Le “travail” d'anéantissement du camp de réfugiés de Jénine, entamé en 2002, semble désormais avoir été mené à son terme. Ci-dessous 2 articles, le premier sur la situation actuelle, le second sur la destruction de 2002.-FG
Gideon Levy, Haaretz, 26/3/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le camp de réfugiés de Jénine est détruit et ses 21 000 résidents ont été expulsés par les forces de défense israéliennes. Quatre cents maisons de plus sont inhabitables. Les bulldozers de démolition poursuivent leur travail de destruction alors que le camp est déjà devenu le “nounours” promis par le conducteur de bulldozer des FDI, “Kurdi Doubi” [“nounours kurde”, voir article suivant, NdT], qui s’est vanté de ses actions.
C’était en 2002. En 2025, le camp de Jénine est encore plus fantôme qu’à l’époque ; ses maisons et ses rues ne sont plus qu’un amas de ruines traversées par les eaux usées.
Plus personne ne vit dans le camp de Jénine. Les FDI tirent sur tout ce qui bouge et personne n’ose s’approcher des champs de bataille. Le camp est mort et ses habitants en ont été exilés à jamais. L’armée a annoncé qu’elle n’autoriserait pas la reconstruction des maisons et des routes.
Pour de nombreux Israéliens, il s’agit d’une bonne nouvelle. Beaucoup d’autres, probablement la majorité, hausseront les épaules. Depuis des années, ils nous disent que le camp de Jénine est un “nid de vipères”. Vous pouvez vous réjouir de la destruction de ce nid [si vous voulez]. Mais la destruction de ce camp est un crime de guerre particulièrement odieux. Ceux qui connaissent le camp, et ses habitants en particulier, ne peuvent que pleurer cette semaine.
Il serait utile de prendre un moment pour examiner le récit des FDI, tel qu’il a été diffusé cette semaine par ses porte-parole, ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un camp, sauf à l’intérieur de l’un des véhicules blindés de l’armée.
La destruction du camp visait à « assurer la liberté d’action de l’armée », expliquent les journalistes : « L’opération se concentre désormais sur les aspects liés à l’infrastructure et à l’ingénierie ». « Les terroristes [ !] ont construit le camp de manière dense et ont rétréci les routes de manière à ce que seuls de petits véhicules puissent y circuler » et « les maisons qui ont été détruites étaient le minimum nécessaire ».
Le minimum de Tsahal est le plus grand au monde. Ce ne sont pas des “terroristes” qui ont construit le camp, mais les Émirats arabes unis, qui ont contribué à sa reconstruction après sa destruction en 2002. Ironiquement, les planificateurs ont veillé à ce que les rues soient aussi larges qu’un char d’assaut, de sorte que la prochaine fois que l’armée de destruction envahirait le camp, les chars ne détruiraient pas tout sur leur passage. Et quels mots raffinés et diaboliques que « les aspects d’infrastructure et d’ingénierie » pour justifier la destruction totale.
Jénine était un camp combattant, un symbole de la lutte contre l’occupation. Ces dernières années, de nombreux hommes armés ont été aperçus dans ses rues - il était impossible de ne pas les rencontrer. Il s’agissait de jeunes gens très motivés. Ils travaillaient dans des laboratoires de fortune à l’assemblage d’explosifs destinés à empêcher les incursions des FDI dans le camp, comme en 2002.
Le camp de Jénine n’a jamais cédé à l’occupation. S’il s’était agi d’une lutte pour la liberté ailleurs, le camp serait devenu légendaire. Des films avec de jeunes héros auraient été tournés à ce sujet.
Aussi difficile à croire que cela puisse paraître, le camp était un lieu de vie ordinaire. Il disposait d’un magnifique théâtre qui présentait des productions pour les enfants et les adultes. Il y avait une vie sociale et culturelle, autant que cela est possible dans la dure réalité d’un camp de réfugiés. Lors des mariages pauvres, généralement célébrés dans la rue, les invités jetaient des pièces de monnaie dans un sac, sans que personne ne connaisse le montant du cadeau offert au jeune couple, afin de ne gêner personne. Il y avait un esprit de solidarité.
