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13/09/2025

RICHARD LUSCOMBE
Après avoir construit une vie tranquille en Floride, Parviz Sabeti, le “tortionnaire en chef” présumé du Shah d’Iran doit désormais faire face à un procès

Richard Luscombe à Orlando, The Guardian, 11/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Richard Luscombe est correspondant du Guardian US basé à Miami, Floride

Parviz Sabeti s’était fabriqué une nouvelle vie anonyme pour lui et sa famille – mais il est aujourd’hui visé par une plainte avec demande de dommages et intérêts pour 225 millions de dollars pour atrocités commises dans les prisons de Téhéran et d’ailleurs 

Les voisins de la riche communauté de Windermere, en Floride, les connaissent sous les prénoms de Peter et Nancy, un couple de retraités apparemment aimable qu’ils saluent lors de promenades matinales, et qui semblent toujours heureux de recevoir leurs deux filles adultes brillantes, dont l’une est une professeure de sciences respectée à l’université Harvard.

Pourtant, derrière les hauts murs de leur manoir au bord du lac, d’une valeur de 3,6 millions de dollars, se cache une réalité plus sombre et soigneusement gardée : « Peter » est en réalité Parviz Sabeti, l’ancien chef présumé de la police secrète et « tortionnaire en chef » du régime prérévolutionnaire du Shah d’Iran. Il fait aujourd’hui face, en Floride, à une plainte à 225 millions de dollars pour atrocités commises dans les prisons de Téhéran et d’ailleurs. [chacun des 3 plaignants réclame 75 millions de $ de dommages et intérêts, NdT]

Le mois dernier, un juge fédéral de district a statué que Sabeti, âgé de 89 ans, – après avoir construit avec succès une vie anonyme pour lui et sa famille depuis sa fuite de son pays en 1978 – devait répondre devant la justice dans le cadre d’une plainte déposée par trois plaignants se présentant comme d’anciens prisonniers politiques.

Dans les documents déposés au tribunal, les plaignants affirment avoir fait partie des milliers de personnes arrêtées par la SAVAK, l’agence de sécurité intérieure et de renseignement tristement célèbre pour sa brutalité, parce qu’elles étaient perçues comme des opposants au Shah. Ils disent avoir subi des abus sous les ordres directs de Sabeti : viols, électrochocs, quasi-noyades et arrachage forcé d’ongles.

“Apollo”

Un dispositif particulièrement barbare, affirment-ils, était « Apollo », une chaise électrique baptisée d’après le programme spatial usaméricain, équipée d’un casque métallique qui amplifiait les cris des victimes jusque dans leurs propres oreilles.


Anciens prisonniers mutilés par la SAVAK, la police politique du Shah, 28 février 1980 en Iran – Michel Artault/Gamma-Rapho/Getty Images

Sabeti n’a pas répondu publiquement aux accusations déposées devant le tribunal, mais a déjà nié par le passé que la SAVAK ait torturé des détenus, affirmant qu’il s’était « toujours opposé à la torture ».

Si sa localisation était restée inconnue pendant près de 45 ans, son rôle au sein du gouvernement iranien – en tant que directeur du département de la sécurité intérieure de la SAVAK et architecte présumé de sa cruauté – n’a jamais fait de doute.

Un rapport secret de la CIA, rédigé en 1978 et publié seulement en 2018, l’identifiait comme un allié farouchement loyal du Shah, « largement reconnu comme l’un des hommes les plus puissants et les plus redoutés du régime… avec autorité pour arrêter, interroger et poursuivre les opposants à travers tout le pays », selon la plainte.

Les estimations varient sur le nombre de victimes de la SAVAK entre sa création en 1957 et sa dissolution en 1979, mais plusieurs milliers de personnes auraient été détenues et torturées, et au moins plusieurs centaines tuées.

