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28/09/2025

AVI SHLAIM
Le 7 octobre n’était pas la première fois que les sionistes ont laissé tomber “Shlomo Mantzur” (Salman Mansour)


Cet otage d’origine irakienne a été sacrifié deux fois sur l’autel du sionisme : d’abord en Irak, puis à nouveau à la frontière de Gaza.

Avi Shlaim, Haaretz , 16/2/2025
Traduit par Tlaxcala


Manifestation pour la fin de la guerre et un accord sur les otages à Tel Aviv. Au centre, un portrait de Mantzur, alias "Saba", le charpentier de Kissufim . Photo Moti Milrod

Shlomo Mantzur, 86 ans, était le plus âgé des 251 otages israéliens capturés par les militants du Hamas lors de leur attaque meurtrière du 7 octobre. Alors que la version sioniste des événements prétend que Mantzur a été deux fois victime dun antisémitisme arabe vicieux, en réalité, le mouvement sioniste lui-même a joué un rôle dans ses malheurs, d’abord en le plaçant dans la ligne de mire en Irak en 1951, puis en ne le protégeant pas chez lui, au kibboutz Kissufim, au crépuscule de sa vie.


Shlomo Mantzur (en bas à droite) avec ses parents, David et Marcelle, son frère et sa sœur, à Bagdad au début des années 1940. Il s’appelait alors encore Salman Mansour, alias Assa’ad

Mantzur, né en Irak en 1938, avait survécu au tristement célèbre pogrom contre les Juifs, le Farhud, en 1941, et a émigré avec sa famille en Israël à l’âge de treize ans dans le cadre de la « Grande Aliyah » en 1951. Je n’ai aucune idée de ce qu’il a pensé de ce déménagement. J’avais cinq ans en 1950 lorsque j’ai quitté Bagdad avec ma famille, et nous avions clairement le sentiment d’avoir été enrôlés de force dans le projet sioniste.

Le Farhud, le massacre des Juifs irakiens en juin 1941, est souvent cité par les historiens sionistes comme preuve de l’antisémitisme perpétuel des Arabes et des musulmans. Mais le Farhud était une exception plutôt que la norme.

Il s’agissait clairement d’une manifestation d’antisémitisme, mais c’était aussi le résultat d’autres forces, notamment la politique impériale britannique qui a fait des Juifs des boucs émissaires. 165 Juifs ont été tués, des femmes juives ont été violées et des maisons et des magasins juifs ont été pillés. Mais après le Farhud, la vie juive en Irak a progressivement repris son cours normal sans que ces violentes agressions contre les citoyens juifs de Bagdad ne se reproduisent.

Le véritable tournant dans l’histoire des Juifs irakiens n’a pas eu lieu en 1941, mais en 1948, près d’une décennie plus tard, avec la création de l’État d’Israël et la défaite humiliante des Arabes dans la guerre pour la Palestine.

En mars 1950, le gouvernement irakien a adopté une loi autorisant les Juifs, pour une période limitée à un an, à quitter légalement le pays avec un visa d’aller simple. Sans autre document de voyage, le seul pays où ils pouvaient se rendre était Israël, avec une valise et cinquante dinars. Les organisations sionistes ont organisé leur transport aérien, d’abord via Chypre, puis directement de Bagdad à Tel-Aviv.

En 1950, l’Irak comptait environ 135 000 Juifs ; à la fin de 1952, environ 125 000 d’entre eux se retrouvèrent en Israël dans des ma’abarot ou camps de transit. Nous avons quitté l’Irak en tant que Juifs et sommes arrivés en Israël en tant qu’Irakiens. Il existait des communautés juives florissantes dans de nombreuses régions du monde arabe, mais la communauté juive d’Irak était la plus ancienne, la plus prospère et la plus étroitement intégrée à la société locale.



Un groupe de jeunes Juifs qui ont fui l’Irak pour la Palestine à la suite du pogrom de Bagdad en 1941. Photo Beit Hatfutsot, Centre de documentation visuelle Oster, avec l’aimable autorisation de Moshe Baruch

Nous avons perdu notre richesse considérable, notre statut social élevé et notre fierté identitaire en tant que Juifs irakiens. Pour nous, l’Aliyah vers Israël n’a pas été une ascension, mais une « yerida », une descente abrupte vers les marges de la société israélienne. Une fois en Israël, nous avons été soumis à un processus systématique de désarabisation : nous avons été aspergés d’insecticide DDT et catapultés dans un pays étranger, dominé par les Ashkénazes.

Le discours sioniste dominant attribue la responsabilité de l’exode des Juifs irakiens à l’antisémitisme endémique des Arabes. Le tout nouvel État d’Israël serait venu héroïquement à la rescousse en offrant un refuge sûr aux Juifs arabes.

La réalité était plus complexe. Il est vrai que la cause principale de l’exode était l’hostilité généralisée au niveau populaire et la persécution des Juifs par le gouvernement irakien au niveau officiel après la première guerre israélo-arabe. Malgré ces persécutions, seuls quelques milliers de Juifs ont choisi de renoncer à leur citoyenneté irakienne après l’adoption de la loi de 1950.