Tous ses habitants étaient des réfugiés et des enfants de réfugiés qu’Israël avait expulsés de leur terre en 1948. Les habitants vivaient pour un passé longtemps désiré. Une société enracinée dans son passé et ses souffrances, comme la société israélienne, devrait pouvoir l’apprécier. Lorsque nous venons détruire leur camp pour la deuxième fois en 25 ans, 77 ans après avoir été expulsés de leur terre, comment peut-on s’attendre à ce qu’ils ignorent l’histoire.
Le camp de Jénine est un camp pilote. Les camps de Nur al-Shams et de Toulkarem sont les suivants. L’armée a des projets pour les 18 camps. Lorsque l’on ferme un zoo, on s’assure de mettre les animaux en lieu sûr. Lorsque vous fermez un camp de réfugiés, ses habitants sont jetés sans défense sur le bord de la route - pour la deuxième ou la troisième fois de leur vie. C’est ainsi que nous résoudrons le problème des réfugiés : nous les transformerons en réfugiés désespérés.
L’opération “Bouclier défensif” à Jénine, 20 ans après
Du 3 au 17 avril 2002 environ, les forces militaires israéliennes avaient pris d’assaut le camp de réfugiés de Jénine, tuant plus de 50 Palestiniens et faisant 13 000 sans-abri. Jennifer Loewenstein se souvient de sa visite du camp et de l’indifférence des médias face à cette attaque.
Jennifer Loewenstein, Mondoweiss, 7/4/2022
Photos de l’auteure
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Jennifer Loewenstein est une militante indépendante des droits humains de Madison (Wisconsin), journaliste indépendante, cofondatrice du Madison-Rafah Sister City Project, directrice associée des études sur le Moyen-Orient et maître de conférences (à la retraite) à l’université du Wisconsin-Madison. Ses grands-parents étaient originaires de Mariupol en Ukraine. Elle a passé une partie de son enfance et de sa jeunesse en Palestine/Israël. Elle a été étiquetée comme « self-hating Jew » [Juive pratiquant la haine de soi] par d’éminents sionoihilistes comme David Horowitz, qui l’a même qualifiée de « cinquième colonne occidentale de la barbarie islamiste ».
Fin mars 2002, alors que la seconde Intifada faisait rage, les forces de défense israéliennes (FDI) ont lancé l’opération Bouclier défensif contre des villes et des villages de la Cisjordanie occupée. Bouclier défensif a été la plus grande opération militaire dans le territoire depuis 1967, les forces militaires israéliennes envahissant Ramallah, Toulkarem, Qalqilya, Naplouse, Bethléem et Jénine. L’opération aurait été une réponse directe à l’attentat suicide du 27 mars au Park Hotel de Netanya, qui avait tué 30 vacanciers et qui est également connu sous le nom de “massacre de la Pâque”.
L’objectif de “Bouclier défensif” était de réaffirmer le contrôle israélien sur les principaux centres de population de Cisjordanie [1]. [Les plans de l’opération avaient été élaborés en 1996 dans le cadre de l’opération “Champ d’épines”, par le chef d’état-major de l’époque, Moshe Ya’alon. Ce plan avait été élaboré en réponse à trois jours d’affrontements violents qui avaient débuté le 24 septembre 1996 après l’ouverture par Israël d’un tunnel touristique reliant le Mur occidental, le site le plus sacré du judaïsme, à la Via Dolorosa (où, selon la tradition chrétienne, Jésus aurait marché sur le chemin de la crucifixion) et passant par plusieurs lieux saints islamiques [2]. 25 soldats israéliens et près de 100 Palestiniens ont trouvé la mort au cours des violences qui ont suivi. Plus de 1 000 Palestiniens ont été blessés à Jérusalem-Est et à Gaza, où la violence s’est propagée [3].
L’objectif de l’opération Champ d’épines était de développer une stratégie militaire claire pour reprendre la Cisjordanie, écraser la résistance palestinienne et transférer les Palestiniens hors du territoire, ou “zones sensibles”. L’opération “Bouclier défensif” était moins radicale que “Champ d’épines”, mais elle partageait des objectifs similaires et n’était pas moins violente dans sa mise en œuvre[4].
