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07/12/2024

LÉOPOLD LAMBERT
Casablanca 1952 : l’architecture au service de la lutte anticoloniale ou de la contre-révolution


Léopold Lambert, The Funambulist, 9/8/2018
Traduit par
Tafsut Aït Baamrane, Tlaxcala

Je me suis récemment rendu en Algérie pour faire quelques recherches en vue de mon prochain livre consacré à l’espace de l’état d’urgence français ; j’espère écrire bientôt quelques-uns de ces articles non rigoureux à ce sujet mais, en attendant, j’aimerais écrire un court article sur une lutte de libération nationale contre l’empire colonial français que nous évoquons généralement moins souvent que la Révolution algérienne : la lutte de libération marocaine. Un moment de cette lutte revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation entre le colonialisme et l’architecture, notamment en la comparant aux stratégies adoptées par les gouvernements français successifs en Algérie dans les années qui suivront ce moment spécifique. 

L’événement dont il est question ici consiste en deux journées de grève et de manifestations organisées par l’Union. Générale des Syndicats Confédérés du. Maroc (UGSCM) et le principal parti nationaliste marocain (Istiqlal) en décembre 1952, décrites avec précision par Jim House dans un essai intitulé « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? ».(Genèses vol. 86, 2012). Bien que cet article soit partiellement motivé par la tentative de traduire certains éléments de la description de la grève de 1952 par House (ce à quoi la première partie de cet article est consacrée), il trouve également sa motivation dans l’absence, dans son article, de considération pour la transformation urbaine massive que les autorités coloniales entreprenaient à l’époque. Ce point, ainsi que ce qu’il nous apprend sur les responsabilités des architectes dans la contre-révolution coloniale, fera donc l’objet de la deuxième partie de cet article.


Farhat Hached (en costume sombre) en tête d'une manifestation de l'UGTT, la confédération syndicale tunisienne


Une manifestation anticoloniale dans les Carrières Centrales de Casablanca

Le 5 décembre 1952, le nationaliste et syndicaliste tunisien Ferhat Hached est assassiné dans un complot qui semble impliquer les autorités coloniales françaises en Tunisie. En guise de réponse transnationale, l’UGSCM marocaine et l’Istiqlal organisent une grève générale au Maroc le 7 décembre. Cette grève trouve son origine dans le bidonville des Carrières Centrales (aujourd’hui Hay Mohammadi) à Casablanca, où vivent plus de 130 000 colonisés. Certains d’entre eux ont quitté les zones rurales du pays pour venir s’installer ici ; d’autres ont été déplacés en 1938 du centre-ville après qu’une épidémie de typhoïde a servi de prétexte aux autorités pour détruire les petits bidonvilles adjacents aux « quartiers européens » et expulser leurs habitants en dehors de ce qui était alors les limites de la ville. 

Le bidonville massif qui existe donc au début des années 1950 est considéré par les autorités françaises comme une menace politique pour l’ordre colonial - nous verrons dans la deuxième partie en quoi a consisté la stratégie contre-révolutionnaire qui s’en est suivie. En conséquence, un plan de répression spécifique est mis en place pour répondre à tout mouvement anticolonial dans les Carrières Centrales : en plus des policiers français et marocains (ces derniers étant sous les ordres du makhzen), les autorités coloniales imaginent plusieurs niveaux de renforts militaires tels que des tirailleurs marocains ou sénégalais, des goums (unités militaires berbères), et d’autres branches de l’armée coloniale.

La grève organisée à l’origine par l’Istiqlal est appelée « grève des souris ». Elle consiste à refuser de sortir de chez soi pour aller travailler. Dans la soirée du 7 décembre cependant, des crieurs publics circulent dans le bidonville pour déclarer que la grève est interdite et que tout le monde devra ouvrir son magasin comme un jour normal. Quelques instants plus tard, la police ouvre le feu sur les habitants qui leur jetaient des pierres en réponse à l’interdiction. Les manifestants se rassemblent devant le poste de police local ; certains sont tués par balle. Les policiers entreprennent alors de fouiller le bidonville et pénètrent systématiquement dans les maisons, tandis que des militants nationalistes sont arrêtés. Le lendemain, les colons qui vivent à proximité sont évacués et de nouveaux tirs sont effectués par la police dans le quartier, tuant notamment un garçon de 15 ans qui creusait une tranchée à l’intérieur de sa maison pour protéger sa famille.

