Fausto Giudice, Tlaxcala, 2/7/2025
Ils étaient nés le même mois de la même année, ils sont morts la même année, à onze mois de distance. Ce n’étaient pas leurs seuls points communs. Tous deux étaient des combattants de l’Afrique en lutte pour sa décolonisation. Et tous deux ont laissé une marque indélébile dans la longue mémoire des peuples. Patrice Emery Lumumba était né le 2 juillet 1925 au Congo, Frantz Fanon était né en Martinique le 20 juillet. Le premier, éphémère Premier ministre du Congo à peine indépendant, avait, par son discours de prise de fonction en présence du roi Baudouin, signé son arrêt de mort. Il fut kidnappé, torturé et exécuté par une bande de tueurs katangais, belges et français avec la bénédiction de la CIA, le 17 janvier 1961.
Le second, Frantz Ibrahim Omar Fanon, devait mourir de leucémie en décembre 1961. Les deux hommes s’étaient connus (en 1958, au Ghana et en 1960 au Congo) et s’appréciaient mutuellement. Et avant tout, ils partageaient la conviction que les peuples africains ne pourraient s’émanciper réellement qu’en s’unissant, en se coordonnant contre leur ennemi commun. Frantz Fanon, qui contribua de manière décisive à la dimension panafricaniste du FLN algérien, écrivit le texte puissant et admirable ci-dessous, publié un mois après la mort de Lumumba, dans Afrique Action, l’hebdomadaire créé quelques mois auparavant à Tunis par Béchir Ben Yahmed, et qui allait devenir Jeune Afrique. Après ce texte, nous vous proposons un poème de Langston Hughes, le grand poète de la Renaissance de Harlem et deux chansons, la première du chanteur congolais Franco et son groupe l’OK Jazz, et la seconde du Cubain Carlos Pueblo. Notre manière de marquer le centenaire de la naissance de Lumumba.
Frantz Fanon
La mort de Lumumba :
Pouvions-nous faire autrement ?
Afrique Action, Tunis, N° 19, 20 février 1961
Repris dans Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. François
Maspero. 1969
Les observateurs qui se sont
trouvés dans les capitales africaines pendant le mois de juin 1960 pouvaient se
rendre compte d’un certain nombre de choses. De plus en plus nombreux, en
effet, d’étranges personnages venus d’un Congo à peine apparu sur la scène
internationale s’y succédaient.
Que disaient ces Congolais ? Ils disaient n’importe quoi. Que Lumumba était
vendu aux Ghanéens. Que Gizenga était acheté par les Guinéens, Kashamura par
les Yougoslaves. Que les civilisateurs belges partaient trop tôt, etc...
Mais si l’on s’avisait d’attraper
dans un coin un de ces Congolais, de l’interroger, alors on s’apercevait que
quelque chose de très grave se tramait contre l'indépendance du Congo et contre
l’Afrique.
Des sénateurs, des députés
congolais aussitôt après les fêtes de l’indépendance se sauvaient hors du Congo
et se rendaient... aux États-Unis. D’autres s'installaient pour plusieurs semaines
à Brazzaville. Des syndicalistes étaient invités à New-York. Là encore, si l’on
prenait l’un de ces députés ou de ces sénateurs dans un coin et qu’on
l’interrogeait, il devenait patent que tout un processus très précis allait se
mettre en route.
Dès avant le 1er juillet
1960, l’opération Katanga était lancée. Son but ? Bien sûr, sauvegarder l’Union
Minière. Mais au-delà de cette opération, c’est une conception belge qui était
défendue. Un Congo unifié, avec un gouvernement central, allait à l’encontre
des intérêts belges. Appuyer les revendications décentralisatrices des diverses
provinces, susciter ces revendications, les alimenter, telle était la politique
belge avant l’indépendance.