Du 3 au 17 avril 2002 environ, les forces militaires israéliennes ont pris d’assaut le camp de réfugiés de Jénine pour y poursuivre des “terroristes”. (la date du retrait des FDI du camp varie selon les sources). En réalité, la démolition du camp a été un acte de punition collective qui a duré au moins deux semaines. Jénine a été ciblée, dans ce cas, apparemment parce qu’elle abritait l’homme responsable de l’attentat suicide de Netanya. Jénine était un “foyer de terrorisme”, a déclaré le Premier ministre israélien, Ariel Sharon. Cela n’explique pas pourquoi les autres villes palestiniennes ont été visées par l’opération, ni pourquoi tout un camp de réfugiés a dû en payer le prix.
Les forces des FDI, dont 150 chars, des véhicules blindés de transport de troupes, des hélicoptères Apache et des avions de chasse F-16, ainsi que deux bataillons d’infanterie régulière, des équipes de commando et 12 bulldozers blindés D9, ont pilonné le camp dans une guerre urbaine dense au cours d’une campagne qui a fait au moins 52 morts et de nombreux blessés parmi les Palestiniens (52 est le chiffre officiel ; beaucoup affirment que le nombre de morts était plus élevé)[5]. Vingt-trois soldats israéliens ont également trouvé la mort. Selon Human Rights Watch, 22 des 52 morts palestiniens étaient des civils [6]. [Aujourd’hui encore, les avis sont partagés sur la question de savoir si la bataille de Jénine doit être qualifiée de massacre ou non, et si elle correspond à la définition du dictionnaire, à savoir « un acte ou un cas de meurtre d’un grand nombre d’êtres humains, sans distinction et avec cruauté ». Amnesty International a rédigé un rapport détaillé sur l’opération “Bouclier défensif” dans lequel on peut lire ce qui suit :
Pendant les combats, les résidents palestiniens, les journalistes palestiniens et étrangers et d’autres personnes se trouvant à l’extérieur du camp ont vu des centaines de missiles tirés sur les maisons du camp par des hélicoptères Apache qui effectuaient des sorties successives. La puissance de feu déployée sur le camp de réfugiés de Jénine a conduit les témoins des raids aériens, y compris les experts militaires et les médias, à penser que des dizaines de Palestiniens, au moins, avaient été tués. Le cordon serré autour du camp de réfugiés et de l’hôpital principal du 4 au 17 avril signifiait que le monde extérieur n’avait aucun moyen de savoir ce qui se passait à l’intérieur du camp ;... [7]
Dans son rapport, Amnesty fait également état d’homicides illégaux, de l’utilisation de Palestiniens comme boucliers humains, de tortures et de traitements cruels, inhumains ou dégradants infligés aux détenus, d’un manque d’accès à la nourriture et à l’eau, d’un blocage de l’assistance médicale et humanitaire et de la destruction massive de biens et d’infrastructures civiles [8].
Au printemps 2002, j’ai vécu et travaillé dans la ville de Gaza. Les Palestiniens de la bande de Gaza n’étant pas autorisés à se rendre en Cisjordanie, le Centre Mezan pour les droits de l’homme (où je travaillais) m’a envoyée faire un reportage dans le camp de réfugiés de Jénine. Je suis arrivé le 18 avril et ce qui suit est un compte-rendu de ce que j’ai vu. Il est tiré d’articles que j’ai écrits à l’époque, d’un journal que j’ai tenu sur les événements, de mes souvenirs recoupés avec des faits, et des innombrables photos que j’ai prises, dont certaines ont fait partie d’une exposition.
Au début, je ne savais pas si j’étais au bon endroit. J’avais devant moi un paysage de ruines. Je me souviens avoir demandé à un vieil homme où se trouvait le camp. Il m’a regardé, a fait un geste vers les ruines et a dit : « al-mukhayim » (« le camp »). C’est alors que j’ai réalisé à quel point la destruction avait été dévastatrice. J’ai erré d’un tas de débris à l’autre, souvent sans même savoir ce que je voyais. Le sol était boueux et des personnes, y compris des femmes et des enfants, essayaient de récupérer des biens personnels, de dégager des chemins autour des bâtiments effondrés pour les équipes médicales d’urgence et de retrouver les morts.
