Khalil et je suis un prisonnier politique. Je vous écris depuis un centre de détention en Louisiane où je me réveille dans le froid et passe de longues journées à témoigner des injustices silencieuses commises contre un grand nombre de personnes privées de la protection de la loi.

Qui a le droit d’avoir des droits ? Ce ne sont certainement pas les êtres humains entassés dans les cellules ici. Ce n’est pas l’homme sénégalais que j’ai rencontré et qui est privé de liberté depuis un an, sa situation juridique étant dans l’incertitude et sa famille outre-océan. Ce n’est pas le détenu de vingt et un ans que j’ai rencontré, qui a mis les pieds dans ce pays à l’âge de neuf ans, pour être ensuite expulsé sans même une audience.

La justice échappe aux contours des centres d’immigration de ce pays.

Le 8 mars, j’ai été arrêté par des agents du Département de la sécurité intérieure (DHS) qui ont refusé de me présenter un mandat et qui nous ont interpellés, ma femme et moi, alors que nous revenions d’un dîner. À présent, les images de cette nuit-là ont été rendues publiques. Avant que je ne sache ce qui se passait, les agents m’ont menotté et m’ont fait monter de force dans une voiture banalisée. À ce moment-là, ma seule préoccupation était la sécurité de Noor. Je ne savais pas si elle serait également emmenée, car les agents avaient menacé de l’arrêter pour ne pas m’avoir quitté. Le DHS ne m’a rien dit pendant des heures. Je ne connaissais pas la raison de mon arrestation ni si j’étais menacé d’expulsion immédiate. Au 26 Federal Plaza [à New York], j’ai dormi sur le sol froid. Tôt le matin, des agents m’ont transporté dans un autre centre à Elizabeth, dans le New Jersey. Là-bas, j’ai dormi par terre et on m’a refusé une couverture malgré ma demande.

Mon arrestation était une conséquence directe de l’exercice de mon droit à la liberté d’expression alors que je plaidais pour une Palestine libre et la fin du génocide à Gaza, qui a repris de plus belle lundi soir. Le cessez-le-feu de janvier étant désormais rompu, les parents à Gaza bercent à nouveau leurs enfants dans des linceuls trop petits et les familles sont obligées de choisir entre la faim et le déplacement ou les bombes. Il est de notre devoir moral de poursuivre la lutte pour leur liberté totale.

Je suis né dans un camp de réfugiés palestiniens en Syrie, dans une famille qui a été chassée de ses terres depuis la Nakba de 1948. J’ai passé ma jeunesse à proximité de ma patrie, mais loin d’elle. Mais être Palestinien est une expérience qui transcende les frontières. Je vois dans ma situation des similitudes avec le recours par Israël à la détention administrative - l’emprisonnement sans procès ni accusation - pour priver les Palestiniens de leurs droits. Je pense à notre ami Omar Khatib, qui a été incarcéré sans inculpation ni jugement par Israël alors qu’il rentrait chez lui après un voyage. Je pense au directeur de l’hôpital de Gaza et pédiatre Dr Hussam Abu Safiya, qui a été fait prisonnier par l’armée israélienne le 27 décembre et qui se trouve aujourd’hui dans un camp de torture israélien. Pour les Palestiniens, l’emprisonnement sans procédure régulière est monnaie courante.

L’administration Trump me prend pour cible dans le cadre d’une stratégie plus large visant à réprimer la dissidence. Les détenteurs de visas, les détenteurs de cartes vertes et les citoyens seront tous pris pour cible en raison de leurs convictions politiques. 

J’ai toujours pensé que mon devoir n’était pas seulement de me libérer de l’oppresseur, mais aussi de libérer mes oppresseurs de leur haine et de leur peur. Ma détention injuste est révélatrice du racisme anti-palestinien dont les administrations Biden et Trump ont fait preuve au cours des seize derniers mois, alors que les USA ont continué à fournir à Israël des armes pour tuer des Palestiniens et ont empêché toute intervention internationale. Pendant des décennies, le racisme anti-palestinien a motivé les efforts visant à étendre les lois et les pratiques usaméricaines utilisées pour réprimer violemment les Palestiniens, les Arabes usaméricains et d’autres communautés. C’est précisément pour cela que je suis pris pour cible.