Les trois plaignants, des Iraniens résidant en Californie âgés de 68 à 85 ans, affirment avoir été enlevés par la SAVAK à Téhéran, battus pour leur arracher de faux aveux, puis emprisonnés. La demande des avocats de Sabeti visant à faire rejeter l’affaire pour prescription a été rejetée par le juge fédéral Gregory Presnell, du district central de Floride, le 12 août. Un procès pourrait avoir lieu dès l’an prochain.

Selon la plainte, Sabeti « a passé les quatre dernières décennies loin du regard public, dissimulant son identité et sa localisation ». Lui et son épouse Nasrin, 75 ans, auraient même pu rester incognito si l’une de leurs filles ne l’avait pas « accidentellement révélé » dans un tweet de février 2023, le montrant lors d’un rassemblement à Los Angeles contre le gouvernement islamique iranien.

La photo de Sabeti ressurgit le 19 février 2023 à Munich, dans une manifestation de monarchistes partisans de Reza Pahlavi, surmontée par la phrase “Cauchemar de futurs terroristes” et agrémentée de sa déclaration du 7 septembre 1978 : “Si la SAVAK est dissoute, les terroristes règneront sur l'Iran”


Bien que la révélation ait pu être accidentelle, et ait directement permis aux avocats des plaignants de le localiser et de déposer la plainte, certains y voient une manœuvre de la diaspora iranienne aux USA visant à « blanchir » l’histoire du régime déchu du Shah et à préparer l’opinion en faveur d’un futur gouvernement pro-occidental.

Reza Pahlavi, surnommé parfois le « prince héritier » d’Iran car fils du dernier Shah Mohammad Reza Pahlavi, déclarait dans une interview au Guardian en 2023, au plus fort des manifestations anti-Téhéran, qu’il travaillait à un « charte de principes démocratiques » pour un futur gouvernement iranien. Depuis, il s’est présenté comme prêt à remplacer l’ayatollah Ali Khamenei et à devenir chef d’État par intérim.

Dans ce cadre, Sabeti aurait travaillé comme « conseiller en sécurité » de Reza Pahlavi, selon un article publié en 2023 sur le site du Conseil national de la résistance iranienne, coalition politique se présentant comme un parlement en exil [émanation de l’organisation des Moudjahidines du Peuple, NdT].

Les tentatives du Guardian pour contacter Sabeti – par emails, appels téléphoniques à son domicile et messages à ses quatre avocats – sont restées vaines.

Une chose ne fait pas débat : le confort dont Sabeti et sa famille ont bénéficié aux USA depuis leur arrivée en Floride en 1978, après avoir fui Téhéran quelques semaines avant la révolution islamique de 1979.

Selon des documents du département d’État ayant fuité, la famille Sabeti aurait transféré une somme importante depuis l’Iran – estimée par une source à plus de 20 millions de dollars. En Floride, ils ont américanisé leurs prénoms en Peter et Nancy. Sous ces identités, Sabeti a fondé une société immobilière prospère en Floride centrale. Lui, son épouse et leurs deux filles figurent toujours comme dirigeants de plusieurs entreprises encore actives.

Les registres publics montrent que la famille possède au moins huit propriétés dans le comté d’Orange, dont le manoir de Windermere (5 chambres, 6 salles de bains) acquis pour 3,5 millions de dollars en août 2005.

Le département d’État et la CIA n’ont pas répondu aux questions sur le statut migratoire des Sabeti aux USA ou les conditions de leur admission en 1978. Cependant, Parviz et Nasrin Sabeti disposent d’une inscription électorale active en Floride et ont voté à l’élection présidentielle de 2024, preuve de leur naturalisation usaméricaine.

Une voisine a déclaré voir souvent le couple, en particulier Nasrin, marcher dans le quartier, mais a précisé que les Sabeti semblaient surtout attachés à leur discrétion. Leur maison était presque toujours silencieuse, hormis les visites ponctuelles de leurs filles.

Aucune des filles n’a répondu aux demandes de commentaires.

