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26/09/2023

SARAH BABIKER
“L’abolition de la frontière nous permettrait de construire une autre société”
Entretien avec Luca Queirolo Palmas

 Sarah Babiker, El Salto, 17/11/2022
Photos de Luca Palmas : David F. Sabadell

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Coauteur d’un vaste corpus de travaux documentant les rencontres frontalières entre les personnes en transit et les réseaux d’activistes, Queirolo Palmas se consacre à la recherche sociale centrée sur les sujets et engagée dans la transformation.

 

Comment les migrants vivent-ils en transit, tout en échappant aux institutions dont la politique migratoire consiste à contrôler leur mobilité et à les traquer ? Comment s’activent les réseaux qui accompagnent ces personnes en mouvement dans leur parcours clandestin à travers le territoire européen, en les aidant à franchir les frontières ? Luca Queirolo Palmas et Federico Rahola, sociologues spécialisés dans les migrations à l’université de Gênes, ont écrit le livre Underground Europe : Lungo le rotte migranti [L’Europe clandestine, le long des routes des migrants] (Meltemi, 2020), dans lequel, après cinq années de recherche le long des différentes frontières européennes, ils proposent un regard sur le parcours des migrants à l’intérieur de la forteresse Europe, en prenant comme référence l’histoire de l’Underground Railroad, le réseau qui, dans l’Amérique du Nord de la première moitié du XIXe siècle, a contribué à l’évasion de milliers d’esclaves à la recherche d’un espace sûr pour vivre en liberté.

Lors d’une visite à Madrid pour présenter le livre le 7 novembre à Traficantes de Sueños, Queriolo Palmas explique comment les imaginaires de cette époque peuvent servir à alimenter les pratiques subversives contre les frontières d’aujourd’hui et contribuer à créer d’autres sociétés qui remettent en question tous les ordres d’oppression, y compris ceux de genre et de classe. 


Lithographies de Henry Louis Stephens (1824-1882). En haut : esclave marron. En bas : “Coup pour coup” (1863, abolition de l’esclavage par Lincoln)

 

Dans votre livre, vous établissez un parallèle entre l’Underground Railroad, un mouvement qui a soutenu la fuite des personnes réduites en esclavage aux USA vers un territoire sûr, et les réseaux de solidarité qui soutiennent les migrants dans leur voyage dans l’Europe du XXIe siècle. Qu’apporte ce parallèle ?
 Nous nous sommes plongés dans l’histoire de l’Underground Railroad, à laquelle nous consacrons une grande partie du livre, parce que nous pensons qu’il s’agit d’une histoire dont nous pouvons nous inspirer pour élaborer un imaginaire qui s’inscrit dans les mouvements de lutte contre les frontières. À l’époque
du chemin de fer clandestin, la lutte était pour l’abolitionnisme, aujourd’hui l’objectif des mouvements est aussi l’abolition, mais des frontières.

Dans quelle mesure pouvons-nous tirer des enseignements de cette histoire ? Apprendre de cette histoire, c’est aussi apprendre des imaginaires et des mythes qui l’ont sous-tendue. C’est une histoire sur laquelle le débat historique n’a jamais abouti à un consensus. Pour certains auteurs, le chemin de fer clandestin a été un formidable outil de libération des esclaves des plantations, qui a permis à environ 200 000 personnes de s’enfuir en 50 ans. Pour d’autres, il s’agit de quelque chose de beaucoup moins important, mais qui alimente en même temps un imaginaire de la libération. Nous avons pensé que tout mouvement social avait besoin d’incorporer, de produire, de nourrir un imaginaire. Le livre est né un peu de l’intérieur de ces mouvements, de la question de savoir ce que l’on peut apprendre de cette histoire, quels sont ses éléments qui se répercutent dans le présent.

En fait, vous soulignez un certain nombre de questions communes.
 Oui, l’une d’entre elles est la question des coalitions, c’est-à-dire : comment le passage était matériellement produit station après station, et quels étaient les sujets qui alimentaient la possibilité du mouvement. Ce que nous avons trouvé est très intéressant : le chemin de fer clandestin entre 1800 et 1850 aux USA jouit de cette dimension hétérogène de coalition. A l’intérieur, il y a des esclaves libérés, bien sûr, il y a des milliers de groupes religieux et en même temps il y a des sujets qui étaient imprégnés des idéaux de la Révolution française, des Lumières, des sujets blancs. Ces coalitions ont d’ailleurs généré leur propre espace : il s’agissait de subvertir le fonctionnement quotidien de la société de l’époque, de subvertir les rapports de genre et de classe. Changer la façon dont les décisions étaient prises, l’organisation même de la production.

Notre histoire commence avec ce petit livre de Benjamin Drew, publié en 1854, intitulé The Refugee (Le Réfugié). Drew était un journaliste qui faisait partie de la section la plus radicale de l’abolitionnisme blanc. C’est un livre très intéressant, parce que la part de l’auteur est minime, il ressemble à un travail ethnographique du présent, où l’auteur essaie de donner la plus grande place aux sujets subalternes, en l’occurrence les esclaves affranchis. Il ne les trouve pas aux USA parce que la loi sur les fugitifs avait été appliquée de façon très rigide, mais au Canada, il les trouvera dans toutes les communautés où les esclaves s’étaient enracinés, envisageant une autre façon de construire la société. Ce sont donc les esclaves qui parlent, ce sont les conducteurs qui parlent.

Ce qui est intéressant dans ce livre, outre l’approche méthodologique, c’est qu’il lie la question du refuge à celle de la classe sociale, ce qui était quelque chose de très novateur aux USA en 1850. Un autre point intéressant est que l’expression “chemin de fer clandestin” n’apparaît jamais, seulement trois fois sur les mille pages du livre. Pourtant, toutes les histoires qui sont racontées ont été, d’une manière ou d’une autre, générées par ce chemin de fer clandestin.

 

C’est aussi quelque chose qui se répercute dans le présent, la question de ce qui peut être dit, de ce qui ne peut pas être dit, de ce qui peut être révélé, de ce qui ne peut pas être révélé, qui est aussi un débat au sein des sujets qui constituent le chemin de fer clandestin contemporain.

Pour nous, il s’agissait d’un travail sur l’histoire, mais aussi sur la métaphore et la possibilité de prendre cette mythologie et de l’associer à une nouvelle mythologie du présent qui peut circuler au sein des mouvements sociaux. Lorsque l’expression chemin de fer clandestin a été forgée vers 1825, 1830, le train n’existait pas encore. Les tunnels n’existaient pas non plus. On ne sait pas qui a essayé d’intégrer la libération et la fin de l’esclavage dans une bataille autour de la modernité. Ces histoires nous aident à regarder autrement ce qui se passe aux frontières du présent.