Alors que j’attends des décisions juridiques qui mettent en jeu l’avenir de ma femme et de mon enfant, ceux qui ont permis que je sois pris pour cible restent confortablement installés à l’université de Columbia. Les présidents [Minouche] Shafik, [Katrina] Armstrong et la doyenne [Keren] Yarhi-Milo ont préparé le terrain pour que le gouvernement usaméricain me cible en sanctionnant arbitrairement des étudiants propalestiniens et en permettant que des campagnes virales de dénigrement - basées sur le racisme et la désinformation – continuent en toute impunité

Columbia m’a ciblé pour mon activisme, en créant un nouveau bureau disciplinaire autoritaire pour contourner les procédures régulières et faire taire les étudiants qui critiquent Israël. L’université Columbia a cédé aux pressions fédérales en divulguant les dossiers des étudiants au Congrès et en cédant aux dernières menaces de l’administration Trump. Mon arrestation, l’expulsion ou la suspension d’au moins vingt-deux étudiants de Columbia – dont certains ont été privés de leur diplôme de licence quelques semaines avant l’obtention de leur diplôme – et l’expulsion du président des SWC [Student Workers of Columbia] Grant Miner à la veille des négociations contractuelles en sont des exemples évidents.

Ma détention, si elle a un sens, témoigne de la force du mouvement étudiant pour faire évoluer l’opinion publique en faveur de la libération des Palestiniens. Les étudiants ont longtemps été à l’avant-garde du changement, menant la charge contre la guerre du Vietnam, se tenant en première ligne du mouvement des droits civiques et menant la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui encore, même si le public ne l’a pas encore pleinement compris, ce sont les étudiants qui nous guident vers la vérité et la justice.

L’administration Trump me prend pour cible dans le cadre d’une stratégie plus large visant à réprimer la dissidence. Les détenteurs de visas, les détenteurs de cartes vertes et les citoyens seront tous pris pour cible en raison de leurs convictions politiques. Dans les semaines à venir, les étudiants, les défenseurs des droits et les élus doivent s’unir pour défendre le droit de manifester pour la Palestine. Ce qui est en jeu, ce ne sont pas seulement nos voix, mais les libertés civiles fondamentales de tous.

Sachant parfaitement que ce moment transcende ma situation personnelle, j’espère néanmoins être libre d’assister à la naissance de mon premier enfant.


GIDEON LEVY
Les médias israéliens ont encore le culot de dissimuler les horreurs de Gaza, mais les montrer n'arrêterait pas la guerre

Gideon Levy, Haaretz, 21/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

À la liste des crimes, il faut ajouter, plus que jamais, ceux des médias israéliens. Israël viole sciemment et méchamment un accord international signé et lance une attaque sauvage et effrénée contre la bande de Gaza. Dans sa première attaque, Israël a tué plus de 400 Palestiniens, dont 174 enfants. 


Des Palestiniens transportent un corps sorti des décombres d'une maison familiale détruite par des frappes israéliennes, lundi à l'aube, dans la ville de Gaza. Photo Omar al-Qattaa/AFP

Israël reconnaît que cette fois-ci, les cibles ne sont pas des terroristes mais des civils - un crime de guerre explicite. Il s'agit de tuer pour tuer, dans le but de relancer la guerre et de préserver la coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahou, bien après que le quota de vengeance et de punition pour l'attaque du 7 octobre 2023 a été atteint.

Rien de tout cela ne sera couvert par les médias israéliens : des corps mutilés chargés sur des charrettes tirées par des ânes, des camionnettes et des voitures particulières, ou portés à mains nues ; des adolescents creusant dans les décombres avec des marteaux et à mains nues, sans aucun équipement lourd, essayant désespérément de sauver les survivants et de récupérer les restes des morts ; des blessés gisant en sang sur les sols crasseux de ce qui était autrefois des hôpitaux ; des enfants en haillons à la recherche de leurs parents ; des parents en haillons transportant les corps de leurs enfants.

Des dizaines de milliers de Palestiniens se lancent à nouveau dans le voyage de leur vie - des marées humaines traînant sur leur dos les restes de leur monde, fuyant vers nulle part. Des voitures qui crachotent et des charrettes qui s'effondrent gémissent sous le poids des personnes déplacées et de leurs quelques biens ; des dizaines de milliers de réfugiés qui s'échappent pour la deuxième, troisième fois, et qui n'ont plus rien à fuir. 


Des Palestiniens quittent Beit Hanoun, dans le nord de la bande de Gaza, avec leurs biens, en direction de la ville de Gaza, suite aux ordres d'évacuation israéliens, mardi. Photo Bashar Taleb/AFP

Des amputés dans des fauteuils roulants de fortune se traînent dans le sable, tandis que des personnes âgées sont allongées sur des capots de voiture. Les familles qui ont perdu des êtres chers au cours des premiers combats perdent maintenant ce qui leur reste. La terreur des bombardements et la peur de la mort pèsent sur tous.

Rien de tout cela n'est apparu dans l'essentiel de la couverture médiatique israélienne de ces deux derniers jours. Seuls les otages et les dangers auxquels ils sont confrontés à Gaza ont été évoqués. L'inquiétude à leur égard est compréhensible et justifiée, mais plus de deux millions d'autres personnes vivent à Gaza. Qu'en est-il de ces personnes ? Leur vie est-elle sacrifiable simplement parce qu'ils ne sont pas israéliens ? Sont-ils tous des terroristes, même les enfants à naître des femmes enceintes qui fuient pour sauver leur vie ? Leur souffrance ne devrait-elle pas être rapportée ? Leur sort ne devrait-il pas être connu ?

