Zachary J. Foster est un historien usaméricain dont les recherches portent sur l’idée de Palestine ainsi que sur les origines de l’identité palestinienne au XIXe siècle. Zach est Maître de conférences en droit au Rutgers Center for Security, Race and Rights. Il est titulaire d’une maîtrise en études arabes de l’université de //Georgetown et d’un doctorat en études du Proche-Orient de l’université de Princeton. Il est le fondateur des archives numériques Palestine Nexus et rédige une lettre d’information intitulée Palestine, in Your Inbox. Zach contribue fréquemment à des médias internationaux, dont le journal israélien Haaretz et TRT, le radiodiffuseur public national de Turquie.
Des
juives antisionistes, du groupe Judies por una Palestina Libre, protestent
contre le génocide des Palestiniens par Israël à Mexico, le 29 novembre 2024.
Une manifestante porte une pancarte sur laquelle on peut lire “Pas en notre
nom"” une autre pancarte indique "Expulser Israël de l’ONU”. Photo Zachary
Foster.
Le sionisme
a été impopulaire parmi la plupart des Juifs pendant les six premières décennies
de son existence juive, des années 1870 aux années 1930. Il est devenu dominant
dans les années 1940 avec l’anéantissement des Juifs d’Europe et la conversion
des Juifs usaméricains et arabes, qui sont passés de non sionistes à sionistes.
Au cours des six décennies suivantes, le sionisme a prospéré, transformant l’affiliation
religieuse des institutions juives du monde entier du judaïsme à l’israélisme.
Cependant, au cours des deux dernières décennies, et surtout des deux dernières
années, la communauté juive mondiale s’est divisée : alors que le sionisme s’est
ancré parmi les juifs d’Israël, il a reculé parmi les juifs des USA, où
résident 70 % des juifs en dehors d’Israël et où le soutien au sionisme s’effondre
à la vitesse la plus rapide de l’histoire. Ceci est l’histoire de la montée, de
la chute et de la résurgence de l’antisionisme juif.
L’antisionisme
juif avant 1948
USA et
Europe occidentale
La plupart
des Juifs usaméricains, qui étaient entre 4 et 5 millions dans les années 1930,
se sont opposés au sionisme depuis ses origines jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Le mouvement réformé a clairement exprimé son rejet institutionnel du sionisme
dans sa plate-forme de Pittsburgh de 1885 et dans une déclaration de 1898, puisque
« la mission du judaïsme est spirituelle et non politique ». Après la
Première Guerre mondiale, 299 éminents Juifs usaméricains ont écrit une lettre ouverte pour protester contre « la
ségrégation politique des Juifs et le rétablissement en Palestine d’un État spécifiquement
juif ». Selon eux, c’était « totalement contraire aux principes de la
démocratie ». Ils estimaient qu’un État juif dans un pays composé à 90 % de
non-Juifs était antidémocratique. Allez savoir pourquoi. Pour citer l’historien
juif usaméricain Morris Jastrow Jr. en 1919, « la présence de tant de
nationalités en Palestine » est la raison pour laquelle il devrait y avoir
« un État palestinien - pas un État juif, pas plus qu’un État mahométan ou
chrétien... ». Le problème du sionisme était évident pour la plupart des
Juifs usaméricains.
Même au milieu des années 1930, le sionisme n’attirait
qu’une minorité de Juifs usaméricains. Les principales organisations sionistes usaméricaines
comptaient environ 1,5 % de Juifs usaméricains parmi leurs membres, soit 65 000
sur 4 400 000. La plupart des Juifs se sont tenus à l’écart du sionisme parce
qu’ils pensaient que la défense d’un État juif en Palestine jetterait le doute
sur leur allégeance aux USA et confirmerait ainsi les accusations antisémites
de double loyauté. Même les intellectuels juifs qui soutenaient la
revitalisation de la culture juive, comme Samuel Untermyer et Felix M. Warburg,
étaient de cet avis. Beaucoup d’autres, cependant, gravitaient autour du communisme,
ridiculisant les sionistes en tant que nationalistes et impérialistes. Comme l’a
dit un universitaire, les sionistes étaient « une petite minorité souvent moquée
au sein de la gauche socialiste juive ».
En Europe
occidentale, l’attitude prédominante parmi les dirigeants et les intellectuels juifs
avant la Grande Guerre était également un antisionisme déclaré. La plupart des Juifs
d’Europe occidentale, tout comme ceux des USA, cherchaient à s’intégrer dans
leur société et considéraient le mouvement sioniste comme une menace à cet égard.
Après tout, la frange sioniste de l’Europe a conclu des alliances avec les
ennemis des Juifs, les antisémites, convenant avec eux que les Juifs n’avaient
pas leur place en Europe. C’est pourquoi le seul membre du cabinet britannique
à s’opposer à la déclaration
Balfour de 1917, qui réclamait un foyer national pour le peuple juif en Palestine,
était un Juif, Edwin Samuel Montagu, qui pensait que le sionisme amènerait l’opinion
britannique à remettre en question la loyauté des Juifs britanniques. Les socialistes
juifs britanniques ont également attaqué le sionisme dans les années 1930, le qualifiant
d’ «outil de l’impérialisme britannique... dépossédant les paysans arabes et menant
une colonisation par la conquête avec l’aide des baïonnettes britanniques ».
Jusqu’en
1937, les plus de 500 000 Juifs allemands étaient également, dans leur grande majorité,
non sionistes ou antisionistes. Comme le disait un responsable sioniste de l’Agence
juive en Allemagne en 1932, « en Allemagne, nous devons compter non seulement
avec l’indifférence de vastes cercles juifs, mais aussi avec leur hostilité ».
Le sionisme était impopulaire parmi les Juifs allemands parce que les sionistes
partageaient avec les fascistes et les nazis la croyance en des théories
raciales non scientifiques, des généralisations mystiques sur le “caractère
national-populaire” (Volkstum) et étaient enclins à l’“exclusivisme
racial”. Cet antagonisme a été exacerbé par le soutien que le mouvement sioniste
allemand a reçu des nazis.
