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18/05/2023

GIDEON LEVY
Nous étions l’avenir d’Israël

Gideon Levy, Haaretz, 18/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Nous étions l’avenir, pour reprendre le titre d’un livre de Yael Neeman. Mais aujourd’hui, il est derrière nous. Mardi, nous nous sommes retrouvés une fois de plus sur les rives de la rivière Yarkon pour notre réunion de classe des anciens élèves du lycée Ironi Aleph de Tel Aviv.

Des chars israéliens lors d’un défilé militaire à Tel Aviv, le "jour de l’indépendance", en 1959. Photo : Moshe Pridan, GPO

Nous avons tous environ 70 ans aujourd’hui ; nous en avions 60 la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. Mais peu de choses ont changé. Daniella est morte deux jours avant la réunion, Reuven quelques semaines plus tôt. Et pourtant, malgré tout, la plupart d’entre nous sont venus. Nous étions 219 en 1971. En mai 2013, il y a eu 10 décès, 18 ont émigré et 14 ont disparu. J’ai écrit à l’époque : « Nous étions 219 gosses, avec 2 190 rêves ». Il ne reste pas grand-chose de ces rêves. Je rêvais d’être Premier ministre ou chauffeur de bus, selon ce qui arriverait en premier. Mais cela n’a pas été le cas, et cela ne le sera manifestement jamais.

C’était une soirée mélancolique ; peut-être que le succès de ces réunions réside précisément dans leur tristesse. C’est une belle tristesse. C’est l’occasion de regarder en arrière, et il n’y a pas moyen de ne pas être triste - de regarder en arrière pour voir à quel point nous étions beaux et innocents, ce que nous avons accompli et ce que nous n’avons pas accompli. Et malgré tout, nous étions si heureux de nous rencontrer, à en juger par les réactions du lendemain. Nos photos ont défilé sur l’écran - nos enfants et nos professeurs. Ils nous ont semblé si vieux à l’époque, mais aujourd’hui, la vérité est révélée : La plupart d’entre eux avaient l’âge qu’ont nos enfants aujourd’hui. Mon grand-père, à l’âge que nous avons aujourd’hui, marchait déjà avec une canne. Certains de nos professeurs étaient des survivants fous de l’Holocauste, tout comme certains de nos parents.

L’Holocauste était partout, mais nous ne voulions pas le savoir ou l’entendre, ni de la part de nos parents, ni de la part de nos professeurs. Nous pensions qu’ils étaient allés à l’abattoir comme des moutons. Bien sûr, nous n’avons jamais entendu parler de la Nakba, pas même de son nom. Nous n’avons jamais posé de questions sur les ruines qui se trouvaient partout et sur ce qui était arrivé à leurs propriétaires.

Nous étions la première génération de l’État, nés cinq ans après sa création à Tel Aviv, ville laïque, ashkénaze et égalitaire. Aucun d’entre nous n’était très riche ou très pauvre. Nous étions presque tous des sionistes et des patriotes convaincus, à l’exception de Nitza, qui faisait partie du mouvement antisioniste Matzpen.

À la suite d’une rencontre fortuite avec elle sur les marches de Beit Sokolow, Amir et moi avons été envoyés chez le directeur adjoint, qui a sorti les photos que le service de sécurité Shin Bet lui avait remises, exigeant des explications, C’était 50 ans avant le coup d’État qui a détruit la démocratie israélienne.

Nous avons grandi, nous avons grandi. Il y a dix ans, j’écrivais : « La prochaine fois, nous serons moins nombreux et nous serons accompagnés par des auxiliaires de vie philippines », une autre de mes prédictions qui s’est avérée fausse. Nous étions effectivement moins nombreux, mais sans une seule Philippin. Dov a déclaré que la date qui compte pour lui est ce mois d’octobre, le 50e anniversaire de la guerre du Kippour de 1973. Puis il s’est lancé dans un long et douloureux monologue qui montrait qu’il était toujours coincé là, au bord du canal de Suez.

Yigal, qui a vécu aux Pays-Bas pendant des années en tant qu’assistant du gourou de la méditation transcendantale, Maharishi Mahesh Yogi, est venu spécialement d’Amérique, où il est thérapeute. Il portait une grande kippa colorée. Notre dernière rencontre remonte à 31 ans, lorsqu’il a essayé de me persuader d’interviewer un candidat à la présidence des USA appartenant au parti de la loi naturelle. Yigal s’est marié en Amérique il y a quelques années, et lui et sa femme ont adopté un adolescent malien.

Amir m’a rappelé notre voyage à Eilat, qui a commencé au marché de gros de Tel Aviv par la recherche d’un chauffeur de camion pour nous emmener vers le sud. Il s’est poursuivi par un trajet nocturne la nuit où Neil Armstrong a marché sur la lune, le 21 juillet 1969. Et il s’est terminé par un sommeil perturbé sur le sol d’une station-service à l’extérieur d’Eilat. Et j’ai été si heureux de revoir Idit, la première fille que j’ai embrassée, dans la cage d’escalier du 19, rue Bloch.