L’odeur de la mort imprégnait le camp. J’avais entendu des gens parler de « l’odeur terrible de la mort », mais je n’en avais jamais fait l’expérience jusqu’alors. Lorsque je l’ai ressentie, j’ai su presque instinctivement ce que c’était. Dans les ruines de la maison de quelqu’un, j’ai vu la semelle d’une chaussure dépasser d’un tas de terre. Autour de moi, les gens se couvraient le nez et la bouche avec des morceaux de tissu pour ne pas avoir de haut-le-cœur à cause de l’odeur. C’est alors que j’ai réalisé que la chaussure était attachée à un pied, et le pied à une personne. Pour rester à l’écart, j’ai quitté la zone et j’ai marché jusqu’à ce que je sache maintenant que c’était l’entrée du camp, là où se trouvait l’hôpital. J’ai traversé les couloirs, pour la plupart vides, jusqu’à ce que j’arrive à l’entrée arrière. Dehors, il y avait beaucoup d’agitation.
Je me suis éloignée de la foule et j’ai grimpé sur une corniche surplombant la zone située à l’arrière de l’hôpital. Là, les morts étaient enveloppés dans des draps blancs et gisaient sur le sol en plein soleil. Des ouvriers ont empilé certains corps à l’arrière d’une camionnette, laissant les autres alignés les uns à côté des autres, leurs noms griffonnés au marqueur noir sur les draps, pour que les vivants puissent les identifier. Un jeune homme s’est agenouillé devant l’un des corps, plongé dans ses pensées, ses prières ou son chagrin. Derrière les rangées exposées à la lumière du soleil, des hommes creusaient une tombe où ont été enterrés ceux qui sont morts pendant le siège. La fosse avait été creusée à la hâte pour que les corps des morts ne propagent pas de maladies. Maintenant, ils étaient déterrés, débarrassés de la terre et alignés avec les autres. Ils seraient eux aussi chargés dans le camion et emmenés pour un enterrement en bonne et due forme.
Une vieille femme se tenait au centre de cette agitation et criait aux journalistes d’arrêter de prendre des photos. Les journalistes l’ignoraient et prenaient quand même des photos : le besoin de prouver ce qui s’est passé l’emporte sur la nécessité de préserver la dignité des morts. Deux hommes portant une civière de fortune ont apporté un autre corps du camp. Je n’ai pas compté combien de corps il y avait. À l’époque, il ne m’était pas venu à l’esprit que le nombre de personnes tuées ferait l’objet d’une telle controverse.
Plus tôt, ce jour-là, après la fin du siège, j’avais fait la queue avec des reporters étrangers qui attendaient l’autorisation de l’armée pour entrer dans le camp et documenter l’après-blitz. Nous avons emprunté un chemin serpentant depuis un village voisin. J’ai compris que nous avions emprunté ce chemin pour éviter les tirs des soldats qui étaient restés en arrière, mais les soldats ont quand même tiré - au-dessus de nos têtes. Sans se décourager, ce cortège d’étrangers s’est quand même déplacé : Des Européens de l’Est, un photographe grec, deux Italiens, des Libanais, un Russe et quelques autres. Seuls un autre USAméricain, un étudiant du Midwest et un volontaire d’une ONG britannique sont entrés avec nous.
C’était la première fois que des civils, des journalistes et des photographes - à l’exception de quelques-uns qui avaient risqué leur vie pour entrer plus tôt - étaient autorisés à entrer. Les auteurs n’avaient pas souhaité être filmés avec leurs bulldozers, leurs fusils et leurs bombes, leurs hélicoptères de combat, leurs missiles, leur utilisation de boucliers humains, les explosifs qu’ils utilisaient pour faire sauter des bâtiments et des maisons familiales, dont l’une avec un homme paralysé dans un fauteuil roulant encore à l’intérieur [9]. [De toute évidence, ils ne voulaient pas que les étrangers sachent que l’électricité, l’eau, la nourriture et les fournitures médicales avaient été coupées, que personne n’était autorisé à entrer ou à sortir. Ils ne voulaient pas que les observateurs voient comment les soldats brûlaient les photos de famille, comment ils urinaient et déféquaient dans les casseroles, plantaient des épingles dans les jouets des enfants et les déchiraient, tiraient des missiles dans les salons, tailladaient les vêtements des femmes et jetaient les réserves de nourriture sur le sol des cuisines, comment ils abîmaient les meubles et brisaient les tasses, les assiettes, les bols, les verres, les vases, les cadres, les télévisions et les radios sur le sol. Dans le couloir d’une école située à l’arrière du camp, quelqu’un avait pris soin, avec un cutter, d’arracher les yeux de chacun des enfants peints sur une fresque murale. Une fois l’opération terminée, certains ont ri ou se sont vantés de la destruction à outrance [10] Dans une interview désormais tristement célèbre, un soldat surnommé Kurdi Doubi* (Moshe Nissim), s’est souvenu de l’époque où il conduisait un bulldozer blindé dans le camp. Avec une bouteille de whisky calée sur son tableau de bord, Kurdi Doubi a passé trois jours d’affilée à démolir ce qu’il pouvait du camp.