Dans les
années 1930, cependant, le sionisme avait fait certaines percées. Un chercheur
a décrit un changement de paysage parmi les Juifs des USA, d’Allemagne, de
France et du Royaume-Uni, qui sont passés d’un antisionisme avoué avant la
Première Guerre mondiale à un non-sionisme plus “soft” dans les années 1930. À
la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces communautés ont été victimes du génocide
nazi et n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes en 1948.
Europe de l’Est
En Europe de
l’Est, le parti politique juif le plus populaire était le Bund antisioniste, fondé
en 1897. Établi dans l’Empire russe, il s’est scindé en 1917 en deux
organisations, russe et polonaise, et avait des sections en Lituanie, en
Lettonie, en Roumanie et ailleurs. « Pour chaque jeune juif qui rejoignaitt
le mouvement sioniste », a écrit un historien, « beaucoup d’autres
rejoignaient les rangs du Bund ». Le Bund considérait le sionisme comme une diversion par rapport à la
lutte des classes et comme « l’ennemi le plus malfaisant du prolétariat juif
organisé ». Les bundistes gardaient un souvenir amer de la tentative de
Herzl de s’associer avec les antisémites les plus notoires de l’Empire russe,
tels que le ministre de l’Intérieur, Vyacheslav von Plehve, et le ministre des
Finances, Sergei Witte. Ce dernier avait dit à Herzl qu’il avait déclaré au
tsar Alexandre III qu’il n’aurait pas d’objection à “noyer nos six ou sept
millions de Juifs dans la mer Noire”. Les bundistes étaient très populaires et
méprisaient les sionistes.
En 1925, l’organisation
sioniste en Pologne comptait quelque 110 000 membres cotisants sur les 2,8
millions de Juifs polonais, soit environ 4 %. Un an plus tard, en 1926, ce
nombre avait chuté de 90 %, passant à 10 670 membres, car des milliers de Juifs
polonais revenant d’un séjour raté en Palestine avaient fait part de leur
désillusion à grand renfort de publicité en Pologne. Les sionistes de droite
ont également soutenu les nationalistes polonais “virulemment antisémites”,
dont les membres « chantaient l’hymne national polonais pendant qu’ils tabassaient
les socialistes juifs". Il n’est pas surprenant que le soutien au
sionisme, qui a culminé à 25-30% parmi
les Juifs polonais avant la Seconde Guerre mondiale, ait pâli en comparaison du
soutien au Bund, qui a recueilli quelque 55% des voix exprimées pour tous les
partis juifs lors des élections municipales dans des dizaines de villes et de
villages polonais en 1938.
Il va sans
dire que les Juifs d’Europe de l’Est ont connu le pire sort et ont été anéantis
par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les Juifs
orthodoxes d’Europe
Notre
discussion sur les Juifs usaméricains et européens n’est cependant qu’une
partie de l’histoire, car de nombreux Juifs s’identifient comme orthodoxes, et
les Juifs orthodoxes étaient largement hostiles au sionisme. Si certains ont
adhéré au mouvement sioniste pendant l’entre-deux-guerres, la plupart des
grandes autorités en matière de halakha (loi juive) ne voulaient rien avoir à
faire avec lui. La première objection était d’ordre théologique : les autorités
rabbiniques estimaient que la rédemption divine signifiait la rédemption divine,
et non la rédemption humaine. La seconde objection était plus viscérale : les sionistes
étaient des laïcs, menaient des styles de vie laïques et défendaient des idéologies
laïques, de “Gentils”, comme l’a dit un érudit. Après tout, les sionistes ont
dit à leurs partisans de ne pas enrouler les tefillins ni d’étudier la Torah,
mais de se rendre en Palestine. La troisième objection était d’ordre
existentiel, les sionistes essayant de modifier l’essence même du judaïsme, la
définition du Juif, ce qui rendrait les autorités religieuses traditionnelles
inutiles. [Un compromis a finalement été trouvé : les sionistes ont défini un
“juif” pour les besoins de l’immigration et de la naturalisation, les rabbins ont
défini un “juif” pour les besoins du mariage et du divorce dans l’État d’Israël.]
Mais bien
avant cela, la plupart des grands rabbins européens détestaient le sionisme. Le
chef spirituel des juifs orthodoxes allemands du XIXe siècle, le
rabbin Samson Raphael Hirsch, a déclaré que promouvoir l’émigration juive en
Palestine était un péché, car toute action entreprise par des humains pour
faire venir le Messie était considérée comme hérétique selon la loi juive. Le
rebbe de la communauté hassidique Chabad de Beregszász, qui faisait alors
partie de la Tchécoslovaquie, Shlomo Zalman Ehrenreich, était également un
fervent opposant au sionisme, car il s’agissait d’une idéologie séculière qui
contredisait les principes fondamentaux de la foi juive, outre le fait qu’elle s’écartait
de la conception halakhique de l’exil et de la rédemption.
Les
dirigeants hassidiques de Transylvanie (Roumanie) et de Transcarpatie (Ukraine)
comptaient parmi les critiques juifs les plus virulents du sionisme. Le plus
hostile était le rabbin hassidique de Munkacz (Hongrie), Hayyim Elazar Shapira.
Pour lui, le cœur de l’entreprise sioniste était « un renoncement à la foi dans
la gouvernance divine absolue du monde, et en particulier dans le contrôle
total de Dieu sur le destin juif ». Le sionisme représentait pour lui « l’abandon
par les Juifs de la promesse messianique et l’abdication de leur statut de
peuple élu de Dieu ».