Il y a dix ans, je pensais que nous étions une génération de ratés, d’enfants moyens qui suivaient le courant, manquaient à l’appel, décevaient et réussissaient peu, à l’exception des 40 avocats que notre classe a produits. Cette semaine, c’était un peu différent : nous avons vécu notre vie. Nous avons fait la paix avec ce qui était, et aussi avec ce qui n’était pas. Il ne nous reste plus qu’à arriver à assister à la prochaine réunion.

19/08/2022

GIDEON LEVY
Ces décombres étaient la maison de mon enfance
La gentrification de Tel Aviv avance

Gideon Levy, Haaretz, 19/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Cela aurait pu être à Rafah, Alep ou Mariupol, mais c'est arrivé cette semaine à Tel Aviv. La maison dans laquelle j'ai grandi, qui était tout mon univers pendant les 20 premières années de ma vie et contenait tous mes souvenirs d'enfance, est devenue un tas de décombres. Mon cœur battait la chamade avant même que j'entre dans la rue. Je savais ce qui m'attendait, mais rien ne m'avait préparé à cette vision. Crash, et boum aussi. Un trou, une blessure, un espace. Plus de bâtiment.


Le 8 de la rue Stand, dite “Shtand”, en plein centre-ville, avant sa démolition


Une pelleteuse Caterpillar 330F se dressait sur le monticule de gravats, son godet en l'air comme dans une image de victoire particulièrement arrogante. Des ouvriers palestiniens aspergeaient d'eau la base du tas de détritus, qui, au début de la semaine, était encore une résidence. Le responsable du site a déclaré que 20 camions de gravats avaient déjà été enlevés, mais que le monticule continuait à se dresser. J'avais envie de lui dire que même 2 000 camions ne pourraient pas emporter tout ce qui avait été ici.

C'était le dernier adieu. Il ne reste aucun signe de vie dans le tas de décombres, juste une porte autrefois verte, trouée comme un tamis. Était-ce celle de Miriam Felner, notre voisine d'à côté ? C'était une survivante hantée et sans enfants de l'Holocauste, originaire de Hongrie. Elle passait des heures à sa porte, vérifiant encore et encore qu'elle était bien fermée. Elle l'ouvrait, la fermait, la poussait, descendait et remontait. Je n'ai jamais eu le courage de lui demander : « Qu'est-ce qui cloche, Mme Felner ? » Sa porte était pleine de trous à cause de ses vérifications constantes de la serrure, mais il est peu probable que ce soit celle qui se trouve maintenant dans le tas de débris.

La minuscule cabane du laitier au fond du jardin, où il garait son tricycle de livraison la nuit, avait également été rayée de la surface de la terre. Tout comme le robinet de l'arrière-cour que nous avions utilisé pour laver notre première voiture, achetée avec l'argent des réparations allemandes. Et avec lui, la clé secrète du robinet, que le propriétaire de l'immeuble, M. Sarna, cachait dans son petit débarras.

Au milieu de toute cette ferraille, je n'ai pas pu repérer le premier climatiseur acheté par mes parents, qu'ils n'utilisaient que quand il y avait de la compagnie. Jusqu'à récemment, ce climatiseur était encore accroché au mur du salon, peut-être en guise de souvenir. Le cerisier du Japon, dont nous jetions les fruits aux passants, avait également été abattu. Seule sa souche dépassait encore.

Mme Zaroni, qui avait survécu à la catastrophe de Ma'agan en 1954 [un avion s’était crashé sur une cérémonie dans un kibboutz, faisant 17 morts, NdT] et était amputée d'une jambe, ne s'assied plus sur son balcon. Meir non plus n'est plus assis dans son épicerie, qui se trouvait à côté des Zaroni, faisant des calculs en yiddish à l'aide du crayon qui était toujours derrière son oreille.

Mme Larich n'appelle plus Yakob (oui, avec un “b”, et non avec un “v” hebreu) pour qu'il revienne de son atelier de métallurgie au 5, rue Shtand, deux portes plus bas, pour le déjeuner. Lady, la chienne des Segal, n'aboie plus comme une folle ; la femme du cantor du numéro 7 ne lui sert plus à dîner sur leur balcon, un étage en dessous des Gluzer, avec la fille desquels j'aimais manger de la Shalva, du riz soufflé sucré.

La lumière jaunâtre des réverbères n'éclaire plus le chauffeur de taxi qui, chaque soir d'hiver, enveloppait le moteur de sa voiture dans une couverture de laine pour qu'il ne prenne pas froid. Plus personne ne m'enverra au Kali sur la place pour rapporter à mes parents “100 grammes, finement moulu, pour une lira* 10”, ou pour mes grands-parents un peu plus riches, “100 grammes, moyennement moulu, pour une lira 40”.

