Jorge Majfud, 9/3/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le 4 mars
2025, lors d’un discours à l’université d’Austin, le PDG milliardaire de
Palantir, Alex Karp, a fait une déclaration dans le plus pur style du XIXe
siècle : « Je ne pense pas que toutes les cultures soient égales [...] Ce que je
dis, c’est que cette nation [les USA] est incroyablement spéciale et nous ne
devrions pas la considérer comme égale, mais comme supérieure ». Comme nous l’avons
détaillé dans le livre Plutocracia:
Tiranosaurios del Antropoceno (2024) et dans plusieurs émissions de
télévision, Karp est membre de la secte de la Silicon Valley qui, avec le
soutien de la CIA et de la corpoligarchie de Wall Street, promeut le
remplacement de la démocratie libérale inefficace par une monarchie patronale.
Maintenant, “notre nation, notre culture” est supérieure en quoi ? En efficacité pour envahir, asservir, opprimer d’autres peuples ? Supérieure en fanatisme et arrogance ? Supérieure dans la psychopathologie historique des tribus qui se croient élues par leurs propres dieux (quel hasard) et, loin d’être une responsabilité solidaire avec les « peuples inférieurs », cela devient automatiquement une licence pour tuer, voler et exterminer les autres ? L’histoire de la colonisation anglo-saxonne de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique n’est-elle pas l’histoire de la spoliation des terres, des biens et l’exploitation obsessionnelle d’êtres humains (Indiens, Africains, métis, blancs pauvres) qui étaient considérés comme des instruments de capitalisation plutôt que comme des êtres humains ? De quoi parlons-nous lorsque nous parlons de « culture supérieure » de cette manière, avec ces affirmations aveugles et avec un contenu religieux mystique caché mais fort, comme l’était la Destinée Manifeste ?
Non seulement nous avons répondu à ça dans les
journaux il y a un quart de siècle, mais nous avons également mis en garde
contre le fascisme qui allait tuer ce fier Occident, lequel se plaint
maintenant que ses ennemis le tuent, comme l’a dit Elon Musk il y a quelques
jours auparavant. L’un de ces longs essais, écrit en 2002 et publié par le
journal La República d’Uruguay en janvier 2003 et par la Monthly Review de New York en 2006,
s’intitulait « Le lent suicide de l’Occident ».
Cette idéologie de l’égoïsme et de l’individu
aliéné comme idéaux supérieurs, promue par Adam Smith au XVIIIe
siècle et radicalisée par des écrivains comme Ayn Rand et des présidents de puissances
mondiales comme Donald Trump et des marionnettes néocoloniales comme Javier
Milei, s’est révélé pour ce qu’il est : un suprémacisme pur et dur, une
pathologie cannibale pure et dure. Le racisme et le patriotisme impérialiste
sont tous deux des expressions de l’égolâtrie tribale, dissimulées dans leurs
contraires : l’amour et besoin de survie de l’espèce.
Pour donner une touche d’intellectualisme à leur justification, les idéologues de la droite fasciste du XXIe siècle recourent à des métaphores zoologiques telles que celle du mâle alpha. Cette image est basée sur la meute de loups des steppes où un petit groupe de loups suit un mâle qui les sauvera de la faim et du froid. Une image épique qui séduit les millionnaires qui n’ont jamais souffert ni de la faim ni du froid. Pour les autres, qui ne sont pas millionnaires mais qui se sentent menacés par les classes inférieures (voir « Le paradoxe des classes sociales »), le mâle alpha est la traduction idéologique d’une catharsis du privilégié historique qui voit ses droits spéciaux perdre l’adjectif « spécial » et devenir de simples droits, un substantif nu. En d’autres termes, ils réagissent avec colère à la perte éventuelle de droits spéciaux de genre, de classe, de race, de citoyenneté, de culture, d’hégémonie. Tous les droits spéciaux justifiés comme au XIXe siècle : nous avons le droit d’asservir les Noirs et d’exploiter nos colonies parce que nous sommes une race supérieure, une culture supérieure et, pour cette raison même, Dieu nous aime et déteste nos ennemis, que nous devons exterminer avant qu’ils n’aient la même idée, mais sans nos bons arguments.