Dans l’après-midi du 8 décembre, une marche massive est organisée, quittant les quartiers pauvres marocains et se dirigeant vers le centre-ville, vers la Maison des Syndicats, où une réunion est prévue. En décrivant les événements, la presse française évoque une « tentative d’invasion de la ville européenne ». La police tire et tue au moins 14 personnes dans le cortège. De nombreuses autres personnes sont arrêtées. Certaines sont relâchées en petit nombre au milieu d’une foule de colons qui les agressent. Pendant ce temps, d’importants renforts militaires sont appelés pour circonscrire les quartiers pauvres marocains. Des avions de reconnaissance volent à basse altitude au-dessus de ces quartiers dans un effort qui relève autant de la surveillance que de l’intimidation. De même, des chars légers et des mitrailleuses paradent autour des Carrières Centrales. Dans le quartier lui-même, la police marocaine oblige les habitants à ouvrir leurs magasins et détruit ceux qui restent fermés, dans ce qui préfigure la réponse française à la grève générale organisée par le FLN en Algérie cinq ans plus tard.

Dans les jours qui suivent, des milliers de policiers et de soldats sont déployés dans les quartiers marocains et 1206 personnes sont jugées coupables d’atteinte à lordre public par les tribunaux coloniaux. Certains des manifestants arrêtés sont torturés à l’électricité dans les commissariats - préfigurant là encore les années suivantes de la révolution algérienne (1954-1962). 51 syndicalistes français, proches du mouvement nationaliste marocain, sont également expulsés vers la France.

Comme c’est souvent le cas dans les massacres coloniaux (l’État ayant tout intérêt à empêcher les archives d’exister), le nombre de manifestants tués au cours de ces journées de répression reste flou, mais se situerait entre 100 et 300. (Jim House, « L’impossible contrôle d’une ville coloniale ? », 2012).

 
Le Plan Écochard et le bidonville. Photothèque du ministère de l’habitat marocain


Les architectes et la contre-révolution

Comme mentionné plus haut, les informations fournies par Jim House dans son essai sont extrêmement précieuses, mais omettent également de mentionner comment les Carrières Centrales ont été en même temps le lieu d’une transformation urbaine drastique qui reste aujourd’hui bien connue dans l’histoire de l’architecture. Le récit politique et historique n’implique donc pas l’architecture et, sans surprise, la plupart des récits architecturaux n’impliquent pas la violence du colonialisme ou le font avec trop peu d’insistance. 

Alors qu’il était directeur de la Direction de l’urbanisme du Maroc (1946 à 1952), l’architecte et urbaniste français Michel Écochard a conçu un plan directeur pour les Carrières Centrales, avec son collectif, dont le nom, GAMMA pour Groupe d’Architectes Modernes Marocains, trompe sur le type d’architectes impliqués (« marocains » signifie ici français et occidentaux au Maroc, comme Shadrach Woods ou Georges Candilis).

Comme mentionné ci-dessus, ce plan directeur et sa grille reconnaissable de 8×8 mètres, ainsi que ses tentatives (plus ou moins orientalistes) de l’adapter à la population marocaine, appartiennent à l’histoire canonique de l’architecture. Dans les rares occasions où le contexte politique de ce projet est mentionné (pas « simplement » l’ordre colonial français au Maroc, mais aussi la suppression du mouvement nationaliste marocain), ce contexte est compris comme l’arrière-plan du projet, plutôt que comme son essence même.

Il s’agit, à mon avis, d’une dimension fondamentale pour comprendre, non seulement le rôle de l’architecture ici, non seulement la relation que l’architecture entretient avec le colonialisme, mais plus largement, la fonction même de l’architecture dans la cristallisation et l’application des ordres politiques (et, dans de très rares occasions peut-être, des désordres).


En d’autres termes, nous ne devrions pas simplement être frappés par le fait que le massacre de 1952 s’est produit alors que la transformation urbaine du bidonville était en cours - nous devrions considérer cette transformation comme l’effort colonial pour faire taire le mouvement anticolonial, comme ce sera plus tard le cas en Algérie à la fin des années 1950 avec la construction de complexes résidentiels massifs par les autorités françaises comme la deuxième vague contre-révolutionnaire (après et en même temps que la vague judiciaire et militaire) contre la révolution anticoloniale. Bien sûr, le projet lui-même n’est pas une réponse à la grève de 1952, mais il constitue plutôt une réponse préventive à une telle lutte politique.

Affirmer cela n’est pas une proposition pour relire l’histoire à travers le prisme d’une conspiration coloniale impliquant des architectes et des urbanistes à tous les niveaux des décisions militaires et administratives. Je n’ai personnellement pas lu de compte-rendu impliquant Ecochard et les militaires sur les caractéristiques contre-révolutionnaires de son projet urbain et je ne sais pas s’il en existe - pas plus que pour Fernand Pouillon à Alger quelques années plus tard.