Dans leur tâche, les Belges
étaient aidés par les autorités de la Fédération Rhodésies-Nyassaland. On sait
aujourd’hui, et M. Hammarskjöld mieux que quiconque, qu’avant le 30 juin 1960,
un pont aérien Salisbury-Elisabethville alimentait le Katanga en armes. Lumumba
avait certain jour proclamé que la libération du Congo serait la première phase
de la complète indépendance de l’Afrique centrale et méridionale et il avait
très précisément fixé ses prochains objectifs : soutien des mouvements
nationalistes en Rhodésie, en Angola, en Afrique du Sud.
Un Congo unifié ayant à sa tête
un anticolonialiste militant constituait un danger réel pour cette Afrique
sudiste, très proprement sudiste, devant laquelle le reste du monde se voile la
face. Nous voulons dire devant laquelle le reste du monde se contente de
pleurer, comme à Sharpeville, ou de réussir des exercices de style à l’occasion
des journées anticolonialistes. Lumumba, parce qu’il était le chef du premier
pays de cette région à obtenir l’indépendance, parce qu’il savait concrètement
le poids du colonialisme, avait pris l’engagement au nom de son peuple de
contribuer physiquement à la mort de cette Afrique-là. Que les autorités du
Katanga et celles du Portugal aient tout mis en œuvre pour saboter
l’indépendance du Congo ne nous étonne point. Qu’elles aient renforcé l’action
des Belges et augmenté la poussée des forces centrifuges au Congo est un fait.
Mais ce fait n’explique pas la détérioration qui s’est installée
progressivement au Congo, ce fait n’explique pas l’assassinat froidement
décidé, froidement mené de Lumumba, cette collaboration colonialiste au Congo
est insuffisante à expliquer pourquoi en février 1961 l’Afrique va connaître
autour du Congo sa première grande crise.
Sa première grande crise car il
faudra qu’elle dise si elle avance ou si elle recule. Il faudra qu’elle
comprenne qu’il ne lui est plus possible d’avancer par régions, que, comme un
grand corps qui refuse toute mutilation, il lui faudra avancer en totalité,
qu’il n’y aura pas une. Afrique qui se bat contre le colonialisme et une autre
qui tente de s’arranger avec le colonialisme. Il faudra que l’Afrique,
c’est-à-dire les Africains, comprennent qu’il n’y a jamais de grandeur à
atermoyer et qu’il n’y a jamais de déshonneur à dire ce que l’on est et ce que
l’on veut et qu’en réalité l’habileté du colonisé ne peut être en dernier
ressort que son courage, la conception lucide de ses objectifs et de ses
alliances, la ténacité qu’il apporte à sa libération.
Lumumba croyait en sa mission. Il
avait une confiance exagérée dans le peuple. Ce peuple, pour lui, non seulement
ne pouvait se tromper, mais ne pouvait être trompé. Et de fait, tout semblait
lui donner raison. Chaque fois par exemple que dans une région les ennemis du
Congo arrivaient à soulever contre lui l’opinion, il lui suffisait de paraître,
d’expliquer, de dénoncer, pour que la situation redevienne normale. Il oubliait
singulièrement qu’il ne pouvait être partout à la fois et que le miracle de l'explication
était moins la vérité de ce qu’il exposait que la vérité de sa personne.
Lumumba avait perdu la bataille
pour la présidence de la République. Mais parce qu’il incarnait d’abord la
confiance que le peuple congolais avait mise en lui, parce que confusément les
peuples africains avaient compris que lui seul était soucieux de la dignité de
son pays, Lumumba n’en continua pas moins à exprimer le patriotisme congolais
et le nationalisme africain dans ce qu’ils ont de plus rigoureux et de plus
noble.
Alors d’autres pays beaucoup plus
importants que la Belgique ou le Portugal décidèrent de s’intéresser
directement à la question. Lumumba fut contacté, interrogé. Après son périple
aux États-Unis la décision était prise : Lumumba devait disparaître.
Pourquoi ? Parce que les ennemis
de l’Afrique ne s’y étaient pas trompés. Ils s’étaient parfaitement rendu
compte que Lumumba était vendu, vendu à l’Afrique s’entend. C’est-à-dire qu’il
n’était plus à acheter.