L’establishment
juif orthodoxe organisé était dirigé par Agudath Yisrael, représentant un demi-million
de Juifs en Europe de l’Est à son apogée avant la Seconde Guerre mondiale, et qui
était antisioniste jusqu’en 1948, voire au-delà. Dans les années 1920 et 1930,
ils ont élu des représentants aux parlements de Pologne, de Lettonie et de Roumanie,
aux conseils municipaux, aux conseils scolaires et aux mouvements de jeunes et
de travailleurs dans le but de lutter contre le sionisme et le judaïsme
réformé.
Leur
opposition a commencé par une objection théologique au rassemblement des Juifs en
Palestine. Comme nous l’avons vu, la plupart des autorités religieuses s’accordaient
à dire que ce rassemblement s’inscrirait dans le scénario de la fin des temps,
qui ne pouvait être déclenché que par une intervention divine. Mais elles
considéraient également le sionisme comme une menace concurrentielle, car les
institutions sionistes cherchaient souvent à remplacer les institutions
halakhiques traditionnelles en tant que principe d’organisation de la vie
juive, ce qui aurait mis l’Agudath Yisrael hors-jeu. « Le sionisme
constitue un danger, spirituel et physique, pour l’existence de notre peuple »,
affirmaient les délégués du mouvement de jeunesse
de l’Agudath Yisrael en 1948.
Le
Moyen-Orient
Les Juifs “orientaux”,
ou Mizrahim, concentrés au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Irak, au
Yémen, en Iran, en Égypte, en Turquie et en Syrie, étaient au nombre de 900 000
dans les années 1930 et 1940, et étaient pour la plupart indifférents ou
hostiles au sionisme depuis ses origines jusqu’aux années 1940. Ces Juifs
vivaient dans des sociétés à majorité musulmane ou arabe et pensaient que la
transformation d’une autre société à majorité musulmane ou arabe en un État
juif pourrait entraîner des réactions négatives. Tragiquement, ils avaient
raison sur ce point.
En Palestine
ottomane, la communauté juive était divisée. De nombreuses élites soutenaient
le mouvement sioniste, comme Nissim Malul, Shimon Moyal, Gad Frumkin, Avraham
Elmalih et Bechor Shalom Shitrit. Moyal et Malul se consacraient tous deux à la
réfutation d’articles antisionistes dans la presse arabe, et Malul travaillait même
à ce titre pour le Bureau sioniste de Jaffa.
Mais la
plupart des Juifs ashkénazes de Palestine, soit la moitié de la population
juive du pays à la veille de l’immigration sioniste, y étaient hostiles. Il s’agissait
pour la plupart de Juifs pieux qui s’étaient installés en Palestine au cours
des décennies et des siècles précédents pour des raisons spirituelles et non
politiques, convaincus que la terre était sainte, mais considérant qu’une
politique juive dans le pays était une hérésie totale.
Parmi eux,
le rabbin Yosef Chaim Sonnenfeld, qui créa en 1913 une branche del’Agudath
Yisrael pour s’opposer au sionisme parce que les sionistes avaient « affirmé
leur point de
vue selon lequel toute la différence et la distinction entre Israël et les nations
réside dans le nationalisme, le sang et la race, et que la foi et la religion
sont superflues ».
La
communauté juive pré-sioniste de Palestine s’est rendu compte qu’également elle
était confrontée à une nouvelle concurrence en matière de dons
philanthropiques. Les deux communautés - l’ancien yishuv et le nouveau yishuv,
comme les appellent les sionistes - dépendaient des contributions caritatives
des communautés juives à l’étranger pour survivre. Les nouveaux arrivants
représentaient donc une menace directe pour les moyens de subsistance des
anciens.
Après la
Première Guerre mondiale, les Britanniques ont établi un mandat pour la Palestine,
promettant de faire de ce pays un foyer pour les Juifs. C’est ainsi que les sionistes
sont parvenus à dominer les Juifs de Palestine, mais non sans résistance de la part
de deux factions. Tout d’abord, un petit contingent de Juifs plaidait en faveur
de diverses unions binationales ou judéo-arabes, notamment Arthur Ruppin,
Martin Buber, Judah Magnes, Pinhas Rutenberg et Mordechai Avi Shaul. Toutefois,
ces mouvements n’ont attiré que peu d’adeptes et se sont essoufflés dans les
années 1930 et 1940, après les violences de 1929 et de 1936-1949.
Deuxièmement,
les Juifs ashkénazes religieux ont cherché à convaincre les Britanniques de
reconnaître les autorités rabbiniques pacifistes et antisionistes en Palestine.
Mais leur pouvoir politique est considérablement affaibli lorsque des agents
sionistes assassinent leur porte-parole, Jacob Israel de Haan. « Il n’y avait
personne pour le remplacer », comme l’a dit un chercheur, et les Juifs
orthodoxes antisionistes de Palestine ont été mis à l’écart.
Pour en
revenir à la fin de l’époque ottomane, les Juifs ottomans ne voyaient pas d’un bon
œil le projet d’État juif de Theodor Herzl. En 1909, le grand rabbin de l’Empire ottoman,
Haim Nahum, s’est prononcé contre le sionisme, estimant que l’installation des
sionistes en Palestine mettrait en colère les populations turques et arabes.
David Fresko, rédacteur en chef d’El Tiempo, un journal ladino d’Istanbul,
a fréquemment attaqué les sionistes, les qualifiant de mouvement séparatiste
qui sapait les principes ottomans fondés sur des valeurs communes telles que le
constitutionnalisme, la liberté de la presse et une identité civique qui
rejetait le chauvinisme ethnoreligieux du sionisme. De nombreux Juifs ottomans
ont soutenu la revitalisation de la culture juive, mais presque tous ont rejeté
l’objectif du mouvement sioniste, à savoir un État juif au cœur de l’État
ottoman.
Cette
tendance s’est poursuivie après la Première Guerre mondiale. Le sionisme n’a séduit
qu’un faible pourcentage de Juifs égyptiens dans les années 1920 et 1930.