Cependant, le degré d’intentionnalité manifesté par les architectes lorsqu’il s’agit de participer à l’ordre colonial est secondaire lorsque les clients sont précisément les gardiens de cet ordre, et que les architectes sont des membres de la société de colonisation. De plus, par sa valorisation extrême de la rationalité, l’architecture moderne, peut-être plus que toute autre, incarne le paradigme spatial idéal lorsqu’il s’agit de contrôler la population (voir cet article de 2014 sur Brasilia par exemple) et d’encadrer la plupart des aspects de la vie quotidienne de ses résidents.

Les différents ensembles modernistes construits par les autorités coloniales françaises au Maroc et en Algérie doivent donc être considérés, tant au niveau politique qu’opérationnel, pour ce qu’ils sont : des armes architecturales contre-révolutionnaires.


L’immeuble dit « Nid d’Abeilles » conçu par Georges Candilis et Sadrach Woods en 1952 et en 2016. Photos Léopold Lambert.

 L’architecture et la révolution anticoloniale

Comme je l’ai exprimé à maintes reprises sur The Funambulist, je suis convaincu que l’architecture a une propension à incarner l’ordre colonial. Sa violence intrinsèque matérialise facilement les murs dont l’État colonial a besoin pour se maintenir, et rien n’est plus facile que d’extruder une ligne tracée sur une carte où les frontières sont des constructions coloniales. Une partie de moi croit encore qu’un design anticolonial peut être réalisé si, d’une manière ou d’une autre, on accepte d’embrasser une telle violence intrinsèque en faveur d’un programme anticolonial. Néanmoins, la relation entre l’architecture et la révolution anticoloniale n’est jamais plus grande que lorsque l’ordre incarné par la première est subverti (volontairement ou non) en faveur de la seconde. Bien que la libération du Maroc ait eu lieu en 1956 et qu’il soit douteux qu’un tel processus ait déjà été réalisé à ce moment-là dans la grille Écochard des Carrières Centrales, la visite de l’architecture moderne de l’actuel Hay Mohammadi suggère certainement une telle subversion dans la difficulté que nous pourrions même éprouver en essayant de la reconnaître. 

Bien sûr, la subversion ici était principalement basée sur l’appropriation d’un espace domestique pour les besoins quotidiens, et non sur l’effort politique anticolonial ; cependant, tout comme les architectes colons n’ont pas besoin de contribuer volontairement à l’ordre colonial pour le faire, les résidents colonisés et post-coloniaux (Hay Mohammadi reste aujourd’hui un quartier prolétaire ) n’ont pas besoin de subvertir volontairement cet ordre pour le faire. 

Si nous pouvons conclure par une ultime comparaison avec Alger, la Casbah n’a pas eu besoin d’être transformée politiquement pour constituer une condition spatiale idéale pour la révolution algérienne, son existence continue en décalage avec la logique coloniale, ainsi que son incarnation d’une multitude de processus rationnels (par opposition à un processus uniforme, toujours manifesté dans un plan directeur), l’ont rendue ainsi. Que les photographies suivantes, en comparaison avec la précédente du plan Ecochard, représentent donc moins l’efficacité d’une lutte anticoloniale passée, que le symbole de sa potentialité au présent ou au futur dans la subversion de l’ordre colonial qu’elles incarnent.

Ci-dessous des photographies de Hay Mohammadi, Casablanca
par Léopold Lambert (2016)



Remerciements : cet article n’a pu être écrit aujourd’hui que grâce à l’invitation à Hay Mohammadi des amies Karima El Kharraze et Hélène Harder en 2016, et à la généreuse introduction à l’histoire prolétarienne de la ville par Karim Rouissi. Je profite également de ce paragraphe supplémentaire pour dire que j’ai bien sûr lu plusieurs textes de Marion Von Osten sur la question, et que je suis donc forcément influencé d’une manière ou d’une autre par son travail dans cet article ; pourtant, je reste incapable d’articuler une réponse à celui-ci car son discours semble être formulé davantage pour les besoins de l’histoire de l’architecture que pour l’histoire du colonialisme et des mouvements anticoloniaux abordée à travers la perspective de l’architecture, comme cela m’intéresse de le faire.