Le procureur général républicain de Floride, James Uthmeier, n’a pas répondu à la question de savoir s’il ouvrirait une enquête pénale sur les activités de Sabeti, comme il l’a déjà fait pour d’autres personnes accusées de crimes à l’étranger et résidant en Floride.

Sara Colón, avocate des plaignants, s’est félicitée du refus du juge Presnell de rejeter l’affaire et de sa décision de préserver l’anonymat de ses clients, qui ont déclaré avoir reçu des menaces de mort depuis le dépôt de la plainte.


Un dissident iranien, le visage dissimulé, couché sur une grille à trois niveaux munie de brûleurs retrouvée dans la cave d’un haut responsable de la SAVAK, incendiée par des manifestants le 31 décembre 1978 – Derek Ive/AP

« Ces décisions représentent une avancée positive pour les survivants de la torture qui cherchent reddition de comptes et justice. Cette affaire ne vise pas seulement à mettre fin à l’impunité, mais à affirmer que les survivants ont le droit de poursuivre la justice et de retrouver leur dignité sans peur », a-t-elle déclaré.

Le Collectif iranien pour la justice et la reddition de comptes, association militant pour les victimes de torture et leurs familles, a dit espérer que l’affaire Sabeti contribue à mettre fin au « cycle de violence » observé en Iran, d’abord sous le Shah puis sous le gouvernement islamiste qui lui a succédé.

« Le message doit être clair et simple : toutes les victimes méritent justice, et tous ceux qui ont participé à la torture et à la répression doivent rendre des comptes », a affirmé un porte-parole.

« Les racines des politiques brutales menées aujourd’hui par la République islamique d’Iran sont liées aux méthodes de torture instaurées par Sabeti et la SAVAK. [Cette affaire] doit marquer le rejet d’un futur Iran qui rétablirait la SAVAK ou accorderait une amnistie générale aux forces de sécurité actuelles impliquées dans la torture et la répression.

Ce n’est qu’à travers justice et reddition de comptes que nous pourrons surmonter la violence et la répression horrifiques qui dominent l’Iran depuis des décennies. »

Témoignages des trois plaignants, dont l’anonymat a été préservé, cités par Justin Rohrlich, The Independent, 24 février 2025 :

John Doe I : Étudiant à l’université de Tabriz, arrêté dans son dortoir en 1974 par la SAVAK. Selon la plainte, il a été torturé pendant des semaines, accusé d’avoir fourni un recueil de poèmes politiques interdits à un camarade. La torture aurait été « coordonnée » et « approuvée » par Sabeti. Après 40 jours d’interrogatoires violents, il a été traduit devant un tribunal militaire, accusé d’atteinte à la sécurité nationale, et condamné à quatre ans de prison.

« Il a souffert toute sa vie de problèmes rénaux dus aux blessures et infections subies en prison. Il porte encore les cicatrices des coups de fouet, qu’il a cachées, ainsi que les détails de son calvaire, à la plupart des gens de son entourage. »

John Doe II : Artiste, membre d’un collectif artistique fermé de force par la SAVAK dans les années 1970. Arrêté et emprisonné à plusieurs reprises pour avoir notamment défendu la liberté d’expression, il a été condamné par un tribunal militaire à 12 ans de prison, dont 7 purgés, au cours desquels il dit avoir été « torturé à répétition » sur ordre de Sabeti.

« Sa torture a laissé une lourde charge psychologique. Chaque jour est une lutte. Il a suivi des années de thérapie pour tenter de surmonter les séquelles. Rien que penser à sa torture est une expérience viscérale et douloureuse. Parfois, il souffre de réactions de stress post-traumatique lorsqu’il essaie d’en parler : tremblements, étourdissements. »

John Doe III : Lycéen lors de son arrestation par la SAVAK, accusé d’avoir diffusé des tracts anti-Shah. Après qu’un camarade, arrêté avec une arme artisanale, l’a dénoncé, il a été inculpé de participation à un groupe armé et condamné à deux ans de prison. Selon la plainte, il y a subi des tortures atroces, « toutes autorisées et supervisées par Sabeti », dont les séquelles l’affectent encore.