Le grand
rabbin d’Égypte Chaim Nahum s’est également prononcé publiquement contre l’immigration
sioniste en Palestine dans les années 1930. En 1946, des membres juifs du
mouvement communiste clandestin, connu sous le nom d’Iskra et dirigé par Ezra Harari,
ont fondé la Ligue juive antisioniste au Caire et à Alexandrie, en Égypte.
En fait, le
sionisme était encore une opinion minoritaire parmi les Juifs égyptiens dans les
années 1950, car les classes moyennes juives égyptiennes, en particulier les marxistes
et autres gauchistes, se considéraient comme faisant partie de l’Égypte, comme
des Égyptiens, et rejetaient le sionisme.
La situation
était similaire en Afrique du Nord. Au Maroc, le sionisme est resté marginal pendant
l’entre-deux-guerres. De nombreux Juifs, sinon la plupart, étaient associés à l’association
philanthropique franco-juive connue sous le nom d’Alliance israélite universelle,
dont le programme éducatif était assimilationniste et non sioniste. Comme le
disait le leader juif marocain Yomtov D. Semach dans les années 1920, « le
sionisme est comme une voix sans écho dans le désert ». Le mouvement sioniste n’a
commencé à prendre de l’ampleur que dans les années 1940, surtout après les
violences antijuives de 1948, qui ont poussé
quelque 90 000 Juifs marocains à se rendre en Israël entre 1948 et 1956.
En Tunisie,
le sionisme étaient également impopulaire. Plusieurs émissaires sionistes arrivent
en 1931 pour renforcer les liens avec la communauté juive et l’encourager à immigrer.
Mais la poignée de jeunes Juifs tunisiens qui ont accepté l’offre et sont
partis en Palestine sont rentrés en Tunisie frustrés et désillusionnés par le
projet sioniste. Ils ont même déclaré que le sionisme “encourageait la
colonisation” et “privait les Bédouins et les Arabes de leurs terres et de
leurs moyens de subsistance”.
En Algérie,
les colonisateurs français ont accordé aux
Juifs algériens la citoyenneté française [décret Crémieux de 1871,
NdT]. Ils jouissent ainsi de la plupart des droits des colons français et
européens en Algérie et peuvent, s’ils le souhaitent, se réinstaller en France,
destination considérée comme beaucoup plus souhaitable que la Palestine. Dans
les années 1920, les sionistes comptent
environ 300 membres cotisants sur une population de plus de 100 000
habitants et sont souvent attaqués par les membres de la communauté juive. Et malgré
la propagande nazie qui imprègne l’Algérie avant sa libération en 1942, le mouvement
sioniste y bat de l’aile tout au long des années 1940 et 1950. Sur les quelque
130 000 Juifs algériens qui ont quitté l’Algérie dans les années 1950 et 1960, plus
de 90 % sont partis pour la France, tandis que moins de 10 % ont émigré en
Israël.
L’Irak
comptait parmi les plus grandes communautés juives de la région, parmi les mieux
intégrées, mais aussi parmi les plus hostiles au sionisme. En 1942 encore, un agent
sioniste en Irak déclarait : « Il n’y a pas de conscience politique sioniste,
même chez les jeunes qui se sont organisés pour la défense juive... Ils n’ont
pas de pensée sioniste, ni même d’instinct sioniste ». En 1948, moins de 10 %
des 400 enseignants juifs de Bagdad étaient membres ou partisans du mouvement
sioniste.
La
communauté juive irakienne s’est même organisée contre le sionisme. En 1945,
des communistes juifs irakiens ont fondé une Ligue antisioniste pour faire face
à la haine envers les Juifs irakiens résultant de la colonisation sioniste de
la Palestine. Ils ont appelé à l’établissement d’un gouvernement arabe
indépendant et démocratiquement élu en Palestine et à l’interdiction de l’immigration
sioniste et de la vente de terres en Palestine.
Pour les
Juifs orientaux, le sionisme ne promettait pas la libération mais l’anéantissement.
L’immense succès du mouvement, en particulier l’expulsion massive du peuple
palestinien en 1948, a déclenché des pogroms antijuifs en Égypte, en Irak, au
Yémen et en Libye et a accéléré l’adoption de lois antijuives. Le mouvement sioniste
a cherché à convaincre le monde que les Juifs appartenaient à Israël, et voilà qu’il
y est parvenu. Au milieu et à la fin des années 1950, quelque 350 000 Juifs orientaux
se sentaient chez eux en Israël. Des dizaines, voire des centaines de milliers d’autres
ont afflué au cours des décennies suivantes. Ils deviendront les sionistes les plus
chauvins d’Israël.
L’antisionisme
juif : du courant dominant à la frange, des années 50 aux années 2000
L’anéantissement
des Juifs d’Europe a conduit les Juifs usaméricains à faire volte-face sur l’idée
d’un État juif en Palestine, tandis que la migration massive des Juifs des pays
à majorité arabe et musulmane vers Israël après 1948 les a également conduits à
faire volte-face. En l’espace d’une décennie, les Juifs du monde entier se sont
débarrassés de leurs racines non sionistes et antisionistes pour embrasser le
sionisme.
Bien que le
sionisme ait prospéré dans les décennies qui ont suivi la création d’Israël, une
minorité de Juifs a tiré de l’Holocauste une leçon non pas chauvine, mais universaliste.
Pour eux, “plus jamais ça” signifiait “plus jamais ça pour personne”. Ils pensaient
que le génocide des Juifs d’Europe n’était pas anhistorique ou incomparable, mais
plutôt que des génocides se produisent tout le temps et qu’ils découlent d’idéologies
qui diabolisent ou déshumanisent un peuple, le marquant comme un danger
inhérent à la nation et une menace pour sa pureté ethnique, religieuse ou
raciale.
Ce point de
vue existait en 1942, au plus fort de l’anéantissement du judaïsme européen,
lorsque des juifs réformés des USA, dont Morris Lazaron, ont fondé l’organisation
antisioniste American Council for Judaism (Conseil américain pour le judaïsme).