25/09/2023

“À force de prendre et d’exploiter, la mer se vide” : paroles de Lampedusiens sur la pêche, les harragas, les Tunisiens

Note du traducteur

Entre le 26 septembre et le 11 octobre 2022, quinze chercheurs en sciences sociales des universités de Parme et de Gênes ont embarqué sur le Tanimar, un ketch (voilier à deux mâts) de 15 mètres barré par deux skippers génois devenus lampedusiens, pour traverser la Méditerranée et rencontrer, dans une perspective de sociologie publique, les étapes et les protagonistes de l’espace le plus névralgique de la “mobilité des migrants”. Un voyage de recherche dans le cadre du projet universitaire MOBS (Mobilités, solidarités et imaginaires à travers les frontières) qui étudie, à travers l’observation directe, les interviews, les données et les relations avec les institutions et les personnes, la gouvernance frontalière de quatre espaces choisis : les montagnes, la Méditerranée, l’espace urbain et l’espace rural. Le Tanimar s’est arrêté à quatre carrefours de la mobilité des migrants et du contrôle des frontières européennes : Pantelleria, Lampedusa, Linosa et Malte. Ce voyage d’enquête a été restitué dans un livre publié par les éditions elèuthera, Crocevia Mediterraneo [Méditerranée carrefour], édité par Jacopo Anderlini et Enrico Fravega, deux des chercheurs embarqués. Nous avons traduit le journal de bord du septième jour tenu par Luca Queirolo Palmas, sociologue gênois des migrations, dont l’intérêt réside dans les interactions entre pêcheurs et migrants et dans la mémoire des relations entre pêcheurs lampedusiens et tunisiens. - Fausto Giudice, Tlaxcala

 


 Luca Queirolo Palmas, à bord du Tanimar, 2/10/2022
2 octobre 2022 - Septième jour
VattelaPesca*. Dialogues piscicoles
Lampedusa 35° 31’ Nord - 12° 35’ Est

Lampedusa, conçue pour être une colonie agricole, s’est rapidement caractérisée par une longue histoire de pêche. Au cours des dernières décennies, le tourisme de masse est devenu la principale source de revenus, transformant le mode de vie de l’île : les distances entre les deux mondes sont poreuses et une grande partie du capital accumulé en mer est reconverti sur terre. Au-dessus du Tanimar, le vrombissement des avions de tous types et de toutes origines est continu.

Voici quelques voix recueillies sur les quais et dans les bars du port, réorganisées en une conversation imaginée autour de certains thèmes : l’avenir de la pêche, l’image des Tunisiens, les sauvetages en mer. Le discours est affecté par les différents positionnements sociaux dans une réalité stratifiée en termes de classe et d’échelle sociales : des armateurs aux capitaines, des mareyeurs aux prolétaires de la mer, des artisans aux industriels.

 


L’avenir de la pêche

Z. : La pêche, que peut-on faire pour l’améliorer ? Rien, elle est morte. La moitié de Lampedusa attend que les bateaux soient démolis. Le poisson ? Il n’y en a plus. Ils viennent tous ici pour pêcher, même les gens de Mazara [del Vallo]. Le diesel coûte trop cher, il n’y a plus de beau temps. Avant, on pouvait sortir pendant 30, 40 jours consécutifs. Mon bateau est resté au port pendant des années, mort dans l’eau. Si je le vends, je gagnerai 12 000 euros, si je le mets à la casse avec l’État, au moins 60 000. Je vends aussi mon permis de pêche. Maintenant que je suis à la retraite, j’obtiendrai 800 euros, et à 60 ans, peut-être 1 200. Les poissons sont morts, il n’y a rien à faire pour améliorer la situation. Même les habitants de Mazara ont réduit leurs bateaux. Ici, les grossistes sont les maîtres, ils fixent les prix. En été, nous vendons encore aux restaurants, mais en hiver ? Que faisons-nous ? Est-ce qu’on jette le poisson qu’on a pêché ? Ce sont des voleurs, ils changent même les poids sur les balances. Au final, ils gagnent de l’argent. Ils ont essayé plusieurs fois de faire la coopérative ; mais ils ont tout volé aussi, ça n’a pas marché. La calamité [indemnités pour catastrophes atmosphériques] ? La dernière, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont donné 26 000 euros, j’ai fait deux remises en état de bateau. J’ai un permis de pêche à l’intérieur des 12 miles, mais je vais souvent plus loin, les mérous et les thons, je les pêche à deux cents mètres de profondeur.

H. : Mon père a laissé un bateau de pêche, plusieurs frères, tous pêcheurs. Mais aucun de mes fils n’a voulu continuer à pêcher... ils ont essayé, mais c’est un travail difficile... et puis le tourisme s’est installé ici et la pêche a lentement disparu. Mes fils voulaient étudier et ils ont tous deux quitté Lampedusa... aujourd’hui, nous vivons plus du tourisme que de la pêche, nous louons les appartements familiaux. Mais la pêche reste ma grande passion... et de toute façon il faut bien que je gagne ma vie jusqu’à la retraite... De toute façon la pêche n’a pas d’avenir, le prix du carburant ne permet plus à personne de travailler...