À une époque où l’on n’a pas le temps de s’arrêter pour analyser ce qui se passe, vous parlez de faire l’histoire du présent. Qu’est-ce qui rend possible cette histoire du présent ?
 Max Weber, auteur classique de la sociologie, disait qu’il ne pouvait y avoir de sociologie sans histoire, ni d’histoire sans sociologie. Quand on regarde l’espace de la frontière, on voit comment s’y accumulent les effets d’inertie d’un passé qui produit le présent et qui produit l’avenir. Mais il y a aussi des coupures, des déchirures. Il y a des moments de production d’autres pratiques et d’autres imaginaires.

Faire l’histoire du présent est un outil méthodologique que nous utilisons pour interpréter les frontières contemporaines, cette hétérogénéité du chemin de fer clandestin il y a deux siècles, nous la retrouvons d’une certaine manière dans toutes les frontières : il y a des sujets sociaux très différents parmi eux, des gens qui sont là à cause de la religion, des gens impliqués à cause de leur profession....

Par exemple, les pêcheurs qui contribuent au sauvetage en mer ne construisent pas leurs pratiques sur la base d’une idéologie politique, mais sur la base d’une éthique de la mer liée à un espace de solidarité. Il en va de même pour les guides de montagne. Il y a donc aussi des métiers qui s’inscrivent dans la possibilité de construire le voyage. Ensuite, il y a des situations plus politiques, liées à différents mouvements sociaux. Je trouve cela très intéressant, car on retrouve cette dimension binaire entre les raisons humanitaires et les raisons politiques. En fin de compte, les religieux, par exemple, comprennent très bien que l’assistance pendant le voyage n’est pas quelque chose qui peut changer les choses, alors que dans le même temps, les gens qui viennent des mouvements sociaux comprennent très bien qu’il y a des besoins de base qu’il est fondamental de couvrir, afin de rendre également possible la lutte politique contre les frontières.

Il nous semble que cette forme de coalition d’il y a 200 ans est quelque chose qui se produit matériellement dans toutes les situations frontalières. Un autre élément important est la construction d’un autre récit qui confronte l’imaginaire du migrant en tant que victime et du passeur en tant que méchant, comme s’ils n’étaient pas les protagonistes de leur propre voyage. Il s’agit d’une rhétorique institutionnelle dans laquelle le problème de la mort, du risque de migration clandestine, est lié à la traite.

Ce que nous voyons, c’est que les voyages se construisent sur la base de la capacité d’auto-organisation des sujets. Notre référence est la théorie de l’autonomie de la migration, mais il y a aussi une coalition absolument hétérogène qui rend le voyage possible. On ne voyage pas seul, on voyage en groupe, et c’est déjà comme une solidarité minimale, un groupe, des amitiés, qui se construisent gare après gare. On voyage aussi grâce à cette coalition qui rend cela possible de différentes manières, de manière variable selon la frontière, selon les lieux de passage à la station suivante. Ainsi, on sauve une histoire du passé pour l’appliquer au présent et l’utiliser comme un contre-récit au discours public hégémonique. Mais aussi pour construire un imaginaire que les mouvements sociaux qui luttent contre la frontière peuvent utiliser pour défendre leurs positions.

Quelle est la stratégie derrière cette négation de l’action des migrants ? En quoi cette division entre victimes et mafias est-elle déshumanisante ?

Tout d’abord, il y a une dimension d’auto-absolution de la part de ceux qui organisent les politiques de blocus, de sélectivité des frontières. Il est très confortable et réconfortant de dire que les effets immédiats de leurs propres politiques ne sont pas de leur responsabilité, mais de celle des méchants que l’on veut combattre. Ce type de rhétorique institutionnelle est très confortable, précisément parce qu’elle construit une autre partie responsable et libère ce qu’Achille Mbembe a appelé la nécropolitique de toute responsabilité. Les politiques génèrent les morts. La mer fonctionne comme le désert, comme un espace naturel transformé en arme par les politiques qui gèrent les frontières et les possibilités d’accès.

Il y a ensuite une deuxième dimension qui me semble importante, qui a trait à la manière dont le système d’accueil et de réception considère le migrant comme un objet, une chose qui doit être déplacée d’un endroit à l’autre, dans un cadre associé à la logistique. Par exemple, en Italie en ce moment, où plusieurs bateaux d’ONG ont été bloqués, le gouvernement applique la pratique du débarquement sélectif, comme s’il fallait mériter d’être secouru. Ici, les indicateurs linguistiques sont également révélateurs : par exemple, ceux qui ne débarquent pas ont été appelés “cargaison résiduelle”. S’ils sont des cargaisons résiduelles, cela signifie qu’ils sont des objets, que l’on peut en faire ce que l’on veut. On construit donc tout un discours autour de la passivité des sujets.

C’est aussi une forme de socialisation pour entrer dans un système d’accueil qui ne tient pas compte de la liberté des individus, de leurs désirs ou de leurs attentes. Le fait qu’ils aient de la famille en Suède et que vous les obligiez à rester en Italie, ou qu’ils veuillent aller en France, parce qu’ils y ont des amis, des affections, que sais-je encore. L’ensemble du système d’accueil est très lié à l’idée d’une détention douce, c’est pourquoi les migrants qui sont accueillis s’échappent souvent de l’infrastructure institutionnelle.

Le récit du livre sert-il à placer le sujet et ses processus au centre, et le regard ethnographique permet-il d’agir ?

 L’ethnographie est une méthode centrée sur la rencontre, la conversation, l’intimité, et aussi sur l’action. Par exemple, nous ne faisons pas d’interviews, l’interview pour nous c’est un peu la mort de la recherche. Il s’agit avant tout d’être dans les espaces et aussi de jouer un rôle. Le chercheur n’est jamais neutre, ce rôle peut être celui d’un missionnaire, ou de produire un film ou de contribuer directement au passage des gens, d’aider dans un projet de volontariat ou de s’impliquer dans une lutte politique. Je pense que le chercheur est un sujet comme beaucoup d’autres qui sont à la frontière.

L’ethnographie est une méthode qui prend du temps et c’est pourquoi le livre commence en 2016 et se termine en 2020. Beaucoup de gens que nous rencontrons à la frontière, nous les rencontrons plus tard à une autre frontière, ce qui nous permet également de nous éloigner de cette idée coloniale de la recherche, où il y a un sujet blanc qui se rend sur place, collecte des informations, les construit, les met dans un format qui sert sa carrière académique, et ne donne rien en retour. Nous pouvons imaginer, à partir des sciences sociales, d’autres pratiques qui impliquent et visent à la transformation sociale.