« Revivre et raconter sa torture est une expérience pénible, parfois honteuse et humiliante. Le traumatisme lui a laissé un lourd fardeau qu’il porte depuis toute sa vie, même s’il a fait de son mieux pour y faire face. »

 

18/08/2023

Mohammad Mossadegh, Premier ministre de l’Iran, 1951-1953 : une biographie

The Mossadegh Project, 3/10/2013

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

“Je mets ma confiance dans le soutien du peuple iranien. C’est tout.”
Mossadegh

 

 

Mohammad Mossadegh est né le 16 juin 1882 à Téhéran. Son père, Mirza Hedayat Ashtiani, était ministre des Finances de l’Iran et sa mère, Najm al-Saltaneh, était étroitement liée à la dynastie régnante Kadjar (1789-1925). Quand il avait 10 ans, son père est décédé, le laissant avec sa seule sœur, plus jeune, à la charge de sa mère.

En reconnaissance des services rendus par son défunt père à la couronne, le monarque Nasir al-Din Shah lui a donné le titre de “Mossadegh al-Saltaneh”. Des années plus tard, lorsqu’un système de carte d’identité nationale a été introduit en Iran, il a choisi le nom de famille de Mossadegh, qui signifie “vrai et authentique”.

 

La carrière de Mossadegh commence à l’âge exceptionnellement jeune de 15 ans, lorsqu’il est nommé, toujours en l’honneur de son père, Mostofi (chef des finances) de la province du Khorasan. Tout en s’intéressant à la science moderne, il pratique divers sports et apprend à jouer du Tar, un instrument à cordes traditionnel persan.

 

À 19 ans, il épouse Zia al-Saltaneh, une princesse kadjar, qu’il considère comme “la personne que je chéris le plus après ma mère”. Le couple aura trois filles - Zia Ashraf, Mansoureh et Khadijeh - et deux fils, Ahmad et Gholam-Hossein.

 

Mossadegh n’avait que 21 ans lorsque les habitants d’Ispahan l’ont élu au Majlis (Parlement iranien) pour les représenter. Cependant, comme il n’avait pas l’âge légal requis, il a retiré son nom de la liste des candidats. Au cours du mouvement constitutionnaliste de 1905-1911, Mossadegh a participé activement aux événements qui ont conduit à l’établissement d’une monarchie constitutionnelle en lieu et place du régime monarchique arbitraire.

 

Mossadegh a étudié les sciences politiques à Téhéran et, en 1909, il a poursuivi ses études à Paris. Pendant son séjour à Paris, il a commencé à ressentir une faiblesse et une fatigue extrêmes et a été contraint d’abandonner ses études et de rentrer en Iran. Tout au long de sa vie, il a été accablé par ce problème persistant, mieux connu aujourd’hui sous le nom de “syndrome de fatigue chronique”. Plus tard, il retourne en Europe et étudie le droit à l’université de Neuchâtel, en Suisse. En juin 1913, il devient le premier Iranien à obtenir un doctorat en droit et rentre en Iran un jour seulement avant le début de la Première Guerre mondiale.


En 1912

 

Peu après son retour en Iran, Mossadegh fait l’objet d’une accusation malveillante de la part d’un rival politique. Cette accusation infondée l’a tellement bouleversé qu’il est tombé malade et a eu de la fièvre. Sa mère, connue pour avoir fondé l’hôpital de bienfaisance Najmieh à Téhéran, a remarqué qu’il était malheureux et lui a dit qu’elle aurait préféré qu’il étudie la médecine plutôt que le droit. Quiconque étudie le droit et se lance dans la politique doit être prêt à subir toutes sortes de calomnies et d’insultes, lui dit-elle, mais “la valeur d’une personne dans la société dépend de ce qu’elle endure pour le bien du peuple”. Dans ses mémoires, Mossadegh a écrit que ces paroles de sagesse l’avaient préparé à la vie qu’il avait choisie et qu’à partir de ce moment-là, plus il était confronté à des épreuves et à des insultes, plus il était prêt à servir le pays.