Ils appelaient à la transformation de la Palestine en un État ni arabe ni juif,
mais en un État démocratique où Juifs et Arabes seraient des citoyens égaux.
Ils pensaient qu’une société libre et démocratique offrirait la meilleure
garantie pour le bien-être des Juifs, où qu’ils vivent. C’est d’ailleurs la
croyance la plus répandue parmi les Juifs dans tous les pays du monde aujourd’hui,
à l’exception d’Israël.
D’éminents
Juifs britanniques ont également fondé le Jewish Fellowship in Britain en 1942
afin de « raviver l’esprit religieux juif parmi les Juifs et de placer la
Torah, la synagogue et l’éthique du judaïsme au cœur de la vie juive »,
rejetant totalement le sionisme. De nombreux Juifs britanniques ont également
continué à soutenir l’association non sioniste Anglo-Jewish Association jusque
dans les années 1950.
Il ne fait
aucun doute que l’antisionisme a persisté à la marge après 1948. En Israël, le mouvement
Young Hebrew ou “Canaanite” a vu le jour dans les années 1950, réclamant « la
plénitude des droits et obligations politiques, civils et sociaux pour tous les
citoyens de l’État, indépendamment de leur religion, de leur communauté
confessionnelle ou de leur origine ». Le Matzpen, un parti socialiste
antisioniste fondé en 1962 en Israël et comptant une centaine d’adeptes, prônait
également la « désionisation d’Israël et son intégration dans une union
socialiste du Moyen-Orient ».
Bien qu’ils
soient rares, il est possible de trouver des Juifs israéliens antisionistes. En
1975, l’antisioniste juif israélien Vitold Yadlitzky, ancien prisonnier des
nazis d’origine polonaise, a déclaré que
les antisémites pensaient que « le Juif ne comprend que le langage de l’argent
», ou « le Juif ne comprend que le langage de la force », ou encore « le Juif
est celui en qui on ne peut pas avoir confiance ». « Toutes ces choses, je les
entends encore et encore dans ce pays [Israël], à ceci près que ce n’est pas en
polonais, mais en hébreu et qu’au lieu du mot “juif”, c’est le mot “arabe” qui
apparaît ».
Le Dr Israel
Shahak, également survivant de l’Holocauste, estimait lui aussi que le racisme
est une erreur, qu’il profite ou non aux Juifs. En 1975, il a déclaré : «
Vous pouvez définir la société israélienne comme une société dans laquelle il n’y
a pas d’Israéliens, mais seulement des Juifs et des non-Juifs. Vous avez des
tables séparées pour les nourrissons juifs mourants et les nourrissons non
juifs mourants, et ainsi de suite. Il s’agit là d’une nazification de la
société juive, qui risque d’entraîner la même calamité qu’en Europe, mais une
calamité pour les Arabes. Si l’on peut tirer une leçon de l’expérience nazie, c’est
qu’il faut s’opposer au nazisme. Et je suis contre le nazisme, qu’il soit
allemand, juif ou arabe ».
On oublie
souvent que de nombreuses institutions juives usaméricaines ont tenu Israël à l’écart jusqu’en 1967. En 1949, le
mouvement reconstructionniste s’est opposé au drapeau bleu et blanc d’Israël
avec l’étoile de David, car il s’agissait d’une discrimination évidente à l’égard
des Arabes palestiniens. « Le drapeau israélien doit représenter l’aspiration
nationale commune de tous les citoyens d’Israël », a déclaré le mouvement.
L’American
Jewish Committee, qui représentait de nombreux juifs usaméricains du courant
dominant, de l’élite et laïques, n’était pas sioniste pour des raisons assimilationnistes
jusqu’en 1967.
Un certain
nombre d’intellectuels juifs usaméricains se sont également prononcés contre le
sionisme. Alfred M. Lilienthal a attaqué Israël peu après sa création,
affirmant qu’ « une Palestine qui protège “les droits et les intérêts des
musulmans, des juifs et des chrétiens”, pour citer le Comité [la commission d’enquête
anglo-américaine de 1946 sur la Palestine], n’a jamais été acceptable pour les
sionistes ». Il a également mis en garde contre les accusations de double
loyauté que les Juifs usaméricains pourraient recevoir en raison du sionisme. L’écrivain
Moshe Menuhin, les journalistes William Zukerman, Henry Hurwitz et Morris
Schappes, l’universitaire Noam Chomsky, le rabbin Elmer Berger et l’homme d’affaires Lessing
Rosenwald ont également appelé à l’égalité des droits pour tous en
Israël/Palestine, citant le traitement réservé par Israël aux Palestiniens comme
leur principale objection au sionisme. De nombreux critiques juifs d’Israël aux USA dans les années 1960 et 1970 ont été inspirés par les mouvements de
libération, des droits civiques et d’opposition à la guerre de l’époque, et ont
vu la lutte des Palestiniens sous un jour similaire.
Au milieu et
à la fin des années 1970, les graines d’une nouvelle génération d’antisionistes
juifs ont été plantées en Australie, aux USA et au Royaume-Uni. De petits
groupes antisionistes ont vu le jour, tels que l’Australian Jews Against
Zionism and Anti-Semitism (JAZA), formé par un petit groupe de juifs marxistes
en 1979, qui considéraient le sionisme comme une tentative de transformer les
juifs en une race ou une nation, à l’instar de ce que le nazisme avait tenté de
faire avec les Allemands ; ou la British Anti-Zionist Organization (BAZO),
créée par George Mitchell en 1975, ou la Jewish Alliance Against Zionism
(JAAZ), formée par des militants juifs antisionistes de la région de la baie de
San Francisco entre la fin des années 1970 et le début des années 1980.
L’État d’Israël
a écrasé certains de ces mouvements, réduisant au silence les critiques du
sionisme dans le pays et à l’étranger par des campagnes de diffamation, la
censure et les brutalités policières. Les sionistes disposaient désormais d’un
État, d’un noyau diplomatique et d’une armée, qu’ils utilisaient pour écraser
les Juifs antisionistes partout où ils surgissaient.