Pendant trois jours, j’ai détruit et détruit. Toute la zone. Toutes les maisons d’où ils tiraient s’écroulaient. Et pour les faire tomber, j’en ai détruit d’autres. Les gens étaient prévenus par haut-parleur de sortir de la maison avant que j’arrive (sic), mais je n’ai laissé aucune chance à qui que ce soit. ... Je fonçais sur la maison à pleine puissance, pour la faire tomber aussi vite que possible. D’autres se sont peut-être retenus, c’est du moins ce qu’ils disent. De qui se moque-t-on ? ... Je me moquais des Palestiniens, mais je ne ruinais pas sans raison. C’était sur ordre. De nombreuses personnes se trouvaient à l’intérieur des maisons que nous voulions démolir. ...] Je n’ai pas vu, de mes propres yeux, des gens mourir sous la lame du D-9. Et je n’ai pas vu de maisons s’effondrer sur des personnes vivantes. Mais s’il y en avait, je m’en ficherais complètement. ...] J’ai vraiment aimé ça. Je me souviens avoir abattu le mur d’un immeuble de quatre étages. Nous nous attaquions aux côtés des bâtiments, puis au bélier. Si le travail était trop difficile, nous demandions un obus de char d’assaut. ... Le dimanche... après la fin des combats, nous avons reçu l’ordre de retirer nos D-9 de la zone et d’arrêter de travailler sur notre "stade de football", parce que l’armée ne voulait pas que les caméras et la presse nous voient travailler.
Une fois le travail terminé, les soldats responsables se sont retirés à l’extérieur du camp pour se reposer. Certains étaient assis sur leurs chars et parlaient entre eux ; d’autres se promenaient, fusils en bandoulière. D’autres se détendaient sur l’herbe en regardant le défilé de voitures et de camions qui entraient et sortaient. Un groupe de soldats était assis sur un banc et mangeait des glaces.
Le camp de réfugiés de Jénine après l’assaut, avril 2002
Après la catastrophe, il n’y avait toujours pas d’eau, d’électricité ou de nourriture disponible pour les habitants, car il n’y avait plus de camp. Il avait été rasé, détruit au point d’être méconnaissable. Quelques maisons vides, dont les fenêtres et les portes ont été noircies et soufflées, sont restées vides, comme en état de choc. Plus de treize mille personnes ont fui le camp, terrorisées, et sont devenues les réfugiés des réfugiés. Des maris, des pères, des fils et des frères ont disparu, laissant derrière eux des membres de leur famille qui ne savaient pas comment les retrouver. À la fin de cette première journée, juste avant le crépuscule, une cabane en bois située à l’extrémité du camp a explosé et s’est embrasée.
Il n’y a jamais eu d’appel à l’envoi d’équipements et d’armes pour aider la résistance, ni de reconnaissance du fait qu’il s’agissait d’une résistance. Il n’y a pas eu de reconnaissance générale du caractère disproportionné des forces engagées pour l’attaque ou de leurs violations du droit international. Le secrétaire d’État usaméricain Colin Powell a mis près d’une semaine à arriver en Israël, affirmant que sa mission de médiation en vue d’un cessez-le-feu n’était « pas le moins du monde menacée » alors que la bataille de Jénine se poursuivait. Dans une déclaration commune du « Quartet » du Moyen-Orient (Colin Powell, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, le responsable politique de l’Union européenne Javier Solana et le ministre russe des affaires étrangères Igor Ivanov), le Premier ministre israélien Sharon a été invité à « se retirer des zones palestiniennes » et le dirigeant palestinien, Yasser Arafat, a été invité à « mettre un frein au terrorisme ». « Le terrorisme, y compris les attentats suicides, est illégal et immoral », indiquait la déclaration. Israël « doit se conformer pleinement aux principes humanitaires internationaux [et] ...permettre un accès total et sans entrave aux organisations et aux services humanitaires »[11]. La déclaration a, bien entendu, été ignorée.