Y. : Ma famille continue à pratiquer la pêche. Beaucoup de pêcheurs ont découragé leurs enfants de faire ce métier pénible... mais pour nous c’était différent, j’ai transmis ma grande passion à mes enfants. Malheureusement, il est clair que de nombreux facteurs ont un effet négatif, par exemple j’ai toujours dit que nous devrions avoir un marché aux poissons à Lampedusa et il n’est jamais arrivé... Nous avons beaucoup de poissons mais le revenu est minime, sans parler du coût élevé du mazout aujourd’hui qui nous tue tous. Sur les 80 bateaux de pêche de Lampedusa, 40 sont à l’arrêt aujourd’hui...

K. : Ici, nous vivions de la pêche, aujourd’hui nous vivons du tourisme. Les armateurs n’étaient pas riches, mais ils gagnaient juste assez pour que les banques leur fassent confiance. Alors, ils ont construit des appartements et ils se sont tous lancés dans le tourisme... Les seuls à avoir conservé une flotte importante sont les gens de Mazara... mais de toute façon, le monde de la pêche est en train de mourir...

R. : Toutes les technologies de détection des poissons ont détruit la pêche et la mer. C’est un massacre permanent et la mer ne se régénère pas.

Sur les représentations des Tunisiens

Y. : D’après les récits de mes parents, la paix et le respect régnaient entre les parties. La Tunisie était notre Sicile à l’époque. Il y avait une coopération étroite avec Sfax et Sousse, beaucoup de gens allaient y vivre, parce qu’il y avait des bancs de pêche très riches.

H. : À l’époque de la pêche à l’éponge, les Tunisiens et nous, on avait l’habitude de pêcher ensemble. Nous avons tous des parents qui sont nés en Tunisie. Puis il y a eu l’indépendance, et nous avons été obligés de choisir entre être Tunisiens et Italiens. La plupart d’entre eux sont revenus. Je ne suis pas allé pêcher au Mammellone [le “mamelon”, les eaux entre Lampedusa et la Tunisie] depuis des dizaines d’années, ils nous ont un jour poursuivis pour nous tirer dessus. Ils se tenaient sur les hauts-fonds pour vivre, ils ne faisaient pas de va-et-vient comme nous et ne les occupaient pas avec des filets. Du poisson bleu, nous avons dû passer à la pêche au chalut, évidemment sans licence, et ils ne nous ont régularisés qu’après plus de vingt ans.

Z. : Les Tunisiens nous volent du poisson et nous leur en volons.

J. : Les Tunisiens sont une mauvaise race... ils viennent pêcher chez nous et nous ne pouvons pas pêcher chez eux. Contrairement aux Noirs, ceux qui viennent ici ne fuient aucune guerre.

K. : Je connais bien la Tunisie, c’est un peuple que je n’aime pas. Ils m’ont tiré dessus et m’ont mis en prison quand j’étais jeune... ils ont laissé 300 trous dans mon bateau. Nous avions l’habitude d’aller “voler du poisson”, mais quand ils se faufilent par ici, personne ne leur dit rien.

A. : Les Tunisiens ont des bateaux plus grands et mieux équipés que les nôtres. Eux aussi pillent la mer, comme les gens de Mazara. C’est comme une marmite. Nous devrions tous y vivre, mais à force de prendre et d’exploiter la mer....

Sur les sauvetages en mer

Z. : Heureusement qu’on a Salvini pour nous débarrasser de tous ces immigrés clandestins. On va voir avec ce nouveau gouvernement. Quand il était là, ils n’arrivaient plus. En fait, ici, nous voulons les immigrés clandestins. Laissez-moi vous expliquer... Nous prenons les poissons ; eux, les financiers, l’État, prennent les clandestins. Si on leur enlève les clandestins, alors eux, ils s’occupent trop de nous. Au lieu de cela, nous vivons sans loi, parce qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent des clandestins. C’est leur travail. Moi, si j’ai dû porter secours [à des migrants en détresse] ? Des millions, des millions de fois. Et qu’est-ce que tu veux faire ? Moi, je porte secours même si on me met en prison. Au moins, j’ai la conscience tranquille, je me fiche de la prison. Et puis moi, je suis en mer. Qui me sauvera si je ne sauve pas les autres ?

K. : Depuis qu’il y a du tourisme, il faut davantage de contrôle. Mais quels pauvres gens ? Il y a un dessein derrière tout ça, c’est un trafic de chair humaine. Tant que Kadhafi était là, il a réussi à garder le pays sous contrôle. Maintenant, la principale ressource c’est devenu les immigrés clandestins. Ils ne vont pas à Pantelleria parce qu’il y a du tourisme avec les villas des riches.

