Affichage des articles dont le libellé est Jodi Ruvoren. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jodi Ruvoren. Afficher tous les articles

09/02/2024

JODI RUDOREN
L'endroit le plus charmant de Gaza a disparu

Jodi Rudoren , The Forward, 9/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

Jodi Rudoren (1970), après avoir travaillé 21 ans au New York Times, est rédactrice en chef depuis 2019 de The Forward, le journal juif le plus ancien des USA. Fondé en 1897 comme quotidien socialiste en yddish, Forverts atteint un tirage de 275 000 exemplaires au début des années 1930. Devenu hebdomadaire en 1983, puis mensuel, il n'est plus imprimé depuis 2018 mais seulement électronique. Il est publié en 2 éditions, anglaise et yiddish. Les écrivains yiddish Sholem Asch, Israel Joshua Singer et Isaac Bashevis Singer y ont publié certaines de leurs œuvres et le journal a publié la traduction en yiddish du Capital de Marx en fascicules. @rudoren

« Le jour où j’ai dû décider de quitter Gaza a été le plus noir de ma vie», dit Jawdat Khoudary, un habitant de la ville de Gaza.

Rempli de plantes indigènes et importées, Alwaha,  le jardin de Jawdat Khoudary, d'une superficie de 100 000 pieds carrés [0,92 hectare], dans la ville de Gaza avant la guerre. Photo Jawdat Khoudary

La maison et le jardin de Jawdat Khoudary n’étaient pas seulement le plus bel endroit que j'aie jamais visité dans la bande de Gaza, c’était aussi l'un des lieux les plus sereins - et les plus surréalistes - que j'aie jamais vus.

Khoudary, un magnat de la construction dont la famille remonte à neuf générations à Gaza, a créé une oasis de 9 200 mètres carrés au milieu des denses labyrinthes de béton de l'enclave côtière. Des chemins en mosaïque traversaient des légions luxuriantes et colorées de plantes indigènes et importées. Des serres abritaient des dizaines de milliers de cactus minuscules provenant du monde entier qu'il essayait de cultiver de manière croisée. À l'intérieur, des colonnes ornées et des lustres entouraient ses chers livres d'histoire et ses collections d'antiquités locales.

Aujourd'hui, les vestiges de ces colonnes sont entourés de décombres, selon une vidéo que Khoudary m'a envoyée, tout le reste ayant été détruit lors de cette horrible guerre entre Israël et le Hamas.

« Vous imaginez ? Ils n'ont pas laissé une seule plante ou un seul arbre », soupire Khoudary, 64 ans, qui s'est réfugié au Caire en décembre. « Ils m'ont brisé le cœur ».

J'ai rencontré Khoudary il y a une douzaine d'années, au septième jour de la guerre de Gaza de 2012 qui, rétrospectivement, ressemble à une bagarre de cour d'école comparée aux quatre derniers mois de mort, de destruction et de déplacement.

Comme je l'ai écrit à l'époque dans le New York Times, il a vécu cette mini-guerre, au cours de laquelle les frappes aériennes israéliennes ont tué 174 Palestiniens à Gaza, d'un point de vue extraordinairement privilégié. Un garde de l'entreprise de construction de Khoudary lui apportait suffisamment de Marlboro Reds pour trois semaines, et un majordome nous servait des clémentines fraîchement cueillies pendant que nous bavardions. Il avait passé la semaine à apprendre à utiliser Facebook au plus jeune de ses cinq enfants, Hamza, alors âgé de 14 ans.

Mais même eux n'étaient pas immunisés contre le bruit des bombardements la nuit.

Khoudary avait fermé l'hôtel qu'il possédait alors, Al-Mathaf, et le musée d'antiquités adjacent qu'il avait ouvert en 2008, parce qu'ils se trouvaient dans un quartier soumis à des bombardements intensifs. Il avait interrompu les travaux sur les deux hôpitaux qu'il construisait à Gaza, mais continuait à payer ses 60 employés, m'a-t-il dit, car « nous devons montrer à la population que nous nous engageons à ses côtés ».

Deux ans plus tard, au cours de la guerre intense de 51 jours de 2014 qui a tué quelque 2 200 Palestiniens à Gaza, Khoudary, qui parle désormais couramment le facebookien, a publié sur son site des morceaux de poésie et des informations historiques pertinentes. Un nouveau port maritime ayant fait l'objet de discussions dans le cadre des pourparlers de trêve, il a parlé d'Anthedon, un port de Gaza datant du VIIe siècle avant l’ère chrétienne, qui servait de principal canal commercial entre le Moyen-Orient, l'Europe et l'Asie mineure.


Une video partagée par Jawdat Khoudary sur instagram (@jawdatkhoudary)

Jawdat était en Cisjordanie pour affaires, alors je me suis assise avec sa femme, Faten, leurs deux filles, récemment diplômées de l'Université américaine du Caire, et Hamza. Nous avons mangé des raisins verts du jardin et bu du café à la cardamome.