Pendant ce
temps, les institutions juives en dehors d’Israël ont abandonné le judaïsme au
profit de l’israélisme, une philosophie qui considère le caractère juif d’Israël
comme sacré, au-dessus de toutes les autres lois, principes et pratiques
juives. Dans les années 1970, des organisations juives usaméricaines telles que
l’Anti-Defamation League et l’American Jewish Committee ont redéfini leur
mission, passant de la lutte contre l’antisémitisme à la défense de l’État d’Israël.
Israël est devenu plus sacré que Dieu, la Torah, le Talmud ou les principes
juifs tels que le monothéisme, « sauver une vie » ou « réparer le monde ».
Israël a remplacé le judaïsme en tant que principe essentiel, déterminant ou
unificateur de la communauté.
Aujourd’hui,
le Board of Deputies of British Jews ne songerait pas à éjecter un de ses membres
pour avoir professé l’athéisme, par exemple, mais il vient d’éjecter deux de
ses membres pour avoir signé une lettre ouverte critiquant la conduite d’Israël
à Gaza.
Imaginez qu’ils
éjectent un membre pour avoir professé son athéisme ? Si cela devait se produire,
ils devraient peut-être éjecter leur propre président, Philip Rosenberg, qui m’a
personnellement avoué son athéisme à d’innombrables reprises.
Bien
entendu, certains Juifs prenaient les textes fondateurs de la religion plus au
sérieux que le Board of Deputies of British Jews. La majorité des Juifs
ultra-orthodoxes d’Israël a continué à pencher
davantage vers le non-sionisme que vers le sionisme bien après 1948,
tandis que l’écrasante majorité des Juifs ultra-orthodoxes rejettent plus généralement
l’autorité des institutions de l’État israélien à ce jour, selon un sondage réalisé
en 2020.
Les Hassidim Satmar, le K’hal Adath Jeshurun (Communauté Breuer), les Neturei
Karta et d’autres ont continué à s’opposer
au sionisme pour des raisons religieuses. Le fondateur de la secte Satmar, Joel
Teitelbaum, était convaincu que le premier des trois serments de la théologie
juive, selon lequel les Juifs ont juré de ne pas « s’élever comme un mur » pour
réclamer la terre d’Israël, était une réfutation explicite du sionisme. Ce serment
fait appel à la prérogative divine, et non humaine, pour déclencher le retour
sur la Terre d’Israël. Le rabbin Amram Blau, fondateur de Neturei Karta, était
également un militant antisioniste virulent qui refusait de reconnaître Israël,
de payer des impôts ou même de manipuler de la monnaie israélienne. Cela a fait
et fait encore du sionisme un grave péché pour au moins 120 000 juifs religieux
aujourd’hui.
Le
renouveau de l’antisionisme juif
L’antisionisme juif laïque renaît
Alors que
les institutions juives du Royaume-Uni, des USA et d’ailleurs ont adopté l’israélisme,
les individus juifs ont commencé à s’en éloigner. Si l’anéantissement des Juifs
par les nazis a renforcé le soutien au sionisme, la détérioration du traitement
des Palestiniens par Israël l’a affaibli.
Et, pour faire court, le traitement des
Palestiniens par Israël se détériore depuis des décennies, en particulier
depuis les années 1980. Uri Davis, par exemple, a estimé que la politique d’Israël
à l’égard des Palestiniens, y compris qui ont des papiers israéliens, était
comparable à la politique d’apartheid de l’Afrique du Sud dans les années 1980
; Gayle Markow a été incitée par l’invasion du Liban par Israël en 1978 à créer
le groupe antisioniste JAAZ ; Ilan Pappe attribue son réveil à l’invasion du
Liban; Norman Finkelstein fait référence à la première Intifada pour l’ évolution
de ses positions.
Comme l’a
dit l’universitaire antisioniste Daniel Boyarin, « lorsque j’ai entendu Yitzhak
Rabin dire qu’il fallait briser les bras et les jambes des enfants qui
lançaient des pierres pour préserver l’État, je me suis complètement repenti de
mon ancien sionisme ».
En d’autres termes, l’occupation militaire
belliqueuse de Gaza et de la Cisjordanie par Israël, son invasion du Liban en
1978 et 1982, les massacres qu’il a facilités à Sabra et Chatila et sa violente
répression de la première Intifada (1987-1993) ont donné naissance à une
nouvelle génération de Juifs hostiles au sionisme.
Les années
1980 et 1990 ont également été marquées par la montée du « post-sionisme ».
Des personnalités comme Tom Segev, Gershon Shafir, Baruch Kimmerling et Hillel
Cohen ont formulé des critiques fondamentales à l’encontre du sionisme, même s’ils
portaient l’étiquette de sionistes. [D’ailleurs, au moins l’un d’entre eux,
Segev, a déclaré récemment que le sionisme était probablement “une
erreur”].
Puis est
arrivé le processus d’Oslo. Pour de nombreux Juifs, il semblait promettre une résolution
de la question israélo-palestinienne. Ces espoirs se sont estompés à la fin des
années 1990 avec l’arrivée au pouvoir du leader de droite Benjamin Netanyahou.
Ces espoirs
ont été brisés en 2000 avec l’échec de Camp David et le déclenchement de la
seconde Intifada, au cours de laquelle 1 038 Israéliens et 3 189 Palestiniens
ont été tués entre 2000 et 2005.
La grande
divergence
La réalité a
continué à influencer la perception, du moins parmi les Juifs usaméricains.
L’image d’Israël
s’est détériorée alors que l’occupation continuait à montrer sa face hideuse.