H. : Le décret sur la sécurité a été pris sur le dos des pêcheurs. Ils n’ont pas laissé les garde-côtes aller au-delà de 12 milles. Alors, si je vais pêcher au large, c’est à moi de décider s’ils vont vivre ou mourir ? L’État doit au moins prendre ses responsabilités. Même si, à terre, les pêcheurs peuvent te dire n’importe quoi, en mer, ils ne peuvent pas ne pas secourir. Si tu ne les sauves pas, comment tu vas vivre, comment tu vas pouvoir regarder tes enfants dans les ? Pour nous qui pêchons au chalut, le vrai problème de la migration, ce sont les épaves abandonnées en mer....

J. : Il faut se défendre. Ici, nous sommes en guerre contre les immigrés clandestins. Mais que faire si on les trouve en mer ? ça m’est arrivé, comme à tout le monde. J’ai appelé mes amis qui m’ont dit de laisser pisser. Finalement, j’ai décidé de les remorquer, et si le bateau avait coulé, je les aurais pris à bord. On ne laisse pas les gens en mer. Quand nous sommes arrivés au port, ils m’ont pris dans leurs bras comme un sauveur... regardez, j’en ai la chair de poule.

R. : Dans le temps, c’étaient les pêcheurs de là-bas [la Tunisie] qui qui amenaient les gens ici. Ils savaient naviguer et ils ramenaient leurs bateaux à la maison. Il y avait plus de sécurité.

Épilogue

Les Tunisiens, les gens de Mazara, les immigrés clandestins... Les récits recueillis dans le monde, les mondes, de la pêche sont construits autour de ce premier plan hyper-visible. Mais il s’agit souvent d’une façade. Et les coulisses qui apparaissent font parfois voler en éclats les certitudes et les positions et mettent en lumière d’autres dimensions. Par exemple, l’extractivisme forcé et la destruction de l’environnement. Ou encore le marché et l’uniformisation des goûts : « Maintenant, ils ne veulent plus que certains poissons, qui doivent être sans arêtes. Il y a de très bons poissons que plus personne ne mange et ils ne les achètent pas. Il faut apprendre à nos enfants à manger du poisson, tout les poissons », dit celui qui, après de nombreuses années à bord, a changé de métier. Un autre ancien marin-pêcheur poursuit : « La mer est pleine de déchets, d’huile, de moteurs, d’épaves. Bien sûr, c’est la faute aux clandestins. Mais je me souviens aussi de tous les poissons que l’on remontait et que l’on rejetait à la mer lorsque je travaillais dans l’Atlantique parce qu’ils n’avaient pas de valeur et qu’ils n’avaient pas de marché. Je me souviens d’avoir pêché ici à l’explosif, ce qui a tout détruit. Aujourd’hui, il y a des bateaux qui remontent d’énormes vivaneaux pleins d’œufs... et alors, comment tu veux repeupler la mer ? » Enfin, la question de la classe et de l’exploitation : « Les grossistes, c’est quatre usuriers, regarde, il y en a un devant. Le poisson entre à 5 [euros] par une porte et sort à 25 [euros] par l’autre. Ils ne savent même pas ce qu’est un hameçon. Nous n’avons pas pu nous organiser. Les “rigattieri” [brocanteurs] nous mettaient en concurrence. Ils t’offraient un prix plus élevé si tu ne le disais pas aux autres pêcheurs. La coopérative ? Elle n’existe pas. Elle ne sert qu’à obtenir des subventions de l’État, pas à fixer un prix et à créer notre propre magasin ou restaurant ».

Avant notre départ, quelques articles de Giacomo Orsini nous ont aidés à comprendre les différentes manières dont les pêcheurs s’organisent entre Lampedusa et les Canaries : si dans le premier cas la gestion familiale individuelle prévaut, dans le second le poisson est donné à des confréries qui le distribuent et le revendent, réduisant ainsi le pouvoir des grossistes. Certains d’entre nous sont rentrés récemment des Canaries et, sur le quai d’Arguineguín, nous avons recueilli d’autres histoires de mer que nous apportons maintenant à Lampedusa dans ces conversations informelles : la destruction de la pêche artisanale au Sénégal, les voyages auto-organisés dans les villages pour collecter le capital nécessaire à la mise au rebut du vieux bateau et à l’achat d’un nouveau, les pêcheurs contraints de devenir des clandestins parce qu’ils sont étranglés par les multinationales.