Une fois de plus, leur expérience des combats est loin d'être typique. L'une de leurs filles, Yasmeen, 24 ans, m'a dit qu'elle avait lu Lolita, Kafka sur le rivage, de Murakami, et un roman humoristique pakistanais, A Case of Exploding Mangoes, de Mohammed Hanif, pendant la guerre. Hamza, alors en seconde, regardait les films d'Harry Potter. Mais Yasmeen a également parlé des cauchemars qu'elle faisait après avoir vu des « combattants sans tête » dans les rues où Israël bombardait les tunnels du Hamas.

Quelques semaines avant que la guerre n'éclate, la famille avait réalisé l'un de ses rêves : exposer et vendre à Gaza les plantes grasses qu'elle cultivait avec tant de soin. Jawdat m'avait appris que le mot arabe pour cactus, sabr, signifiait également patience.

« C'est ce dont nous avons besoin à Gaza », avait-il dit en 2012, « d'être patients ». Lors de notre visite en 2014, Faten a montré son cactus préféré, un hybride de huit espèces, cultivé pendant sept ans pour être plus grand qu'elle.

« Plus ils sont grands, plus ils sont beaux », m'a-t-elle dit. « Plus vous les soignez, plus ils vous donnent ».

Khoudary n'a jamais été coincé à Gaza, comme la grande majorité de ses 2,1 millions d'habitants. Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2012, il voyageait tous les mois vers ou à travers Israël et avait visité plus de 40 pays dans le monde. Mais il était profondément attaché à Gaza - sa famille y vivait depuis plus de deux siècles - et a déclaré que l'année qu'il avait passée au Caire avait été « peut-être la pire de ma vie » en raison du mal du pays.

Aujourd'hui, il ne sait pas quand il rentrera ni s'il restera.

« Les FDI ont détruit tout Gaza, Gaza ne sera plus un endroit où vivre - maintenant, nous cherchons des opportunités commerciales en Égypte », m'a dit Khoudary lorsque nous nous sommes entretenus cette semaine.

« J'ai 64 ans. Il ne me reste plus beaucoup de temps pour la reconstruire », a-t-il ajouté à propos de la maison et du jardin qu'il avait commencé à construire sur l'exploitation d'agrumes de sa famille dans les années 1990. « Il faudra 30 ou 40 ans pour que tout redevienne comme avant ».

Khoudary, aujourd'hui grand-père de huit enfants, ne sait ni quand, ni comment, ni pourquoi sa maison a été touchée. Il l'a quittée environ quatre jours après le début de la guerre, en réponse à l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, pour s'installer dans une autre maison qu'il possède, dans la vieille ville de Gaza, parce qu'elle lui semblait plus sûre.

Mais 50 jours plus tard, sous la pression de ses enfants - âgés aujourd'hui de 24 à 34 ans, les filles étant mariées et vivant à Londres et en Allemagne, les garçons travaillant pour la plupart dans l'entreprise familiale à Gaza - la famille a utilisé le passeport égyptien de Faten pour sortir par la frontière de Rafah.

« Ce fut le jour le plus noir de ma vie que de décider de quitter Gaza », m’a dit. Khoudary.

Jusqu'à la semaine dernière. Les forces israéliennes s'étaient retirées de la zone de la ville de Gaza où se trouvait l'enceinte, la rendant accessible aux habitants de Gaza pour la première fois depuis des mois.  Un ami est allé voir la maison de Khoudary et a envoyé la vidéo de la maison en ruines.

Khoudary a indiqué que la chocolaterie que ses fils avaient ouverte à Gaza il y a deux ans avait également été détruite pendant la guerre ; ils cherchent à relancer l'activité au Caire. Il ne sait pas ce qu'il est advenu du musée des antiquités.

Il sait, comme moi, que de nombreuses personnes à Gaza souffrent bien plus que de la perte d'une entreprise ou d'une maison. Le nombre de morts palestiniens approche les 28 000 dans cette guerre que le président Joe Biden a qualifiée hier soir d' « excessive ». Des familles entières ont été décimées ; la famine se profile à l'horizon. Les pourparlers en vue d'une trêve, qui auraient pu permettre de libérer la centaine d'otages restants, ont échoué cette semaine en raison de l'insistance du Hamas à rester au pouvoir [sic].

Lorsque j'ai écrit pour la première fois sur Khoudary il y a une douzaine d'années, je l'ai appelé « l'un des hommes les plus riches de Gaza et l'un de ses rêveurs les plus audacieux ». Ses rêves sont morts dans cette guerre.

« Ils créent de la haine, Israël crée de la haine », m'a-t-il dit. « Cette guerre n'était pas dirigée contre le Hamas, mais contre l'ensemble de la population de Gaza. Tuer, détruire, c'est l'objectif principal, pour tout le peuple, sans différenciation ».

J'ai rappelé à Khoudary ce qu'il m'avait appris lors de notre première rencontre à propos du cactus et de la patience. Il semble que les deux aient disparu.

« Ils n'ont pas laissé un seul cactus », a-t-il dit. « Ils ont détruit la patience ».

On peut lire le livre  Gaza debout face à la mer, consacré par Béatrice Guelpa  à l’histoire de Jawdat Khoudary (éditions Zoé, 2009)