Le véritable élément déclencheur ont été les cinq attentats à la bombe perpétrés dans des locaux juifs à Bagdad en 1950 et 1951, qui ont attisé l’incertitude et la peur, accélérant ainsi le rythme de l’exode.

Les rumeurs persistantes selon lesquelles le Mossad aurait joué un rôle dans la pose de ces bombes ont alimenté le ressentiment des immigrants juifs irakiens à l’égard de leur nouvel État. Israël a catégoriquement nié ces rumeurs et deux commissions d’enquête ont innocenté Israël de toute implication. Ce tournant dans l’histoire des Juifs irakiens me fascine depuis mon adolescence à Ramat Gan, une ville à l’est de Tel-Aviv. En 2023, j’ai publié une autobiographie intitulée « Three Worlds: Memoirs of an Arab-Jew » (Trois mondes : mémoires d’un Juif arabe). Mes trois mondes sont Bagdad, Ramat Gan et Londres.

Au cours de mes recherches pour ce livre, je suis tombé sur deux sources de preuves qui indiquaient clairement l’implication d’Israël dans les attentats à la bombe qui ont contribué à précipiter l’exode. L’une de ces sources était Yaacov Karkoukli, un ami âgé de ma mère, qui avait été membre de la résistance [sic] sioniste à Bagdad.


"20 ans d’émeutes parmi les Juifs de Bagdad", publié par l’Association des immigrants babyloniens en 1961

Karkoukli m’a raconté en détail son travail avec ses collègues pour falsifier des documents, verser des pots-de-vin à des fonctionnaires et encourager l’émigration vers Israël, d’abord illégalement, puis légalement. L’un de ses collègues, un avocat et fervent sioniste nommé Yusef Ibrahim Basri, était responsable de trois des cinq attentats à la bombe contre des locaux juifs dans la capitale irakienne en 1950-1951. Karkoukli m’a également remis une page d’un rapport de police de Bagdad qui désignait Basri comme le principal coupable et donnait des détails sur son interrogatoire au sujet de ses activités terroristes. Basri a été jugé et condamné à mort par pendaison. Ses derniers mots ont été « Vive l’État d’Israël ! ».

Karkoukli lui-même était un sioniste de droite convaincu qui souhaitait consolider et renforcer à tout prix le jeune État juif. Il m’a fièrement raconté que l’officier traitant de Basri était un officier des services secrets israéliens nommé Max Binnet, basé à Téhéran. En 1954, Binnet a été impliqué dans la tristement célèbre affaire Lavon, dans laquelle il a recruté des Juifs égyptiens pour former un réseau d’espionnage et de sabotage afin de semer la discorde entre les puissances occidentales et le régime de Nasser. Ils ont posé des bombes dans des lieux publics et dans les bureaux d’information usaméricains. Le plan s’est retourné contre eux de manière désastreuse : tous les membres du réseau ont été arrêtés, jugés et condamnés, et Binnet lui-même s’est suicidé en prison.

Comme les bombes à Bagdad, il s’agissait d’une opération sous faux pavillon. C’était un exemple de ce que Shalom Cohen, rédacteur en chef adjoint irakien du magazine Haolam Hazeh, appelait le « sionisme cruel ». Et comme les bombes à Bagdad, cela a alimenté la méfiance des musulmans envers les juifs vivant parmi eux et a contribué à transformer les juifs, qui étaient un pilier de la société irakienne et égyptienne, en une cinquième colonne potentielle.

Le mouvement sioniste, qui avait désespérément besoin de l’Aliyah après le cessez-le-feu de 1949, a mis en danger des juifs comme Shlomo Mantzur et ma famille dans notre patrie arabe. Le gouvernement israélien d’extrême droite dirigé par le Premier ministre Benjamin Netanyahou a trahi Mantzur une seconde fois vers la fin de sa vie en l’abandonnant à la merci des militants du Hamas le 7 octobre. Il a été enlevé à son domicile dans le kibboutz Kissufim et probablement tué à son arrivée dans la bande de Gaza, où son corps repose encore aujourd’hui.

Ce gouvernement affirme qu’Israël est le seul endroit sûr pour les Juifs dans un monde rongé par l’antisémitisme. La triste ironie est qu’Israël est devenu l’endroit le moins sûr pour les Juifs dans le monde d’aujourd’hui en raison de son addiction à l’occupation et à l’oppression des Palestiniens. Israël a joué un rôle dans l’incitation à l’antisémitisme dans les années 1940, et le gouvernement Netanyahou continue aujourd’hui à alimenter ces terribles épisodes à travers le monde. Ce gouvernement n’hésite pas à donner l’accolade à des antisémites comme Viktor Orban en Hongrie parce qu’ils sont pro-israéliens. Comme l’avait prédit Theodor Herzl, « les antisémites seront parmi nos plus fervents partisans ».

Lire aussi l'interview d'Avi Shlaim par Ofer Aderet