 

Mossadegh accepte un poste au sein du gouvernement en tant que secrétaire adjoint du ministère des Finances, où il tente de lutter contre la corruption et fait condamner plusieurs personnes. En 1919, il choisit de s’exiler en Suisse pour protester contre un accord entre le gouvernement et la Grande-Bretagne qu’il jugeait très inquiétant. La principale disposition de cet accord consistait à confier à des conseillers britanniques la supervision de l’armée et des systèmes financiers iraniens. Craignant le pire pour l’Iran, il a mené une campagne fébrile contre cet accord en Europe et a écrit à la Société des Nations pour demander de l’aide dans cette affaire. Mossadegh est rentré en Iran après le rejet de l’accord par le Majlis.

 

La réputation de Mossadegh en tant qu’homme politique honnête, juste et concerné l’avait précédé lors de son retour en Iran. Lors de ses déplacements dans la province du Fars, il est accueilli chaleureusement par les habitants et se voit proposer de devenir leur gouverneur, ce qu’il accepte. Après quelques mois, il démissionne de ce poste pour protester contre le coup d’État de 1920 à Téhéran, inspiré par les Britanniques, qui aboutira à l’établissement de la dynastie Pahlavi en 1925. Il occupe cependant le poste de ministre de la Justice dans le gouvernement du Premier ministre Ghavam, puis devient ministre des Affaires étrangères. En 1923, Mossadegh a été élu au 5e  Majlis et a commencé son opposition historique à l’établissement de la dynastie Pahlavi par Reza Khan, soutenu par les Britanniques et alors Premier ministre de l’Iran. Il prévoyait le retour de la dictature en Iran, “lorsqu’un seul homme sera à la fois roi, Premier ministre et magistrat !”

 

Comme Mossadegh l’avait prédit, la vie sous le règne tyrannique de Reza Shah était dure et oppressive ; en fait, le climat politique était devenu si insupportable qu’il avait de bonnes raisons de craindre pour sa vie. En 1928, il se retire volontairement de l’activisme social et politique et se retire dans son village d’Ahmad-Abad, situé à une centaine de kilomètres de Téhéran. Pendant cette période, qui a duré plus d’une décennie, il a passé son temps à lire et à cultiver la terre, menant des expériences pour améliorer la production agricole et partageant les connaissances acquises avec les autres agriculteurs du village.

 

Le 26 juillet 1940, la police de Reza Shah débarque à l’improviste au domicile de Mossadegh, fouillant et saccageant sa maison. Bien qu’aucune preuve incriminante n’ait été trouvée contre lui, il est emmené à la prison centrale de Téhéran. Mossadegh est interrogé et, sans être informé des charges qui pèsent sur lui, transféré dans la forteresse de Birjand (ville du nord-est de l’Iran). Conscient du sort réservé à de nombreux autres qui ont osé s’opposer à l’arbitraire de Reza Shah, il s’attend à être tué.

 

Le coup le plus dur porté à Mossadegh par son emprisonnement a été l’effet qu’il a eu sur sa fille de 13 ans, Khadijeh, qui avait été témoin de l’arrestation brutale de son père et de son transfert forcé à la prison de Birjand. La très sensible Khadijeh a été profondément traumatisée et a passé le reste de sa vie dans des hôpitaux psychiatriques. Mossadegh a déclaré plus tard que cette tragédie était la punition la plus cruelle qui pouvait lui être infligée.

 

Reza Shah libère Mossadegh de la prison de Birjand en novembre 1940 et le transfère à Ahmad-Abad, “pour y vivre jusqu’à sa mort”. Un an plus tard, son assignation à résidence prend fin lorsque les Britanniques forcent l’abdication de Reza Shah et que son fils de 22 ans, Mohammad Reza, monte sur le trône.