Ces dernières années, avec la criminalisation de la solidarité, l’appartenance à ce que l’on pourrait appeler des coalitions a un coût. Les personnes qui font partie de ces réseaux rompent leur quotidien, abandonnent leur inertie et se mettent en danger. Qui participe à ces coalitions contemporaines ? Quelles sont leurs motivations ?
 Il est intéressant de faire une sociologie des personnes solidaires, car cela nous renseigne sur la transformation de l’espace politique sur le continent. Tout d’abord, la solidarité dans ce domaine, comme toute forme d’activisme social, prend du temps. Ainsi, les deux principales catégories que l’on retrouve parmi ces militants sont les étudiants et les retraités. Deuxièmement, il y a une hégémonie féminine. La solidarité est essentiellement féminine dans toutes les zones frontalières : ce sont elles qui dirigent, qui organisent. Troisième élément : il y a une grande participation de jeunes descendants d’immigrés, de la deuxième et de la troisième génération. C’est également très intéressant, car cela reflète la transformation de l’espace démographique, mais aussi de l’espace de l’activisme. Le quatrième élément est qu’il s’agit souvent de sujets mobiles. Par exemple, No Name Kitchen, qui était un collectif lié aux Balkans, se trouve maintenant à Ceuta, ou des groupes présents dans les camps de Calais se trouvent maintenant à Vintimille. Il y a une autre manière de penser sa propre place dans l’espace politique européen.

Dans cette rencontre qui a lieu dans chaque espace frontalier, différentes couches de subjectivation politique sont générées : que signifie, par exemple, pour un migrant venant du Bangladesh, de devoir se confronter à un espace de solidarité construit autour du monde LGBTI dans les îles Canaries ? Que signifie, pour un jeune qui a grandi à Kaboul, de passer trois semaines dans un camp anarchiste pour essayer de passer de l’autre côté ? Les voyages s’inscrivent dans une temporalité longue et, dans tous les cas, il existe des dynamiques de murs et d’accueil institutionnel, mais aussi des situations informelles de refuge : des rencontres s’articulent et changent les personnes, qu’elles soient solidaires ou migrantes en transit. C’est là que se construit un processus de changement, de subjectivation politique, qui ouvre d’autres possibilités pour l’avenir.

 


Dans ce livre, vous abordez la tension entre visibilité et invisibilité dans le cas de la migration, en tant qu’outil entre les mains des migrants, des personnes solidaires et des institutions elles-mêmes.

 La question de la visibilité est cruciale, car derrière chaque frontière, il y a toujours un spectacle, et ce spectacle, donné par les institutions, sert à alimenter l’industrie frontalière. Nous avons passé beaucoup de temps à Lampedusa, qui a été construite comme une frontière. En hiver, vous ne rencontrez que des policiers. Il y a

des milliers de policiers qui vivent là, c’est une dynamique économique qui permet à l’île de vivre la basse saison, parce que mille policiers sur une île de 7000 habitants, c’est des hôtels et des stations-service, c’est des écoles, des familles, des transports.Il y a une production permanente de panique, d’alarme à propos de choses qui pourraient être résolues de manière beaucoup plus simple. Ainsi, disons qu’un certain revenu géographique est produit : on construit un marché du travail, des intérêts économiques... À toutes les frontières, nous trouvons un moment d’hyper-visibilisation, et un autre où il vaut mieux ne pas parler de migration. Au mois d’août, à Lampedusa, il vaut mieux ne pas parler de migration, on commence à en parler à la fin de l’été parce que la saison est terminée et qu’il faut organiser la basse saison d’ hiver.

À partir de l’activisme et des personnes qui font le voyage, il y a aussi un jeu qui peut être basé sur la visibilité et l’invisibilité. Il y a des modalités comme celle que nous avons vue en Amérique centrale : les caravanes comme symboles visibles qui affrontent directement la frontière, créant une situation difficile à gérer et à laquelle il faut répondre. Un grand camp, comme celui de Calais, implique de rendre un problème visible et d’obliger les sujets publics à y répondre. Le livre commence par l’expulsion de Calais, où nous avons vécu en 2016. Ce camp avait été nourri par des milliers de personnes qui ne voulaient pas passer de l’autre côté, mais qui savaient qu’une bataille politique était en cours et qu’elles pouvaient pousser à une forme de régularisation à partir de là. C’est une dynamique similaire à celle d’un campement, comme le 15M en Espagne, qui campe comme pour affirmer une présence.

Mais aussi, du point de vue des personnes en transit et de celles qui contribuent à organiser le voyage, il existe une série de stratégies liées à l’invisibilité, ou plutôt au camouflage, car les frontières ne sont pas vraiment des forteresses à part entière, elles sont sélectives. Il s’agit donc de s’associer aux flux qui permettent de franchir la frontière dans ce que Manuel Delgado a appelé le droit à l’indifférence. Un exemple très banal : à la frontière franco-italienne, à Vintimille, les gens passent le vendredi, parce que ce jour-là, les Français viennent au marché. La composante non blanche de la population française étant plus importante que celle des Italiens, les migrants profitent de cet espace d’indifférence pour passer. En même temps, au sein des mouvements sociaux, il y a un grand débat sur la question de savoir si nos pratiques de confrontation contre la frontière devraient être rendues visibles. Devrions-nous dire aux gens ce que nous faisons, ou devrions-nous simplement le faire ? C’est un débat qui est présent dans tous les espaces frontaliers : il y a des choses qui sont dites et d’autres qui ne sont pas dites, c’est comme ce qui s’est passé dans l’ancien chemin de fer clandestin, où certaines choses étaient dans le cadre de la loi et d’autres appartenaient clairement à un espace de désobéissance à une loi qui était considérée comme injuste. L’indicateur le plus clair de l’existence d’un chemin de fer clandestin en Europe aujourd’hui est le fait que la solidarité est criminalisée.

Les récits sur la migration se concentrent sur les murs extérieurs, mais on parle moins de ce qui arrive aux migrants une fois qu’ils sont sur le continent. Vous introduisez dans le livre l’idée de la fuite et de la chasse, qui résonne avec l’époque du chemin de fer clandestin contre l’esclavage.

L’idée de ce livre est que les sujets peuvent habiter la fuite, les voyages ne sont pas un mouvement linéaire d’un point A à un point B. Pour aller d’un point à un autre, je peux avoir besoin de cinq ans, je dois faire un voyage qui est imprévisible. Alors comment habite-t-on la fuite, quel type de relations sociales se construit dans la fuite et dans quelle mesure ces relations sociales sont-elles quelque chose qui reste plus tard dans la société et qui construit d’autres possibilités ?

Et bien sûr, l’une des activités du pouvoir est la chasse, qui sert à générer des espaces hostiles. Si les mouvements tentent de construire des espaces sanctuarisés, de sanctuariser la route, et pas seulement les villes, le pouvoir, avec une intensité variable, génère la chasse. Il peut s’agir d’une chasse directe comme celle que nous avons documentée à Calais, avec un niveau de violence très élevé de la part des forces de l’État. Il peut aussi s’agir d’une chasse indirecte, invisible, comme celle qui se déroule en mer, une mer totalement visualisée par la technologie. Tout ce qui se passe dans les moindres recoins de la mer Méditerranée est connu, et en même temps il y a une invisibilité qui permet à cet espace naturel de gérer d’une certaine manière la frontière.