Oui, la marmite est en train de se vider, et ce n’est pas un hasard si une grande partie des prises de l’ensemble de l’industrie mondiale de la pêche est aujourd’hui issue de l’élevage. [le consommateur s’en rend bien compte quand il doit choisir entre la daurade sauvage et celle d’élevage, deux fois moins chère, NdT]

NdT

*Jeu de mots intraduisible : vattelapesca ou vattelappesca (de vattela pescare, litt. va te la pêcher) signifie va savoir.

03/08/2023

SHEREN FALAH SAAB
Ce n’est pas une blague : des militants du BDS et de la droite sioniste ont tenté d’annuler des concerts d’Emel Mathlouthi en Palestine/Israël

Sheren Falah Saab, Haaretz, 2/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

NdT : le Festival international d’Hammamet, en Tunisie, vient d’annuler, sans explications et sans en informer la chanteuse, un concert d’Emel Mathlouthi programmé pour le 9 août [voir le message d’Emel en bas de page]. Ci-dessous l’arrière-fond de cette décision tout simplement stupide.

Emel Mathlouthi a annulé son spectacle à Haïfa à la suite d’une campagne BDS ; les partisans de la droite sioniste ont eu moins de succès à Jérusalem-Est.

La chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi a été attaquée à la fois par le mouvement BDS et par des Israéliens d’extrême droite au cours de la même tournée, qui vient de s’achever, en Cisjordanie et en Israël.

Tout d’abord, elle a annulé la représentation prévue lundi dernier au Fattoush Bar à Haïfa, à la suite d’une campagne médiatique du BDS à son encontre. « Nous appelons les Tunisiens et les Arabes, ainsi que tous les partisans de la Palestine dans le monde, à boycotter Emel Mathlouthi, toute sa musique et tous ses spectacles », avaient écrit les militants du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions.

Jeudi dernier, Mathlouthi a publié sur sa page Facebook une déclaration rejetant les allégations du BDS selon lesquelles elle “normalise l’occupation par des moyens culturels”. Elle a indiqué que la question palestinienne était une priorité absolue pour elle, comme en témoignent ses chansons, ses prises de position et ses déclarations personnelles. Néanmoins, sa prestation prévue à Haïfa a suscité la controverse sur les médias sociaux, et la pression exercée par le BDS a eu l’effet escompté.

« Suite à la controverse soulevée par la tournée de concerts dans les territoires palestiniens, et afin d’éviter tout malentendu, nous avons décidé de ne pas donner de représentation dans la ville occupée de Haïfa, même si le lieu (Fattoush Bar) est sous propriété palestinienne », a-t-elle écrit.

L’attaque contre la chanteuse a suscité de vives discussions sur les réseaux sociaux de la part de jeunes Palestiniens qui s’opposent à la position du BDS. L’activiste Athir Ismail a écrit sur Facebook : « Je suis une Palestinienne. Et je veux parler de ce que je veux sans que quelqu’un de l’extérieur me regarde et me dise comment me battre et comment vivre ».

Ismail a adressé ses critiques aux militants du BDS vivant à l’étranger, dont les appels au boycott finissent par affecter les Palestiniens vivant en Israël. « Que savez-vous de notre vie ici, à part ce que vous voyez et entendez dans les journaux télévisés ? Vous mettez en doute notre identité palestinienne et vous agissez comme un homme qui pense devoir expliquer à une femme ce qu’elle peut ou ne peut pas faire dans sa lutte contre la masculinité toxique, ce qui est permis et ce qui est interdit ».

L’artiste Haya Zaatry, de Nazareth, a également critiqué les actions du BDS : « Empêcher ou annuler un spectacle musical donné par un artiste arabe dans un espace palestinien indépendant à Haïfa ne fait qu’accentuer l’embargo culturel dans lequel nous (citoyens palestiniens d’Israël) vivons, et c’est une chose mauvaise et dangereuse ».

Zaatry a également critiqué la politique du BDS concernant le boycott des Israéliens palestiniens. « Nous travaillons dur pour produire un art palestinien indépendant. Nous travaillons dur pour construire un espace culturel palestinien indépendant. Nous travaillons dur pour faire entendre notre voix dans le monde ». Faisant référence aux militants du BDS, elle a ajouté : « Et, malheureusement, nous n’entendons vos voix que comme une attaque contre nous, et c’est une contradiction ».

Mais ce n’est pas seulement le BDS qui a tenté de faire annuler le spectacle de Mathlouthi. Des militants de la droite sioniste ont également déployé des efforts. La semaine dernière, Shai Glick, directeur de B’tsalmo, et Ran Yishai, directeur du Centre de Jérusalem pour la politique appliquée, ont envoyé une lettre aux ministres Amichai Chikli, Moshe Arbel et Itamar Ben-Gvir, demandant l’annulation du spectacle de Mathouthi à Jérusalem-Est.