Israël a resserré l’étau autour de Gaza en 2005, 2006 et 2007, imposant un blocus
cruel et meurtrier à 1,8 million de Palestiniens. Après la guerre de 2008-2009,
au cours de laquelle l’objectif premier Israël était de “punir, humilier et
terroriser la population civile de Gaza,
comme l’a conclu la mission d’enquête des Nations unies connue dans le “ rapport
Goldstone ”,
le plan pour les Palestiniens de Gaza est devenu de plus en plus clair : les
enfermer, les mettre au régime, jeter la clé et les punir tous les deux ou
trois ans par des campagnes de terreur et des meurtres de masse, ou "tondre
la pelouse", comme le disent les responsables israéliens, qui comparent
les Palestiniens à de la mauvaise herbe envahissante.
Mais la
plupart des Juifs usaméricains s’identifient comme libéraux ou progressistes,
des valeurs incompatibles avec les blocus médiévaux, les punitions collectives,
le massacre en masse de centaines d’innocents dans le but d’en terroriser des
millions d’autres, la rhétorique génocidaire des dirigeants politiques et
religieux israéliens ou le consensus croissant au début des années 2020 sur le
fait qu’Israël était un État d’apartheid. En conséquence, les Juifs usaméricains
ont commencé à abandonner le sionisme en plus grand nombre. L’establishment
juif a demandé aux juifs de laisser leur libéralisme à la porte du sionisme,
comme l’a dit Peter Beinart en 2010, « et maintenant, à leur grande
horreur, ils constatent que de nombreux jeunes juifs ont laissé leur sionisme à
la place ».
Alors que
les Juifs usaméricains se sont détournés du sionisme, les Juifs israéliens ont redoublé
d’ardeur. Au milieu des années 2000 et 2010, la société juive israélienne est devenue
de plus en plus chauvine : 68 % des Juifs israéliens refusent de vivre dans le même
immeuble qu’un Arabe ; 46 % des Juifs refuseraient qu’un Arabe se rende chez eux
; 50 % des adolescents israéliens ne veulent pas d’Arabes dans leur classe ; 63
% des Juifs israéliens déclarent que les Arabes représentent une menace pour la
sécurité et la démographie de l’État ; 50 % des Juifs israéliens pensent qu’Israël
devrait encourager ses citoyens arabes à émigrer.
Le sionisme
chauvin s’est épanoui parmi les Juifs presque partout, du fleuve à la mer. Les
Juifs israéliens ont continué à coloniser la Cisjordanie, puis se sont dirigés
vers des destinations à l’intérieur d’Israël, cherchant à remplacer les Arabes
par des Juifs dans le Néguev, en Galilée, à Jérusalem, à Jaffa, à Acre et à Lydda/Lod. Ils ont
continué à défiler dans les rues de Jérusalem chaque année le jour de l’apartheid
- alias le Jour de Jérusalem - en scandant “"Mort aux Arabes”. La droite
sioniste a dominé la politique israélienne tandis que la gauche sioniste s’est
désintégrée. Depuis les années 2010, la plupart des dirigeants israéliens
prônent le Grand Israël, c’est-à-dire la domination juive du fleuve à la mer.
Les Juifs
israéliens antisionistes sont devenus une espèce rare. Beaucoup ont quitté Israël,
comme Atalia Omer, Ilan Pappe et d’autres. Le fondateur de Zochrot, qui appelle
à la reconnaissance de la Nakba et du droit au retour des réfugiés palestiniens
par la société juive israélienne, a trouvé refuge en Europe. Ceux qui sont
restés et se sont exprimés ont dû faire face à des conséquences désastreuses et
ont été rejetés par l’État, l’armée, les médias et les classes
professionnelles. Ceux qui ont agi, comme Jonathan Pollak, Jeff Halper, Ofer Cassif ou
Andrey X, ont été suspendus, intimidés, victimes de violences
physiques ou emprisonnés. Sans parler de la remise en question des principes
fondamentaux du sionisme, depuis le 7 octobre 2023, ceux qui ont simplement
partagé des messages inoffensifs sur les réseaux sociaux en solidarité avec les enfants amputés
de Gaza ont été renvoyés de leur travail, détenus et emprisonnés.
La montée
de l’antisionisme aux USA
Israël a
peut-être fait taire la plupart de ses détracteurs à l’intérieur du pays, mais
il n’a pas réussi à écraser ses détracteurs à l’étranger, en particulier aux USA,
où le sionisme a connu un déclin au cours des deux dernières décennies.
Jewish Voice
for Peace (JVP) représente le plus grand bloc de juifs antisionistes aujourd’hui.
Elle n’a pas pris position sur le sionisme lors de sa fondation en 1996, mais a
officiellement déclaré son rejet du sionisme en 2015. À cette date, les
militants de JVP avaient déclenché un débat public sur Israël qui, si l’on en
mesure l’intensité et la visibilité, « est un conflit comme la communauté
juive américaine n’en a jamais connu », comme l’a remarqué un éminent
historien en 2016.
JVP est l’organisation
juive qui connaît la croissance la plus rapide depuis plus d’une décennie,
revendiquant quelque 500 membres cotisants en 2011, 9 000 en 2015 et plus de 32
000 en août 2024. D’octobre 2023 à février 2024, JVP a augmenté le nombre de
ses abonnés par courriel de 43 000 à 343 000 et semble être la plus grande
organisation politique antisioniste des USA, si l’on en juge par le nombre de
ses employés à temps plein. L’antisionisme juif usaméricain connaît une
croissance comparable à celle d’une crosse de hockey. Il est en train de se
généraliser.
Les données
des sondages racontent une histoire similaire. En 2021, un sondage a révélé que
25 % des Juifs usaméricains pensaient qu’Israël était un État d’apartheid, un
chiffre qui atteignait 38 % chez les Juifs de moins de 40 ans. Il s’agissait du
premier d’une série de sondages publiés dans les années 2020 soulignant la
fragilité du sionisme parmi les Juifs usaméricains, en particulier parmi les
milléniaux et la génération Z.