Nous essayons de rendre visible le fait que même dans la chasse, il n’y a pas de sujet passif. Les personnes en transit, les activistes, tentent de produire d’autres pratiques, des réponses, pour s’assurer que la chasse n’obtienne pas ses trophées. Pour le pouvoir, il ne s’agit pas tant d’arrêter le transit, mais de régir la mobilité excessive par la mobilité forcée. C’est comme une laisse élastique sur laquelle je vous donne un espace de mouvement possible. Dublin est la laisse : vous arrivez en Italie et vous pouvez vous déplacer en Italie, mais vous ne pouvez pas en sortir. Et si vous sortez du système d’accueil officiel, vous sortez de l’Europe et des droits minimaux de base. Mais face à cette mobilité obligatoire, il y a toujours des moments de coupure, de déchirure, qui produisent d’autres situations, tant aux frontières extérieures qu’aux frontières intérieures de l’Europe.

On peut alors visualiser deux cartes de l’Europe qui se superposent. L’Europe visible, et une Europe clandestine composée de personnes en transit, qui habitent la fuite. Ces deux cartes se toucheraient-elles là où il y a des coalitions, ou là où les institutions retiennent les migrants dans cette détention douce dont vous parliez ?
 Cette image des deux cartes est intéressante. Il faut aussi voir quels sont les points de connexion, parce que ce chemin de fer a des gares en surface où il semble que toute cette lutte devienne visible. Par exemple, ce qui se passe actuellement dans le port de Catane. Ces points d’émergence du chemin de fer sont également des espaces tactiques où l’on joue avec le droit. Les frictions qui se produisent également au sein des institutions sont liées à cet espace de droit. Les migrants peuvent également utiliser les systèmes d’accueil institutionnels officiels de manière tactique, comme des lieux où ils peuvent se reposer, obtenir quelques papiers et poursuivre leur voyage.

Il y a donc deux cartes, mais il y a aussi des moments, disons, de conjonction entre ces deux plans. Le défi est que cette carte clandestine, qui permet la possibilité de voyager, produit aussi des subjectivités politiques qui ne sont pas nationales, basées sur ces coalitions. Par exemple, ceux qui ont fait de longs voyages ont trouvé des religieux, des pêcheurs, des anarchistes, des activistes, des lesbiennes, des homosexuels, des gens de toutes sortes, et cela implique une socialisation qui peut aider nos sociétés à lutter contre l’intégration de ces personnes en les assignant à une place subalterne.

 

En fait, dans le livre, vous évoquez ce désir du XIXe siècle de construire une démocratie abolitionniste. Qu’est-ce que cela impliquerait à notre époque ?
 La démocratie abolitionniste est liée à la volonté politique d’abolir les frontières. Cette lutte est à l’origine, consciemment ou inconsciemment, de beaucoup de ces groupes, même s’ils ont des niveaux de théorisation différents. L’abolition de la frontière est un outil qui a des effets dans tous les domaines de la société, parce que la frontière est l’instrument qui permet ces conditions d’intégration subalterne qui nous affectent tous. L’abolition de ce cachet qui construit et classifie les sujets et génère des trajectoires différentes sur le marché du travail ou dans l’espace des opportunités nous permet de construire une autre société.


25/09/2023

“À force de prendre et d’exploiter, la mer se vide” : paroles de Lampedusiens sur la pêche, les harragas, les Tunisiens

Note du traducteur

Entre le 26 septembre et le 11 octobre 2022, quinze chercheurs en sciences sociales des universités de Parme et de Gênes ont embarqué sur le Tanimar, un ketch (voilier à deux mâts) de 15 mètres barré par deux skippers génois devenus lampedusiens, pour traverser la Méditerranée et rencontrer, dans une perspective de sociologie publique, les étapes et les protagonistes de l’espace le plus névralgique de la “mobilité des migrants”. Un voyage de recherche dans le cadre du projet universitaire MOBS (Mobilités, solidarités et imaginaires à travers les frontières) qui étudie, à travers l’observation directe, les interviews, les données et les relations avec les institutions et les personnes, la gouvernance frontalière de quatre espaces choisis : les montagnes, la Méditerranée, l’espace urbain et l’espace rural. Le Tanimar s’est arrêté à quatre carrefours de la mobilité des migrants et du contrôle des frontières européennes : Pantelleria, Lampedusa, Linosa et Malte. Ce voyage d’enquête a été restitué dans un livre publié par les éditions elèuthera, Crocevia Mediterraneo [Méditerranée carrefour], édité par Jacopo Anderlini et Enrico Fravega, deux des chercheurs embarqués. Nous avons traduit le journal de bord du septième jour tenu par Luca Queirolo Palmas, sociologue gênois des migrations, dont l’intérêt réside dans les interactions entre pêcheurs et migrants et dans la mémoire des relations entre pêcheurs lampedusiens et tunisiens. - Fausto Giudice, Tlaxcala

 


 Luca Queirolo Palmas, à bord du Tanimar, 2/10/2022
2 octobre 2022 - Septième jour
VattelaPesca*. Dialogues piscicoles
Lampedusa 35° 31’ Nord - 12° 35’ Est

Lampedusa, conçue pour être une colonie agricole, s’est rapidement caractérisée par une longue histoire de pêche. Au cours des dernières décennies, le tourisme de masse est devenu la principale source de revenus, transformant le mode de vie de l’île : les distances entre les deux mondes sont poreuses et une grande partie du capital accumulé en mer est reconverti sur terre. Au-dessus du Tanimar, le vrombissement des avions de tous types et de toutes origines est continu.

Voici quelques voix recueillies sur les quais et dans les bars du port, réorganisées en une conversation imaginée autour de certains thèmes : l’avenir de la pêche, l’image des Tunisiens, les sauvetages en mer. Le discours est affecté par les différents positionnements sociaux dans une réalité stratifiée en termes de classe et d’échelle sociales : des armateurs aux capitaines, des mareyeurs aux prolétaires de la mer, des artisans aux industriels.