Les ennemis de l’Afrique se sont
rendu compte avec un certain effroi que si Lumumba réussissait, en plein cœur
du dispositif colonialiste, avec une Afrique française se transformant en
communauté rénovée, une Angola « province portugaise » et enfin l’Afrique
orientale, c’en était fini de « leur » Afrique au sujet de laquelle ils avaient
des plans très précis.
Le grand succès des ennemis de
l’Afrique, c’est d’avoir compromis les Africains eux-mêmes. Il est vrai que ces
Africains étaient directement intéressés par le meurtre de Lumumba. Chefs de
gouvernements fantoches, au sein d’une indépendance fantoche, confrontés jour
après jour à une opposition massive de leurs peuples, ils n’ont pas été longs à
se convaincre que l’indépendance réelle du Congo les mettrait personnellement
en danger.
Et il y eut d’autres Africains,
un peu moins fantoches, mais qui s’effraient dès qu’il est question de
désengager l’Afrique de l’Occident. On dirait que ces Chefs d’Etat africains
ont toujours peur de se trouver en face de l’Afrique. Ceux-là aussi, moins
activement, mais consciemment, ont contribué à la détérioration de la situation
au Congo. Petit à petit, on se mettait d’accord en Occident qu’il fallait
intervenir au Congo, qu’on ne pouvait pas laisser les choses évoluer à ce
rythme.
Petit à petit, l’idée d’une
intervention de l’ONU prenait corps. Alors on peut dire aujourd’hui que deux
erreurs simultanées ont été commises par les Africains.
Et d’abord par Lumumba quand il
sollicita l’intervention de l’ONU. Il ne fallait pas faire appel à l’ONU. L’ONU
n’a jamais été capable de régler valablement un seul des problèmes posés à la
conscience de l’homme par le colonialisme, et chaque fois qu’elle est intervenue,
c’était pour venir concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays
oppresseur.
Voyez le Cameroun. De quelle paix
jouissent les sujets de M. Ahidjo tenus en respect par un corps expéditionnaire
français qui, la plupart du temps, a fait ses premières armes en Algérie ?
L’ONU a cependant contrôlé l’autodétermination du Cameroun et le gouvernement
français y a installé un « exécutif provisoire ».
Voyez le Viet-Nam.
Voyez le Laos.
Il n'est pas vrai de dire que
l’ONU échoue parce que les causes sont difficiles.
En réalité l'ONU est la carte
juridique qu'utilisent les intérêts impérialistes quand la carte de la force
brute a échoué.
Les partages, les commissions
mixtes contrôlées, les mises sous tutelle sont des moyens légaux internationaux
de torturer, de briser la volonté d'indépendance des peuples, de cultiver
l’anarchie, le banditisme et la misère.
Car enfin, avant l’arrivée de
l’ONU, il n’y avait pas de massacres au Congo. Après les bruits hallucinants
propagés à dessein à l'occasion du départ des Belges, on ne comptait qu’une
dizaine de morts. Mais depuis l’arrivée de l’ONU on a pris l'habitude chaque
matin d’apprendre que les Congolais par centaines s’entremassacraient.
Lumumba était noir
Et il ne faisait pas confiance
À ces putains toutes poudrées
De poussière d’uranium.
Lumumba était noir
Et il ne croyait pas
À ces mensonges que les voleurs agitaient
Dans leur tamis « liberté ».
Lumumba était noir.
Son sang était rouge —
Et pour avoir été un homme
Ils l’ont tué.
Ils ont enterré Lumumba
Dans une tombe sans épitaphe.
Mais il n’a pas besoin d’épitaphe —
Car l’air est sa tombe.
Le soleil est sa tombe,
La lune l’est, les étoiles le sont,
L’espace est sa tombe.
Mon cœur est sa tombe,
Et là est son épitaphe.
Demain son épitaphe sera
Partout.
Traduction : Pascal Neveu, dans La panthère et le
fouet, éditions YPSILON