Ironiquement, l’idée d’être « élu par Dieu » ou
par la nature n’incite pas les fanatiques à prendre soin des « humains
inférieurs », comme ils le font pour leurs animaux de compagnie, bien au
contraire : le destin des inférieurs et des faibles doit être l’esclavage, l’obéissance
ou l’ extermination. S’ils se défendent, ce sont des terroristes.
La dernière version de ces suprémacismes qui
commettent autant de génocides en Palestine ou au Congo avec une fierté et une
conviction fanatiques, tout comme ils diabolisent les femmes qui revendiquent l’égalité
des droits aux USA a récemment trouvé sa métaphore explicite dans l’image du
mâle alpha du loup des steppes. Cependant, si nous prêtons attention au
comportement de ces animaux et d’autres espèces, nous verrons une réalité
beaucoup plus complexe et contradictoire.
Le professeur de l’université Emory, Frans de Waal, l’un des experts les plus reconnus dans l’étude des chimpanzés depuis des décennies, s’est chargé de démolir ce fantasme. L’idée du mâle alpha provient des études sur les loups dans les années 40, mais, non sans ironie, de Waal lui-même a déploré qu’un homme politique usaméricain (le très conservateur président de la Chambre des représentants, Newt Gingrich) ait popularisé son livre La politique du chimpanzé (1982) et le concept de mâle alpha, pour de mauvaises raisons.
Les mâles alpha ne sont pas des brutes, mais des leaders conciliateurs. « Les mâles alpha chez les chimpanzés sont populaires s’ils maintiennent la paix et apportent l’harmonie au groupe ». Lorsqu’un véritable leader tombe malade (cas mentionné du chimpanzé Amos), il n’est pas sacrifié, mais la prise en charge de ses soins est assurée par le groupe.
Selon de Waal, « nous devons faire la distinction
entre domination et leadership. Il y a des mâles qui peuvent être la force
dominante, mais ces mâles finissent mal dans le sens où ils sont expulsés ou
tués... Ensuite, il y a les mâles qui ont des qualités de leadership, qui
résolvent les conflits, défendent les plus faibles, réconfortent ceux qui
souffrent. Si vous avez ce type de mâle alpha, alors le groupe se rallie à lui
et lui permet de rester au pouvoir pendant longtemps ». Cette période est
généralement de quatre ans, bien qu’on ait répertorié des mâles alpha qui ont
été des leaders pendant 12 ans, qui avaient l’habitude de distribuer la
nourriture et de maintenir une alliance politique avec d’autres leaders plus
jeunes. Selon de Waal, le mâle alpha leader sera jugé en fonction de sa
capacité à résoudre les conflits et à établir un ordre pacifique pour sa
société.
Dans un conflit, les leaders alpha « ne prennent
pas parti pour leur meilleur ami ; ils évitent ou résolvent les disputes et, en
général, défendent les plus démunis. Cela les rend extrêmement populaires au
sein du groupe car ils apportent de la sécurité aux membres de rang inférieur
».
Le mâle alpha est le leader qui a le soutien de la
majorité des femelles et de certains mâles, mais d’autres jeunes mâles
utiliseront toujours la même stratégie pour le détrôner et s’imposer comme
dominants : ils commencent par des provocations indirectes et à distance pour
tester la réaction du leader. S’il n’y a pas de réaction, le jeune mâle le plus
fort tentera de conquérir d’autres jeunes mâles pour augmenter ses provocations
qui gagnent du terrain et deviennent plus violentes. Puis il conquiert des
alliés, en échange de quelques faveurs. Bien que le candidat au pouvoir alpha ne
se soucie pas des bébés, mais de la puissance, il essaie de se montrer
affectueux avec les petits de différentes femelles, exactement comme le font
les politiciens en campagne électorale.