 


L’avenir de la pêche

Z. : La pêche, que peut-on faire pour l’améliorer ? Rien, elle est morte. La moitié de Lampedusa attend que les bateaux soient démolis. Le poisson ? Il n’y en a plus. Ils viennent tous ici pour pêcher, même les gens de Mazara [del Vallo]. Le diesel coûte trop cher, il n’y a plus de beau temps. Avant, on pouvait sortir pendant 30, 40 jours consécutifs. Mon bateau est resté au port pendant des années, mort dans l’eau. Si je le vends, je gagnerai 12 000 euros, si je le mets à la casse avec l’État, au moins 60 000. Je vends aussi mon permis de pêche. Maintenant que je suis à la retraite, j’obtiendrai 800 euros, et à 60 ans, peut-être 1 200. Les poissons sont morts, il n’y a rien à faire pour améliorer la situation. Même les habitants de Mazara ont réduit leurs bateaux. Ici, les grossistes sont les maîtres, ils fixent les prix. En été, nous vendons encore aux restaurants, mais en hiver ? Que faisons-nous ? Est-ce qu’on jette le poisson qu’on a pêché ? Ce sont des voleurs, ils changent même les poids sur les balances. Au final, ils gagnent de l’argent. Ils ont essayé plusieurs fois de faire la coopérative ; mais ils ont tout volé aussi, ça n’a pas marché. La calamité [indemnités pour catastrophes atmosphériques] ? La dernière, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont donné 26 000 euros, j’ai fait deux remises en état de bateau. J’ai un permis de pêche à l’intérieur des 12 miles, mais je vais souvent plus loin, les mérous et les thons, je les pêche à deux cents mètres de profondeur.

H. : Mon père a laissé un bateau de pêche, plusieurs frères, tous pêcheurs. Mais aucun de mes fils n’a voulu continuer à pêcher... ils ont essayé, mais c’est un travail difficile... et puis le tourisme s’est installé ici et la pêche a lentement disparu. Mes fils voulaient étudier et ils ont tous deux quitté Lampedusa... aujourd’hui, nous vivons plus du tourisme que de la pêche, nous louons les appartements familiaux. Mais la pêche reste ma grande passion... et de toute façon il faut bien que je gagne ma vie jusqu’à la retraite... De toute façon la pêche n’a pas d’avenir, le prix du carburant ne permet plus à personne de travailler...

Y. : Ma famille continue à pratiquer la pêche. Beaucoup de pêcheurs ont découragé leurs enfants de faire ce métier pénible... mais pour nous c’était différent, j’ai transmis ma grande passion à mes enfants. Malheureusement, il est clair que de nombreux facteurs ont un effet négatif, par exemple j’ai toujours dit que nous devrions avoir un marché aux poissons à Lampedusa et il n’est jamais arrivé... Nous avons beaucoup de poissons mais le revenu est minime, sans parler du coût élevé du mazout aujourd’hui qui nous tue tous. Sur les 80 bateaux de pêche de Lampedusa, 40 sont à l’arrêt aujourd’hui...

K. : Ici, nous vivions de la pêche, aujourd’hui nous vivons du tourisme. Les armateurs n’étaient pas riches, mais ils gagnaient juste assez pour que les banques leur fassent confiance. Alors, ils ont construit des appartements et ils se sont tous lancés dans le tourisme... Les seuls à avoir conservé une flotte importante sont les gens de Mazara... mais de toute façon, le monde de la pêche est en train de mourir...

R. : Toutes les technologies de détection des poissons ont détruit la pêche et la mer. C’est un massacre permanent et la mer ne se régénère pas.

Sur les représentations des Tunisiens

Y. : D’après les récits de mes parents, la paix et le respect régnaient entre les parties. La Tunisie était notre Sicile à l’époque. Il y avait une coopération étroite avec Sfax et Sousse, beaucoup de gens allaient y vivre, parce qu’il y avait des bancs de pêche très riches.

H. : À l’époque de la pêche à l’éponge, les Tunisiens et nous, on avait l’habitude de pêcher ensemble. Nous avons tous des parents qui sont nés en Tunisie. Puis il y a eu l’indépendance, et nous avons été obligés de choisir entre être Tunisiens et Italiens. La plupart d’entre eux sont revenus. Je ne suis pas allé pêcher au Mammellone [le “mamelon”, les eaux entre Lampedusa et la Tunisie] depuis des dizaines d’années, ils nous ont un jour poursuivis pour nous tirer dessus. Ils se tenaient sur les hauts-fonds pour vivre, ils ne faisaient pas de va-et-vient comme nous et ne les occupaient pas avec des filets. Du poisson bleu, nous avons dû passer à la pêche au chalut, évidemment sans licence, et ils ne nous ont régularisés qu’après plus de vingt ans.

Z. : Les Tunisiens nous volent du poisson et nous leur en volons.

J. : Les Tunisiens sont une mauvaise race... ils viennent pêcher chez nous et nous ne pouvons pas pêcher chez eux. Contrairement aux Noirs, ceux qui viennent ici ne fuient aucune guerre.

K. : Je connais bien la Tunisie, c’est un peuple que je n’aime pas. Ils m’ont tiré dessus et m’ont mis en prison quand j’étais jeune... ils ont laissé 300 trous dans mon bateau. Nous avions l’habitude d’aller “voler du poisson”, mais quand ils se faufilent par ici, personne ne leur dit rien.

A. : Les Tunisiens ont des bateaux plus grands et mieux équipés que les nôtres. Eux aussi pillent la mer, comme les gens de Mazara. C’est comme une marmite. Nous devrions tous y vivre, mais à force de prendre et d’exploiter la mer....

Sur les sauvetages en mer

Z. : Heureusement qu’on a Salvini pour nous débarrasser de tous ces immigrés clandestins. On va voir avec ce nouveau gouvernement. Quand il était là, ils n’arrivaient plus. En fait, ici, nous voulons les immigrés clandestins. Laissez-moi vous expliquer... Nous prenons les poissons ; eux, les financiers, l’État, prennent les clandestins. Si on leur enlève les clandestins, alors eux, ils s’occupent trop de nous. Au lieu de cela, nous vivons sans loi, parce qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent des clandestins. C’est leur travail. Moi, si j’ai dû porter secours [à des migrants en détresse] ? Des millions, des millions de fois. Et qu’est-ce que tu veux faire ? Moi, je porte secours même si on me met en prison. Au moins, j’ai la conscience tranquille, je me fiche de la prison. Et puis moi, je suis en mer. Qui me sauvera si je ne sauve pas les autres ?

K. : Depuis qu’il y a du tourisme, il faut davantage de contrôle. Mais quels pauvres gens ? Il y a un dessein derrière tout ça, c’est un trafic de chair humaine. Tant que Kadhafi était là, il a réussi à garder le pays sous contrôle. Maintenant, la principale ressource c’est devenu les immigrés clandestins. Ils ne vont pas à Pantelleria parce qu’il y a du tourisme avec les villas des riches.

H. : Le décret sur la sécurité a été pris sur le dos des pêcheurs. Ils n’ont pas laissé les garde-côtes aller au-delà de 12 milles. Alors, si je vais pêcher au large, c’est à moi de décider s’ils vont vivre ou mourir ? L’État doit au moins prendre ses responsabilités. Même si, à terre, les pêcheurs peuvent te dire n’importe quoi, en mer, ils ne peuvent pas ne pas secourir. Si tu ne les sauves pas, comment tu vas vivre, comment tu vas pouvoir regarder tes enfants dans les ? Pour nous qui pêchons au chalut, le vrai problème de la migration, ce sont les épaves abandonnées en mer....