Ariel Sharon insista sur le fait que ce serait une “erreur tragique” pour Powell de rencontrer Yasser Arafat et affirma que l’“opération” était en “légitime défense”, bien qu’à l’intérieur du camp, un combattant palestinien eût informé par téléphone un chef de la résistance qu’ils étaient à court de munitions. [12]
« J’espère que notre grand ami les USA comprendra qu’il s’agit pour nous d’une guerre de survie... c’est notre droit de défendre nos citoyens et aucune pression ne devrait être exercée sur nous pour que nous ne le fassions pas », a déclaré Sharon aux journalistes alors qu’il visitait un poste de commandement de l’armée surplombant le camp de réfugiés de Jénine, où les troupes israéliennes ont affronté des Palestiniens armés cette semaine. [13]
Les USA ont annoncé qu’ils opposeraient leur veto à toute résolution du Conseil de sécurité condamnant les actions d’Israël.
Après le siège, il n’y a pas eu de Lester Holt ou d’Anderson Cooper [présentateurs de télé stars, le premier sur NBC, le second sur CNN, NdT] à Jénine pour raconter au monde ce qui s’était passé, interviewer les survivants qui avaient tout perdu dans les combats, filmer leurs larmes, recueillir leurs témoignages de première main avec une équipe de tournage et des traducteurs. Il n’y a pas eu d’images de mères portant leurs bébés ou de vieilles femmes pleurant parce qu’elles avaient perdu leurs fils, leurs maisons, leurs voisins ; CNN, MSNBC, ABC et les autres géants des médias usaméricains n’ont pas filmé des personnes retranchées dans des bunkers souterrains pour se mettre à l’abri (bien qu’en fait il n’y ait pas eu de bunkers ou d’abris de quelque sorte que ce soit). Aucun analyste militaire n’a été invité à s’exprimer à la télévision, ni aucun ministre des affaires étrangères n’a promis l’hospitalité si les réfugiés se réfugiaient dans son pays ; aucune promesse n’a été faite qu’ils seraient accueillis « à bras ouverts, sans poser de questions ». Il n’y a pas eu d’experts politiques pour évaluer les circonstances ou deviner ce qui allait se passer.
Les journalistes occidentaux n’ont pas enregistré de témoignages d’hommes qui étaient restés sur place pour se battre parce que c’était leur terre. Les organisations humanitaires n’ont pas pu envoyer de colis d’aide humanitaire dans le camp pour aider les habitants à survivre en état de siège. Il n’y a pas eu de promenades dans l’hôpital pour filmer des personnes avec des blessures causées par des éclats d’obus ou des bandages autour de la tête et des membres ; pas d’images de bâtiments bombardés et rasés et pas de commentateurs retenant leurs larmes. Il n’y a pas eu d’images d’enfants s’accrochant aux basques de leurs mères ou de personnes emportant leurs animaux de compagnie bien-aimés pour les mettre à l’abri.
Au contraire, il y a eu solidarité avec les Israéliens. Cette absurdité radicale a prévalu lorsque les conglomérats médiatiques ont débarqué à Jérusalem et à Tel-Aviv pour serrer la main des auteurs des attentats, jurant leur solidarité avec les occupants et garantissant davantage d’aide militaire. Imaginez ces mêmes acteurs débarquant à Moscou pour un récapitulatif des événements. Les habitants de Jénine ont été ignorés. Lorsque j’ai finalement quitté la ville dans l’après-midi du 20 avril 2002, je me souviens d’avoir jeté un coup d’œil en arrière sur les piles de décombres. Sur un amas de béton brisé, quelqu’un avait planté le drapeau noir du Djihad islamique.