Les cris de “pepene dulce” [en ladino] ne retentissent plus de la charrette de pastèques ; les cris de “sabras froids” ne montent plus de la charrette de sabras [figues de Barbarie] ; le collecteur de bouteilles bossu ne crie plus “bakim, bakim” [équivalent en turc de yalla yalla], son sac sur le dos. Et le rémouleur de couteaux haredi dans sa longue robe, qui pousse ses outils sur une charrette, n'appelle plus en yiddish : “Hallo, scheran schleifen” [Yenamoi aiguiser les ciseaux].

Ma mère ne se rationne plus à une demi-cigarette avant son coup de fil quotidien avec l'une de ses amies ; mon père ne s'enroule plus un filet à cheveux autour de la tête après sa douche et avant de regarder la télévision sur le balcon. Le balayeur érythréen, qui n'était même pas né quand tout cela est arrivé ici, nettoie maintenant la poussière des décombres de la rue. « Encore deux jours et tout sera terminé », dit le chef de chantier. « Nous commencerons par creuser quatre étages sous terre ». Les nouveaux appartements construits ici coûteront 70 000 shekels (21 215 €) le mètre carré.

NdT 

* La lira (livre) palestinienne (junayh en arabe) était le nom ottoman de la devise émise par la Banque Anglo-Palestinienne à partir de 1927, devenue la lira eretz-yisra'elit en 1952 et remplacée par le shekel en 1980.

 

 

28/10/2021

GIDEON LEVY
Si seulement tous les bus israéliens étaient comme ce bus public de rêve !

Gideon Levy, Haaretz, 27/10/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

NdT : les transports publics ne fonctionnent pratiquement pas en Israël -sauf à Haïfa - pendant le shabbat (du vendredi 18 minutes avant le coucher du soleil au samedi 40 minutes après le coucher du soleil). Gideon Levy salue l’initiative prise par la municipalité de Tel Aviv en 2019 : six lignes de bus gratuits circulent maintenant pendant le shabbat entre Tel-Aviv et les villes satellites de Ramat Gan, Ramat Hasharon, Givatayim, ’Holon et Kiryat Ono. Une proposition de loi de Tamar Zandberg (Meretz) visant à autoriser les transports publics pendant le shabbat a été rejetée par la Knesset en juin 2020. Le membre de la Knesst Uri Maklev, ultra-orthodoxe, avait alors déclaré : « Pourquoi sommes-nous un État juif ? Quel est notre lien avec la terre d'Israël, à part manger du falafel ? C'est notre identité juive. Les valeurs passent avant les loisirs. » Selon un sondage en 2018, 72% des Israéliens interrogés s’étaient déclaré favorables à une levée de l’interdiction.

Pendant une heure environ, c'est un autre pays, celui qui aurait pu être, celui qui aurait dû être. C'est pourquoi j'aime tant ce voyage. C'est un voyage de souhaits réalisés et d'illusions.

 


Un bus gratuit mis en place par la municipalité de Tel Aviv le jour du shabbat

Chaque week-end, il existe un service de bus dans l'agglomération de Tel Aviv que peu de gens connaissent. Il existe sept lignes entre six villes, 600 trajets chaque week-end, transportant 18 000 passagers. Le timing est comme une montre suisse, la politesse scandinave. De beaux bus, avec des chauffeurs arabes israéliens, le service est gratuit. Quelque chose dans ce bus de shabbat me remplit d'un rare sentiment de normalité et de gratitude ; presque tous les passagers qui montent ou descendent remercient le chauffeur, ce qui est presque inédit en Israël.

En apparence, c'est à cause de la gratuité du service et de l'ambiance du week-end, mais c'est plus que cela. Tout est apparemment évident, et rien ne l'est. Transports publics le jour du shabbat, service métropolitain gratuit, calme dans le bus, courtoisie et générosité. Le fait que les chauffeurs soient arabes et que quelques passagers le soient aussi crée la douce illusion d'un pays sain et équilibré. Bien sûr, il faut plus de Juifs pour conduire des Arabes et non l'inverse, sur le long chemin qui mène au rêve d'égalité, mais même ce petit trajet binational n'est pas un voyage vers nulle part. Peu de gens remarquent que les conducteurs sont des Arabes. Personne n'en fait tout un plat. Les voyous juifs ne les attaqueront jamais violemment comme à Jérusalem et dans d'autres villes, et ce n'est pas non plus quelque chose à prendre pour acquis. Les transports publics le jour du shabbat, sans cris de "Shabbès !" [shabbat en yiddish, crié par les orthodoxes pour tancer les violations d’interdits ce jour-là, NdT] et sans jets de pierres ne sont pas non plus une mince affaire.