J. : Il faut se défendre. Ici, nous sommes en guerre contre les immigrés clandestins. Mais que faire si on les trouve en mer ? ça m’est arrivé, comme à tout le monde. J’ai appelé mes amis qui m’ont dit de laisser pisser. Finalement, j’ai décidé de les remorquer, et si le bateau avait coulé, je les aurais pris à bord. On ne laisse pas les gens en mer. Quand nous sommes arrivés au port, ils m’ont pris dans leurs bras comme un sauveur... regardez, j’en ai la chair de poule.

R. : Dans le temps, c’étaient les pêcheurs de là-bas [la Tunisie] qui qui amenaient les gens ici. Ils savaient naviguer et ils ramenaient leurs bateaux à la maison. Il y avait plus de sécurité.

Épilogue

Les Tunisiens, les gens de Mazara, les immigrés clandestins... Les récits recueillis dans le monde, les mondes, de la pêche sont construits autour de ce premier plan hyper-visible. Mais il s’agit souvent d’une façade. Et les coulisses qui apparaissent font parfois voler en éclats les certitudes et les positions et mettent en lumière d’autres dimensions. Par exemple, l’extractivisme forcé et la destruction de l’environnement. Ou encore le marché et l’uniformisation des goûts : « Maintenant, ils ne veulent plus que certains poissons, qui doivent être sans arêtes. Il y a de très bons poissons que plus personne ne mange et ils ne les achètent pas. Il faut apprendre à nos enfants à manger du poisson, tout les poissons », dit celui qui, après de nombreuses années à bord, a changé de métier. Un autre ancien marin-pêcheur poursuit : « La mer est pleine de déchets, d’huile, de moteurs, d’épaves. Bien sûr, c’est la faute aux clandestins. Mais je me souviens aussi de tous les poissons que l’on remontait et que l’on rejetait à la mer lorsque je travaillais dans l’Atlantique parce qu’ils n’avaient pas de valeur et qu’ils n’avaient pas de marché. Je me souviens d’avoir pêché ici à l’explosif, ce qui a tout détruit. Aujourd’hui, il y a des bateaux qui remontent d’énormes vivaneaux pleins d’œufs... et alors, comment tu veux repeupler la mer ? » Enfin, la question de la classe et de l’exploitation : « Les grossistes, c’est quatre usuriers, regarde, il y en a un devant. Le poisson entre à 5 [euros] par une porte et sort à 25 [euros] par l’autre. Ils ne savent même pas ce qu’est un hameçon. Nous n’avons pas pu nous organiser. Les “rigattieri” [brocanteurs] nous mettaient en concurrence. Ils t’offraient un prix plus élevé si tu ne le disais pas aux autres pêcheurs. La coopérative ? Elle n’existe pas. Elle ne sert qu’à obtenir des subventions de l’État, pas à fixer un prix et à créer notre propre magasin ou restaurant ».

Avant notre départ, quelques articles de Giacomo Orsini nous ont aidés à comprendre les différentes manières dont les pêcheurs s’organisent entre Lampedusa et les Canaries : si dans le premier cas la gestion familiale individuelle prévaut, dans le second le poisson est donné à des confréries qui le distribuent et le revendent, réduisant ainsi le pouvoir des grossistes. Certains d’entre nous sont rentrés récemment des Canaries et, sur le quai d’Arguineguín, nous avons recueilli d’autres histoires de mer que nous apportons maintenant à Lampedusa dans ces conversations informelles : la destruction de la pêche artisanale au Sénégal, les voyages auto-organisés dans les villages pour collecter le capital nécessaire à la mise au rebut du vieux bateau et à l’achat d’un nouveau, les pêcheurs contraints de devenir des clandestins parce qu’ils sont étranglés par les multinationales.

Oui, la marmite est en train de se vider, et ce n’est pas un hasard si une grande partie des prises de l’ensemble de l’industrie mondiale de la pêche est aujourd’hui issue de l’élevage. [le consommateur s’en rend bien compte quand il doit choisir entre la daurade sauvage et celle d’élevage, deux fois moins chère, NdT]

NdT

*Jeu de mots intraduisible : vattelapesca ou vattelappesca (de vattela pescare, litt. va te la pêcher) signifie va savoir.

29/03/2023

ANNAMARIA RIVERA
Dans le cercle vicieux du racisme

Annamaria Rivera, Comune-Info, 28/3/2023 
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

2022 a été une année désastreuse, selon le dernier rapport d’Amnesty International. Agnès Callamard, sa secrétaire générale, ne fait pas dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit de l’Italie. Elle est convaincue que le gouvernement « criminalise honteusement ceux qui aident les réfugiés et les migrants » [voir p. 273 du  rapport). Elle ne peut s’empêcher d’être consciente que le racisme contemporain montre son profil systémique encore plus que par le passé. Surtout lorsque son trait institutionnel - celui que réitère le premier décret-loi de 2023, trompeusement intitulé « Sur la gestion des flux migratoires » - se mêle de manière particulièrement perverse aux offensives médiatiques. Lorsque, quelques jours après l’hécatombe de Cutro en Calabre, Vittorio Feltri - l’un des experts italiens les plus influents de ces dernières décennies, élu en Lombardie avec le parti de la Première ministre et, par le passé, même candidat à la présidence de la république de Meloni et Salvini - explique qu’ « aux citoyens non européens, je rappelle un vieux dicton italien : partir, c’est mourir. Restez chez vous », il n’y a pas vraiment de quoi rire. Ce n’est pas un vieux monsieur au goût de la provocation et au taux d’alcool élevé qui déclare : « Je n’ai jamais fréquenté les plages ni mis un pied dans la mer. Mais si je devais affronter les vagues, je choisirais un vrai bateau, pas une épave semi-flottante conduite par des passeurs délinquants ». Non, Feltri est un leader d’opinion qui fait autorité et qui illustre l’axe des politiques migratoires italiennes auprès de très larges publics. S’agit-il vraiment de politiques racistes ou s’agit-il plutôt de la pantomime habituelle entre les camps politiques dans laquelle le gagnant est celui qui tire le plus fort et ensuite tout glisse dans le marais boueux des médias sans laisser de trace concrète ? Annamaria Rivera tente, une fois de plus, de redonner tout son sens à l’époque que nous vivons, une époque où l’expression politique « cercle vicieux du racisme » devient chaque jour plus mortelle et terriblement concrète (Rédaction de Comune-info).

La vie à bord d’un navire négrier. Image de afrofeminas.com

Pour commencer, il convient de proposer une définition du racisme, même si elle est imparfaite. Celle que je propose est un résumé de l’entrée que j’ai rédigée pour le Grand dictionnaire encyclopédique de l’UTET. Le racisme - écrivais-je - peut être défini comme « un système de croyances, de représentations, de normes, de discours, de comportements, de pratiques et d’actes politiques et sociaux, visant à stigmatiser, discriminer, inférioriser, subordonner, ségréguer, persécuter et/ou exterminer des catégories de personnes altérisées ». A mon avis, le terme “racisme”, au singulier, est préférable à celui de “racismes” (très en vogue, même à gauche), si l’on veut définir le caractère unitaire du concept, au-delà des variations empiriques du phénomène.