Jénine a été oubliée. C’était il y a 20 ans. Pourquoi s’en souvenir, alors que des opérations bien plus horribles se sont déroulées depuis en Palestine, en particulier à Gaza : Opération Plomb durci, Opération Pluies d’été, Opération Nuages d’automne, Opération Hiver chaud, Opération Pilier de défense, Opération Bordure protectrice, Opération Gardien des murs (il y a tout juste un an, en mai 2021) - pour n’en citer que quelques-unes. Il est devenu plus difficile, voire impossible, pour les médias d’y pénétrer et, le 15 mai 2021, une frappe aérienne israélienne a abattu la tour Jala’a, qui abritait un certain nombre d’agences de presse étrangères, dont Associated Press et Al-Jazira, sous prétexte qu’elle abritait une station de brouillage du Hamas, ce qui n’a pas été prouvé. Il était donc pratiquement impossible pour les médias de la bande de Gaza d’atteindre le monde extérieur. Après la frappe, les forces militaires israéliennes ont soumis un rapport édité au secrétaire d’État usaméricain Tony Blinken, qui a déclaré que la frappe avait été "nécessaire"[14].
Alors que les scènes de la guerre en Ukraine envahissent les salons à travers le pays [les USA] et que la mort, la destruction et la souffrance humaine sont décriées d’un océan à l’autre, les guerres et batailles oubliées d’autres peuples demandent à être reconnues pour les souffrances, les morts et les déplacements qu’elles ont provoqués. De nombreux anniversaires de ce type passent inaperçus, sauf pour ceux qui les ont vécus, hantés par des images délibérément enfouies et niées. L’indignation face à l’hypocrisie des nations occidentales qui saluent l’Ukraine, illuminent leurs villes du bleu et du jaune du drapeau ukrainien et placardent des photos du président ukrainien Volodymyr Zelensky, entre autres, serait atténuée par la reconnaissance des crimes commis par les USA et ceux soutenus par eux.
La commémoration de ces événements est donc devenue d’autant plus nécessaire : comme dans de nombreux cas, la résistance commence par la mémoire. Le souvenir provoque souvent l’action et peut mobiliser le mécontentement populaire. Si les médias échouent en raison de leur soumission à l’État, il incombe aux citoyens de rectifier les faits, de surveiller et de contrôler les centres de pouvoir.
Jénine n’est qu’un symbole des batailles oubliées. L’Ukraine nous a rappelé à quel point les médias peuvent être convaincants, même lorsqu’ils sont utilisés pour des raisons discutables, et comment les États et les autres acteurs devraient (ou pourraient) répondre aux crises humaines. Se souvenir de Jénine, ou de tout autre crime oublié, est un acte de résistance, une confrontation avec notre passé et une demande de changement du présent. C’est un premier pas vers l’action populaire et l’espoir pour l’avenir.
NdT
*Kurdi Doubi : un Israélien d’origine kurde; Doubi, nounours en hébreu, est le surnom donné par les militaires israéliens au énormes bulldozers Caterpillar D-9 utilisés pour niveler au sol des bâtiments.
Notes de l’auteure
- https://www.jewishvirtuallibrary.org/operation-defensive-shield
- https://electronicintifada.net/content/they-cant-distinguish-forest-trees/4366 (Field of Thorns) and https://www.csmonitor.com/1996/0930/093096.intl.intl.1.html
- https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1996-09-25-mn-47381-story.html
- Between The Lines
- https://reliefweb.int/report/israel/israeli-forces-commit-massacre-jenin-refugee-camp
- https://www.hrw.org/news/2002/05/02/israel/occupied-territories-jenin-war-crimes-investigation-needed & https://www.hrw.org/reports/2002/israel3/
- https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/10/mde151432002en.pdf
- https://www.amnesty.org/en/wp-content/uploads/2021/10/mde151432002en.pdf
- https://www.hrw.org/news/2002/05/02/israel/occupied-territories-jenin-war-crimes-investigation-needed# & https://www.hrw.org/reports/2002/israel3/
- http://www.hartford-hwp.com/archives/51a/041.html
- https://www.wsj.com/articles/SB1018466560712917120
- https://www.wsj.com/articles/SB1018466560712917120
- https://www.wsj.com/articles/SB1018466560712917120
- https://www.middleeasteye.net/news/israel-gaza-media-tower-bombing-edited-intelligence-handed-us-justify