 

Ayant repris ses activités politiques, Mossadegh est élu avec un soutien écrasant pour représenter Téhéran au 14e  Majlis en 1944. Pendant son mandat au Majlis, Mossadegh s’est battu avec passion pour l’indépendance politique et économique de l’Iran vis-à-vis des étrangers, notamment en s’attaquant à l’accord pétrolier très injuste conclu avec l’Anglo-Iranian Oil Company, un objectif pour lequel il a reçu un soutien populaire écrasant.

 

L’histoire contemporaine de l’Iran est liée au pétrole, une source d’énergie très recherchée par l’Occident, depuis 1901, date à laquelle des droits exclusifs de 60 ans ont été accordés à William Knox D’Arcy, un sujet britannique, pour la prospection et l’exploitation du pétrole dans les provinces méridionales de l’Iran. En 1908, le pétrole a été découvert et l’Anglo-Persian Oil Company a été créée. Juste avant le début de la Première Guerre mondiale en 1914, le gouvernement britannique a acheté 51 % des actions de la compagnie. Les Britanniques ont ainsi créé une tête de pont et pratiquement colonisé le sud-ouest de l’Iran, s’immisçant directement et indirectement dans les affaires politiques du pays tout entier. L’APOC a triché sur les maigres 16 % versés à l’Iran et a traité les travailleurs pétroliers iraniens avec mépris et racisme dans leur propre pays. La situation a atteint son paroxysme en juillet 1946, lorsque quelque 6 000 travailleurs pétroliers iraniens se sont mis en grève à Agajari. Leur affrontement avec les troupes gouvernementales a fait plus de 200 morts et blessés.

 

Mossadegh envisageait un Iran indépendant, libre et démocratique. Il pensait qu’aucun pays ne pouvait être politiquement indépendant et libre s’il ne parvenait pas d’abord à l’indépendance économique. Selon lui, “l’aspect moral de la nationalisation du pétrole est plus important que son aspect économique”. Il a cherché à renégocier et à parvenir à une restitution équitable et juste des droits de l’Iran, mais s’est heurté à l’intransigeance de la compagnie. Pour mettre fin à 150 ans d’ingérence politique britannique, d’exploitation économique et de pillage des ressources nationales de l’Iran, Mossadegh a organisé la nationalisation de l’industrie pétrolière.

 

Mossadegh a présenté pour la première fois l’idée de la nationalisation à la Commission du pétrole mandatée par le Majlis le 8 mars 1951. Le lendemain, le Front national, une coalition de plusieurs partis, a organisé un grand rassemblement sur la place Baharestan devant le Majlis pour soutenir la nationalisation du pétrole. À la veille du Nouvel An iranien, le 20 mars 1951 [29 Esfand 1329], le projet de loi du Front national pour la nationalisation du pétrole reçoit l’approbation finale du Sénat, quelques jours seulement après avoir été approuvé à l’unanimité par les députés du Majlis. Un mois plus tard, le Dr Mohammad Mossadegh a été nommé au poste de Premier ministre, qu’il a remporté avec les voix de près de 90 % des représentants présents.


Mossadegh porté en triomphe par la foule après la nationalisation de l'Anglo-Iranian


Le différend entre l’Iran et l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), qui a été démantelée, se poursuit sans qu’aucune solution ne se profile à l’horizon, ce qui accroît les tensions entre l’Iran et la Grande-Bretagne. Le gouvernement britannique impose des sanctions économiques à l’Iran et le menace d’une attaque militaire. En juin 1951, le gouvernement iranien découvre un réseau d’espionnage britannique qui révèle les activités subversives d’un grand nombre de politiciens et de journalistes iraniens, y compris des communistes qui reçoivent des pots-de-vin du gouvernement britannique et de l’AIOC.