Glick et Yishai ont qualifié la chanteuse de “partisane du BDS et d’incitatrice à la haine”. Dans leur lettre, ils soulignent que « Mathlouthi a précédemment refusé de participer à un festival financé par l’ambassadeur d’Israël en Allemagne, et a été félicitée par le BDS pour cela ». Les tentatives visant à faire annuler le spectacle de Jérusalem ont échoué. La semaine dernière, Mathlouthi s’est produite au festival Layali al Tarab fi Quds al Arab [organisé par le Conservatoire national de musique Edward Said de l'Université Bir Zeit].

Mathouthi a été largement reconnue en Tunisie grâce à sa chanson contestataire Kelmti Horra (“Ma parole est libre”), qui est devenue l’hymne de la révolution tunisienne. À la suite de ce succès, elle a sorti son premier album, qui porte le même titre. Sa musique a été saluée pour son mélange de sonorités tunisiennes et occidentales. Son deuxième album, Ensen, sorti en 2017, fait également appel à la musique électronique et classique. En 2020, elle a publié une vidéo pour sa chanson Holm (“Rêve”), qui est chantée en arabe tunisien. Le clip compte plus de 13 millions de vues sur YouTube.

Le BDS a déjà appelé à boycotter les artistes du monde arabe qui se produisent en Israël. Un cas bien connu s’est produit lorsque le chanteur jordanien Aziz Maraka s’est produit à Kafr Yasif, dans le nord d’Israël, et qu’il a été interviewé par Haaretz.

À la suite de ce spectacle, il a été boycotté dans le monde arabe pendant plusieurs années et n’a plus été invité à se produire. Finalement, il a dû présenter des excuses pour s’être produit en Israël. Le BDS a également appelé au boycott du rappeur palestino-jordanien Msallam Hdaib, qui se produit sous le nom d’Emsallam, après son concert à Haïfa. Depuis ce spectacle, il ne s’est plus produit en Israël.

Il s’agissait de la première tournée de Mathlouthi en Cisjordanie et en Israël, qui s’est terminée par l’annulation de la dernière représentation à Haïfa. Ce qui a rendu la situation encore plus inhabituelle, c’est que, pour la première fois, des organisations de droite israéliennes se sont jointes à l’appel du BDS pour boycotter une chanteuse tunisienne dont le seul but était de se produire devant un public palestinien des deux côtés de la ligne verte.

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Emel Mathlouthi

Depuis mon arrivée en Palestine je fais l’objet d’attaques violentes de la part de certaines personnes en Tunisie qui estiment que ma présence en Palestine contribue à la normalisation avec l’occupation Israélienne.

Ces attaques ont conduit à l’annulation arbitraire de mon concert à Hammamet sans en justifier officiellement la raison jusqu’à présent.

D’autres artistes avant moi sont venus chanter en Palestine tels que Souad Massi, Lotfi Bouchnak, Saber Rebai qui pourtant sont invités dans les festivals tunisiens.

Il paraît donc évident que ces attaques et cette annulation visent spécifiquement ma personne et ce que je représente.

La question palestinienne est fondamentale et c’est ce que j’ai toujours affirmé tout au long de ma carrière.

Chanter pour la Palestine en Palestine et pour son peuple n’est pas seulement un acte artistique, mais pour moi et pour tous les Palestiniens que j’ai rencontrés dans leur pays, c’est un acte de résistance et un moyen de briser leur isolement.

Tous ceux qui se proclament plus palestiniens que les Palestiniens et qui essayent de semer le doute sur mes intentions et jeter de l’huile sur le feu confortablement depuis l’écran de leur ordinateur se trompent sur toute la ligne.

J’ai aussi pu observer et vivre le temps de mon séjour l’occupation avec eux et les intimidations quotidiennes aux checkpoints et a l’intérieur des villes a El khalil, Ramallah ou Jenin.

Je demande clarification et réparation de cette grave erreur envers le public tunisien et envers moi et mon équipe en tant qu’artiste tunisienne qui s’efforce toujours d’être une voix libre et indépendante.

Merci aux grands militants Rania Elias, Suheil Khoury et The Edward Said National Conservatory of Music pour votre invitation et m’avoir permis de réaliser ce rêve et de vivre ces moments hors du temps avec le public palestinien à Jérusalem, Ramallah et Bethléem.

Merci a tous pour tous vos précieux messages d’amour et de soutien et merci aux Palestiniens qui m’ont apporté leur soutien inconditionnel tout du long.