Ce manquement au devoir, cette trahison criminelle des médias ne peuvent plus être pardonnés. Après le 7 octobre, alors que l'émotion était à son comble, on pouvait peut-être s'y attendre - même si, à l'époque, le vrai journalisme avait le devoir de rapporter toute la vérité. 


Des Palestiniens transportent des blessés à la suite d'une frappe israélienne, dans le nord de la bande de Gaza, mercredi. Photo Abd Elhkeem Khaled/Reuters

Mais qu'en est-il maintenant, alors que la plupart des médias sont mobilisés dans la lutte contre le gouvernement et en faveur des otages, et que même les commentateurs les plus établis et les plus conservateurs admettent que la reprise de la guerre sera désastreuse ? Les crimes de guerre sont-ils mentionnés dans les médias israéliens ? Gaza doit-elle encore être effacée de la vue ? Ce qui s'y passe doit-il être dissimulé, nié et supprimé ? Tout cela pour satisfaire et divertir, et éviter de bouleverser le public, Dieu nous en préserve ?

Si les médias israéliens avaient rempli leur rôle fondamental et montré la réalité de Gaza au cours des deux derniers jours, il est peu probable que le ciel soit tombé sur nos têtes ou que les opinions aient changé. L'enfant palestinien - l'orphelin, l'amputé - n'est pas encore né qui touchera le cœur du courant dominant israélien, qui trouve une justification et une légitimité à chaque injustice.


Des Israéliens observent Gaza depuis un point de vue situé près de la frontière entre Israël et Gaza, alors que les forces de défense israéliennes reprennent leurs frappes dans la bande de Gaza. Photo Amir Cohen/ Reuters

De nombreux Israéliens pensent que Gaza mérite tout cela, que personne n'y est vraiment innocent, que les Gazaouis sont responsables de leur propre sort. Mais le privilège de détourner le regard - et surtout de refuser de montrer - ne peut plus être toléré. Vous avez tué, vous avez détruit, vous avez expulsé, vous avez rasé, au moins montrez-le. D'où vient cette audace de dissimuler ? De ce refus effronté de regarder ?

Allez-y, célébrez devant chaque orphelin traumatisé de Gaza, réjouissez-vous devant chaque maison détruite, riez devant chaque père embrassant le corps de son fils mort, réjouissez-vous devant chaque amputé en fauteuil roulant, chantez vos chants de victoire. Mais au moins, montrez - et voyez - ce que nous avons fait. Montrez ce que nous continuons à leur faire.


20/03/2025

“Je suis là où je pense”
Walter Mignolo, penseur décolonial

À presque 84 ans (il les aura le 1er mai), Walter Mignolo peut faire état d’un curriculum et d’une bibliographie impressionnants. Né à Corral de Bustos, dans la pampa gringa chica argentine, ce fils de paysans italiens émigrés dans la province de Córdoba était un gringo aux yeux des criollos et des gauchos. Avec une licence de philosophie de l’Université de Córdoba, il décroche une bourse pour la France et s’embarque vers Paris quelques mois après le Cordobazo, l’explosion sociale. 

À Paris, il rejoint l’École des hautes études en sciences sociales et suit les cours de Roland Barthes,Gérard Genette, Algirdas Greimas et Oswald Ducrot. Le gringo est devenu un « Sud-Américain ». Muni d’un doctorat en sémiologie en 1974, il débarque aux USA après un bref crochet par Toulouse. De l’Université d’Indiana, il passe à celle du Michigan puis enfin à la Duke University de Durham, en Caroline du Nord, où il fera la plus grande partie de sa carrière universitaire. Lecteur de Foucault et des structuralistes, il bifurque vers ce qui deviendra l’école décoloniale, inspirée notamment par les écrits de Frantz Fanon. Aux USA, l’Italo-Argentin est devenu un Latino, ou un Hispanic. 

En plus de 40 ans, Mignolo a produit un corpus de textes (livres, articles, conférences) passionnants dans le cadre du réseau modernité/colonialité, un réseau informel de chercheur·es et de penseur·es principalement latin@s, éparpillé·es aux quatre coins des malnommées “Amériques”. 

Ses livres, publiés en anglais et en espagnol, ont été, pour certains, traduits dans d’autres langues, à l’exception…du français ! En effet, on ne trouve qu’un seul livre de Mignolo traduit en français, La désobéissance épistémique. Incroyable, mais vrai ! Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. 

Je vous propose donc, pour commencer, deux entretiens avec Walter Mignolo, datant de 2000 et 2007, qui vous permettront de découvrir le personnage et son œuvre. D’autres textes suivront, si nous parvenons à survivre.- Fausto GiudiceTlaxcala 

A4   A5