 

Le gouvernement iranien réagit en fermant le consulat britannique. Le gouvernement britannique réagit en rappelant son ambassadeur, Francis Shepherd, à Londres. En octobre 1951, le Premier ministre Mohammad Mossadegh se rend à New York pour défendre personnellement le droit de l’Iran à nationaliser son industrie pétrolière devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Le gouvernement britannique, en quête de soutien, avait porté sa cause devant les Nations unies pour qu’elle soit entendue. Mossadegh a fait une présentation spectaculaire et réussie, démontrant que les bénéfices pétroliers de la Grande-Bretagne pour la seule année 1950 étaient supérieurs à ce qu’elle avait versé à l’Iran au cours du demi-siècle précédent.

 

Mossadegh s’est ensuite rendu à Washington, où il a rencontré le président Harry S. Truman. Sa visite a été largement couverte par les journaux, les magazines, la télévision et les films d’actualités. À son retour en Iran, en novembre 1951, il s’est arrêté à l’aéroport Farouk du Caire, en Égypte, où il a été accueilli par des milliers d’admirateurs qui ont scandé “VIVE MOSSADEGH” et “VIVE L’IRAN”. Au cours de sa visite de quatre jours, le roi d’Égypte, le premier ministre, le cabinet et d’autres dignitaires ont honoré Mossadegh personnellement, et un dîner de gala a été organisé en son honneur par la municipalité du Caire. En janvier 1952, Mossadegh est nommé homme de l’année par le magazine Time, sa deuxième couverture par Time en l’espace de 7 mois.

 

L’HOMME DE L’ANNÉE
"Il a huilé les rouages du chaos" [sic]
TIME Magazine, 7 janvier 1952

 

En juin 1952, Mossadegh se rend à La Haye, aux Pays-Bas, et présente près de 200 documents à la Cour internationale concernant la nature hautement exploiteuse de l’AIOC et l’étendue de son intervention politique dans le système politique iranien. « Il n’y a pas de critère politique ou moral à l’aune duquel la Cour puisse mesurer son jugement dans le cas de la nationalisation de l’industrie pétrolière en Iran », a-t-il affirmé, et « nous n’accepterons en aucun cas la juridiction de la Cour sur ce sujet. Nous ne pouvons pas nous placer dans la situation dangereuse qui pourrait résulter de la décision de la Cour ». Le verdict sera annoncé plus tard et Mossadegh retournera à Téhéran après avoir gagné le respect des juges.

 

De retour en Iran, les conditions économiques et de sécurité se détériorent rapidement, aggravées par les activités de plus en plus subversives des puissances étrangères et de leurs agents. Lors d’une réunion en juillet 1952 avec le jeune monarque Mohammad Reza Shah, qui dirigeait l’armée, Mossadegh a demandé le contrôle des forces armées, ce qui lui a été refusé. En réponse, Mossadegh a immédiatement présenté sa démission en tant que Premier ministre.

 

Le lendemain, le Shah, à la demande des gouvernements britannique et usaméricain, nomme Ghavam Saltaneh au poste de Premier ministre. Ghavam Saltaneh adopte une ligne dure, ce qui ne fait qu’attiser la colère de la population qui était descendue dans la rue pour soutenir Mossadegh. Lors de la plus grande manifestation de rue, le 20 juillet 1952 (30 Tir 1331), les forces de sécurité affrontent violemment les manifestants, faisant des centaines de victimes. Le Shah, constatant l’ampleur du soutien de la population à Mossadegh, s’est alarmé et a changé de cap. Il nomme Mossadegh à la double fonction de Premier ministre et de ministre de la Défense, comme le permet la Constitution. Le même jour, la Cour internationale de La Haye se prononce en faveur de l’Iran, estimant qu’elle n’est pas compétente dans l’affaire du différend pétrolier. Le Conseil de sécurité des Nations unies rejette ensuite la plainte britannique contre l’Iran. Mossadegh est alors au sommet de son pouvoir et de sa popularité, salué comme un héros non seulement en Iran, mais aussi dans l’ensemble du Moyen-Orient.