04/03/2023

ANNAMARIA RIVERA
La vocation migranticide
Après la nouvelle hécatombe en Méditerranée

Annamaria Rivera, Comune-Info, 3/3/2023
Traduit par Fausto Giudice
, Tlaxcala

 

À l'heure où j'écris ces lignes, les victimes avérées d'un nouveau naufrage de migrants, survenu à l'aube du dimanche 26 février sur la côte de Steccato di Cutro, en Calabre, sont au moins 67, dont 15 enfants et 21 femmes. Mais leur nombre pourrait s'élever à plus de 100, s'ajoutant aux dizaines de milliers de morts de la mer Méditerranée, devenue un grand cimetière à ciel ouvert.


Les questions qui entourent ce naufrage sont particulièrement graves et inquiétantes : nous ne savons pas ce qui s'est passé après que l'avion de Frontex a aperçu et signalé le bateau à 22h30 la nuit précédant le naufrage ; nous ne comprenons pas pourquoi, bien que la présence d'un tel bateau dans les eaux ait été connue, aucune action rapide n'a été entreprise. Même le commandant de la capitainerie de Crotone, Vittorio Aloi, a déclaré que l'envoi de navires de sauvetage aurait été tout à fait possible.

 

Quoi qu'en pense l'infâme ministre de l'Intérieur Piantedosi, ce sont les “murs” qui créent les trafiquants et non l'inverse. Entre autres choses, il a rejeté la responsabilité du naufrage sur les victimes et a osé déclarer que « le désespoir ne peut justifier des voyages dangereux pour la vie des enfants ». Ce n'est pas un hasard si le ministre est l'inspirateur du décret, qui porte son nom, visant à appliquer des politiques de plus en plus persécutrices à l'encontre des navires des ONG, les empêchant de sauver des vies : une tâche qui devrait être assumée en premier lieu par l'État.

 

Aujourd'hui, après le tragique naufrage, il semble que l'objectif de Piantedosi soit de rétablir les décrets dits Salvini sur les ports fermés et les restrictions aux demandes d'asile et d'accueil.

 

Pour replacer ce que j'ai dit jusqu'ici dans un large contexte, je reprendrai ce que j'ai écrit ailleurs sur la vocation migranticide qui caractérise non seulement l'Italie, mais aussi une grande partie de l'Union européenne.

 

Comme on le sait, l'unité européenne a été conçue pour transcender non seulement les colonialismes, mais aussi la conception de la “nation” comme une communauté substantielle et homogène, tendant ainsi à exclure les autres, ainsi que les nationalismes et les crises économiques qui en ont résulté et qui ont également favorisé la naissance de régimes totalitaires.

 

Aujourd'hui, en revanche, les exilés forcés (tous, à des degrés divers, y compris les exilés économiques) atterrissent paradoxalement, lorsqu'ils y parviennent, dans un continent truffé de frontières blindées, de murs et de barrières de barbelés. Dans la plupart des cas, ils sont contraints de quitter leur pays à cause des persécutions, de la misère, de la famine, des catastrophes, y compris environnementales, ainsi que des conflits et des guerres civiles, le plus souvent provoqués ou favorisés par le néocolonialisme et l'interventionnisme occidentaux.

 

Ils arrivent dans un monde où les nationalismes agressifs sont résurgents, où il y a une compétition pour repousser autant de réfugiés que possible vers l'État le plus proche ou des efforts sont faits pour les déporter vers un douteux “pays sûr”. Un monde où, pour défendre son propre territoire, on ferme les frontières, on érige des barrières de toutes sortes, on déploie même des armées. À cet égard, je rappelle, pour ne donner qu'un exemple parmi tant d'autres, qu'en octobre 2015, le parlement slovène a approuvé, à la quasi-unanimité, une loi donnant à l'armée des pouvoirs extraordinaires, principalement celui de restreindre la liberté de mouvement des personnes.

 Don Francesco Lo Prete, curé de Le Castella, a recueilli des morceaux de l’embarcation échouée sur la plage de Steccato di Cutro, dont l’artiste local Maurizio Giglio a fait une croix, qui sera dressée dimanche 5 mars dans l’église de Steccato di Cutro au terme d’une Via Crucis Chemin de croix) en présence de Mgr. Angelo Panzetta , archevêque de  Crotone-Santa Severina


En outre, entre 2015 et 2016, afin de freiner l'afflux de réfugiés, certains pays de l'UE sont allés jusqu'à suspendre unilatéralement la Convention de Schengen et à réintroduire des contrôles aux frontières. Au lieu de promouvoir un engagement en faveur d'une réforme radicale de la Convention de Dublin, la Commission européenne a honteusement cautionné cette pratique, qui met à mal l'un des rares éléments, à la fois concrets et symboliques, qui peuvent donner aux citoyens du continent le sentiment d'une appartenance commune, néanmoins ouverte aux autres. Et ce, à un moment où nous assistons à une crise radicale en Europe.

 

En passant, il convient de noter à quel point la rhétorique insistante de l'intégration semble paradoxale, face à un contexte continental et des contextes nationaux le plus souvent caractérisés par des ordres politiques et sociaux fragmentés, inégaux, conflictuels.  

 

En bref, au fil des ans, l'Union européenne a perpétué, dans une certaine mesure, le modèle des anciens nationalismes, en reproposant les critères de la généalogie, de la descendance, des origines, légitimant ainsi la rhétorique sur laquelle se fondent presque toutes les formes de racisme. En fait, c'est un tel critère qui a été sanctionné, après tout, par les traités de Maastricht et d'Amsterdam, par le traité constitutionnel européen lui-même, signé à Rome le 29 novembre 2004, qui a réservé la citoyenneté dite européenne aux seuls nationaux.

 

L'UE pratique également une sorte de supranationalisme armé, pour la défense de ses frontières. Et ceci, à son tour, n'est pas seulement la cause principale d'une hécatombe de réfugiés aux proportions monstrueuses, mais a aussi indirectement contribué à encourager un nationalisme agressif, donc au succès de la droite, même de l'extrême droite, dans toute l'Europe : l'Italie est aujourd'hui le cas exemplaire d'un gouvernement dominé par l'extrême droite. 

 

En fait, comme je l'ai déjà écrit ailleurs, les lois, normes et pratiques européennes ainsi que celles des États individuels dans le domaine de l'immigration et de l'asile configurent une sorte de thanatopolitique, pour le dire à la manière de Michel Foucault. À tel point qu'il n'est pas exagéré d'affirmer, comme l'a fait Luigi Ferrajoli (Il suicidio dell'Unione europea, in “Teoria politica”, VI, 2016, pp. 173-192), qu'avec ses « lois raciales actuelles », l'UE « promulgue une gigantesque non-assistance à personnes en danger » et, par conséquent, « un nouveau génocide ».