Puis, en
2022, la politologue Mira Sucharov a mené une enquête sur les opinions des Juifs
usaméricains sur le sionisme, indiquant que 58 % des Juifs américains s’identifient
comme sionistes, tandis que 22 % s’identifient comme antisionistes (10 %) ou
non sionistes (12 %), et que 12 % déclarent que "c’est compliqué",
tandis que 7 % répondent "incertain". Autrement dit, bien avant le 7
octobre 2023, 42 % des Juifs usaméricains ont choisi de ne pas s’identifier
comme "sionistes".
Mais
Sucharov a révélé un malaise plus profond à l’égard du sionisme. Elle a
présenté aux personnes interrogées une définition du sionisme, puis leur a
demandé si elles la soutenaient. Comme on pouvait s’y attendre, le soutien au
sionisme a augmenté lorsqu’on leur a présenté des définitions inoffensives ou
ambitieuses du sionisme. Mais lorsqu’on leur présente l’expérience vécue du
sionisme par ses victimes, les Juifs sont repoussés par l’idéologie. Lorsqu’on
a dit aux personnes interrogées que le sionisme « signifie la croyance en
la priorité des droits juifs sur les droits non juifs en Israël », Sucharov
a rapporté que "le soutien des personnes interrogées au
"sionisme" s’est effondré : seulement 10 % des personnes interrogées
ont déclaré qu’elles étaient "certainement" (3 %) ou
"probablement" (7 %) sionistes. Au total, 69 % des personnes interrogées
ont déclaré qu’elles n’étaient "probablement pas" ou
"certainement pas" sionistes selon cette définition.
Alarmé par
les données des sondages, le lobby israélien tente maintenant de fabriquer et d’obscurcir
les données des sondages pour masquer l’effondrement du sionisme. La Jewish
Majority, fondée en 2024 par Jonathan Schulman, collaborateur de longue date de
l’AIPAC, vient de publier un sondage, vendant aux médias non pas les résultats
du sondage mais une déformation de ceux-ci. Dans son résumé des données, Jewish
Majority souligne que « 70% des Juifs américains pensent que l’antisionisme
est antisémite par définition", tout en omettant de mentionner un autre
point de l’enquête, à savoir que « 50% des personnes interrogées ont
déclaré que les mouvements antisionistes ne sont pas antisémites par définition ».
Ils ont intentionnellement masqué leurs propres résultats pour gonfler le
soutien au sionisme.
Les chiffres
ne disent cependant pas tout. Des conférences sur le non-sionisme ou l’antisionisme
juif ont vu le jour à l’université Brown et à Vienne, en Autriche. Des minyans
non sionistes ou antisionistes ont vu le jour à New York et dans le New Jersey.
Au moins deux nouveaux groupes juifs antisionistes se sont formés à Mexico à la
suite du génocide, AMJI et JPL. Aux USA, Making Mensches facilite les
expériences éducatives juives radicales et met en relation et soutient le
développement communautaire juif antisioniste. Des acteurs et des dramaturges
juifs montent des pièces antisionistes. L’Institut pour l’étude critique du
sionisme a organisé son premier atelier en octobre 2023. Des Juifs
antisionistes des USA ont également lancé Undoing Zionism, une série de huit
sessions axées sur la politique juive au-delà
du sionisme, qui met l’accent sur la sécurité, la libération et le bien-être
des Palestiniens et des Juifs.
Nous
assistons également à une explosion cambrienne de la création de contenu antisioniste
juif. De plus en plus de juifs antisionistes s’expriment sur leur antisionisme dans
des podcasts, sur TikTok, Instagram, Youtube, Substack et ailleurs, notamment Katie
Halper, Max Blumenthal, Katherine Wela Bogen, Raven Schwam-Curtis, Hadar Cohen,
Alon Mizrahi, Jasper Diamond Nathaniel, Daniel Maté, Aaron Maté, Mira Sern, Simone
Zimmerman, Jacob Berger, Jessie Sander, Elana Lipkin, Nora Barrows-Friedman, David
Sheen, Rabbi Andrue Kahn, Rafael Shimunov, Rabbi Danya Ruttenberg, Michael Schirtzer,
Miko Peled, Matt Lieb, Jen Perelman, Lily Greenberg Call, Peter Beinart, Alice Rothchild,
Marjorie N. Feld, Alissa Wise, Benjamin Moser, Rebecca Alpert, Max Weiss, Maura
Finklestein, Eli Valley, Tony Greenstein, Antony Loewenstein, Sim Kern, Michael
Schirtzer, Yaakov Shapiro, Brant Rosen, Anna Baltzer, Norman Solomon, Liz Rose Shulman,
Jamie Stern-Weiner, Medea Benjamin, Naomi Klein, Jesse James Rose, Brace Belden,
Hilton Obenzinger, Ofer Neiman, Rotem Levin, Noam Shuster-Eliassi, Alon Nissan-Cohen,
Avi Shlaim, Molly Crabapple, Shir Hever, Elik Harpaz, Yahav Erez, Becca Strober,
ainsi que les pseudos kvetcher, noneisntoff, jewpinolove,
tumblemaiadryer, realitywithali, clios_world, judeshimer, imthebalaban et
mikaelaswildlife, pour n’en citer que quelques-uns. Tous ces contenus
inspireront une nouvelle génération de juifs convaincus que tous les individus
doivent être traités sur un pied d’égalité, dans tous les pays, y compris en
Israël. Ce n’est probablement qu’une question d’années, et non de décennies,
lorsqu’une majorité de Juifs américains redeviendra hostile au sionisme.
Et ce, parce
que le génocide des Palestiniens de Gaza par Israël a fait tomber le masque de
la logique sous-jacente du sionisme. Comme l’a dit Patrick Wolfe dans son essai classique
sur le sujet, les mouvements coloniaux, "sans exception", conduisent
à une logique d’"élimination de l’autochtone". Et dans le cas de la
Palestine, la logique de l’élimination de l’autochtone n’a pas besoin d’être
théorisée par un universitaire, elle s’étale au grand jour en direct tous les
jours depuis 583 jours, et ce n’est pas fini.