 

En tant que dirigeant de l’Iran, Mossadegh a parrainé des lois pour un “gouvernement propre” et des systèmes judiciaires indépendants, a défendu la liberté de religion et d’affiliation politique, et a promu des élections libres. Il a mis en œuvre de nombreuses réformes sociales et s’est battu pour les droits des femmes, des travailleurs et des paysans. Un fonds a été créé pour financer des projets de développement rural et aider les agriculteurs. Conformément à sa politique d’“équilibre négatif”, une idée qui a contribué à la formation du mouvement des non-alignés, Mossadegh a également refusé d’accorder une concession pétrolière à l’Union soviétique. Plus important encore, Mossadegh a contribué à favoriser une autosuffisance nationale qui n’a jamais été égalée en Iran depuis son mandat : il a équilibré le budget, augmenté les productions non pétrolières et créé une balance commerciale. Sa politique s’est souvent heurtée à l’opposition du Shah, des généraux de l’armée, des principaux religieux, des propriétaires terriens, du parti Toudeh (communiste) et des gouvernements britannique et usaméricain. Néanmoins, Mossadegh a toujours pu compter sur le soutien du peuple.

 

Entretemps, les Britanniques ont continué à saper l’autorité de Mossadegh en incitant à la division dans le pays, en renforçant l’embargo mondial sur l’achat de pétrole iranien, en gelant les avoirs iraniens et en menaçant l’Iran d’une invasion par la constitution d’une force navale dans le golfe Persique. Toutes ces tentatives ayant échoué, la Grande-Bretagne a conclu que “Mossadegh doit partir” par tous les moyens nécessaires. En collaboration avec la CIA, ils ont fomenté un coup d’État pour renverser le gouvernement démocratiquement élu.

 

Le 15 août 1953, avec la participation du Shah et de ses collaborateurs iraniens, un plan élaboré par la CIA sous le nom de code “Opération Ajax”, dirigé par Kermit Roosevelt, a été mis en œuvre, mais il n’a pas réussi à déloger Mossadegh du pouvoir. Lors de la deuxième tentative, le 19 août 1953, [28 Mordad 1332] le gouvernement a été violemment renversé. Mossadegh échappe à la capture, mais sa maison est envahie, pillée et incendiée. Le lendemain, Mossadegh se rend aux autorités et est emprisonné. Au cours de cet épisode sanglant, plusieurs centaines de personnes ont été tuées ou blessées. Les partisans de Mossadegh ont été arrêtés, emprisonnés, torturés ou même assassinés. Le ministre des Affaires étrangères de Mossadegh, le Dr Hossein Fatemi, est entré dans la clandestinité mais a été capturé quelques mois plus tard. Il a été battu, poignardé 5 fois par Shaban Jafari, un ancien catcheur surnommé “Sans cervelle” et, après un simulacre de procès, exécuté par un peloton d’exécution. Le règne de la terreur avait commencé.



Jugé comme traître par un tribunal militaire, le 19 décembre 1953, Mossadegh déclare :

« Oui, mon péché - mon grand péché... et même mon plus grand péché - est d’avoir nationalisé l’industrie pétrolière iranienne et d’avoir mis fin au système d’exploitation politique et économique du plus grand empire du monde. ...Au prix de ma vie et de celle de ma famille, au risque de perdre ma vie, mon honneur et mes biens. ...Avec la bénédiction de Dieu et la volonté du peuple, j’ai combattu ce système sauvage et épouvantable d’espionnage international et de colonialisme.

 

« […] Je suis bien conscient que mon destin doit servir d’exemple à l’avenir dans tout le Moyen-Orient pour briser les chaînes de l’esclavage et de la servitude aux intérêts coloniaux ».

Mossadegh est déclaré coupable de trahison. Il est placé à l’isolement pendant trois ans, puis assigné à résidence jusqu’à la fin de sa vie dans son village ancestral d’Ahmad-Abad. Le 5 mars 1967, Mohammad Mossadegh meurt à l’âge de 85 ans, un an et dix mois après le décès de celle qui fut son épouse bien-aimée pendant 64 ans.