 

La sémiotique du génocide peut de fait être trouvée dans un certain nombre de normes et de pratiques des États de l'UE. Il suffit de considérer l'utilisation de voitures blindées pour transporter les réfugiés à travers ses frontières, par  laquelle la Hongrie, dirigée par la droite nationaliste et raciste, s'est distinguée.  Ce pays, en effet, a répondu à la “crise des réfugiés” non seulement en blindant ses frontières, en criminalisant et en arrêtant les demandeurs d'asile qui tentaient de les franchir, mais aussi en accomplissant, à deux reprises au moins, un acte qui rappelle la déportation des Juifs hongrois eux-mêmes en 1944.   

 

En juillet 2015, un wagon de marchandises fermé, rempli de réfugiés, principalement des Syriens et des Afghans, y compris des femmes et des enfants, a été ajouté à un train quittant Pecs à destination de Budapest. Et le 23 septembre suivant, à la frontière entre la Hongrie et la Croatie, des centaines de réfugiés, privés d'eau et de nourriture, ont été chargés sur des wagons de marchandises également blindés, pour être transférés à la frontière autrichienne.

 

Tout cela contribue également à la grave crise européenne, qui n'est pas seulement économico-financière, mais aussi (et peut-être surtout) politico-idéologique et identitaire. En effet, à l'heure actuelle, la seule "“déologie” capable de mobiliser et d'unifier une grande partie des populations européennes “autochtones” est le rejet des réfugiés, des exilés, des Rroms, des immigrés et/ou des personnes “d'autre origine”, c'est-à-dire les “ennemis intérieurs et extérieurs” d'aujourd'hui. Ce sont elles et eux, aujourd'hui, qui constituent de plus en plus “un principe d'autodéfinition”, pour citer Hannah Arendt. Et, aujourd'hui comme à une époque sombre, cela sert à donner « aux masses d'individus atomisés (...) un moyen (...) d'identification » (Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951).

 

De nos jours, l'ombre du sinistre passé s'étend même sur les conventions et les chartes internationales pour la protection des droits. Même la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (CFREU) sont souvent violées en refusant les droits fondamentaux aux réfugiés ou en les comprenant non pas comme inconditionnels et dus à tous, mais comme devant être accordés éventuellement et seulement sous certaines conditions.

 

Un spectre du sinistre passé est, par exemple, l'accord signé le 18 mars 2016 entre l'UE et la Turquie, résultat d'un méprisable troc sur la peau des réfugiés. Comme on le sait, il stipulait que tous les réfugiés qui entrent “irrégulièrement” en Grèce par la mer Égée sont “rapatriés” en Turquie, en fait déportés dans un pays qui est tout sauf "“ûr”, car son régime est devenu de plus en plus autoritaire, sans compter qu'il est le théâtre de fréquentes attaques terroristes.

 

Cet accord - dont le caractère insensé est évidente, puisqu'il n'a pas du tout servi, comme on le prétend, à démanteler « le business des trafiquants », mais plutôt à forcer les multitudes en fuite à entreprendre des routes et des voyages de plus en plus dangereux - viole de manière flagrante le droit international.

 

Sans parler de l'accord indigne, qualifié d'inhumain par l'ONU elle-même, entre les différents gouvernements italiens et libyens, quasi-marionnettes ; ainsi que de la mission militaire italienne au Niger, visant à bloquer une étape décisive de l'exode ; ajoutez à cela la tristement célèbre loi Minniti-Orlando, décidément inconstitutionnelle, puisqu'elle vise à réduire drastiquement le droit d'asile et à rendre plus efficace la machine des rafles et des rapatriements forcés. Quant à l'actuel gouvernement italien, le plus à droite de l'histoire de l'Italie constitutionnelle et qui a comme Premier ministre et ministre de l'Intérieur, deux personnages tellement caricaturaux qu'ils semblent une parodie tragique et grotesque du/de la Raciste - il est la représentation parfaite de la décadence et de la thanatopolitique de l'UE.

 

On ne peut qu'espérer et se battre pour que la gauche dans son ensemble comprenne enfin la centralité stratégique de la lutte contre la discrimination et le racisme. Ce n'est certes pas d'hier qu'ils se manifestent en Italie, mais aujourd'hui ce processus semble être effréné, toujours plus pressant, et se diriger vers le pire. À moins que l'indignation qui habite pas mal de secteurs de la société civile, en particulier dans le militantisme antiraciste et antifasciste, ne parvienne enfin à trouver une voix et une stratégie communes pour faire face à une dérive aussi effrayante. 

NdT

Le maire de Crotone, Vincenzo Voce, a envoyé une lettre ouverte au Premier ministre Giorgia Meloni, suite au naufrage de dimanche dernier sur la côte de Steccato di Cutro qui a fait à ce jour 69 morts.


Président Meloni,

Nous avons attendu une semaine, la communauté crotonaise, affectée par une énorme douleur, a attendu un message, un appel téléphonique, un signe de votre part.

 

Pendant cette semaine, les Crotonais se sont serré les coudes dans la douleur pour les victimes d’une terrible tragédie, et de toutes les manières, ne serait-ce qu’ avec une simple prière, une fleur ou un billet, ils ont voulu montrer leur proximité et leur solidarité.

 

L’humanité n’élèvera peut-être pas le classement de la qualité de vie, mais elle nous rend certainement fiers d’appartenir à une communauté qui a su démontrer que la solidarité et l’ouverture aux autres sont des valeurs inaliénables auxquelles on ne peut renoncer.

 

Ce peuple attendait un témoignage de la présence de l’Etat, qui est venue de très haut de la part du Chef de l’Etat.

 

Mais le gouvernement était absent, vous étiez absente, Président. Alors je vous demande, si vous n’avez pas senti que vous pouviez manifester votre proximité en tant que Président du Conseil, venez à Crotone et manifestez-la en tant que mère.

 

Venez voir ce qu’on a vécu dans une salle de sport destinée à la vie et qui s’’est transformée en un lieu de douleur et de larmes.

 

Venez partager, en tant que mère, la douleur d’’autres mères, d’enfants sans parents, de femmes, d’’hommes, d’’enfants qui avaient de l’espoir et qui n’ ont même plus cela.

 

Je ne vous reproche pas de ne pas être venue en tant que Présidente du Conseil, vous deviez avoir d’’autres engagements importants.


Alors venez en privé, si vous le souhaitez, en tant que citoyenne de ce pays. Venez dans cette ville qui a exprimé si fortement le sentiment de rester humain.

 

De considérer les personnes comme telles et non comme des numéros. Parce que ces cercueils qui n’’ont pas encore de nom ne sont pas des numéros. Nous vous attendons.
Source : CrotoneOK

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